Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1860

Chronique n° 685
31 octobre 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1860.

« On ne va jamais si loin, disait Cromwell, que lorsqu’on ne sait pas où l’on va. » C’est une des plus justes saillies de mâle bon sens qui soient parties des lèvres de l’homme « qui ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance. » Nous sommes, quant à nous, les témoins les plus récens et les plus frais de la vérité de cette parole magistrale. Voici bientôt deux ans, depuis le commencement de la question italienne, que nous marchons sans savoir où nous allons. Nous avons fait bien du chemin. La route parcourue a de quoi étonner même ceux que réjouit l’étape présente. Sommes-nous au bout ? Comme nous continuons à marcher dans la même ignorance, à la queue des événemens, il est probable que nous irons loin encore.

Le moment est cependant favorable pour mesurer d’un coup d’œil rapide le chemin accompli par chacun en Europe dans ces deux années. En effet, tout le monde aujourd’hui semble se recueillir et se préparer instinctivement à des mouvemens nouveaux. La France elle-même, qui a donné le branle au début, se tait, regarde et attend. Elle était partie pour une confédération italienne, elle est arrivée à l’Italie unifiée. Elle annonçait à la papauté un nouveau lustre en lui promettant la présidence de la confédération italienne, et elle assiste à la destruction du pouvoir temporel du pape. Instruite par l’expérience et devenue plus modeste dans ses espérances, nous ne savons si aujourd’hui elle croirait pouvoir garantir pour longtemps encore la présence du souverain pontife à Rome. L’Autriche oublie d’être fière et apprend à être sensée : elle ne répond pas aux provocations et cherche sa régénération dans une réforme libérale. La Prusse cesse d’être envieuse et querelleuse, et tend la main à la cour de Vienne. La Russie devient généreuse : l’empereur Alexandre pardonne à l’empereur François-Joseph. Varsovie voit un congrès de souverains. Le roi Victor-Emmanuel est à la tête d’un état de vingt-quatre millions d’hommes, et les fédéralistes italiens les plus circonspects de l’an passé sont les plus fervens unitaires d’aujourd’hui. L’Angleterre, isolée naguère, sans défense, sans soldats, que d’idiots fanatiques prétendaient pousser, il y a un an, sur la pente de la décadence, l’Angleterre, qui n’avait pas voulu faire la guerre pour une idée, l’Angleterre, qui avait déploré la guerre d’Italie, l’Angleterre, qu’une certaine presse entendait bannir de la délibération des affaires de l’Europe, a aujourd’hui de formidables arméniens, possède une armée de volontaires ; elle a en Europe la position à la fois la plus dégagée et la plus courtisée. Elle prévient les Italiens qu’elle ne se battra pas pour eux, et pourtant les plus grands patriotes italiens la regardent comme le plus sûr et le plus solide appui de leur œuvre ; elle avoue aux puissances du Nord les sympathies que lui inspire la révolution italienne, et pourtant les puissances du Nord, pleines de déférence pour ses avis, ne combattent plus qu’en théorie le principe de non-intervention. Elle ne nous a pas trop bien traités à propos des annexions de Nice et de Savoie ; elle a donné pour prétexte à ses armemens les craintes que nous lui inspirons, et pourtant la France lui a, dans une lettre célèbre, répondu par les paroles et les protestations les plus amicales. Le mot de Cromwell est donc vrai pour tous : « on ne va jamais si loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va. »

Dans l’état de choses qui se présente à nous, l’attitude de la puissance européenne la plus curieuse à observer est celle de l’Angleterre. Quand nous parlons de l’Angleterre, disons tout de suite que la politique actuelle de ce pays s’incarne dans un seul homme, dans cet homme extraordinaire qui vient d’achever son soixante-seizième printemps, dans cet heureux lord Palmerston, pour lequel nous ne craindrions pas de déclarer notre goût, s’il pouvait être soupçonné d’avoir quelque amitié pour la France. Lord Palmerston est à l’heure présente, disons le mot, puisqu’il est à la mode, le véritable dictateur de l’Angleterre. Chose singulière, cette nouvelle suprématie de lord Palmerston s’est établie silencieusement ; aucun grand fait, aucune résolution éclatante de la politique extérieure ne l’explique : elle est enveloppée d’un demi-mystère. Entre le pays, les partis et l’homme d’état, elle a été admise comme par une sorte de pacte tacite. On dirait une franc-maçonnerie. Chacun en Angleterre s’est dit : Voilà l’homme, et chacun a compris le sous-entendu qui lie le ministre au peuple, le peuple au ministre. Les Anglais, qui parlent tant sur leurs affaires et celles des autres, sont merveilleux parfois pour garder le silence sur les choses qui leur tiennent le plus au cœur. Il serait puéril en ce moment de chercher dans la presse britannique la révélation sérieuse de la politique anglaise ; nous sommes d’ailleurs à une époque de l’année où le lien de la discipline politique se relâche pour la grande presse anglaise, où les écrivains se passent leurs fantaisies, font l’école buissonnière, et se livrent à leur façon, contre les hommes et contre les choses, sans que cela tire à conséquence, à de vraies chasses d’automne. Il vaut donc mieux essayer de comprendre le silence des hommes politiques d’Angleterre que de chercher à interpréter les lieux-communs ou les excentricités des journaux. Ce silence que commande le caractère suspensif de la situation actuelle, on a vu avec quel art lord Palmerston l’a observé à Leeds. Quelques mots de sympathie générale à l’adresse de l’Italie, où il n’était fait mention expresse ni d’un fait spécial ni d’un nom propre, et tout a été dit. Nous nous trompons, lord Palmerston a réellement parlé politique dans une des réunions auxquelles il a assisté. Le passage vraiment actuel du discours auquel nous faisons allusion est passé inaperçu pour la presse européenne. Un grand manufacturier, membre de la chambre des communes, M. Crossley, a fourni, par une plaisanterie d’une saveur toute locale, le thème dont lord Palmerston avait besoin pour se faire comprendre sans rien préciser. M. Crossley avait dit que le noble lord était plus fort en politique qu’en tissage. « Mon honorable ami M. Crossley, a repris lord Palmerston dans la péroraison d’un de ses discours de Leeds, m’a un peu rabaissé. (Rires.) Il croit que je peux réussir en politique, mais que je ferais un très mauvais tisserand. (Nouveaux rires.) Mon honorable ami a peut-être raison à un certain point de vue, car l’occupation d’un homme politique ne doit pas être de faire des tissus ; sa besogne est de les effiler. Il a toujours affaire au dehors avec quantité de gens qui ourdissent perpétuellement des trames, et s’il a quelque mérite, il s’efforcera de défaire ces trames et de réduire ces toiles d’araignées à leurs élémens primitifs. » Lord Palmerston s’est tu, et les tisserands de Leeds de rire aux éclats et d’applaudir bruyamment. Voilà ce qui peut s’appeler parler par signes, voilà un échantillon du chiffre au moyen duquel lord Palmerston et la nation anglaise correspondent pour le moment entre eux.

Quoi qu’il en soit, et quand il serait vrai que lord Palmerston a l’habitude de ne mettre la main dans des trames que pour les déchirer, on conviendra qu’il a réussi à donner à l’Angleterre cette position singulièrement favorable qui permet à un peuple de profiter des événemens sans s’y compromettre. La question active du moment, la question italienne, est en train de se résoudre de la façon qui convient le mieux à ses intérêts et plaît le plus à ses sympathies. Rome était le cauchemar séculaire de l’Angleterre protestante ; c’en est fait, ce semble, de la papauté temporelle. La dynastie de Naples était particulièrement odieuse à lord Palmerston, et voilà que lord Palmerston est débarrassé des Bourbons napolitains. L’unité de l’Italie est dans les convenances de la politique anglaise, qui dès 1814 donnait Gênes au Piémont pour nous susciter une barrière plus désagréable, et l’unité italienne se fait. Par un contraste bizarre, l’effet produit par les événemens italiens, si odieux aux cours du continent, augmente auprès de ces cours l’influence britannique. L’Angleterre était esseulée en Europe il y a un an ; aujourd’hui elle n’a que l’embarras du choix entre les alliances qui s’offrent à elle. Non-seulement la France, dans un document officiel émané de la source la plus élevée, s’est efforcée de démontrer la conformité de sa politique avec la politique anglaise sur les questions les plus importantes, mais tout prouve qu’à Berlin et à Vienne l’on a en ce moment une déférence marquée pour les conseils de l’Angleterre. On ne saurait sans doute, attribuer à la cour de Saint-Pétersbourg un empressement aussi prononcé envers le gouvernement britannique : il y aurait pourtant une dangereuse duperie à croire que les rancunes et les antipathies que la guerre d’Orient a laissées ou réveillées élèvent encore une barrière bien épaisse entre l’Angleterre et la Russie. L’Angleterre voit donc s’accomplir en ce moment en Europe ce qui lui convient et ce qui lui plaît. La trame des intérêts, des craintes, des rivalités, est ainsi croisée entre les divers états continentaux que l’Angleterre pourrait y trouver parmi ces états des alliances conformes aux nécessités de sa politique. Enfin, et c’est là le côté consolant de cette situation pour ceux qui, dans les compétitions internationales, n’oublient pas les intérêts supérieurs de l’humanité, l’Angleterre emploie ce grand ascendant, que lui donnent les fautes de tous et les événemens actuels, à protéger, on pourrait presque dire à imposer la conservation de la paix européenne.

Nous avons peu de chose à dire de la situation de la France. Avant tout, ce que nous avons pour nous, c’est notre puissance, c’est notre gigantesque armée, notre entrain militaire, et cette richesse du sol qui élève les ressources du pays au niveau de sa force guerrière. La puissance est d’un merveilleux secours contre les embarras d’une position fausse ; elle permet de détourner ou de surmonter de périlleuses difficultés. Nous devons reconnaître pourtant qu’elle ne les supprime pas. C’est ce que l’on a, suivant nous, un peu trop perdu de vue dans un récent article de journal où l’on s’est accordé à reconnaître un manifeste de gouvernement. Il manque deux choses à ce manifeste : il ne signale pas assez nettement les embarras de notre situation, il ne nous dit pas clairement où nous nous proposons d’aller. Nous avions compris nous-mêmes, en définissant les diverses conduites qui étaient possibles en présence des plus récens événemens italiens, quelle était celle que choisissait le gouvernement français. On pouvait soit s’associer à ces événemens, soit s’y opposer, soit les soumettre au jugement concerté de l’Europe. L’article dont nous parlons, adoptant la formule doctrinaire, nous a déclaré ce que le gouvernement ne voulait pas faire ; mais il ne nous a pas dit ce que le gouvernement ferait. L’appel au jugement de l’Europe n’équivaut en effet qu’à une politique de temporisation et d’attente, et, comme nous l’avions pressenti, l’idée d’un congrès, lors même qu’elle serait acceptée théoriquement par les diverses puissances, ne pourrait être dans les circonstances actuelles qu’un moyen dilatoire, une contenance, et n’est point une solution. — Mais, nous dira-t-on, il y a des conjonctures en face desquelles il n’y a d’autre politique possible que la temporisation, où le seul bon parti est d’attendre que les événemens eux-mêmes vous inspirent ou vous imposent une politique. Nous sommes loin de le nier : seulement cette méthode s’applique avec des avantages divers, elle est commode ou incommode suivant la façon dont on est d’avance engagé vis-à-vis des événemens attendus, suivant les obligations que ces événemens peuvent vous créer. C’est là, nous le craignons, un point sur lequel le récent manifeste entretient des illusions. La France n’est pas malheureusement aussi libre vis-à-vis des conséquences du mouvement italien que l’article demi-officiel paraît le supposer. D’abord, le mouvement italien ayant éclaté par notre initiative, il est clair que nous ne pouvons nous décharger absolument de la responsabilité de ses développemens ultérieurs. Ensuite, si la guerre éclate en Italie, soit par une agression autrichienne, soit par une agression piémontaise, il est presque impossible que nous en acceptions les conséquences, si elles étaient fatales au Piémont, car elles détruiraient l’œuvre de notre campagne de 1859. Enfin, même en supposant le maintien de la paix, nous avons encore en Italie une difficulté immense, et celle-là nous est toute personnelle, nous ne la partageons avec aucun état de l’Europe : nous voulons parler de la responsabilité que nous avons contractée par l’occupation de Rome envers le pouvoir temporel du pape. Il serait d’un côté puéril d’oublier que nous sommes aujourd’hui la seule puissance européenne qui fasse acte d’intervention en Italie, et d’autre part il est difficile de prévoir comment nous pourrons honorablement mettre fin à cette intervention. C’est pourtant la seule chose à laquelle nous ayons à songer, puisque le manifeste a déclaré que nous ne pouvions pas rétablir le pape dans les provinces que le Piémont vient de lui enlever. Espérons-nous que le saint-père nous tirera lui-même de cet embarras ? Mais nous ne pouvons croire que le pape actuel, que la papauté même, avant un demi-siècle consente à l’abdication du pouvoir temporel. Cependant la crise est imminente ; le pape, dépouillé de ses trois plus belles provinces et réduit au seul patrimoine de saint Pierre, conserve toutes les charges auxquelles il ne pouvait suffire qu’avec les ressources de tout l’état pontifical. Il a, par exemple, à subvenir à l’entretien d’un corps nombreux de fonctionnaires, il doit payer les intérêts d’une dette. Quel temps faut-il pour que ces besoins d’argent deviennent pressans, impérieux ? Quelques mois à peine. Finirons-nous notre fatale intervention en prêtant une escorte au pape affamé dans Rome et chassé de son trône par la banqueroute ? Nous ne parlons plus de la révolution religieuse que nous n’aurons pas eu la volonté ou le pouvoir de prévenir ; devant de telles perspectives, nous doutons que l’Europe nous décerne avec abandon la fonction d’arbitre pacificateur que réclame pour la France le manifeste récemment publié. Nous souhaitons nous tromper, mais nous craignons au contraire que l’Europe ne se tienne à l’écart pour nous laisser tout entier le poids des responsabilités et des difficultés que nous sommes allés chercher en Italie.

Pour l’Autriche, la question que les derniers événemens italiens ont fait naître était la question de paix ou de guerre. L’Autriche se croirait-elle assez provoquée par l’invasion des États-Romains, par la révolution napolitaine, par les déclamations de Garibaldi, par le langage du premier ministre de Victor-Emmanuel ? L’Autriche devancerait-elle ou attendrait-elle l’attaque dont on la menace à une date indéterminée ? Cette question a agité les intérêts et les esprits depuis quinze jours. L’anxiété qu’elle excitait a été surtout redoublée par la panique qu’avait produite à Turin un mouvement de troupes dans les territoires que l’Autriche possède encore sur la rive droite du Pô, par les réformes que le diplôme du 20 octobre annonçait dans la constitution intérieure de l’empire, et par l’entrevue des trois souverains à Varsovie. Le peu que l’on connaît déjà du résultat du congrès des souverains a dissipé la crainte d’une intervention prochaine de l’Autriche en Italie. Il eût suffi de quelque réflexion sur les intérêts présens de l’Autriche et sur les tendances nouvelles de sa politique pour s’épargner ces tumultueuses appréhensions.

L’empire d’Autriche est sans doute dans une situation critique et précaire. Les élémens de régénération n’y manquent point pourtant ; l’on doit admettre en outre qu’il existe autour du gouvernement autrichien des esprits éclairés, frappés des maux de l’Autriche, qui en connaissent les causes, ont l’intuition des moyens par lesquels on peut les combattre, et ont assez de patriotisme et d’honneur pour se dévouer à la tâche de sauver de la ruine ce grand empire. Les malheurs de l’Autriche sont venus de la forme sous laquelle son influence s’était étendue sur toute l’Italie, de la désaffection qu’avait répandue parmi les populations de l’empire et de l’appauvrissement qu’avait produit dans les ressources et les forces du pays la constitution unitaire de 1849, enfin de l’isolement moral dans lequel l’Autriche avait entrepris et soutenu la guerre de l’année dernière. Nous ne sommes point initiés à la pensée de la cour de Vienne, mais il nous semble que l’opinion qui inspire en ce moment le gouvernement autrichien est nettement fixée sur trois points principaux. Premièrement, l’Autriche doit laisser s’accomplir passivement et jusqu’à ses dernières conséquences l’expérience qui se tente aujourd’hui en Italie ; elle doit renoncer à la pensée d’exercer toute influence sur les événemens actuels de la péninsule ; elle doit démontrer au monde par les faits que l’on ne peut plus lui attribuer de responsabilité dans la marche des affaires italiennes ; elle doit regagner l’opinion européenne en lui prouvant qu’elle se place sur un terrain bien différent de celui où elle s’était attiré l’animadversion générale, qu’elle reste en Vénétie parce qu’elle y est chez elle, qu’elle défendra au besoin cette province parce qu’elle lui appartient en vertu d’un titre qui a été rajeuni encore par le traité de Zurich, mais qu’elle ne sort plus comme autrefois de ses frontières pour exercer dans la péninsule aucune tutelle, aucune ingérence. Quels que soient les sentimens que puisse inspirer à des Autrichiens la révolution italienne, nous ne doutons point qu’il n’y ait à Vienne des hommes convaincus que l’Autriche ne doit plus tenter d’arrêter le cours de cette révolution, et résignés à y voir un de ces entraînemens contre lesquels il est impossible et insensé de lutter, qui ne s’épuisent ou ne se règlent qu’à la condition qu’on les abandonne à eux-mêmes. Secondement, le plus pressant intérêt de l’Autriche est de s’appliquer à sa réorganisation intérieure, et de refaire la fédération des races et des nationalités qui forment l’empire. Troisièmement, menacée d’une attaque du côté de l’Italie, exposée à une guerre qui peut être prochaine, l’Autriche doit se conduire de telle sorte que, si cette guerre éclate, elle n’ait que l’Italie seule à combattre. Il est évident que l’Autriche ne peut atteindre ce résultat qu’à la condition qu’il s’établisse en Europe une sorte d’opinion générale, un certain concert moral qui détourne tout autre gouvernement de la pensée d’intervenir dans la lutte prévue. Pour qu’une telle opinion, pour qu’un tel concert se forment et circonscrivent la guerre entre l’Autriche et l’Italie, une autre condition est indispensable : c’est qu’il soit clair pour tout le monde que l’Autriche n’aura pas recherché la lutte, ne l’aura point commencée elle-même à sa convenance et à son heure sans tenir compte des intérêts des autres états européens, et la subira comme une nécessité imposée par l’agression de son ennemi. Les réformes du 20 octobre et l’entrevue de Varsovie ne pouvaient, ce nous semble, être expliquées que par ces nécessités et ces résolutions nouvelles de la politique autrichienne. Ce sont, par leurs effets indirects sur la question italienne, des actes purement défensifs. Envisagés en eux-mêmes et dans les données de la politique autrichienne, ces actes ne nous semblent susceptibles que d’une interprétation pacifique.

Parmi les dernières manifestations de la politique autrichienne, la plus importante est sans contredit la réforme des institutions intérieures, et nous avouerons que nous accueillons et que nous suivrons avec un vif intérêt cette grande expérience. Il est du devoir des libéraux sincères en Europe d’encourager cet effort du gouvernement autrichien. Toute capitulation du despotisme, sur quelque point de l’Europe qu’elle se produise, est une victoire pour nous ; ce n’est pas à nous de déprécier nos victoires. Nous avons vu comment se sont accomplis en Europe cette funeste et excessive réaction de 1848 et ce recul du mouvement révolutionnaire qui est allé jusqu’au despotisme. Partout les progrès de la réaction furent solidaires : espérons que la même solidarité se montrera dans le retour libéral, et partout où nous verrons se retirer le flot de la réaction absolutiste, saluons le présage de la fin générale de cette lugubre marée. Sans doute les excès réactionnaires ont laissé en Autriche de douloureuses blessures, et nous ne sommes pas surpris que quelques esprits passionnés n’acceptent point la réconciliation qui leur est offerte. Les ressentimens de ceux-là ne pourraient être satisfaits qu’au prix de la destruction de l’empire autrichien. Les esprits politiques repoussent ces exagérations. L’existence d’un empire autrichien n’est point un phénomène arbitraire dans la politique européenne. Si un tel empire n’existait pas, il faudrait l’inventer pour relier ces populations danubiennes si diverses par la langue, la religion, la race, et qui, si elles étaient abandonnées à elles-mêmes, se dissoudraient dans l’éparpillement et l’anarchie, pour devenir la proie du puissant empire slave dont la masse compacte et disciplinée occupe l’Europe orientale. À la vieille fédération monarchique qui s’appelle l’Autriche, des rêveurs voudraient substituer une fédération nouvelle dont la Hongrie serait le centre. Ils oublient que la Hongrie, malgré sa généreuse vitalité, est elle-même une sorte d’Autriche où les Slaves, les Allemands, les Roumains, pressent et débordent les Magyars ; ils oublient les luttes de races où s’est épuisée la révolution de 1848, ils oublient surtout que des combinaisons de cette importance ne s’improvisent point, et qu’en un temps comme le nôtre il n’est point permis de sacrifier au mirage d’une utopie un vaste ensemble d’intérêts tel que celui que l’Autriche représente.

Quand on lit attentivement le diplôme par lequel l’empereur François-Joseph a restauré les anciennes institutions représentatives de ses états, on ne peut mettre en doute la sincérité de cette libérale tentative. Les difficultés qu’il y avait à résoudre dans une telle œuvre étaient immenses. Il fallait donner satisfaction à l’esprit de tradition, qui est l’âme de la nationalité hongroise, sans sacrifier des progrès civils récemment accomplis et les exigences de l’esprit moderne. Il fallait rendre aux populations amoureuses de leurs institutions locales leurs autonomies diverses sans rompre le lien de l’unité politique de l’empire. Il fallait faire revivre la Hongrie au risque de blesser les germaniseurs, que l’Autriche doit pourtant ménager, puisque ses liens avec l’Allemagne forment un des principaux ressorts de sa force. Il semble que l’on ait réussi autant qu’il était possible en posant les principes de cette transaction compliquée. Du moins deux hommes éminens, M. de Rechberg du côté allemand et M. de Szechen du côté hongrois, ont travaillé à la constitution avec une droiture, un bon vouloir et une intelligence incontestables.

Ce qu’on peut dire de mieux, c’est qu’il y a en Autriche un patriotisme que le malheur avait douloureusement blessé, qui n’attendait plus que désastres avec une stoïque mélancolie, qui ne voulait plus espérer, et auquel les réformes ont rendu un rayon de confiance et de fierté. Nous avons lu des lettres de Vienne émanées d’hommes éclairés et éprouvés où ce sentiment est rendu par des expressions touchantes. « Par exemple, dit l’un, ce que j’ai vu lorsque l’empereur s’est rendu au chemin de fer, je ne pensais plus le voir jamais. On s’est vraiment porté au-devant de lui d’un commun accord, et c’était toute la ville. Je ne puis pas vous dire le vigoureux et profond enthousiasme, la reconnaissance émue, la vérité du mouvement (car nous ne nous entendons pas ici à préparer des démonstrations). Franchement l’impression que cela faisait à tout le monde était que le peuple se dédommageait d’avoir boudé le souverain depuis si longtemps. » — « On voit partout, dit une autre correspondance, un fonds de vrai patriotisme… Tout le monde se dit : « On a fait tout ce qu’on a pu et le mieux qu’on a pu, » et il y a un désir général de coopérer à cette grande œuvre. Ou je me trompe fort, ou c’est le commencement d’une belle ère pour nous… Dans les cafés, où l’on médisait de tout sans pitié, on dit : « Eh bien ! l’Autriche va encore briller ! » L’exemple du bon vouloir a été donné de haut. L’archiduc Albert a refusé le commandement supérieur de l’armée d’Italie et accepté un commandement sous le général Benedek. On dit partout : « Grand citoyen comme son père, » et l’on se met à penser tendrement à l’archiduc Charles ! » L’expérience autrichienne réussira-t-elle ? Nous ne savons ; mais ce qui prouve que les réformes sont prises au sérieux et par le gouvernement et par des hommes notoirement opposés à l’ancien système, c’est le choix que le gouvernement Impérial a fait, pour les fonctions les plus importantes, de plusieurs de ces hommes qui ont accepté. Ainsi M. de Szechen est entré dans le ministère, et M. le baron de Vay est chancelier de Hongrie. Ce dernier nom est significatif. M. de Vay avait été ministre de la révolution hongroise ; il était ami du malheureux comte Louis Batthyani ; il a été émigré ; il est protestant et Magyar ardent. Un témoignage précieux en faveur de l’efficacité de la nouvelle constitution si elle est sincèrement pratiquée, c’est la lettre écrite à un journal de Paris par M. de Szemere. Ancien ministre, lui aussi, de la révolution, un des membres de l’émigration hongroise les plus remarquables non-seulement par la constance de son patriotisme et l’autorité de son caractère, mais encore par son esprit pratique et modéré, M. de Szemere a retrouvé dans le diplôme du 20 octobre la plupart des concessions qu’il avait demandées pour son pays dans un écrit récent. Au surplus, quand on ne devrait y voir que le point de départ d’une vie politique et constitutionnelle pour les populations autrichiennes, on aurait le droit de bien augurer pour l’avenir des conséquences de cet acte. L’Autriche est peut-être après l’Angleterre le pays de l’Europe qui contient le plus d’élémens propres au développement des institutions libérales. L’Autriche possède une grande aristocratie et ne connaît guère ce fléau de la petite noblesse et des hobereaux pullulans qui entrave le progrès politique de certains états d’Allemagne. Le mal que font les hobereaux, nous en savons quelque chose en France ; c’est eux, c’est leur étroit égoïsme, c’est leur vanité ridicule, c’est leur docilité au pouvoir absolu qui créent ces haines entre les classes d’où sortent les révolutions sociales, et qui persistent si longtemps après qu’elles ne paraissent plus avoir de cause. Les services qu’une grande aristocratie peut rendre à l’établissement de la liberté, nous serons réduits à les reconnaître avec regret tant que la France n’aura pu arriver au dernier terme de sa grande révolution, et qu’elle n’aura pas obtenu l’entière possession de la liberté politique. L’aristocratie autrichienne a des aspirations libérales plus prononcées qu’on ne le croit dans le reste de l’Europe ; elle ne ressent ni n’excite de haines de classes. Les lois d’élection ouvrent libéralement l’arène politique au patriotisme et au talent, qui ne s’appuient point sur les influences féodales. À côté des plus puissans magnats, il y aura place pour des bourgeois tels que M. Maager, ce négociant transylvain dont l’éloquence vigoureuse et pratique a produit un efiTet si considérable dans le conseil de l’empire dont les délibérations ont enfanté la réforme actuelle.

C’est bien plus dans cette nouvelle vie politique intérieure de l’Autriche que dans le résultat négatif de l’entrevue de Varsovie que nous voyons une garantie de la politique pacifique du cabinet de Vienne. La stérilité du congrès de Varsovie a étonné ceux qui se figuraient que l’empereur d’Autriche allait demander à l’empereur de Russie et au prince-régent de Prusse l’autorisation d’adresser un ultimatum à la cour de Turin, et qui ne doutaient point qu’une pareille demande ne fût accueillie ! Les réunions de souverains ne sont point des manifestations qui nous plaisent. Nous n’y voulons cependant rien voir au-delà de la signification naturelle que ces actes portent en eux-mêmes. L’entrevue de Varsovie a fait cesser aux yeux du monde le refroidissement qui existait entre les deux empereurs ; elle a mis un terme à l’isolement moral de l’Autriche : voilà tout, et nous n’avons jamais pensé qu’il pût se produire autre chose à Varsovie. De guerre immédiate, personne n’en voulait, pas plus la Russie, qui censure vivement la politique du Piémont, que la Prusse, qui blâme sans doute les moyens employés par la Sardaigne, mais qui, en songeant à sa vocation allemande et en prêtant l’oreille aux conseils de l’Angleterre, ne voit peut-être pas d’aussi mauvais œil qu’on pourrait le croire la constitution unitaire de l’Italie. De traité basé sur des éventualités futures, il ne pouvait en être sérieusement question ; à quoi bon prendre des engagemens précis au milieu de circonstances changeantes, à propos d’événemens essentiellement mobiles ? Tout au plus la Russie pouvait-elle demander à ses hôtes de l’aider à saisir ce fantôme d’un congrès qu’elle poursuit toujours et qui la fuit sans cesse, mais que l’Angleterre et l’Autriche ont l’air de traiter comme un rêve. Ce n’est pas Varsovie, c’est la réforme intérieure qui attache l’Autriche à la paix.

Le Piémont, qui, plus que l’Autriche, doit redouter la guerre, n’est pas moins sincère, suivant nous, dans les assurances pacifiques qu’il donne. Il est en tout cas très intéressé à prendre au sérieux et les résolutions pacifiques et les tentatives de réforme intérieure de la cour de Vienne. Il nous semble entendre M. de Cavour se conformant, avec sa souplesse avisée, à cette situation nouvelle et tenant à peu près ce langage : « Nul doute que l’on ait calomnié l’Autriche en lui prêtant, ces jours passés, l’intention d’attaquer la Sardaigne. Nous attaquer maintenant ! mais ce serait avouer que les concessions faites à la Hongrie ne sont qu’une machine de guerre contre l’Italie et un piège pour les Hongrois. Ce serait justifier les défiances que de tardives concessions peuvent inspirer à la Hongrie, et celle-ci refuserait certainement, en se souvenant de sa déception de 1848, de concourir une seconde fois à l’asservissement de l’Italie. — Pourquoi d’ailleurs supposer que le gouvernement sarde ait lieu de se croire menacé par les concessions octroyées à ses sujets par sa majesté apostolique ? Ces concessions au contraire simplifieront la question de la Vénétie. Quand le moment sera venu de la résoudre, nous n’aurons plus affaire aux exigences intraitables de la fierté dynastique ; nous compterons avec les intérêts positifs et vrais des populations qui composent l’empire autrichien. La diète hongroise s’apercevra probablement que l’intérêt de la Hongrie n’exige pas que l’Autriche garde la Vénétie, et que plutôt la question des finances autrichiennes ne peut être résolue que par la cession de cette province. La même conviction ne tardera point à se faire jour dans les diètes de la Bohème, de la Styrie, de l’archiduché d’Autriche : ce sont les populations autrichiennes elles-mêmes qui feront entendre à l’empereur la voix de la nécessité, et le décideront à se débarrasser de la Vénétie. Pour notre compte, nous n’avons pas besoin de violenter cette conversion, nous la laisseront s’accomplir d’elle-même. L’intérêt même de l’expérience tentée par l’Autriche nous rendra la patience facile. De deux choses l’une, ou l’empereur François-Joseph, entrant franchement dans la voie des concessions, les étendra à la Vénétie, ou il exclura cette province du bénéfice des réformes libérales. Si Venise accepte le régime constitutionnel autrichien, tout sera dit pour nous ; jamais le roi Victor-Emmanuel n’osera braver l’opinion générale de l’Europe au point de troubler l’accord d’un peuple avec son souverain. Mais si Vienne n’ose pas appliquer le nouveau régime à Venise, tout sera dit aussi pour l’Autriche : la nécessité de réunir Venise au reste de l’Italie sera prouvée. La démonstration sera complète pour l’Europe ; elle le sera aussi pour les peuples de l’Autriche ; les populations autrichiennes sentiront que la présence d’un élément si réfractaire dans le sein de l’état est un obstacle à sa prospérité, à sa sécurité, à ses progrès, et se convaincront que la santé même de l’Autriche prescrit ce sacrifice salutaire. »

Que M. de Cavour nous pardonne la liberté que nous avons prise de lui prêter cette modération persiflante. Cette façon d’argumenter ne serait pas de bon goût et aurait peu d’efficacité,’si elle s’adressait à l’Autriche ; mais M. de Cavour peut l’employer avec profit, ce nous semble, pour calmer au besoin l’imprudente impatience du parti de l’action en Italie. Nous croyons que M. de Cavour est sincèrement résolu, pour sa part, à éloigner, le plus qu’il lui sera possible, toute collision nouvelle avec l’Autriche, Les bonnes raisons ne lui manquent pas. Nous ne parlons pas du danger que courrait le Piémont dans une lutte qui s’engagerait dans les circonstances présentes, mais de la besogne qui s’impose à M. de Cavour en Italie même. Le roi de Naples résiste encore avec une persévérance qui, si elle est impuissante à lui ramener la fortune, répand un intérêt véritable sur la fin de son règne et fera honneur à son nom. L’opiniâtreté de cette résistance, soutenue par un jeune prince, avec les débris de troupes que la trahison et la vénalité n’ont pu entamer, contre le souverain dont il a en vain demandé l’amitié, et qui vient le chasser sans lui avoir déclaré la guerre, laissera des souvenirs qui embarrasseront plus tard son successeur. Ce qui s’est passé depuis trois mois prouve que les Deux-Siciles contiennent des élémens qui rendent un bon gouvernement très difficile. Ce sera un rude travail pour M. de Cavour d’assimiler ce royaume au reste de l’Italie. Nous ne parlerons pas de la question de Rome, dont il laisse gaiement le souci à la France ; mais si le Piémont veut à la fois tirer parti et se montrer digne des agrandissement qu’il vient d’obtenir, il aura des travaux immenses d’organisation intérieure à faire dans toutes les branches de l’administration avant de pouvoir songer à de nouvelles conquêtes. M. de Cavour n’a pas seulement de bonnes et nombreuses raisons pour ne pas attaquer Venise ; il a prouvé récemment à l’Europe qu’il est assez puissant pour résister aux partis révolutionnaires qui voudraient le pousser à cette témérité.

Que l’on continue donc de toutes parts à se préparer et à s’observer, il faut s’y résigner, non sans compensation, puisque cette singulière attitude défensive et expectante prise par chacun éloigne la guerre. Sans doute nous ne savons où nous allons ; mais, en allant ainsi au jour le jour, nous gagnons du temps pour la paix, et qui sait ? quelque diversion imprévue peut changer nos préoccupations, et en nous menant loin de la voie où nous sommes, nous ménager quelque surprise heureuse ! e. forcade.



ESSAIS ET NOTICES.

NOUVELLE CORRESPONDANCE DIPLOMATIQUE DE JOSEPH DE MAISTRE.




Il y a deux ans qu’une première série de pièces inédites relatives à des mémoires politiques et à la correspondance diplomalique de Joseph de Maistre produisit dans le public une assez vive impression. Ces lettres annonçaient « un travail inquiet, un certain mouvement de ce grand esprit désorienté, qui semble sans cesse tressaillir, se réveiller comme d’un rêve, se replier sur lui-même et ouvrir les yeux malgré lui. En un mot, on a cru que, transfuge posthume, il passait à ceux qu’il avait paru combattre toute sa vie[1]. » — Jusqu’à quel point et en quel sens cette impression rend-elle la vérité ? C’est un côté sur lequel nous édifie complètement une nouvelle correspondance inédite de Joseph de Maistre, qui prochainement sera connue du public[2]. Il n’est pas de double interprétation possible, et l’on doit être assuré que jusqu’à la fin l’auteur du Pape resta fidèle aux principes de toute sa vie, sans que le doute, même le plus intime, soit un seul moment venu les altérer. Cela se conçoit. Le comte de Maistre n’admit d’aucune façon, ne comprit même jamais ce retour sur soi-même, ce doute cartésien qui justifia par exemple, sans en être la cause principale, la transformation de Lamennais. Si l’ambassadeur du roi de Sardaigne auprès du tsar adresse à l’Autriche, par conséquent aux dynasties européennes, de dures vérités, si l’étude de ces vérités le conduit forcément à certaines conclusions libérales en ce qui concerne les rapports internationaux créés par la révolution d’abord, puis par les traités de 1815, c’est uniquement qu’il s’inquiète des intérêts passagers du pays qu’il représente, et non des intérêts éternels des peuples. On avait surtout réussi à le poser souverainement comme l’inflexible défenseur des droits absolus du catholicisme et de la monarchie. Il semblait à la génération présente que cette sorte de grand-prêtre sémitique, isolé dans ses principes impitoyables, ne se fût jamais accommodé des tempéramens de la pratique, n’eût rien connu de nos besoins vulgaires et des conventions mondaines. On est enfin éclairé à ce sujet comme on pouvait le prévoir : à Joseph de Maistre, comme à tout autre, on peut enfin appliquer le fameux vers de Térence sur l’homme. Ces lettres sont donc bien loin de mettre l’auteur du Pape en opposition avec ses théories ; elles ne font que mieux dévoiler le parti-pris auquel il obéissait, et de plus elles montrent sa facilité tout italienne à se plier aux circonstances. Joseph de Maistre y est contenu tout entier sous la face triple du personnage officiel, du théoricien absolutiste, de l’homme privé. Assurément il y a là de quoi composer un caractère. La scène d’ailleurs se passe à une époque où les faits succédèrent plus rapidement aux hypothèses que les hypothèses aux faits, où toutes les facultés du comte de Maistre furent certainement le plus tendues et trouvèrent le plus à s’exercer. De 1811 à 1817, quelle période pour l’ambassadeur d’un roi catholique auprès du tsar! La campagne de Russie, la double chute de Napoléon, la sainte-alliance, le rétablissement en France des droits du trône et de l’autel avec la charte pour base, quelle succession d’éblouissemens pour un publiciste monarchique et religieux! Il faut suivre dans les lettres mêmes de Joseph de Maistre les divers sentimens, quelquefois contradictoires, que ces évolutions lui inspirèrent. Les lettres abordent tour à tour la politique générale, la politique particulière de la Sardaigne, les théories philosophiques, enfin les émotions et les affaires personnelles de l’homme et de l’ambassadeur; c’est cet ordre que nous suivrons dans les diverses citations que nous allons emprunter à la nouvelle Correspondance diplomatique que va publier M. Albert Blanc.

Où Joseph de Maistre ne varie guère, c’est dans sa haine contre Napoléon. C’est plus qu’une haine personnelle, c’est une haine en quelque sorte théorique, par conséquent impitoyable. En 1811, au moment où s’ouvre cette correspondance, la France, plus qu’à demi épuisée, ressentait le contre-coup de la guerre d’Espagne. Napoléon était brouillé avec presque tous ses généraux. « Je songe souvent, écrit Joseph de Maistre au roi de Sardaigne, à combien peu de chose tient cette puissance formidable qui fait trembler l’Europe! L’autre jour, dans un très petit comité, un ministre étranger, sujet de Napoléon, nous dit en propres termes : « Il n’y a plus d’autre remède que de le faire enfermer comme fou.» Il n’y a rien là d’impossible, sire; mais ce mot d’enfermer est une pure illusion; on ne met jamais la main sur un tel personnage que pour le tuer au plus tard le lendemain. » Et, comme pour consoler ce pauvre petit roi de Sardaigne, si mal à son aise entre la France et l’Autriche, Joseph de Maistre ajoute en forme de leçon : « Enfin, sire, quoique ses prodigieux succès fassent nécessairement entrer des doutes dans tous les esprits, cependant il faut s’en tenir aux principes qui défendent de regarder cet homme comme souverain chef d’une race; mais combien de souverains légitimes auront peut-être envié sa puissance dans leur cœur! C’est tout comme s’ils avaient envié la force physique des portefaix. Celle de Napoléon n’est point du tout royale, elle est révolutionnaire, et voilà pourquoi, sire, les princes qui, par état et par nature, sont étrangers à cette force ne doivent pas se compromettre personnellement avec elle. » Ceci n’empêchera pas Joseph de Maistre de conseiller au roi, en 1814, de se faire chef des Italiens et d’employer les révolutionnaires; mais comme les moyens indiqués pour ce changement de rôle s’accorderont peu avec l’heureuse politique piémontaise de 1860 !

Les principes ne connaissent pas d’amis; en voici un nouvel exemple. Au commencement de 1812, Bernadotte ose enfin attacher le grelot; ce coup ne l’empêchera pas d’être considéré comme un fort petit compagnon. « Je ne sais, sire, ce que fera cet homme; mais... s’il venait à faire une bonne trouée de sergent, les souverains pourraient s’y jeter et passer, comme dans les mains du brodeur une aiguille de fer fait passer un fil d’or qui demeure en place, tandis que le chétif instrument devient inutile. Je souhaite que la comparaison soit exacte jusqu’au bout, car il ne peut pas être bon et il n’est nullement probable que ce personnage commence une race royale en Suède. »

Cependant les événemens se précipitent. Le 14 mars 1812, l’Autriche conclut avec la France ce traité perfide où elle s’engage à lui fournir ces trente mille soldats que commandera le prince Schwarzenberg. Contre l’invasion menaçante, peut-on fonder quelque espoir sur l’Allemagne? «Qu’attendre d’un pays systématiquement corrompu depuis quatre-vingts ou cent ans? » — Bref, « le grand empereur de Russie n’a pas été heureux jusqu’à présent, de manière qu’on ne saurait s’empêcher d’être inquiet. » Enfin la guerre elle-même commence à la fin de juin, et dès le premier jour apparaît le système de résistance opposé par la Russie à l’invasion. « A l’ouverture de la campagne, nous avons vu se déployer un plan auquel personne ne s’attendait : c’est celui de harasser Bonaparte et de lui faire une guerre espagnole, sans livrer bataille. La Pologne est abandonnée systématiquement; les Russes, en se retirant devant les Français, détruisent ou emmènent tout; ils ne laissent pas un cheval, une vache, un mouton, une volaille. Les Français arrivent de leur côté comme des bêtes féroces et affamées; ils vont sans souliers, sans habits, sans paie et sans pain, enfin avec leur fusil, qui est toujours excellent... Le principal auteur du système russe est un officier prussien nommé Pruhl. » Et déjà il est facile de prévoir, même avant Smolensk, même avant Borodino, même avant Moscou, la plus fatale des retraites.

Le général Balachof, gouverneur militaire de Pétersbourg, étant allé à Kovno, par l’ordre du tsar, s’aboucher avec Napoléon, celui-ci lui dit, entre autres choses curieuses : «Qu’est-ce que votre empereur fait à la tête de ses armées? Qu’il demeure tranquille dans sa capitale pour gouverner ses états; quant à moi, je fais mon métier. » — Rien parfois n’est en effet plus comique que les intrigues, les tergiversations de toute espèce, qui ont lieu autour du commandement suprême de l’armée russe; mais après la prise de Smolensk, « événement qui fit un tort infini à M. Barclay de Tolly, » Alexandre, forcé par l’opinion, appela, le 20 août à ce commandement le général Kutusof. Quatre mois auparavant, Kutusof était plénipotentiaire en Turquie, et comme il ne se hâtait pas d’user de ses pleins pouvoirs : « Savez-vous à quoi s’amuse M. Le général Kutusof au lieu de faire la paix?... Il passe les jours et les nuits avec une Valaque dont il est ensorcelé, et qui passe publiquement pour être aux gages de la Porte. Vous saurez qu’il a soixante-dix ans et qu’il a eu la tempe percée par un coup de feu qui lui a emporté l’œil et en a fait un des plus charmans hommes qu’on puisse connaître. » Ce Kutusof néanmoins rétablit les affaires, balança la fortune militaire de Napoléon à Borodino (7 septembre), et fut nommé maréchal. Il expliquait ses succès de cette spirituelle façon : « La Fortune, qui est une femme, avait eu un caprice pour Napoléon, qu’elle a comblé de ses faveurs; mais enfin elle en a eu honte, et s’est tournée du côté d’un vieux général qui a toujours adoré le sexe de cette déesse, et qui toute sa vie a été l’esclave de quelque femme; elle a rejeté l’autre en disant : Fi le vilain! »

La prise, l’incendie de Moscou précèdent de peu cette retraite épouvantable sur laquelle Joseph de Maistre donne de médiocres détails, s’arrêtant uniquement aux on dit qui peuvent traduire sa haine contre Napoléon et les Français. Il admet sans hésiter qu’un certain nombre de nos soldats aient vécu de chair humaine! Et quand il réfléchit, comme philosophe, à ces terribles carnages, à cette augmentation effrénée des armées sans proportion avec les revenus des états : « Aucun prince n’a tort, dit-il, car quel est celui qui pourrait commencer la diminution sans se compromettre? Le mal ne peut être guéri que par une révolution générale qui mettra tous les princes à la fois dans l’impossibilité de continuer ce luxe destructeur; mais alors ce sera, suivant le proverbe sublime de mon pays, brûler une savate pour ne plus sentir le fumier : où est le profit? Cependant la savate est inévitable, parce que l’homme européen, le fils de Japhet (audax Japeli genus), veut changer même sans profit. C’est pourquoi toute bonne politique doit tendre à l’en dégoûter. Sem est bonhomme : pourvu qu’il ait une pipe, un sopha et deux ou trois femmes, il se tient assez tranquille ; mais Japhet est un terrible polisson! »

Quelques paroles encore sur Napoléon avant d’aborder dans Joseph de Maistre le côté diplomatique. « Le procès du genre humain contre un monstre a été jugé définitivement à Paris... Mais pourquoi l’île d’Elbe au lieu de celle de Botany-Bay, qui est sensiblement plus grande et plus commode?... Bonaparte n’est pas un homme qu’il faille laisser dans une petite île au centre de l’Europe avec des millions à sa disposition. » Aussi, après Waterloo, quelle joie! Le récit en est curieux : « Le 23 juillet-4 août, écrit Joseph de Maistre, nous étions assemblés dans l’église de Casan pour le Te Deum chanté pour l’heureuse entrée de sa majesté impériale à Paris; au milieu de la cérémonie, un léger murmure se fit entendre, et nous vîmes entrer dans le cercle le comte de S..., aide-de-camp-général de sa majesté l’empereur, en équipage de voyageur. Dans l’instant, on répéta de tous côtés : Il est pris, il est pris !, il est pris! Le grand-maréchal de la couronne, comte de Tolstoï, s’approcha de l’impératrice et lui dit quelques mots qui développèrent sur son visage la joie la plus visible[3] ; elle appela à elle l’ambassadeur de France et lui communiqua la nouvelle de la capture de Bonaparte devant l’île de Ré. Jamais nouvelle n’arriva plus à propos, et même on prit la liberté de croire que tout était arrangé d’avance, ce qui au fond n’aurait pu être blâmé de personne; mais sa majesté l’impératrice nous ayant attesté hier de sa propre bouche l’heureux hasard, nous pouvons l’en croire. Enfin il est permis de penser que nous avons vu le dernier acte.. On parle diversement de la résolution prise par les souverains d’épargner la vie de Bonaparte. Prenons la chose par le bon côté, et admirons la philosophique humanité qui épargne ce féroce ennemi du genre humain. »

Que deviennent au milieu de tout cela les intérêts de la Sardaigne et ceux de la Savoie, plus chers encore au cœur du comte de Maistre? « L’histoire de la politique, dit-il quelque part, n’est qu’un amas de noirceurs, » et c’est surtout à l’Autriche, cette ennemie éternelle de tout ce qui est italien, qu’il prend à tâche d’appliquer cette parole. Il ne cesse de mettre la Sardaigne en garde contre cette puissance. Dès 1811, il écrit : « Un préjugé qu’on rencontre assez souvent dans les plus hautes régions, c’est celui qui confond une maison avec un cabinet, quoique rien ne soit plus différent. Toutes les maisons sont respectables, et je suis à genoux devant elles, quelles que soient leurs dimensions; mais quant aux cabinets, c’est autre chose : je me réserve la liberté d’en juger sans la moindre gêne. Il y a douze ans environ que l’excellent empereur François II ou Ier disait à un sujet distingué de sa majesté : Comment a-t-on pu croire que je voulais m’approprier quelques possessions du roi de Sardaigne? Qui, moi? — Certaines personnes auront pu rire avec irrévérence de cette phrase; mais, pour moi, je ne suis pas si méchant, ni si impertinent, ni si injuste. Je crois à la bonne foi qui la prononçait; mais c’est la maison qui disait cela : qu’est-ce que cela fait au cabinet qui est plus fort que la maison, qui la mène et qui la flétrira même, s’il y trouve son profit?... Voyez le principe établi dès l’an 1789 et qui a tout mené par rapport à nous : Le roi de Sardaigne, placé entre nous et la France, était invulnérable à cause de l’équilibre ; maintenant qu’il aurait horreur de s’allier avec une horde de régicides, il est à nous; nous en ferons à notre plaisir. — Autre principe non moins lumineux : tout ce qu’on prend sur l’ennemi est à nous, même le bien de l’ami ; en conséquence ne défendons le Piémont qu’autant qu’il faut pour agacer les Français, puis nous le reprendrons sur eux. — qui, moi?

« Et lorsqu’un ministre étranger de ma connaissance particulière et fort attaché à nos augustes maîtres disait à M. Gherardini : Mais à quoi pensez-vous donc de défendre aussi mal ce pays? Le ministre de famille répondait : — Laissez, laissez-les faire, mon cher! Lorsqu’ils auront conquis, nous tomberons dessus et nous reprendrons tout (pour nous).

« Par une suite du même principe, on volait Bologne au chef de la chrétienté, qui n’est en guerre avec personne et qui est véritablement le prince de la paix; mais Bologne avait été prise la veille par les Français : donc, etc. Cela saute aux yeux.

« Et lorsque les Vénitiens écrivent à l’archiduc : Monseigneur., B. s’est trop avancé ; il est perdu si vous voulez ; nous sommes derrière lui avec toutes les forces de l’état. Voulez-vous agir de concert? L’Europe est sauvée, — ce prince envoie la dépêche au cabinet, et le cabinet l’envoie à B. en lui disant : Voilà ce qu’on projette contre vous; voulez-vous partager avec nous la république? Et l’on fait un traité où l’on dit : La république française consent que l’empereur prenne Venise et son territoire (art. 1er), et l’empereur consent que la république prenne le reste (art. 2). — Pulito !

«... Et lorsqu’un plénipotentiaire français (tenez ceci pour aussi sûr que si vous l’aviez ouï) disait aux conférences de Lunéville : Il faudra cependant penser à placer le roi de Sardaigne de quelque manière, et qu’un plénipotentiaire du cabinet répondait : Et quelle nécessité qu’il y ait un roi de Sardaigne ? Dieu nous préserve de soupçonner que la maison entre pour quelque chose dans cette pensée aimable! — qui, moi?

«... N’est-ce pas que ce petit tableau, quoique simple miniature, ne laisse pas que d’être joli? Mais songez donc que tout cela n’est rien, que je ne vous cite que les jeux du cabinet, et que je n’ai pas entamé ses exploits? J’espère donc qu’après avoir établi solidement ma distinction fondamentale entre la maison et le cabinet, fondée sur les règles les plus pures de l’architecture, et après avoir protesté de mon sincère et profond respect pour la maison, sa majesté ne daignera point se fâcher, quelles que soient ses liaisons avec elle, si, lorsque je rencontre le cabinet sur ma route, il m’arrive de lui donner quelques coups de ma plume pointue. » — Et Joseph de Maistre termine cette longue ironie par ce trait sanglant : « — J’aurai toujours soin de l’essuyer ! »

Plus tard, en décembre 1812, Joseph de Maistre adresse au roi un long mémoire sur la situation et les intérêts de la Sardaigne. Se plaçant dans l’hypothèse de la « mort naturelle ou politique » de Napoléon, au point de vue de la paix par conséquent, il examine les prétentions probables de l’Autriche. Les faits ne tardent point à parler et à lui inspirer de plus positives réclamations. Déjà, en avril 1814, sa défiance est éveillée par la situation faite à l’ex-impératrice des Français, l’archiduchesse Marie-Louise : « L’Autriche, écrit-il au roi, a obtenu des choses si prodigieuses et si contraires au bien général, qu’il faut absolument croire ou que les nouvelles sont fausses ou qu’elles n’annoncent qu’une comédie. Parme et Plaisance donnés à l’auguste compagne de Bonaparte, c’est beaucoup sans doute, et l’on ne ferait pas davantage pour sa propre femme; toutefois, en admettant la convenance et même la nécessité de donner une consolation si marquante à une si respectable infortunée, il est cependant vrai que votre majesté n’avait nullement besoin de cette nouvelle muraille élevée sur ses frontières. »

Mais c’est surtout le traité du 30 mai 1814 qui excite sa colère et son indignation. On verra plus loin ce qu’il dit de la France; quant aux stipulations que ce traité contient relativement aux possessions sardes, elles sont pour lui « une énigme ou un forfait! » — « Je le lis, je le relis, et je crois à peine savoir lire. Le sort de ma malheureuse Savoie est terrible, et s’il était permis, dans ces sortes de cas, de penser aux malheurs particuliers, je vous parlerais du mien. Qui m’eût dit que la grande restauration confirmerait ma perte en me rendant également étranger à la France, à la Savoie et au Piémont? C’est cependant ce qui est arrivé. » Dans une note adressée au comte de Nesselrode, il s’exprime ainsi : « Qu’un souverain tel que le roi de Sardaigne, ennemi et victime illustre de la révolution, ami des alliés, et non-seulement connu, mais fameux par ses principes, qu’un tel souverain se voie dépouillé par un trait de plume d’une propriété sacrée, d’un héritage de neuf cents ans et du titre de sa famille, c’est une idée excessivement pénible... Le traité du 30 mai anéantit complètement la Savoie; il divise l’indivisible; il partage en trois portions une malheureuse nation de quatre cent mille hommes, une par la langue, une par la religion, une par le caractère, une par l’habitude invétérée, une enfin par les limites naturelles[4]... Ce n’est pas sans une puissante raison que le duché de Savoie et le comté de Nice appartenaient à un prince italien. Ces deux avant-postes formaient toute la sûreté de l’Italie. Nuls par eux-mêmes, ils acquéraient par leur position et leur dépendance politique une importance du premier ordre. Le ministre qui trace ces lignes se souvient d’avoir comparé plus d’une fois les deux pays à deux zéros qui centuplent la valeur du chiffre auquel ils sont attachés. Ce vide entre la France et l’Italie proprement dite était nécessaire à la sûreté de ce dernier pays. Ce serait bien mal connaître l’action des grandes puissances, mais surtout celle de la France, la plus active de toutes, que d’imaginer qu’elle se tienne tranquille en Savoie au milieu de la division si malheureusement tracée le 30 mai dernier ; elle se rappellera l’axiome de Mazarin, que les autres puissances paraissent avoir tout à fait oublié : Sans la Lorraine et la Savoie, vous ne serez jamais roi. Elle aspirera, s’il est permis de s’exprimer ainsi, les deux portions qui ne lui appartiennent pas; elle n’aura pas de tranquillité qu’elle ne les ait englouties, et en un clin d’œil elle arrivera aux Alpes avec ses citadelles, son artillerie, ses ingénieurs; du haut de ces monts elle pourra voir la citadelle de Turin et le petit nombre de marches qui l’en séparent; en un mot, il n’y aura plus d’Italie[5]. « 

Contre la négligence ou le mauvais vouloir des puissances, il faut cependant trouver une base nouvelle à la politique de la maison de Savoie. « Caressez l’esprit italien ! » s’écrie Joseph de Maistre. « L’esprit italien est né de la révolution et jouera bientôt une grande tragédie. Notre système timide, neutre, suspensif, tâtonnant, est mortel dans cet état de choses. Que le roi se fasse chef des Italiens, que dans tout emploi civil et militaire, de la cour même, il emploie indifféremment des révolutionnaires, même à notre préjudice. Ceci est essentiel, vital, capital... On se tromperait infiniment, si l’on croyait que Louis XVIIIe est remonté sur le trône de ses ancêtres. Il est seulement remonté sur le trône de Bonaparte... La révolution fut d’abord démocratique, puis oligarchique, puis tyrannique : aujourd’hui elle est royale, mais toujours elle va son train. L’art du prince est de régner sur elle et de l’étouffer doucement en l’embrassant; la contredire de front ou l’insulter serait s’exposer à la ranimer et à se perdre du même coup. »

Les traités de 1815, qui rendent la Savoie au Piémont et lui conservent Gênes et la Ligurie, excitent l’enthousiasme de Joseph de Maistre. « Point de France en Italie! mais aussi point d’Autriche! » Le Piémont est encore ce qu’il était du temps de Tacite, fecundissimum. Italiœ latus. Plus tard, un peu avant de quitter Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre écrit: « J’ai eu, il y a quelque temps, une conversation avec Capo d’Istria; il me dit entre autres choses : Votre prince est placé; il pourra monter à cheval sur l’Italie. J’ai cru cette phrase digne d’être rapportée. « Les événemens actuels, les annexions successives au Piémont de l’Italie centrale et de l’Italie méridionale conservent à cette phrase un singulier à-propos. De plus, lorsqu’on songe à l’importance dont le parti clérical jouissait en Savoie avant l’annexion française de 1860, il est assez instructif de rapporter ce passage de la correspondance de Joseph de Maistre : « Je viens de lire dans un papier anglais que « nos commissaires pour la fixation des limites avec Genève ont refusé de terminer dès qu’ils ont vu la restitution de la Savoie, et qu’ils ont d’ailleurs exigé en faveur des prêtres savoyards (pour le terrain cédé à Genève) des privilèges si exagérés au-delà de ce qui avait été fixé au congrès, et si conformes aux maximes ultramontaines, que les prêtres en devenaient absolument indépendans du gouvernement. » Qui jamais a entendu parler de maximes ultramontaines en Savoie? Et en Italie même, qui jamais a entendu dire qu’un prêtre est indépendant du souverain? Je voudrais bien connaître l’honnête homme qui écrit à Londres ces criminelles sottises. »

Nous nous retrouvons ici avec le Joseph de Maistre généralement connu, avec l’auteur du Pape et des Soirées de Saint-Pétersbourg. Rien n’est plus curieux que ses secrets et discrets efforts pour acclimater le catholicisme dans la société russe. Il écrit un mémoire en faveur des jésuites, qu’il laisse montrer au tsar, tout en faisant « les objections convenables sur ce qu’il ne lui convenait pas de se mêler des affaires du pays. » Joseph de Maistre observait avec inquiétude l’empereur Alexandre se laissant séduire « par les idées modernes, et surtout par la philosophie allemande, qui est le poison de la Russie. » Il entreprit une sorte de conversion. Son mémoire s’enfla, et devint un ouvrage considérable intitulé Quatre chapitres sur la Russie : 1° la liberté, 2° la science, 3° la religion, 4° l’illuminisme. Bref, le collège des jésuites de Polock fut érigé en académie avec tous les privilèges des universités de l’empire, dans une indépendance absolue de ces dernières : « C’est une assez belle victoire remportée sur le mauvais principe, car je ne connais pas d’institution plus monarchique et plus forte que celle des jésuites. » — Que pensez-vous des jésuites? demanda un peu plus tard Alexandre lui-même à Joseph de Maistre. — « Nul doute sur ce point. Non-seulement je les crois utiles, mais nécessaires à cette époque, car vous avez dans ce pays, comme ailleurs, une grande secte à combattre; or une secte ne peut être combattue avantageusement que par un corps. Tout individu est trop faible, et le véritable ennemi de l’exécrable illuminé, c’est le jésuite. » Joseph de Maistre rassure ensuite le tsar sur l’influence que peuvent acquérir les jésuites : « Toutes les accusations vagues d’intrigues politiques ne signifient rien. Elles ne sont mises en avant que par des gens qui ne savent pas gouverner ou qui ne veulent pas qu’on gouverne. Je m’en fie à Frédéric II : ce n’est pas le père Le Tellier qui avait tort, c’est Louis XIV; j’aurais bien su me servir des jésuites et les empêcher de cabaler….. On a dit aux princes : Les jésuites sont une puissance, et les princes sont tombés malheureusement dans ce piège ; mais le fait est que sans puissance dans l’état, sans corps, sans sociétés, sans institutions fortes bien organisées, le souverain ne peut pas gouverner, puisqu’il n’a qu’une tête et deux bras. Il se tuera de peine et de travail, il se mêlera de tout, il aura à peine le temps de dormir, et tout ira mal. »

L’expérience proposée ne réussit point, paraît-il. Les faveurs accordées aux jésuites excitèrent à Pétersbourg un grand mécontentement. Enfin le 21 décembre 1815, sur la proposition sans doute du prince Alexandre Galitzin, ministre des cultes (titre qui donnait des convulsions à Joseph de Maistre), un ukase impérial supprima leur collège et les fit tous arrêter. Il faut voir quelle peine Joseph de Maistre se donne pour tout atténuer dans cette affaire, et comme il s’inquiète de concilier ses devoirs périssables d’ambassadeur et de courtisan avec ses droits absolus de philosophe et de juge catholique. « Les personnes mêmes qui liront cet ukase avec chagrin trouveront de quoi louer l’empereur : il était en colère contre l’ordre, chaque ligne le prouve, et cependant, au lieu de l’expulser de ses états, il s’est borné à lui interdire les deux capitales. C’est un devoir de rendre justice à cette modération… D’un autre côté, il faut observer que chaque pays a ses formes ; de tout temps, les empereurs de Russie ont exercé cette plénitude de pouvoir. Je suis aussi éloigné de condamner que d’envier cette jurisprudence : Toute nation a le gouvernement dont elle a besoin. » Enfin l’émotion de Joseph de Maistre s’adoucit un peu à ces nouvelles qui lui sont d’une bien précieuse consolation : « Ces messieurs n’ont point été maltraités dans leurs personnes. Comme je l’avais pressenti dans ma dernière dépêche, ils ont été pourvus de pelisses et de bottes chaudes d’une très bonne qualité, et embarqués dans des kibitkas, voitures couvertes, quoique non fermées, où l’on peut s’arranger commodément. »

Ce petit échec, on le pense bien, n’ébranle guère les convictions du comte de Maistre. « A la place de tous ces grands ministres qui depuis vingt ans jouent au plus rusé sur la scène du monde, imaginez, dit-il, des frères capucins qui auraient enseigné à soigner son bien et à respecter celui des autres : l’univers serait en paix et souverain maître chez lui. Qu’a produit le lamentable partage de la Pologne ? C’est la chemise du centaure ; tous ceux qui l’ont revêtue en sont brûlés. Qu’est-ce que le puissant roi de France a gagné à l’acquisition d’une petite île imperceptible couverte de sauvages ? Il y a trouvé Buonaparte qu’il a amené à Paris. Qu’a-t-il gagné à soutenir la rébellion des Anglo-Américains ? Ses officiers en ont rapporté la révolution. Quel est le résultat final du machiavélisme intrépide de Frédéric II ? Son empire a duré moins que son habit, que tout le monde peut voir à Paris… » Il nous semble que Joseph de Maistre oublie un peu ici les vues impénétrables de la Providence ; aussi ne veut-il s’en prendre qu’à cette pauvre humanité, qui n’en peut mais. « J’ai trop vécu, ajoute-t-il, pour croire à une vaine amélioration de l’espèce humaine. Tous les exemples seront inutiles, et toujours on volera autour des échafauds. » Rien ne s’accorde mieux avec le célèbre passage de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg sur le bourreau. Du reste, on en trouve l’équivalent dans les lignes suivantes de cette correspondance : « Il est fâcheux qu’une potence soit un meuble nécessaire d’administration publique ; cependant rien n’est plus vrai. »

Une des choses que redoute au plus haut degré le comte Joseph de Maistre, c’est de voir l’élan révolutionnaire passer des peuples aux souverains. On a vu quelles inquiétudes l’agitaient au sujet du tsar Alexandre ; il faut l’entendre parler de la charte constitutionnelle acceptée en 1814 par Louis XVIII : « C’est, à mon avis, un monstre d’impuissance, d’indécence et d’ignorance. » Il faut lire les curieuses et presque ridicules raisons qu’il donne au roi de Sardaigne pour le défendre d’accepter une constitution, toutes raisons qui se résument en ceci : «Le mot de constitution n’est qu’un mot; le peuple le mieux constitué est celui qui est le mieux gouverné, et à cet égard votre gouvernement ne redoute aucun parallèle... Il y a des abus partout, et si quelques fredaines ont eu lieu çà et là, elles n’ont jamais été connues ni approuvées. » Plus tard, en octobre 1816, Joseph de Maistre baisse un peu le ton ; mais l’accommodement ne se fait toujours pas sans cette vivacité de langage qui semble le fonds principal de l’éloquence catholique : « Il y a longtemps que j’ai pris mon parti sur la charte. Elle fait beaucoup d’honneur au roi, mais très peu à la France : le premier, obligé de transiger avec les préjugés et l’effervescence du moment, a présenté très habilement à son peuple un amalgame qui s’accorde aussi bien qu’il est possible avec les idées courantes ; mais les Français, en allant gueuser une constitution chez les Anglais, sans savoir ni vouloir tirer parti des élémens qui sont chez eux, se déclarent à la fois vils et ignorans. Cependant, si je siégeais dans l’une des deux chambres, je défendrais à outrance la dernière syllabe de cette guenille de charte, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de sauver la France que de marcher avec le roi... Je suis au reste très porté à croire que le roi a trop d’esprit pour croire à la permanence de cette bulle de savon. »

Le système, en somme, est toujours le même : embrasser pour étouffer, et il est piquant de voir comment le défenseur du trône et de l’autel parvient à rejeter sur l’ennemi lui-même la responsabilité de son petit machiavélisme : « La corruption qui nous attaque n’a rien d’égal : elle a commencé pour la France à la régence; les philosophes ont continué et redoublé; les souverains et les hommes puissans ont été leurs complices; la révolution est arrivée par là-dessus; c’est une véritable putréfaction. Ce qu’il y a de déplorable, c’est qu’elle nous a gagnés, et que nous leur ressemblons tous plus ou moins quant à la morale politique. »

Au reste, la vérité le presse, et cette vérité lui vient de toutes parts, des remaniemens territoriaux de la sainte-alliance aussi bien que du travail progressif des nations et des libertés. « La révolution n’est pas finie, dit-il ; les principes révolutionnaires sont montés bien haut. On croit que les peuples peuvent faire des princes, et les princes eux-mêmes croient pouvoir en faire d’autres sans femmes ; voilà deux opinions terribles qu’il faut déraciner. La première, qui est la souveraineté du peuple, a malheureusement de grandes apparences de vérité en sa faveur; cependant ce n’est pas seulement une erreur, c’est une bêtise; la seconde est peut-être encore plus dangereuse. Il est bien à désirer qu’on en revienne aux anciennes idées, suivant lesquelles, pour faire un prince, il faut qu’un prince et une princesse viennent dans l’église promettre de nous en donner un. Toute autre manufacture doit être fermée et déclarée nulle. » — Après avoir défendu aussi agréablement les droits irrévocables de la légitimité et le droit sacré de la succession, Joseph de Maistre ajoute : « Si un prince dit ou laisse dire que tel autre prince n’est pas fait pour régner, comment sait-il que ses peuples ne tiennent pas le même discours sur lui-même dans le même moment? Le prince le plus fait pour régner, c’est celui qui règne et qui a droit de régner. Jamais il ne faut s’écarter de cette maxime. » — Après tout, si les princes ne veulent pas prêter l’oreille « aux penseurs qui savent un peu comment le monde va, » Joseph de Maistre est bien près d’en prendre son parti en philosophe : « Défendons les bons principes, dit-il, conservons les anciennes races (si toutefois elles y consentent), ensuite dormons tranquilles; le reste est l’affaire de la Providence, qui se tirera très bien de là. » Certes Pangloss n’eût pas mieux dit.

Les questions religieuses préoccupent fort Joseph de Maistre; mais dès qu’il sort de ses théories ultramontaines pour observer comment l’imagination ou la raison de certains esprits modifie autour de lui les traditions chrétiennes, il semble tout dévoyé. Après avoir quelque part cru donner le coup de grâce au protestantisme en prétendant qu’il ne renferme plus que des sociniens, il est tout surpris de lui trouver dans les pays qui lui appartiennent une nouvelle vigueur, et assez contrarié de le voir en Russie remplacer la propagande des pères jésuites. « On se trompe dans ce pays (lorsqu’on écrit 1815, il faudrait écrire 1515, car nous sommes dans le XVIe siècle. La science arrive et s’apprête à faire son premier exploit, celui de prendre la religion au collet. Les conquêtes de l’esprit protestant sur tous les membres du clergé qui savent le français ou le latin sont incroyables, et ce qu’il y a de singulier, c’est que les Russes s’en aperçoivent bien moins que les étrangers. » — En revanche, Joseph de Maistre s’empresse de croire assez bénévolement à une prise de possession subite de l’Allemagne par le catholicisme : « Qui eût dit que le XIXe siècle serait celui des conversions? Cependant elles se multiplient chaque jour, et dans les rangs de la société les plus marquans tant par l’état personnel que par la science. Le duc de Gotha vient encore de prendre place dans cette légion d’illustres revenans. Un Allemand distingué me disait l’autre jour : Toute l’Allemagne protestante penche aujourd’hui vers le catholicisme ; ce n’est plus que la vergogne qui nous retient. »

A voir le ton libre et les expressions parfois si hardies qui distinguent la correspondance du comte Joseph de Maistre, à se rappeler les traits austères de cette figure, embellie par ses disciples, on s’imaginerait que, dans un poste semblable à celui d’ambassadeur du roi de Sardaigne à Saint-Pétersbourg, l’auteur du Pape prit à tâche de conserver sans cesse une dignité un peu hautaine, surtout de ne jamais tomber dans de mesquines réclamations d’intérêts. Il n’en est rien. Déjà la première correspondance publiée par M. Albert Blanc nous avait éclairés sur ce point délicat. Celle-ci montre presque à chaque lettre Joseph de Maistre ennuyé de son métier, fatiguant le roi et l’administration de ses plaintes, médisant du caractère sarde, «qui n’aime rien» et ne sait pas reconnaître ses services, offrant à chaque instant une démission qui n’est jamais acceptée. Nous n’avons point à examiner le fond de cette incessante plainte, qui est surtout une question d’argent, puisque Joseph de Maistre réclame quelque partie remboursement de 50,000 livres dépensées au service du roi, « de tout quoi, dit-il amèrement, je serai indemnisé par les appointemens accordés à mon successeur. » Mais la forme employée nous semble bien peu digne pour l’homme. le philosophe qui ailleurs soutient si cavalièrement que « contre notre légitime souverain, fût-il même un Néron, nous n’avons d’autre droit que de nous laisser couper la tête en lui disant respectueusement la vérité. »

Grande est donc sa satisfaction quand il est enfin écouté. Il s’excuse tout d’abord de l’aigreur de ses. Lettres, tout en conservant encore quelque défiance. «Je m’abstiens, à la vérité, écrit-il le 15 novembre 1816, de trop exprimer ma joie de peur de prêter au ridicule, si le titre de ministre d’état qui m’est annoncé signifie une retraite pure et simple, comme on a pu le croire. » En même temps il a soin de faire ressortir les regrets qu’il laisse à Pétersbourg. « Au cercle le matin et au bal le soir, sa majesté l’impératrice et son auguste mère ont eu la bonté de m’adresser des mots infiniment flatteurs sur la nouvelle destination de mon fils[6] et sur mon départ futur. Je reçois, au sujet de mon départ, un grand nombre de témoignages de bonté et d’intérêt. On s’accoutumait à me regarder comme Russe, et moi-même je croyais l’être….. Mais rien n’égale le discours de Mgr le grand-duc Nicolas: « Est-il vrai que vous voulez nous quitter? — Oui, monseigneur, etc. — Oh! cela n’est pas possible. — Je demande bien pardon à votre altesse impériale, etc. —Oh! bon! vous verrez que vous ne partirez pas.» — C’est là une de ces occasions où l’on ne peut répondre que par un sourire respectueux. »

En résumé, quiconque connaîtrait Joseph de Maistre par cette seule correspondance porterait sur lui un jugement sans doute incomplet, mais du moins juste. Si l’on soupçonne difficilement que la même plume qui écrivit ces lettres ait écrit le Pape et les Soirées de Saint-Pétersbourg, du moins a-t-on ici, je le répète, l’homme et le philosophe tout entiers. L’intérêt est réel malgré la monotonie de la forme et la rareté des aperçus originaux, mais cet intérêt subsiste précisément parce qu’il nous dévoile les tâtonnemens et les faiblesses d’une intelligence si rigide, d’un esprit si absolu. Les citations que nous avons choisies parmi les plus caractéristiques se recommandent presque toutes par leur enveloppe paradoxale et ces vivacités de langage, parfois si injustes et si brutales, qui semblent naturelles au tempérament de Joseph de Maistre. Il est sans cesse le premier à oublier ces paroles d’une si haute raison qu’il a pourtant lui-même écrites : « Ces temps sont bien tristes: les passions se mêlent à tous les débats politiques; chaque différence d’opinion produit des jugemens outrageux et par conséquent des haines; c’est une chose étrange qu’à l’époque où les hommes se sont donné le plus de torts, ils ne veuillent s’en pardonner aucun, et, ce qui est pire encore, qu’ils veuillent regarder comme des erreurs monstrueuses et pour ainsi dire comme des forfaits des opinions qui ne peuvent être jugées que par les événemens futurs. » — A qui donc mieux qu’à Joseph de Maistre lui-même cet avertissement peut-il s’appliquer? Faut-il dire toute notre pensée? Les adversaires comme les partisans du comte de Maistre se sont fait de lui une opinion trop haute. Sa faiblesse se révèle partout, et elle se révèle surtout dans l’exagération et l’intolérance de ses idées, tout absolutistes et ultramontaines qu’on les accepte, dans les limites inflexibles qu’il leur posa, ne comprenant pas qu’il devenait nécessaire de les modifier avec la marche du siècle, puisqu’elles étaient elles-mêmes une transformation progressive de la pensée des siècles précédons. En un mot, et l’explication de ce système d’immobilité est peut-être ici tout entière, Joseph de Maistre eut peur, et sa peur fut doublée par son ignorance des lois de l’esprit humain. Le spectre de la révolution politique et philosophique se dressa, exécré et maudit, devant tous ses pas, devant tous ses regards. Il n’admit avec elle aucun sacrifice nécessaire, aucun sincère compromis. Obligé d’en reconnaître l’existence, il semble vraiment qu’il n’ait jamais compris que cette existence pût avoir une raison. Il réserva impitoyablement à ses principes religieux et monarchiques toute faveur, toute vérité, tout droit. Il professa, avec plus de rigueur peut-être, mais avec moins de logique, de grandeur et d’esprit que les jésuites, leur célèbre devise : Siut ut sunt aut non sint. Enfin, s’il fut un écrivain remarquable par la puissance violente de quelques-unes de ses périodes, il n’offre pas cette élévation constante de style qu’atteignent seuls, parmi les philosophes, ceux qui savent sacrifier aux impartiales recherches de la vérité leurs espérances les plus douces et leurs préjugés les plus chers.


EUGENE LATAYE.



REVUE DES THEATRES.
Rédemption, drame en cinq actes, par M. Octave Feuillet.


S’il est permis à la critique de prévoir les choses en préparation au même titre qu’il lui est permis d’apprécier les choses présentes, si prévoir est, aussi bien que juger, une de ses attributions, nous dirons qu’il nous semble démêler dans la situation actuelle de notre théâtre les premiers symptômes d’une crise qui peut-être ne tardera pas à éclater. Notre littérature dramatique contemporaine approche rapidement du terme de l’une de ses étapes, et déjà on peut apercevoir à l’horizon l’hôtellerie du point de relais et le carrefour où les routes vont bifurquer. A la distance où nous sommes, il est difficile de déterminer le temps que nous mettrons encore pour atteindre cette halte, car l’horizon est trompeur, et le témoignage des yeux incertain. Peut-être une seule saison d’hiver suffira-t-elle pour nous faire franchir cette distance, peut-être faudra-t-il un temps beaucoup plus long; en tout cas, une chose est certaine, c’est que nous entrevoyons le point d’arrivée et l’hôtellerie de la halte. Si cette hôtellerie est bonne ou mauvaise, et si nous aurons à regretter de nous y être arrêtés, c’est ce que nous ne savons pas, et ce qui importe peu pour le moment; ce qui nous importe, c’est l’assurance que notre voyage va s’interrompre pour changer de direction. La longue étape dramatique que notre littérature est en train de parcourir depuis dix ans peut être considérée aujourd’hui comme à peu près achevée.

En nous servant des termes d’étape, de voyage, de relais, nous n’obéissons nullement à un caprice d’imagination ou à une démangeaison métaphorique: nous prenons ces expressions dans leur signification la plus précise et la plus exacte. Nous assimilons matériellement les tentatives dramatiques qui se sont succédé chez nous depuis 1825 aux étapes d’un voyage dont le terme nous est inconnu, entrepris pour atteindre une certaine capitale nouvelle dans le royaume de l’art dramatique, qui puisse remplacer l’ancienne capitale que nous avons perdue, ou pour mieux dire désertée. Nous nous sommes mis en route pour découvrir cette capitale depuis le jour où la révolte romantique, aidée de la critique moderne, parla aux : imaginations des merveilles de cette cité lointaine, qui est encore à demi fabuleuse. Tout l’intérêt de la nouvelle littérature dramatique consiste donc dans les incidens et les aventures de ce voyage d’exploration, qui compte déjà trois longues périodes bien tranchées, bien caractérisées, bien distinctes. La première commence avec Hernani et Henri III, et se termine avec Ruy Blas. C’est la période du départ, la période des bruyans espoirs, des promesses juvéniles ; quelques jours à peine devaient nous suffire pour atteindre cette cité rayonnante et nous y installer, et la distance à parcourir était si peu de chose que l’arrivée devait pour ainsi dire être contemporaine du départ. L’imagination fit tous les frais de cette première période du voyage ; ce fut elle qui inspira aux voyageurs la confiance, l’audace et la témérité sans lesquelles ils n’auraient jamais osé ni voulu se mettre en route. Ce fut elle qui dessina dans les nuages le mirage splendide de la terre promise ; ce fut elle qui fournit les décors de la route, les paysages pittoresques, et qui enchanta les lieux de halte. Il n’y a pas dans notre littérature, à tout prendre, de période plus gaie, plus folle, plus amusante, plus abondante en verve, en expédiens ingénieux, en bonnes fortunes de hasard ; mais les plus courtes folies sont les meilleures, et l’imagination, qui est la plus riche de nos facultés, en est par compensation la plus fantasque et la moins persévérante. Au bout de quelques années, on s’aperçut que l’imagination, la seule de nos facultés qui eût assez de force de persuasion pour nous engager à nous mettre en route, n’aurait jamais assez de patience pour nous amener au but désiré. Alors commença la seconde période, celle dite de l’école du bon sens. Pendant quelques années, on voyagea à travers une Sologne dramatique dont il fallut subir l’uniformité et l’ennui, en punition des vagabondages récens. Parce que le pays était uniforme et dépourvu de végétation, on croyait aller plus directement au but ; il y eut même des enthousiastes qui trouvèrent de la majesté à ces horizons gris et abstraits qui s’étendaient devant l’œil à perte de vue, et de la grandeur à ces landes sans fin dont le plus petit brin de bruyère fleurie ne venait jamais rompre la monotonie. Nul ne pourrait dire combien de temps cette période aurait duré, si la révolution de février n’était venue lui donner un terme et changer la direction du pèlerinage dramatique en même temps qu’elle changeait la direction de la société française. La dernière période, inaugurée peu de temps après la révolution de février, et qui maintenant touche à sa fin, est celle du théâtre réaliste. Tous nos jeunes contemporains ont fait cette portion du voyage, et je n’ai pas besoin de leur en décrire les incidens et les aventures. Ils connaissent aussi bien que nous le paysage qu’ils ont parcouru, cette espèce de Champagne ou d’Ile-de-France, maigre, grêle, mesquine, dépourvue de charme et de grâce, mais non d’âpreté, de variété et de contrastes. Ils en connaissent les routes mal entretenues, les fondrières, les marécages; ils en connaissent aussi les houx piquans et les bruyères hérissées. C’est l’heure pour eux de rassembler dans leur mémoire tous les souvenirs bons et mauvais de leur voyage de dix années, car cette portion de la route est à peu près épuisée, et bientôt peut-être, lorsqu’ils détourneront la tête, ils s’étonneront que le pays qu’ils ont laissé derrière eux soit déjà si loin.

Les contemporains se sont donc mis en route pour trouver le théâtre moderne; mais ce théâtre n’est pas encore trouvé. A chacune des périodes que nous avons nommées, on n’a jamais manqué de s’écrier qu’il était découvert; mais l’illusion n’a jamais été que de quelques instans, et la course a recommencé. C’est que de toutes les expressions du génie humain, le drame véritable, sous quelque forme qu’il se présente, est la plus difficile, la plus rare, celle qui exige les aptitudes les plus variées, les facultés les plus souples et les plus puissantes. Le génie du poète dramatique contient tous les autres génies, et n’est contenu dans aucun ; le théâtre contient tous les autres genres littéraires, et n’est contenu dans aucun. Il ne suffit pas à un poète d’avoir telle ou telle faculté puissante et maîtresse pour mériter le nom de poète dramatique; il faut que toutes les facultés soient .réunies autour de cette faculté maîtresse dans un équilibre harmonieux, comme ces abeilles suspendues en grappes autour de leur reine, qu’on dirait soutenues et réglées par les lois rhythmiques d’une musique qu’on n’entend pas. Une des grandes erreurs des romantiques a été de croire et de professer que le théâtre devait être lyrique, et cette erreur était fondée cependant sur une vérité. Le poète dramatique doit en effet contenir en lui le poète lyrique, mais dompté et en quelque sorte muselé; de même il doit avoir le sentiment de la nature, mais il doit le maîtriser de manière à mêler sa voix avec la symphonie qu’il dirige, sans que jamais cette voix éclate au-dessus des autres. L’erreur de la réaction dramatique qui s’éleva contre le romantisme fut de croire à son tour qu’un certain bon sens terre à terre et une certaine logique bourgeoise étaient les facultés désirables avant toutes les autres chez le poète dramatique. Puisque l’expérience venait de démontrer que l’imagination ne suffisait pas au poète dramatique, et que même chez l’homme le plus heureusement doué elle ne pouvait à elle seule qu’enfanter des œuvres chimériques, il fallait en conclure que l’imagination ne devait venir qu’en seconde ligne et être subordonnée au bon sens, qui la ferait manœuvrer selon la discipline d’une ménagère pratique, qui modérerait ses écarts, réglerait ses heures, et la ferait à volonté entrer ou sortir. Ce raisonnement était certainement celui de cerveaux très honnêtes; mais il était radicalement faux, car il donnait au bon sens un rôle qui ne lui appartient pas. Le bon sens n’est pas une faculté, il est pour ainsi dire la substance, l’humus de notre esprit. Ce n’est pas lui qui sème et qui récolte, il reçoit les semences qui lui sont jetées, les préserve et les mûrit. Ce n’est pas lui qui peut faire un poète, car il est commun à tous les hommes; partout où il y a une âme humaine, il lui sert de substance et de sol. La seule différence qu’il y ait à cet égard entre les hommes, c’est que chez les uns ce sol est maigre, léger, ingrat, et chez les autres riche et fertile. Nous n’avons donc pas besoin de proclamer comme une découverte que le poète dramatique doit avoir avant tout du bon sens, puisque c’est une condition de l’existence morale dans toutes ses manifestations. C’est là pour ainsi dire une question sous-entendue sur laquelle tout le monde tombe d’accord sans avoir besoin de s’expliquer, une question qu’on suppose et qu’on supprime, comme dans l’enthymème on enveloppe un des termes du raisonnement dans les deux autres. Il n’est pas étonnant que le public se soit assez rapidement ennuyé de s’entendre démontrer ce qui n’avait pas besoin d’être démontré. Les réalistes sont venus à leur tour, et, comme leurs devanciers, ils se sont appuyés sur une vérité partielle, à savoir que l’auteur dramatique devait s’inspirer des mœurs contemporaines et reproduire la vie de ses contemporains, et que si leurs prédécesseurs n’avaient pas réussi, c’est que, sous prétexte de littérature et en vertu de vieux préjugés de rhétorique, ils avaient voulu exprimer des mœurs qu’ils ne connaissaient pas intimement et une vie dont ils n’avaient pas vécu. Cette témérité pédantesque avait été punie, puisqu’au lieu de personnages vivant d’une vie réelle, ils n’étaient parvenus à créer que des pseudo-Grecs et des pseudo-Latins, ou des Espagnols et des Italiens de fantaisie. Il leur sembla que, pour éviter cet art de convention, il suffisait de mettre sur la scène des personnages contemporains et des mœurs contemporaines. Tout leur effort porta donc sur un seul point : ils travaillèrent de leur mieux à supprimer la distance qui sépare la scène de la réalité, à détruire cet intervalle, en quelque sorte cette rampe d’illusions, qui sépare les spectateurs du spectacle qui leur est donné. Nous avons plus d’une fois signalé les erreurs auxquelles nos jeunes auteurs dramatiques avaient été conduits par une fausse interprétation d’une vérité partielle, et nous n’y reviendrons pas, si ce n’est pour faire remarquer que la plus grande de ces erreurs était au fond la même que celle où leurs devanciers étaient tombés. Comme leurs devanciers, ils sont surtout coupables d’avoir embrassé avec trop d’opiniâtreté une opinion exclusive. Aussi l’expérience a prononcé sur leur tentative comme sur les tentatives de ceux qui les ont précédés. Le système dramatique qu’ils ont défendu avec énergie, et non sans éclat, est à peu près épuisé; il a enseigné au public à peu près tout ce qu’il pouvait lui enseigner. Nous savons aujourd’hui tout ce que ce système dramatique peut et ne peut pas nous donner.

Est-ce à dire cependant que, parce que toutes ces tentatives ont échoué tour à tour, il faille les condamner et les accuser de stérilité? Les trois écoles, ou plutôt les trois sectes dramatiques qui se sont succédé depuis trente-cinq ans, n’ont-elles rien fait? Non, leurs tentatives n’auront pas été stériles : ce drame nouveau qu’elles cherchaient, aucune n’en a compris les conditions complexes, mais chacune a découvert successivement quelques-unes de ces conditions. Aucune n’a eu l’instinct assez fort pour deviner l’ensemble et le plan symétrique de l’édifice désiré, mais chacune en a dessiné une des parties. Leurs expériences auront servi au moins à prouver qu’une vraie littérature dramatique n’est pas d’une invention aussi simple qu’on l’avait cru, et qu’il faut autre chose, pour prendre rang parmi les grands auteurs dramatiques, qu’une faculté puissante poussée jusqu’au génie ou l’appui d’une vérité partielle. Chacune de ces écoles aura laissé après elle un enseignement. Les romantiques nous auront appris pour toujours une vérité triviale que nous avions désapprise, et dont nous n’avions jamais été bien assurés en France: c’est que l’imagination doit jouer le premier rôle dans les œuvres d’imagination, et que la poésie ne doit pas être proscrite des œuvres poétiques sous des prétextes pédantesques de bon sens et de logique. Désormais il ne sera plus permis aux individus de cette race que les Anglais désignent sous le nom de poetasters d’ennuyer les honnêtes gens de leurs Inepties rimées, et de faire passer pour des inspirations du génie modéré par la sagesse leurs lieux-communs sans âme et leurs centons réchauffés. Que le romantisme, malgré toutes ses extravagances, soit béni pour cette œuvre sainte ! L’imagination doit donc prendre au théâtre la place qu’une certaine abstraction métaphysique née de l’imitation froide des grands modèles y avait usurpée ; voilà la leçon que nous a enseignée le romantisme, et que rien désormais ne pourra nous faire oublier. La tentative présomptueuse d’usurpation de la secte qui essaya de réagir contre le romantisme n’aura pas été complètement stérile et aura laissé au moins de son passage la constatation d’une vérité négative que les romantiques avaient méconnue : c’est que le bon sens doit être le fondement invisible, le support caché sur lequel le drame, comme toutes les autres œuvres de l’esprit, doit être bâti. Enfin le théâtre réaliste à son tour, par l’exagération et la crudité de ses peintures, aura enseigné et comme enfoncé dans l’esprit des contemporains deux ou trois leçons excellentes, à savoir que l’auteur dramatique doit autant que possible prendre ses formes dans le monde qui l’entoure, qu’il faut à l’imagination, sous peine de s’étioler et de s’épuiser en rêveries incohérentes et en fantaisies désordonnées, un aliment solide, et que cet aliment, c’est la réalité qui peut seule le lui fournir, qu’il est vain au poète de croire qu’il pourra étudier l’homme éternel autrement qu’à travers ses contemporains. Prenez donc le théâtre moderne dans ses diverses phases comme une série d’expériences et d’enseignemens. Il aurait mieux valu sans doute qu’un grand génie vînt d’emblée nous révéler l’art dramatique dans toute sa complexité ; mais ce poète ne s’étant pas présenté, nous devons être reconnaissans envers ceux qui nous ont fait découvrir et comprendre l’une après l’autre chacune des conditions de cet art difficile.

Je crois donc toutes ces expériences partielles à peu près terminées ; les leçons qu’elles pouvaient nous donner, nous les savons par cœur, les émotions qu’elles pouvaient nous faire éprouver, nous les avons épuisées. Maintenant, si l’on me demandait quel sera le caractère de la nouvelle période qui va s’ouvrir, je répondrais : un certain éclectisme, une certaine tentative de conciliation et de fusion des divers systèmes qui ont régné exclusivement tour à tour. Cette tentative se fera sans bruit et sans fracas, naturellement, sans que ceux qui l’accompliront s’en rendent bien compte. Les poètes qui ont soutenu l’un ou l’autre de ces systèmes exclusifs, vaincus dans leurs prétentions, prêteront eux-mêmes la main à cette conciliation : soit par désespoir de vaincre désormais avec leurs seules armes, soit par souci de ne pas perdre leur popularité ; ils aimeront mieux (la nature du poète est âpre autant qu’ingrate) obéir à la mode que consentir à être oubliés, et triompher en empruntant les armes de leurs ennemis que perdre l’habitude du triomphe. Voyez par exemple avec quelle habileté et quelle aisance M. Émile Augier a accompli sa volte-face, lorsqu’il a voulu triompher de l’école réaliste, et avec quelle dextérité il a su combiner les nouveaux moyens de succès avec les doctrines dont il s’était fait le champion. Nous sommes bien loin de lui faire un reproche de cette légère métamorphose, car nous sommes de ceux qui trouvent qu’elle lui a réussi ; ses facultés naturelles se sont délivrées des entraves factices qu’il s’était imposées, et, s’il n’a pas gagné en élévation, il a beaucoup gagné en étendue et en hardiesse. Ses dernières œuvres sont le résultat d’une fusion habile entre ses anciens principes littéraires et les principes inaugurés depuis son avènement à la scène. Le champion le plus intrépide de la réaction anti-romantique vient de donner lui-même un gage à la cruelle nécessité du temps et aux caprices de la mode, et ce gage a été naturellement une œuvre éclectique. Nous n’avons rien dit de la pièce intitulée Ce qui plaît aux Femmes, et vraiment nous aimerions à n’en rien dire. Il est toujours pénible d’exprimer un jugement trop dur, et un des devoirs de la critique, à mon avis, est de l’épargner aux hommes de mérite, lorsqu’elle peut le faire en toute sécurité et sans que les intérêts de la vérité aient à en souffrir. M. Ponsard a voulu, en une seule enjambée, rattraper, dirait-on, tout le terrain perdu depuis qu’il a déserté la scène, et franchir d’un seul bond l’intervalle qui sépare l’imitation du théâtre classique des inventions scabreuses de M. Dumas fils. Comme pour exécuter ce bond il ne se fiait pas à ses propres forces, il a prié la fantaisie de lui prêter ses ailes. Les ailes étaient mouillées sans doute, car le poète n’a pu prendre son essor et a été obligé de marcher pédestrement avec ses ailes aux épaules, tout semblable à un sylphe qui, ayant rencontré une atmosphère trop lourde pour la puissance de son vol, aurait jugé prudent d’aller à pied : spectacle vraiment original! Tout ce que je veux dire de cette œuvre malheureuse, c’est qu’elle est inspirée par l’éclectisme dont nous parlons. Elle a trois petits actes, et chacun de ces actes correspond à un système littéraire différent; le premier révèle une lecture assidue des classiques et surtout de Molière, le second essaie de balbutier la langue des féeries de Shakspeare, le troisième est un hommage rendu au réalisme moderne. Ce troisième acte, le meilleur des trois, est vraiment en son genre une merveille. Parlez-moi de l’ardeur des nouveaux convertis ; il n’est rien de tel que les néophytes pour proclamer la gloire des vérités qu’ils ont méconnues. Dans ce dernier acte, M. Ponsard a osé plus que n’a jamais osé M. Dumas fils, car il a transporté sur la scène, dans toute sa hideur, un certain personnage que nos pères ont toujours dissimulé sous des formes plus ou moins avenantes, et qui ne se rencontre avec son vrai visage que dans les satires de Régnier. Quand on prend du réalisme, on n’en saurait trop prendre, a sans doute pensé M. Ponsard. Que n’a-t-il fait le même raisonnement au second acte, et ne s’est-il pas dit que lorsqu’on fait de la fantaisie, on ne saurait craindre l’excès ! Nous ne voulons pas insister davantage sur cette erreur d’un homme qui a eu l’honneur de trouver le quatrième acte de Charlotte Corday ; tout ce que nous avons voulu, c’est constater, par la dernière œuvre du champion le plus renommé de la réaction anti-romantique, cette tendance à la conciliation des doctrines contraires et à l’éclectisme dramatique, qui, nous le croyons, va devenir pendant un certain temps au théâtre moderne la note dominante.

Mais que dis-je? cet éclectisme gouverne déjà au théâtre, où il a inauguré son règne par les succès de M. Octave Feuillet, qui deviennent de véritables triomphes. Le talent de M. Feuillet est en effet, sous une forme exquise et choisie, la conciliation des divers systèmes littéraires qui se sont succédé de notre temps. En lui se sont unies naturellement et sans effort les doctrines les plus diverses ; toutes ont été pour lui des préceptrices bienveillantes, et il n’a eu à subir, pour comprendre leurs leçons, ni tyrannie ni contrainte. Toutes leurs influences se sont insinuées dans son esprit, et s’y sont mêlées pour composer ce talent comparable à ces bouquets d’essences que recherchent les connaisseurs en parfums, dont l’arôme compliqué sait chatouiller le cerveau finement sans révolter les nerfs, et provoquer la sensibilité sans étourdir et obscurcir l’âme. Il est romantique par imagination, sensé par caractère, et l’on pourrait parfois le nommer un réaliste sans le savoir. Je ne sais si cet éclectisme trouvera jamais une expression plus vigoureuse de lui-même, mais il pourra difficilement en trouver de plus heureuse et de plus aimable; les œuvres de M. Feuillet sont vraiment le baiser Lamourette des doctrines dramatiques en lutte. Cet éclectisme n’enlève rien à l’originalité de l’auteur. Les écoles les plus opposées sont obligées de le saluer ; il n’en est aucune qui pourrait le réclamer comme lui appartenant, ou qui voudrait consentir à voir en lui un ennemi. Ses détracteurs (il en a) voient dans cet éclectisme le résultat d’un habile calcul et d’une prudence pratique qui ne veut rien hasarder qu’à coup sûr; mais ce reproche calomnieux tombe devant ce fait, que les pièces auxquelles M. Octave Feuillet doit son succès n’ont pas été composées pour le théâtre, et n’ont été transportées à la scène que bien longtemps après qu’elles avaient été goûtées par tous les lecteurs délicats. Non, ce succès, qui s’expliquerait déjà par le talent de l’auteur, a une cause plus profonde que l’habileté et la prudence du poète. Son talent correspond exactement à la disposition actuelle de l’esprit du public. Le public, qui depuis trente ans a fait tant d’expériences contraires, est las des systèmes exclusifs. Il ne croit à la vérité dramatique absolue ni du théâtre romantique, ni du théâtre réaliste, ni de l’imitation de l’ancien drame français. Il est las de la tyrannie de chacun de ces systèmes, et cependant, tout en rejetant leur domination exclusive, il ne voudrait en abandonner aucun. Il ne veut pas qu’on l’étouffe sous les fleurs poétiques, mais il sait désormais que la poésie a ses droits, et il est heureux de la voir s’épanouir en langage choisi dans les pièces de M. Feuillet. Il sait que les droits de l’imagination n’autorisent pas les infractions aux règles du sens commun, et il remercie M. Feuillet de respecter ces règles sans l’ennuyer et d’être sensé tout en restant amusant. Enfin les réalistes lui ont donné l’habitude des spectacles les plus violons, et, blasé en même temps qu’instruit par des émotions qu’il n’acceptait qu’avec lutte, il applaudit de bon cœur au spectacle de réalités qu’il peut contempler sans répugnance. Voilà la vraie cause du succès de M. Feuillet; le public est en parfaite sympathie d’âme avec le poète. Il a subi toutes les influences que le poète lui-même a subies, et, quoiqu’il se soit lassé de toutes et qu’il les ait rejetées, il lui est pourtant resté quelque chose de chacune d’elles. Il est romantique, réaliste, classique à la manière de M. Feuillet. Il rencontre un poète qui a subi les mêmes influences et traversé les mêmes expériences que lui ; il le salue et l’applaudit.

Jamais succès ne fut donc plus légitime, ni plus naturel. Cependant je ne puis m’empêcher de féliciter M. Feuillet sur l’heureuse étoile qui protège sa destinée. Vraiment les fées qui présidèrent à sa naissance jetèrent sur lui les lis à pleines mains. Non-seulement il n’a qu’à se montrer pour vaincre, mais tout le monde travaille pour lui. Voyez plutôt! Grâce à cette corrélation mystérieuse qui existe entre le talent du poète et la disposition d’esprit du public actuel, M. Feuillet se trouve l’héritier naturel de toutes les écoles qui se sont succédé depuis trente ans; il triomphe sans obstacle là où les autres n’ont réussi qu’avec effort. Rédemption est acceptée sans réserve et sans difficulté; combien fut différent autrefois le sort de Marion Delorme, la première en date des courtisanes purifiées de notre moderne littérature! Le public écouta avec une attention muette et mécontente les drames de M. Dumas fils : le Demi-Monde et Diane de Lys ; Dalila a été applaudie avec emportement. Les admirables fantaisies dramatiques d’Alfred de Musset ont eu besoin de vieillir avant d’être acceptées et comprises; les proverbes de M. Feuillet, dès leur entrée dans le monde, ont été accueillis avec un sourire. Sic vos non vobis mellificatis, apes. Je ne connais personne dont le talent mérite mieux les couronnes que celui de M. Feuillet; qu’il pense quelquefois cependant que le destin les a accordées à ses devanciers et à ses émules d’une main plus avare. « Tout se paie dans ce monde, disait Napoléon, tout se paie, surtout la gloire : » vérité trop cruelle que connaissent même les privilégiés de la fortune et du génie, mais dont la fée marraine qui protège M. Feuillet lui a épargné l’expérience.

Donc Rédemption a réussi et méritait de réussir, ainsi qu’en conviendront tous ceux de nos lecteurs qui ont conservé le souvenir de ce drame brillant et fin. Je n’ai pas à faire ressortir les qualités d’une œuvre qui est familière à toutes les imaginations, je me bornerai à présenter à l’auteur quelques observations. Les retouches qu’il a faites à son œuvre sont heureuses sans doute, mais j’aurais préféré que M. Feuillet eût le courage de faire jouer son drame tel qu’il l’avait primitivement écrit. La pièce à l’origine portait un costume de fantaisie que les corrections de M. Feuillet ont gâté, à mon avis, en plus d’un endroit. Il résulte de ces corrections que le drame n’a plus un caractère aussi tranché, et qu’il hésite trop souvent entre les pièces de fantaisie et ces pièces du théâtre moderne que j’appellerai, faute d’un autre mot, les pièces à habits noirs. Les effets de perspective créés par la fantaisie sont en partie détruits par ces remaniemens; l’imagination du spectateur se meut moins à l’aise. Si M. Feuillet assistait à la première représentation de son drame, il s’est peut-être reproché, dans une minute de frayeur panique, de n’avoir pas pris le parti de faire représenter son œuvre telle qu’il l’avait conçue, car nous avons craint un instant que ces corrections et ces rallonges ne nuisissent au succès de l’ouvrage. C’est au quatrième tableau seulement que le succès a été décidé; jusqu’alors l’intérêt était resté stagnant, grâce à un certain prologue dont on a essayé de nous expliquer l’utilité, mais qui, selon nous, est parfaitement oiseux et ne se rattache que de la manière la plus indirecte et la plus lointaine aux événemens du drame. L’exposition a été écoutée froidement et n’a pas obtenu du public toute l’attention et toutes les louanges qu’elle mérite, peut-être à cause de la forme capricieuse que lui a donnée l’auteur, qui, n’ayant pas écrit primitivement sa pièce en vue de la représentation, a laissé à son imagination toutes ses ressources et toute sa liberté. Cette exposition est divisée en deux actes ou pour mieux dire en deux compartimens ; pour quelle fût bien comprise, il faudrait que les deux tableaux pussent être présentés simultanément au spectateur, car cette exposition a pour but de montrer les deux extrémités entre lesquelles est ballottée une âme dévorée par le doute et l’ennui : d’une part la religion et l’appel à Dieu, d’autre part l’incrédulité résolue et le raisonnement infernal. Cette exposition est une thèse de psychologie très finement dramatisée et construite comme un raisonnement hégélien : le prieur des Camaldules et le sorcier juif représentent les deux antinomies entre lesquelles se débat l’âme de Madeleine jusqu’au moment où le devenir apparaît sous la forme aimable de Maurice. Je me plais d’autant plus à faire ressortir la finesse de cette exposition, que le public n’en a pas compris, à mon avis, la véritable portée. Mais lorsque le drame est sorti de la psychologie pour entrer dans l’action et dans la passion, la partie a été définitivement gagnée et l’attention n’a pas fléchi un instant. Dans cette dernière partie, M. Feuillet a ajouté une scène très habilement inventée, très dramatique, qui est la plus heureuse des modifications qu’il a fait subir à son drame, et dans laquelle Mlle Fargueil, actrice qui excelle à merveille à rendre un certain genre de passion insolente, s’est surpassée elle-même et s’est montrée comédienne accomplie. Nous voulons parler de la scène où Madeleine, cachée derrière un paravent, écoute avec une colère forcée de se contenir les outrages de Maurice, les appréciations insultantes et injustes qu’il fait de son caractère et de son cœur. Si M. Feuillet est sûr d’avoir en abondance de telles inspirations, il peut tenter le drame avec assurance.

Nous espérons que le succès de Rédemption se maintiendra, car ce succès est mérité et littérairement et moralement. À ce dernier point de vue, Rédemption peut être considéré comme la conclusion d’un débat moral que le théâtre s’est plu à soulever depuis dix ans, débat qui roule tout entier sur le personnage de la courtisane, et dans lequel personne à mon sens, si ce n’est M. Feuillet, n’a dit un mot vrai, juste et équitable. On a fait valoir des argumens pour et contre, plus ou moins brillans, plus ou moins ingénieux, mais qui n’avaient guère d’autre mérite que celui de paradoxes bien lancés. Les uns ont tenté de réhabiliter les courtisanes sans songer à toutes les choses sacrées que cette, audacieuse tentative insultait ; les autres les ont outragées brutalement sans songer à ce que ces outrages avaient d’absurde, d’illogique et de contraire à la charité la plus élémentaire. M. Feuillet avait l’esprit trop mesuré et trop moral pour tomber dans aucune de ces extrémités; il est venu, et sur cette question orageuse il a prononcé une parole vraie, une parole de pitié et d’humanité qui nous semble la conclusion naturelle de ce débat. Ne pensez-vous pas que nous ferions bien de rester sur cette parole d’un cœur honnête et délicat et de saluer dans la Madeleine de Rédemption la dernière et la meilleure des dames aux camélias ?


EMILE MONTÉGUT.


V. DE MARS.

  1. Voyez l’étude de M. L. Binaut dans la Revue du 1er décembre 1858.
  2. Correspondance diplomatique, etc., de Joseph de Maistre, publiée par M. Albert Blanc, chez Lévy, 2 vol. in-8o.
  3. On peut remarquer que la correspondance de Joseph de Maistre est pleine de semblables négligences de style.
  4. Ce traité partageait la Savoie entre la France, Genève et le Piémont.
  5. « Croyez-vous, dit-il encore, qu’une nation aussi grimpante que la France puisse s’arrêter à Montmélian? »
  6. Officier russe, le jeune de Maistre venait d’être nommé lieutenant-colonel dans l’état général de l’armée sarde.