Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1860
14 octobre 1860
Les dernières résolutions de la politique piémontaise ne pouvaient laisser la France indifférente et désintéressée : elles touchaient directement nos sentimens à cause, de la présence d’un certain nombre de nos compatriotes parmi les troupes pontificales, notre politique à cause de la présence de nos propres troupes dans la capitale des états de l’église. Une seule de ces circonstances, la dernière surtout, suffisait pour nous imposer la nécessité d’avoir une opinion française sur les effets de la nouvelle évolution du Piémont, et d’adopter une conduite française par rapport à la situation nouvelle qui se développait. Il y a longtemps que l’on a remarqué cette faculté d’assimilation qui est propre au génie français dans ses rapports avec les autres peuples, et l’oubli que le Français fait de soi lorsqu’il porte une attention passionnée aux efforts et aux luttes d’une nation étrangère. Nous avons été tour à tour Américains, Polonais, Hellènes, Espagnols, Italiens, avec une ardeur qui a fait souvent oublier à un grand nombre d’entre nous la limite précise où pouvait s’arrêter l’intérêt français dans ces grandes causes des nationalités. On a quelquefois blâmé comme un travers national cet entraînement auquel nous sommes si accessibles. Dieu nous garde d’aller jusque-là : dans les erreurs généreuses, ce qui nous touche, c’est bien plus la noblesse du sentiment qui passe la mesure que l’infirmité du jugement qui se laisse égarer. Invoquerions-nous en vain pour nous-mêmes un peu de cette indulgence dont nous sommes si peu avares envers les autres, et serions-nous, par aventure, réduits à demander grâce pour avoir, sous le coup d’une émotion française, discuté la position que faisaient à la France à Rome les derniers événemens d’Italie ?
L’heure de cette émotion est passée, et nous avons exprimé le regret que nous inspiraient les douloureux événemens que l’on n’a pas voulu ou su prévenir. Notre première tâche est maintenant d’essayer de deviner quel est le caractère de l’attitude que la France, représentée par son gouvernement, prend dans la nouvelle phase de la révolution ou de la régénération italienne. L’illustre sir Robert Peel, quand il avait à exposer les raisons qui le décidaient dans l’adoption d’une mesure, dans le choix d’une conduite, avait l’habitude de ranger pour ainsi dire en trois compartimens, de diviser en trois points les systèmes entre lesquels il devait se prononcer. Il y avait le pour, il y avait le contre, il y avait le terme moyen, le juste milieu, qu’il adoptait d’ordinaire. Bien que, même chez ce grand homme d’état, ce tic méthodique de l’argumentation en trois temps prêtât parfois à rire, nous en saisirons la commodité et nous en braverons le ridicule pour scruter le caractère de la politique que le gouvernement français paraît avoir adoptée. Ce gouvernement avait le choix entre trois conduites : ou donner purement et simplement son adhésion aux actes du Piémont, ou faire de la résistance à l’invasion piémontaise dans les états de l’église son affaire personnelle, en se fondant sur les obligations et les intérêts particuliers et distincts que lui crée la présence d’une troupe française à Rome, ou enfin prendre la question par le côté européen, établir que la juridiction supérieure à laquelle appartient la décision des questions que le Piémont prétend à cette heure trancher seul est la réunion des grandes puissances, dire que la France n’a dans cette affaire que des responsabilités, des intérêts et des droits égaux et non supérieurs à ceux des autres états de l’Europe, et remettre le règlement de l’Italie aux délibérations d’un congrès.
La première politique, l’adhésion passive aux actes du Piémont, est à peu près la politique de l’Angleterre. Il est clair qu’elle ne pouvait être la politique de la France. L’Angleterre a plusieurs raisons excellentes de pratiquer en Italie le laisser-faire. D’abord, en agissant ainsi, elle est conséquente avec elle-même : elle n’est jamais intervenue dans les affaires proprement dites de l’Italie ; elle a hautement et constamment déploré les interventions de l’Autriche et de la France dans la péninsule. En outre, les coups portés au pouvoir temporel du pape flattent, au lieu de les blesser, ses opinions religieuses. Ces coups font violence à la légalité internationale, et à ce point de vue on peut trouver étrange qu’un gouvernement régulier les encourage. En 1814, l’Angleterre avait donné le spectacle d’une contradiction opposée. Un parti et un souverain qui représentaient le bigotisme protestant le plus intolérant, qui refusaient dans le royaume-uni l’émancipation politique aux catholiques, avaient été alors au congrès de Vienne les avocats les plus énergiques de la restauration temporelle de la papauté. Aujourd’hui ce sont les anciens adversaires de George IV, les émancipateurs des catholiques qui sont au pouvoir, et il n’y a pas à se dissimuler que parmi eux ceux même qui sont dégagés de toute passion religieuse, et qu’on peut considérer comme de libres penseurs, se réjouissent de la chute temporelle de la papauté. D’ailleurs il n’y a rien dans le-résultat final auquel touche la politique piémontaise, il n’y a rien dans l’unira de l’Italie qui blesse ou offusque les intérêts anglais. Ce peuple de vingt-quatre millions d’hommes offrira à l’industrie anglaise un immense débouché. Un des calculs les plus anciens, et, on peut le voir aujourd’hui, les plus profonds et les plus habiles de M. de Cavour, a été d’établir depuis longtemps la législation douanière du Piémont sur les principes de la liberté commerciale. Le Times le rappelait récemment : avant d’être le Palmerston de l’Italie, M. de Cavour en a été le sir Robert Peel. Enfin la création d’une nation et d’une puissance de vingt-quatre millions d’âmes sur une frontière française, sur le flanc de la France, les organes de l’opinion anglaise n’en font pas mystère, est une perspective agréable à nos voisins.
La plupart de ces raisons pour lesquelles les Anglais applaudissent à ce qui se passe en Italie empêchent le gouvernement français de voir avec une égale satisfaction l’agrandissement improvisé du Piémont. La question de l’église catholique sera toujours une des plus grandes préoccupations d’un gouvernement français. Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, la chute de la papauté temporelle est vraiment une révolution religieuse, car les rapports de l’église avec l’état, réglés par les concordats en vigueur, en seront inévitablement et profondément altérés. Le gouvernement français avait pris à l’endroit de la conservation du pouvoir temporel les engagemens publics les plus solennels. Enfin l’unité de l’Italie, la formation à notre porte d’un puissant empire consterne et déroute notre diplomatie. Il n’est pas de diplomate français qui ne considère comme une duperie gigantesque pour la France d’avoir produit et accéléré par sa propre initiative un tel résultat. Les idées vraiment libérales sont par malheur trop peu répandues encore dans notre pays pour avoir supplanté jusqu’à ce jour cette vieille routine de notre politique étrangère. L’adhésion passive de notre gouvernement aux entreprises du Piémont était donc impossible.
Le gouvernement français ne pouvait approuver l’invasion des états de l’église. Pouvait-il l’empêcher ? Pouvait-il arrêter l’armée sarde sur les frontières des Marches et de l’Ombrie ? Pouvait-il opposer un veto amical et ferme au dessein annoncé du Piémont ? Pouvait-il prendre l’affaire au compte de la France, obtenir un sursis dans ce périlleux procès, et réserver la question entière et intacte pour la porter ensuite devant la juridiction compétente ? Nous l’avons cru quant à nous, et nous avons exposé sans réticence les motifs de notre opinion. Nos lecteurs savent que nous n’avons jamais été de chauds partisans de l’occupation de Rome par nos troupes : ils présument sans doute que si une discussion théorique s’ouvrait sur les temporalités du pontificat romain, il est peu probable que nous eussions à donner des conclusions favorables au maintien de l’ancien ordre de choses ; ils n’ont pas oublié que nous n’opposons aucune objection absolue à l’unité finale de l’Italie, si cette unité est la volonté mûrie des Italiens et le couronnement régulier de leur émancipation Mais à nos yeux toutes ces questions, demeurant réservées, disparaissaient momentanément devant le fait matériel de l’invasion d’un état dans la capitale duquel nous étions présens par nos soldats et par notre drapeau.
Les Piémontais devaient savoir ! que nos soldats, le mousquet au bras et nos officiers l’épée à la main, ne sont pas à Rome pour faire de l’eau bénite. Les Piémontais, nation militaire et brave, savent qu’il est des circonstances où toutes les considérations cèdent à l’honneur militaire. Nous pouvions donc leur dire, et leurs souvenirs comme leurs aspirations militaires les rendaient dignes de nous comprendre : « Pardon, messieurs, vous venez en ennemis sur un territoire dont nous gardons le souverain en amis. Ne nous dites pas vos raisons ; il est possible qu’elles soient bonnes, au fond peut-être ne sommes-nous pas éloignés de penser comme vous : nous les ferons valoir ensemble ailleurs et dans un autre moment, s’il vous plaît. Nous n’avons pas maintenant à discuter si nous sommes chez le pape ou chez le Grand-Turc : étant ici, nous sommes chez nous. Nous sommes esclaves de la circonstance et du devoir étroit qu’elle nous crée. Il ne nous est pas permis pour l’instant d’avoir plus d’esprit et d’éloquence qu’un factionnaire. Permettez donc que nous vous disions en amis le mot que nous avons été forcés de dire en ennemis aux Russes sur le Pruth, aux Autrichiens sur le Tessin : On ne passe pas ! » Malheureusement il n’y a eu qu’un temps très court où cette conduite eût pu être tenue avec efficacité, l’intervalle qui s’est écoulé entre l’envoi de l’ultimatum piémontais et cette rencontre de Castelfidardo, qu’il eût été si désirable de prévenir pour ménager la délicatesse des sentimens français, et aussi, nous le répétons, pour ne pas compromettre l’intérêt de la cause italienne en France.
Il ne restait plus que la troisième conduite, et c’est celle que le gouvernement français paraît avoir adoptée. Nous avons protesté par le rappel de notre ministre à Turin contre l’entreprise du Piémont ; mais le cabinet de Turin ayant passé outre, d’un côté la crise italienne s’est développée dans toute sa gravité, et de l’autre il ne reste plus que cet antagonisme moral qu’opposent la plupart des grandes puissances européennes au mouvement révolutionnaire de la péninsule, antagonisme auquel le gouvernement français s’associe. Dans les deux sens, les faits se déroulent : en Italie, l’invasion du royaume de Naples succède à l’occupation des états de l’église, et la politique de M. de Cavour reçoit la sanction à peu près unanime du parlement de Turin. En Europe, les souverains du Nord vont se réunir à Varsovie, et s’apprêtent à prendre en considération les affaires italiennes. Quant à la France, elle occupe, une place intermédiaire entre le Piémont, qu’elle désapprouve et désavoue, le Piémont, qui parait avoir abusé de son amitié, mais qui, malgré tout, demeure un ami nécessaire, et les grandes puissances, dont nous proclamons bien l’autorité sur le règlement des arrangemens territoriaux de la péninsule, mais dont il nous est difficile de voir avec complaisance les mouvemens et les combinaisons particulières. L’unité de l’Italie s’accomplit dans les faits, et les élémens d’un congrès se préparent à Varsovie. C’est le gouvernement français qui a le premier invoqué la haute juridiction européenne, et qui le premier a prononcé le mot de congrès. La France a décline ainsi toute responsabilité propre, et a renoncé à toute action directe et distincte dans les événemens actuels ; elle a reporté sur l’Europe entière la responsabilité générale des décisions à prendre en face de ces événemens. C’est, suivant elle, aux grandes puissances de prononcer la solution des questions que le Piémont a soulevées. La France est d’accord avec ces puissances sur ce qu’on pourrait appeler la question préliminaire de compétence. Faut-il voir dans ce premier accord la promesse d’un accord final sur le fond des choses ? Nous n’oserions nous en flatter. Ce que nous souhaiterions du moins, c’est que, dans l’attitude prudente que notre gouvernement a prise, il fût permis de voir la résolution bien arrêtée de dégager pour l’avenir l’action de la France des complications que pourront entraîner les événemens italiens.
La réunion de Varsovie et les manifestations du parlement de Turin sanctionnant la politique des invasions et des annexions, le renversement de l’autorité temporelle du pape et de l’autonomie napolitaine, l’unité de l’Italie enfin, — voilà les deux termes extrêmes entre lesquels va se livrer le combat des principes qui divisent l’Europe.
Les informations, les appréciations, les conjectures les plus diverses se sont déjà produites touchant l’objet et les conséquences de l’entrevue de Varsovie. Les uns ont exagéré la portée de cette entrevue en annonçant que les trois souverains y poseraient les bases d’une entente commune sur toutes les questions qui agitent l’Europe, et en soutenant que, non contens de concerter leurs mesures vis-à-vis de l’Italie, ils voulaient aussi s’unir sur les questions orientales ; ceux-là voulaient même faire sortir de cette réunion une coalition prochaine contre la France. D’autres au contraire prétendent que les deux empereurs et le prince-régent se sont laissé un peu étourdiment entraîner à cette démonstration inconsidérée, qu’ils en sont aujourd’hui à regretter une démarche qui devient compromettante par le sens que l’opinion publique y attache, et que tout se passera entre eux en échange de complimens vides, de vagues assurances, de propos insignifians. Il est probable que la vérité est entre ces deux extrêmes. Nous ne pensons pas que les souverains qui se sont donné rendez-vous à Varsovie soient disposés à lancer de périlleux défis et à faire des folies ; cependant, en nous plaçant au point de vue français, nous n’essaierons pas d’atténuer cet événement. Des souverains qui représentent trois grandes puissances européennes sur cinq ne peuvent pas se réunir avec cet éclat, dans des circonstances comme celles où l’Europe est placée, sans avoir la pensée de produire un certain effet sur l’opinion publique et d’exercer une certaine influence sur la politique générale. Plusieurs faits relèvent la signification de la réunion de Varsovie. Nous ne pouvons oublier, en voyant ce rapprochement intime à des cours du Nord, que les ministres anglais ont déclaré, il y a quelques mois, que l’ancienne alliance intime n’existait plus entre la France et l’Angleterre : or l’alliance occidentale était le contre-poids naturel de l’alliance du Nord, qui paraît se reformer. La part que l’Angleterre a prise à la réconciliation de la Prusse et de l’Autriche, qui s’est consommée à Tœplitz, n’est plus un mystère pour personne. L’on en peut induire sans témérité que l’influence de l’Angleterre, naturellement servie par les bons offices de la Prusse, n’est point étrangère aux résolutions qui ont étendu jusqu’à la Russie les réconciliations de l’Autriche. Lord John Russell, qui vient d’accompagner en Allemagne la reine Victoria, a eu, dit-on, avec le ministre prussien des conférences suivies, et il n’est que naturel de supposer qu’en conséquence la pensée de l’Angleterre ne sera point absente des conférences de Varsovie. Après le refroidissement qu’ont éprouvé nos rapports politiques avec l’Angleterre, ces nouvelles combinaisons qui s’opèrent entre les grandes cours constituent une situation, nous ne dirons pas grave, mais délicate, et qui donne à réfléchir.
Nous ne savons si ces mouvemens entre les grandes cours qui se manifestent aujourd’hui par l’entrevue de Varsovie vont passer en habitude et aboutir à ce que l’on appelait autrefois dans le langage diplomatique un système. Sans étendre si loin les prévisions, les circonstances présentes suffisent pour expliquer le concert de Varsovie. On ne pouvait pas attendre, nous l’avons dit bien des fois, que les monarchies européennes laissassent s’accomplir le triomphe de principes semblables à ceux qui se sont révélés avec tant d’impétuosité en Italie, sans comprendre les périls qu’elles couraient solidairement et sans faire une tentative de résistance collective. Par un juste retour des choses, les trois puissances du Nord, qui se sentent menacées par les coups portés au droit public établi, au droit écrit par ce droit nouveau qui se fonde sur les vœux des nationalités, sont justement celles qui, en se partageant, il y a bientôt un siècle, la Pologne, ont inauguré l’ère des attentats révolutionnaires contre le droit historique et national, et ont les premières et de la façon la plus inique méconnu la probité sur laquelle repose le droit public. C’est leur complicité dans la spoliation de la Pologne qui forme aujourd’hui leur péril commun, et crée entre elles un indestructible lien. Par un étrange contraste, c’est à Varsovie, c’est sur le cœur même du peuple dépouillé qu’elles se rencontrent aujourd’hui pour venir protester contre la spoliation des états de l’église et le renversement de la dynastie napolitaine, comme si le nom même de la ville d’où ces résolutions seront datées n’en était pas la vivante réfutation. Par une fatalité non moins singulière, c’est la Prusse, le pays créé par Frédéric II, le moins scrupuleux des conquérans et l’instigateur le plus opiniâtre du partage de la Pologne, la Prusse qui détient pourtant le moindre fragment de la nation polonaise, et que son génie et ses destinées appellent à représenter l’Allemagne libérale, c’est la Prusse qui vient encore s’entremettre entre l’Autriche et la Russie, et qui apporte, dit-on, le plus de vivacité dans son opposition aux aspirations infatigables de la Pologne.
Réunies par leur vieille complicité polonaise, les cours du Nord semblent devoir à Varsovie concentrer leurs délibérations sur les affaires d’Italie. On affirme, et cela n’est point invraisemblable, que l’Autriche voudrait obtenir de la Russie et de la Prusse une sorte de verdict qui lui permît de commencer la lutte à laquelle la provoquent les derniers actes du Piémont et les récentes manifestations de l’Italie. Nous ne serions pas surpris que l’Autriche fût plus pressée qu’on ne le croit généralement d’en finir avec une situation intolérable, et qui, en se prolongeant, accroît chaque jour les forces de son ennemi, et use tous les ressorts, épuise toutes les ressources de l’empire ; mais nous doutons qu’elle trouve ses alliés enclins à seconder son impatience. L’expédient d’un congrès est du moins un préliminaire obligé qui doit avoir l’antériorité sur un recours décisif à la force. C’est cette idée d’un congrès, vaguement indiquée dans le Moniteur, qui prendra une substance et un corps dans l’entrevue de Varsovie. On sera d’accord pour dire, après la France et comme elle, qu’il n’appartient pas au Piémont de changer de ses seules mains, et sans compter avec les autres états, la distribution des territoires en Italie, distribution qui ne peut être modifiée au point de faire sortir d’un agrégat de petits états un grand royaume sans altérer en Europe la proportion et l’équilibre des forces. On s’entendra pour déclarer que, les anciennes divisions territoriales de la péninsule ayant été fixées dans une délibération des puissances, c’est également un congrès général qui a seul une autorité suffisante pour déterminer les conditions d’un nouvel équilibre italien. Les trois puissances adresseront donc collectivement à la France et à l’Angleterre la proposition d’un congrès. À l’égard de la France, cette proposition sera une simple formalité, puisque l’opinion conforme de notre gouvernement est connue d’avance. Quelques doutes subsistent sur l’adhésion de l’Angleterre ; ils nous paraissent peu fondés, à moins que l’invitation au congrès ne porte que les puissances dont l’opinion y serait en minorité devraient d’avance s’engager à respecter la décision de la majorité. Si l’invitation n’est point compliquée d’une clause semblable, l’abstention de l’Angleterre n’est guère probable. Les diplomates allemands et russes vont même jusqu’à se flatter que le congrès pourrait se constituer avec l’assentiment et la participation de la France, lors même que l’Angleterre refuserait d’y prendre part. Soit. Supposons donc qu’il soit facile de réunir promptement un congrès, et que les décisions de cette assemblée puissent être prises avec l’unanimité et la rapidité que la situation exige : quelle sera la sanction pratique dont seront revêtus les arrêts de ces assises européennes ? Comment les appliquera-t-on ? S’imaginer qu’après le grand parti que viennent de prendre le roi Victor-Emmanuel et ses ministres, les Italiens s’inclineront devant des décisions contraires à l’unité de l’Italie serait puéril. Les événemens vont vite en Italie ; chaque jour de retard rend plus illusoire l’autorité théorique d’un congrès et diminue la puissance de ses moyens d’action sur l’Italie. De deux choses l’une : ou le congrès n’appuiera pas ses décisions sur des moyens de coercition, et alors il n’aura été qu’un expédient de temporisation, qu’une contenance sous laquelle les puissances européennes auront masqué leurs prétentions stériles ; ou l’on voudra faire exécuter les décisions du congrès contraires à l’unité italienne, et alors, quel que soit le gouvernement à qui sera donnée cette fonction d’exécuteur des arrêts européens, ce gouvernement sera chargé d’entreprendre et de soutenir la plus triste, la plus funeste, la plus périlleuse des guerres, celle que l’on fait à l’indépendance et à la volonté passionnée, c’est-à-dire à l’existence même d’un peuple qui est en état de se défendre, et dont la force naissante sera surexcitée par l’esprit révolutionnaire. Ce sont de redoutables perspectives, et tout l’art des hommes d’état européens devrait en ce moment être employé à les conjurer. Lorsqu’on a suivi attentivement, depuis deux années, les affaires d’Italie, on demeure convaincu qu’il a été possible à plusieurs reprises d’assurer et de régulariser le mouvement émancipateur de la péninsule dans une direction différente de celle qu’il suit aujourd’hui. Si le programme impérial de la guerre d’Italie avait été entièrement rempli, si la France avait refoulé les Autrichiens jusqu’à l’Adriatique en délivrant Venise, qui doute que la fédération eût été possible en Italie que les renversemens de dynastie et d’autonomie qu’on a vus depuis eussent été épargnés, et que si l’unité était sa destinée finale, l’Italie eût pu y arriver avec une prudente lenteur par une progression régulière ? C’est la paix de Villafranca qui a rendu unitaires les Italiens du nord ; ce sont d’autres incidens qu’il est inutile de rappeler qui ont poussé Garibaldi et ses volontaires dans l’Italie du sud. Chaque obstacle arbitrairement et maladroitement opposé aux Italiens a redoublé leur élan et a précipité leur mouvement vers l’unité que nous voyons se consommer aujourd’hui. Sans doute plusieurs des moyens qui ont été récemment employés dans cette véhémente entreprise ont été déplorables, et nous craignons qu’ils ne suscitent dans l’avenir de terribles difficultés à l’Italie ; mais quand on voit les résultats des erreurs commises par un grand nombre d’hommes politiques d’Europe dans leurs jugemens sur les Italiens de notre temps, quand on voit que les idées fausses de ces hommes d’état ont provoqué les conséquences mêmes qui leur étaient le plus odieuses, on ne saurait porter une circonspection trop vigilante dans le choix des mesures qu’il y aura désormais à prendre à l’égard de l’Italie. Nous avouerons, pour notre part, que nous sommes saisis du spectacle que viennent de donner le gouvernement piémontais, le parlement de Turin et les divers partis qui divisent les Italiens. Nous désapprouvons les longues dissimulations, suivies des violations flagrantes du droit public qui ont marqué l’entreprise du Piémont contre les États-Romains et le royaume de Naples ; mais parmi ceux qui blâment avec nous de tels procédés, quel est celui qui pourrait méconnaître la vigueur de résolution, l’énergie de volonté, l’habileté de décision qui viennent d’être déployées au-delà des Alpes ? Quelle discipline et quelle présence d’esprit dans ces partis, qui, sentant arriver la crise suprême, font taire les plus violentes animosités personnelles pour confondre en une seule voix toutes les voix italiennes, et s’identifier au gouvernement aussi audacieux qu’habile qui s’empare de la direction du mouvement unitaire ! Les embarras de la fausse position où la France est placée ne doivent pas nous rendre injustes : sans doute il eût mieux valu, pour nous, en sortir par une de ces résolutions radicales et soudaines dont le gouvernement piémontais nous donne l’exemple ; mais nous ne pouvons méconnaître l’adresse infinie et la force de caractère avec lesquelles M. de Cavour a su profiter pour sa cause de notre fausse position. Le roi Victor-Emmanuel a brûlé ses vaisseaux et joue sa couronne avec une énergie non moins remarquable. Il s’est bien fait, sans compromis, sans arrière-pensée, ce que Mirabeau appelait le roi d’une révolution. L’Italie, son roi, son ministre, viennent de vivre des siècles en quelques jours. Cela peut nous déplaire, nous attrister, nous effrayer ; mais il serait absurde de fermer volontairement les yeux sur des faits, sur une réalité si extraordinaire. Il ne servirait de rien de contester l’unanimité des adhésions qu’entraîne en ce moment la politique de M. de Cavour, de dire qu’au-dessous des agitateurs et des audacieux qui conduisent les affaires, il y a une nation passive, défiante, indifférente. Quand cela serait vrai jusqu’à un certain point, quand il y aurait au fond de l’Italie des masses qui ne participeraient pas au bouillonnement de la surface, peu importerait. Les hommes qui sont en évidence à la tête du mouvement italien forment un corps assez nombreux, assez illustre, assez décidé, pour entraîner dans leurs résolutions, comme il est plus d’une fois arrivé à des hommes de même trempe placés dans des conditions analogues, les destinées de tout un peuple. Ces hommes disposent en ce moment des ressources financières et militaires de vingt-quatre millions d’âmes, et ils se sont montrés capables de s’en bien servir. Les faits de guerre qui viennent de s’accomplir ont infailliblement accru la force morale et matérielle de l’armée italienne. Les Italiens comptent avoir cet hiver une armée de deux cent cinquante mille hommes pleine de solidité et d’ardeur. Les soldats fournis par les populations les plus pacifiques de l’Italie donnent, nous écrit-on de Turin, des résultats inespérés. La fièvre militaire s’est emparée de la nation. Tout le monde attend avec une impatience singulière l’occasion de faire ses preuves. Le gouvernement prenant en mains la direction des affaires dans les Deux-Siciles, on est sûr du dedans ; on ne voit de périls qu’au dehors, et c’est une consolation, ajoutent nos correspondans italiens, pour ceux qui aiment l’Italie, de penser qu’elle ne pourrait périr que sous les coups de la violence étrangère. Tenter la guerre pour comprimer un peuple qui se trouve dans une telle effervescence de passion patriotique serait une faute irréparable. Cette guerre ne servirait qu’à faire ce qu’on voudrait détruire, l’unité de l’Italie. Ce résultat est si évident qu’il n’y a que trop lieu de penser que l’Italie elle-même ne veuille bientôt chercher dans une telle lutte non-seulement l’achèvement de l’indépendance de son territoire, mais l’épreuve et la consolidation de son unité politique.
Le monde se trouve donc en présence de deux révolutions extraordinaires liées l’une à l’autre, et dont, bien qu’il ait été possible de les pressentir depuis quelques mois, il est permis de dire, tant la marche des événemens a été rapide et tant la politique des gouvernemens intéressés à les retarder a été aveugle ou hésitante, qu’elles se seront accomplies inopinément. Ces deux révolutions sont l’union de l’Italie en une seule monarchie et la fin du pouvoir temporel de la papauté. Ces deux révolutions ont été pendant des siècles considérées comme des utopies. Si près qu’elles soient d’être réalisées, il est pourtant possible encore qu’elles ne sortent point de la région des utopies. Qu’on nous pardonne si, dans l’impuissance où nous sommes d’influer sur les événemens, nous nous réfugions dans la rêverie et nous contemplons un instant ces deux chimères qui sont à la fois si près et si loin de nous : l’Italie une, la papauté dépouillée du pouvoir temporel !
L’unité de l’Italie, se figure-t-on bien ce que c’est ? A-t-on l’idée de cette improvisation dans l’Europe actuelle, et au cœur de la mer souveraine de la civilisation et de la politique, d’un état qui comptera bientôt trente millions d’hommes ? Cet état à sa naissance possédera, outre les plus abondantes richesses de la nature, les ressources et les instrumens de la civilisation la plus raffinée. Ses peuples auront accompli une révolution nationale en fortifiant en eux du même coup l’esprit monarchique et l’esprit de conservation sociale. Il arrivera à la vie politique sans être encombré d’une plèbe démagogique. Sa révolution aura été surtout conduite par ses classes aristocratiques, et elle laissera pour récompense à ces classes la popularité. Les lumières qui naissent du génie naturel et de la culture de l’esprit seront plus abondantes peut-être chez ce peuple que dans aucune autre nation. À comparer individus à individus, il y a relativement en Italie, à l’heure qu’il est, plus d’hommes éminens et supérieurs qu’en aucun autre pays de l’Europe. Il y a trente ans, un homme d’un esprit infini, Henri Heine, disait que les Italiens mettaient toute leur politique dans la musique, et que leur plus grand homme d’état était le maestro Rossini. Aujourd’hui, avec les aptitudes prononcées pour la politique qui sont inhérentes à leur race, eux qui envoyaient autrefois leurs hommes d’état à l’étranger, en Allemagne, en Espagne, en France, pour y être de grands ministres ou de grands empereurs, ils ont un Cavour, et peuvent le garder pour eux-mêmes. À toutes les attractions qui appellent chez eux les étrangers, ils vont ajouter une attraction suprême : la vie politique dans la liberté. Ils veulent avoir Rome pour capitale, et quand dans cette Rome ils auront placé le foyer de la vie littéraire, le centre de la vie politique, le parlement, c’est-à-dire le gouvernement par l’éloquence, quelle capitale en Europe pourra lui disputer la suprématie ? Ils ont ou ils auront Gênes et Venise : quel éclat ne pourront-ils pas rendre à ces vieilles métropoles commerçantes ? Avec les souvenirs de ces républiques marchandes, avec les armées et les escadres d’un grand royaume, ne pressent-on pas la part qu’ils prendront dans la question d’Orient ? Et que diront ceux qui convoitent l’héritage des Turcs, lorsqu’ils verront se présenter ce candidat si redoutable et si peu attendu à la succession de l’empire ottoman ?
Le pape n’est plus souverain temporel ; il n’est plus que le chef de la plus nombreuse des fractions de la famille chrétienne. Où les gouvernemens iront-ils saisir ce souverain des âmes qu’ils rencontreront pourtant à chaque instant dans la conscience des hommes sur lesquels ils règnent ? Plus donc de diplomatie, plus de négociations, plus de contrats et de concordats entre les gouvernemens et le pontife ! Le chef du catholicisme sera forcé de placer sa foi sous le rempart de la liberté de conscience. Alors plus d’églises d’état : peu à peu, à la longue, les églises sont libres ; les temporalités ecclésiastiques, en tant qu’elles sont liées au mécanisme des gouvernemens, disparaissent ; le prêtre n’est plus fonctionnaire ; l’évêque n’a plus à prendre rang parmi les autorités dans les représentations officielles ; la chaîne dorée du budget des cultes se rompt ; le prêtre vit de l’autel, mais la rétribution du fidèle est volontaire. Ainsi se dissout cet antique mariage qui datait du jour où l’empire se fit chrétien, et où l’état entra dans l’église et l’église dans l’état. Le nouveau régime deviendra bien peut-être, à la longue, gênant pour les gouvernemens ; mais il retrempera la ferveur catholique et nous ramènera aux premiers temps du christianisme…
Il est cruel de se réveiller au milieu de ces rêves, quand on réfléchit qu’une guerre générale et un cataclysme européen peuvent seuls vraisemblablement empêcher la réalisation de ces deux utopies.
e. forcade.
Un éminent officier de la marine française exprimait dernièrement dans la Revue des Deux Mondes[1] un vœu auquel nous sommes heureux de pouvoir répondre. « Ce n’est pas, disait-il, le développement matériel de la marine russe que nous aurions à étudier, mais bien plutôt les dispositions éminemment libérales par lesquelles le grand-duc Constantin s’est efforcé d’améliorer le sort de la grande famille à la tête de laquelle la confiance de l’empereur l’a placé. » Bien qu’étranger à cette noble famille, qui a su, dans la guerre de Crimée, conquérir l’estime de ses ennemis eux-mêmes, nous avons tenu à nous procurer des informations précises sur le sujet qui préoccupait à si bon droit l’amiral français. Il nous a été donné de consulter quelques documens officiels qui mettent en pleine évidence cette sollicitude du gouvernement russe pour le sort du marin à laquelle on rendait dans la Revue un si éclatant hommage. En attendant un tableau plus complet, que nous voudrions voir tracé par une plume mieux autorisée que la nôtre, peut-être ne lira-t-on pas sans intérêt ces détails sur la condition présente des marins russes telle que l’assurent les récentes mesures adoptées sous la généreuse Influence du grand-duc Constantin.
C’est depuis la guerre de Crimée surtout qu’une impulsion paternellement réformatrice s’est fait sentir dans la marine russe. Les réformes accomplies embrassent deux ordres d’intérêts bien distincts, c’est entre la vie morale et la vie matérielle du marin que le gouvernement à partagé son attention. Indiquons d’abord en quoi consistent les réformes morales.
Le marin russe apportait autrefois au service des bras vigoureux, mais rien de plus. Le gouvernement a compris qu’il fallait veiller à l’éducation intellectuelle de cette population inculte, et il n’épargne pas les efforts pour lui dispenser largement l’instruction. Cronstadt n’a pas seulement des arsenaux et des forts redoutables, la terrible place de guerre a aussi son école, que fréquentent en hiver plus de 300 marins. On y apprend à lire, à écrire, à compter, à se servir du compas. Le ministère de la marine distribue en outre dans les différens corps détachés des ouvrages de morale et des livres de piété. Des bibliothèques maritimes sont ouvertes partout aux officiers et aux matelots. Ce sont là des soins dont les autres marines de l’Europe avaient donné l’exemple ; mais ce que l’état n’a fait, je pense, en aucun pays, le gouvernement russe a voulu le faire en faveur des officiers de sa marine. Il a voulu assurer l’avenir des enfans d’officiers de tous grades ayant servi pendant plus de vingt ans. Pour réaliser cette pensée généreuse, il ne s’est pas contenté, comme en d’autres contrées, d’instituer des bourses ou des admissions gratuites dans des collèges spéciaux. Il a fait plus et mieux. Il a inscrit au nom de chaque enfant, sans distinction de sexe, une pension dont le père conserverait le libre usage, qui ne lui imposerait pas même l’obligation de choisir pour ses fils une carrière maritime et qui ferait d’une nombreuse descendance bien moins un fardeau qu’une source de bien-être. C’est ainsi qu’en 1856, une somme de 485, 400 fr. a été consacrée à des pensions qui n’ont d’analogie avec aucune des allocations inscrites aux budgets maritimes des autres puissances européennes. En 1857, ce crédit a été porté au chiffre de 1,025, 360 fr., et successivement à celui de 1, 190, 600 fr. en 1858, de 1, 193, 147 francs en 1859. Par cette disposition bienfaisante, le sort de 1, 691 enfans, dont 699 garçons et 992 filles, a été mis à l’abri des terribles vicissitudes qui attendent les familles des fonctionnaires publics, lorsqu’une mort prématurée leur enlève leur chef et leur soutien. Ce qu’en d’autres pays on accorde quelquefois à de longues sollicitations, toujours si pénibles aux âmes généreuses, est devenu un droit sacré en Russie. Le fils ou la fille d’un officier de marine n’y connaîtra jamais la misère, car la pension octroyée pour chaque enfant lui est continuée jusqu’à l’âge de dix-huit ans, sans préjudice de la pension de retraite attribuée aux veuves et aux orphelins. On a vu d’ailleurs, de 1853 à 1856, plus de 480 enfans placés par les soins du prince grand-amiral dans diverses maisons d’éducation, et depuis 1856, il est entretenu aux frais du ministère de la marine 80 bourses pour garçons et filles dont les parens ne peuvent jouir légalement des secours accordés pour l’éducation des enfans d’officiers ; le ministère dépense à cet effet 64,000 francs. M. l’amiral Jurien de La Gravière a raison de dire, on le voit, que la marine en Russie « est l’objet d’une sollicitude qui se manifeste chaque année par de nouveaux bienfaits. »
L’instruction militaire n’est pas oubliée non plus. Un vaisseau spécial a été désigné pour former les chefs de pièces nécessaires à la flotte. Ce vaisseau fait chaque année des exercices pendant tout l’été, comme cela se pratique en France et en Angleterre. Des écoles de tir et de gymnastique existent dans chaque équipage. On a compris qu’il importait de faire du matelot un homme de mer complet, et on a supprimé certaines dispositions qui lui imposaient dans les ports une sorte de domesticité peu compatible avec la dignité de la vie militaire. On a voulu en même temps rendre l’impôt du recrutement moins lourd pour les familles pauvres, en réduisant de 25 à 14 ans la durée du service exigé. On a supprimé la corporation des enfans de troupes appelés cantonistes, dont la vie entière devait être consacrée à l’état. Les hommes devenus incapables de servir avant l’expiration de leur engagement par suite de blessures ou d’infirmités sont placés dans des établissemens dépendant des bureaux de l’assistance publique et dans une maison spécialement affectée aux invalides, entretenue aux frais du ministère de la marine ; 221 matelots sont logés dans ce dernier établissement avec femmes et enfans, et en outre 333 reçoivent des subsides du ministère. Les victimes de la dernière guerre d’Orient ont été secourues avec la plus libérale générosité. De 1853 à 1856, l’état a distribué en secours aux familles des morts et des blessés de Sébastopol 7, 785, 695 francs.
Une fois le temps du service accompli, l’état s’efforce encore d’assurer l’existence de ses marins. Un projet est à l’étude pour créer des pensions de retraite en dehors des pensions déjà délivrées par le gouvernement et de celles que fournit la caisse de l’émérital, qui fonctionne au ministère de la marine depuis près de quatre ans[2]. Le taux des pensions de retraite délivrées aux officiers de tout grade est cependant déjà considérable. Un amiral, après 25 ans de service, reçoit du trésor 2,860 fr., et de la caisse de l’éméritat 858 fr. ; — après 35 ans, du trésor 5, 720 fr., de la caisse 1, 144 fr. Le chiffre des pensions réunies (du trésor et de la caisse) est de 2,977 fr. pour le vice-amiral après 25 ans, de 5,496 fr. après 35 ans ; de 2,236 fr. pour le contre-amiral dans la première condition, de 4, 128 fr. dans la seconde. Le taux des pensions assurées aux capitaines, lieutenans, enseignes, n’est pas réglé sur une base moins libérale.
Suivons maintenant le marin russe à bord. Ici les améliorations portent principalement sur la vie matérielle. La solde a été augmentée pour l’ordinaire à terre comme en mer. Avant 1853, un maître d’équipage, dans le service à l’intérieur, recevait 71 fr. d’appointemens annuels, plus 58 fr. pour son habillement, 42 fr. pour son logement. La nourriture calculée pour 7 mois seulement comprenait 33 fr. pour alimens divers, 12 fr. pour la viande et le sel. En tout, il recevait une solde de 216 fr. par an. Aujourd’hui, avec 71 fr. d’appointemens, 58 fr. d’habillement, il reçoit 66 fr. pour logement, 33 fr. pour nourriture, 28 fr. pour viande et sel, en tout 256 fr. En mer, il reçoit de plus 160 fr. d’argent de ration. En pays étranger, les appointemens sont portés à 142 fr., l’habillement à 58 fr. ; on lui compte de plus 80 fr. de linge de table et de corps, 544 fr. d’argent de ration. Pour les autres sous-officiers, le total de la solde s’est élevé de 180 fr. avant 1853 à 220 fr. en 1860 pour le service intérieur, de 752 fr. à 848 fr. pour le service extérieur. Les matelots, qui recevaient une solde de 156 fr. en 1853, touchent en 1860 une solde de 196 fr. dans le service intérieur ; — dans le service extérieur, 395 fr. au lieu de 363 fr.
Une grande, une précieuse force pour une marine, c’est le corps des officiers. C’est par eux que se maintiennent les grandes traditions ; ils sont comme l’âme d’une armée navale. L’état remplit donc un pieux devoir en assurant à ces précieuses existences le noble éclat qui doit les entourer dans. le service actif, et la sécurité qu’elles réclament quand vient le moment de la retraite. La flotte russe compte 14 amiraux (dont 4 sont membres du conseil de l’empire), 27 vice-amiraux, 37 contre-amiraux, 111 capitaines de 1er rang (capitaines de vaisseau), 78 capitaines de 2e rang (capitaines de frégate), 262 capitaines-lieutenans (capitaines de corvette), 578 lieutenans, 456 enseignes, total 1,563 officiers, à quelques unités près le chiffre de la marine française. Un amiral à l’intérieur de l’empire recevait, avant 1853, 17,508 fr., à savoir 5,720 fr. pour appointemens, 8,008 fr. pour argent de table, 3,428 fr. pour logement, 352 fr. pour domestiques. En 1860, il reçoit 22,624 fr., à savoir 7,420 fr, pour appointemens, 8,008 fr. pour table, 6,864 fr. pour logement, 352 fr. pour domestiques. De plus, en mer, l’argent de table est porté à 16,800 fr., auxquels on ajoute, comme argent de ration, 3,120 fr., plus 1, 440 pour domestiques. En mer et en pays étranger, l’argent de table est porté à 23,800 fr., l’argent de ration à 37, 960 fr., le prix du domestique à 3, 380 fr. On a de même élevé les appointemens d’un vice-amiral dans les diverses branches de service actif où il peut être employé. Commandant en chef d’une escadre sur les côtes de l’empire, il recevra 32, 228 fr. par an[3] ; — commandant en second, 21,868 fr. ; — ministre de la marine, 56,000 fr. ; — membre du conseil de l’amirauté, 28,000 fr. ; — membre du conseil de l’auditorat, 28,000 fr. ; — vice-directeur du département, 20,000 fr. ; — commandant en chef de port, 28,000 fr. ; — commandant en second, 12,000 fr. Telles sont les conditions du service actif ; voici celles de la réserve. La réserve, on le sait, correspond à la demi-solde française ; les officiers de la réserve reçoivent un traitement sans être soumis à aucun service ; ils peuvent séjourner où bon leur semble, soit en Russie, soit en pays étranger. Ils conservent l’uniforme et les insignes de leur grade, mais ne peuvent être armés. Un vice-amiral dans la réserve reçoit 5,920 fr., un contre-amiral 4,440 fr., un capitaine en 1er 3,000 fr., en 2e 2,320 fr., un capitaine-lieutenant 1,920 fr., un lieutenant 1,600 fr., un enseigne 1,360 fr.
Un rapide tableau fera ressortir encore quelques différences significatives dans la situation des officiers de marine russes avant et depuis 1853.
Traitement à l’intérieur de l’empire[4] | " | Traitement en pays étranger | " | |
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Avant 1853 | En 1860 | Avant 1853 | En 1860 | |
Contre-amiral | 12,236 | 21,868 | 31,048 | 37,744 |
Capitaine de vaisseau en 1er | 6,960 | 14,000 | 18,912 | 25,164 |
Capitaine de vaisseau en 2e ou capitaine de frégate | 4,568 | 7,900 | 12,920 | 15,120 |
Capitaine de corvette ou capitaine-lieutenant | 3,480 | 6,392 | 9,480 | 11,400 |
Capitaine de clipper (aviso) | 3,360 | 6,272 | 9,220 | 11,140 |
Enseigne | 1,600 | 2,424 | 5,140 | 5,436 |
Veut-on savoir maintenant dans quelle mesure cette amélioration dans les conditions matérielles faites aux marins russes correspond à un développement de la marine nationale et surtout de l’emploi de la vapeur dans cette marine ; quelques chiffres encore montreront quel a été le mouvement de la marine à vapeur comparé à celui de la marine à voiles de 1853 à 1859. Voici pour cette période le chiffre des bâtimens à vapeur et à voiles et des officiers ayant navigué en pays étranger de 1853 à 1859. Dans ce chiffre ne sont pas naturellement compris les navires composant l’escadre d’évolutions de la Baltique. Il ne s’agit ici que des stations extérieures. L’escadre de la Baltique comptait en 1859 six vaisseaux à hélice, et chaque année verra probablement s’accroître cette escadre, car il est de principe en Russie d’entretenir autant que possible une nombreuse armée permanente.
De 1853 à 1855, la Russie compte 7 bâtimens à voiles (3 frégates, 1 corvette, 2 transports, 1 goélette) naviguant dans les mers étrangères. En 1856 apparaissent les bâtimens à vapeur ; le nombre des bâtimens à vapeur employés en pays étranger en 1856 est de 1 vaisseau, 1 frégate, 6 clippers, 1 brick, 1 transport : total 9 bâtimens à vapeur, plus 5 bâtimens à voiles, le tout monté par 156 officiers, 60 élèves, 3,052 matelots. Le chiffre des bâtimens à vapeur naviguant à l’étranger s’élève encore en 1857. Il est de 18, savoir 1 vaisseau, 3 frégates, 10 corvettes, 3 clippers, 1 transport. Les bâtimens à voiles sont au nombre de 5, savoir 2 frégates, 1 corvette, 1 brick, 1 transport, en tout 23 bâtimens montés par 352 officiers, 89 élèves, 5, 773 matelots. Les chiffres de 1858 et 59 sont encore plus significatifs : — pour 1858, 25 bâtimens à vapeur contre 3 bâtimens à voiles ; — pour 1859, 27 bâtimens à vapeur et pas un seul bâtiment à voiles.
Nous n’avons fait ici que grouper quelques récentes données statistiques, mais elles suffisent certainement pour faire apprécier l’importance des réformes accomplies dans la marine russe depuis quelques années. Ces réformes sont principalement administratives ; en effet, c’est dans l’administration surtout qu’il importait d’introduire une vie nouvelle. Des mesures financières ont concouru avec les mesures administratives pour assurer ce résultat sans élever le chiffre total du budget. En simplifiant quelques rouages, en diminuant le personnel des bureaux, on a réalisé des économies qui tourneront au profit de la marine tout entière. On a supprimé les deux tiers des employés du ministère de la marine, en leur accordant une prime de retraite qui atténue pour eux les conséquences matérielles de cette perte d’emploi. C’est enfin à mettre la marine russe, sous le rapport administratif comme sous le rapport militaire, au niveau de celles de France et d’Angleterre qu’on a voulu arriver par de si énergiques efforts. Ces efforts méritent d’être couronnés de succès.
Pce NICOLAS TROUBETZKOÏ.
L’Allemagne est le pays des livres, et surtout des livres qui ont rapport à l’art musical. Le catalogue de tout ce qui se publie chaque année à la foire de Leipzig forme un gros volume, où le chapitre consacré aux arts tient une bonne et large place. On écrit sur tout, à propos de tout, et le moindre incident de la vie publique devient l’objet d’une brochure ou d’un gros volume. On y étudie la vie des grands maîtres, on publie leurs œuvres, on glorifie leur mémoire et on maintient le respect des ancêtres au milieu des événemens du jour qui entraînent l’esprit humain on ne sait vers quel avenir de progrès ou d’abaissement intellectuel et moral. Les Allemands sont rarement concis ; leurs livres sont remplis de détails infiniment petits, qui absorbent l’attention du lecteur aux dépens de l’idée première qui est l’objet de leur étude. Tout dans la vie d’un homme célèbre leur paraît digne d’être transmis à la postérité, et ils chargent leurs pages de notes explicatives qui étouffent le texte et détruisent l’intérêt de l’ensemble. Ce défaut se fait particulièrement remarquer dans la Vie de Mozart, par M. Otto Jahn, l’ouvrage après tout le plus complet qu’on ait écrit sur l’auteur de Don Juan.
Puisque nous venons de nommer le chef-d’œuvre de Mozart, sur lequel il a été écrit de quoi former une bibliothèque de commentaires historiques et psychologiques, nous voulons dire un mot d’un opuscule intéressant qui a paru à Breslau sur la Mise en scène de Don Juan, d’après le libretto original de Lorenzo da Ponte. L’auteur de cet opuscule, M. de Wolzogen, est un esprit cultivé, un amateur des arts qui a longtemps habité Paris ; il a eu la bonne fortune de trouver dans la bibliothèque d’un curieux le libretto original de Don Juan qui fut publié à Prague en 1787, quelque temps avant la première représentation du chef-d’œuvre. Il suit scène par scène le poème de da Ponte, qui porte le titre de drama giocoso, et il en fait ressortir l’esprit avec beaucoup de goût et d’ingéniosité. L’opuscule de M. de Wolzogen ne peut manquer d’intéresser les nombreux admirateurs du plus parfait chef-d’œuvre de la musique dramatique.
M. de Wolzogen, qui aime le théâtre et qui comprend la bonne musique, a publié dans différens journaux politiques et littéraires de l’Allemagne des articles piquans qu’il vient de réunir en un volume sous ce titre : Théâtre et Musique. Nous y avons particulièrement remarqué le chapitre sur la décadence de l’art de chanter, qui renferme d’excellentes observations ; celui intitulé la Musique allemande en Italie, où l’on trouve des faits curieux et vrais ; enfin le chapitre sur la Musique de l’avenir, qui parut d’abord dans la Gazette d’Augsbourg en 1858. Les idées saines de M. de Wolzogen, que nous partageons entièrement, furent accueillies alors avec une légitime sympathie. M. de Wolzogen écrit avec une prestesse de style qui n’est pas une qualité commune au-delà du Rhin.
Le dernier des grands compositeurs allemands, Louis Spohr, qui est mort l’année dernière à Cassel, plein de jours et de gloire, a déjà occupé la plume des biographes, et l’un de ses élèves, M. Alexandre Malibran, a consacré à la mémoire de ce compositeur éminent quelques pages émues et touchantes. Si je ne me trompe, M. Malibran est venu, il y a cinq ou six ans, à Paris, où il a fait entendre au public une symphonie maritime de sa composition qui avait tous les inconvéniens de la musique pittoresque, lorsqu’elle n’est pas l’œuvre d’un homme de génie. M. Malibran a mieux réussi à raconter la vie de son maître, qui était un homme excellent à ce qu’il semble, plein d’aménité pour les personnes qu’il admettait dans sa familiarité. Spohr, qui a beaucoup voyagé pendant sa longue carrière de soixante-quinze ans, est venu aussi à Paris en 1819. Il n’avait pas conservé un très bon souvenir de son séjour dans la capitale de la France, et il jugeait les maîtres et les artistes de l’école française avec sévérité. Du reste, Spohr n’épargnait pas même le grand génie de Beethoven, dont il a dit n’avoir jamais pu comprendre les dernières compositions, parmi lesquelles se trouvent la Symphonie avec chœurs et plusieurs des plus beaux quatuors ! Le livre de M. Malibran, qui se lit avec intérêt, ne peut pas dispenser de connaître l’autobiographie que Spohr a laissée de lui-même, et qui se publie par livraisons en Allemagne. C’est là que Spohr a laissé les élémens d’une étude curieuse à faire sur ce grand musicien, ainsi que sur toute la nouvelle école qui s’est élevée depuis la mort de Mozart.
L’enseignement populaire de la musique en France est depuis quelques années le sujet d’un vif débat. Des méthodes nouvelles se sont produites avec beaucoup de fracas, qui ont demandé d’abord humblement d’être écoutées, d’être examinées avec calme et impartialité. Des jugemens divers ont été portés sur ces méthodes, qui ont fini par élever leurs prétentions jusqu’au système et par dire aux principes connus de l’enseignement existant : La maison m’appartient, c’est à vous d’en sortir. Ce débat contradictoire a donné lieu à un grand nombre d’écrits et de brochures que nous avons sous les yeux et qui sont signés de noms considérables dans l’art aussi bien que dans la politique. Comme toujours, les intérêts matériels et l’amour-propre des différens champions se sont introduits dans cette question de pure pédagogie et l’ont fait dévier de sa route pacifique. Nous nous sommes abstenu jusqu’ici de nous engager dans la mêlée et de prendre parti pour ou contre les réformateurs de la science officielle de l’enseignement populaire de la musique. L’art grand et noble, tel que nous l’aimons, n’ayant presque rien à démêler avec ces questions puériles de quiproquos et d’a, b, c, nous avons contemplé la lutte, non pas avec indifférence, car nous avons sur ces matières une opinion très arrêtée, mais en observateur patient qui écoute les bonnes raisons qui peuvent être dites par les uns et par les autres. En attendant que nous abordions directement cette question épineuse de l’enseignement populaire de la musique en France, nous voulons aujourd’hui recommander un petit essai qui résume avec clarté tous les faits historiques relatifs au sujet qui nous occupe.
Comme le Conservatoire de musique, comme l’École polytechnique et presque tous les grands élémens de la société moderne, l’enseignement populaire de la musique en France date de la révolution. Les quatre ou cinq cents maîtrises qui existaient avant 1789 avaient pour mission d’élever des enfans de chœur, des chantres et des maîtres de chapelle pour le service de l’église. S’il est sorti de ces conservatoires de musique religieuse quelques belles voix dont les théâtres ont profité, ce fut un bon effet du hasard, mais non pas un résultat prévu par les instituteurs des maîtrises. Ce fut M. Jomard, de l’Institut, qui importa de l’Angleterre les principes de l’enseignement de Lancastre, d’origine, française, au dire de M. Boiteau, l’auteur du petit volume dont nous parlons ; mais c’est surtout à un homme pénétré de l’esprit de la méthode anglaise, à Wilhem, que sont dus les premiers essais d’un enseignement populaire de la musique en France. Choron, notre illustre maître, qui toute sa vie s’est occupé de ce grave sujet, n’a jamais pu atteindre le but d’utilité générale et populaire que s’est proposé Wilhem. M. Boiteau raconte la vie laborieuse de Wilhem, ses efforts, ses tâtonnemens inévitables et le triomphe définitif de son mode d’enseignement, qui fut adopté dans les écoles primaires de la ville de Paris en 1826. Le gouvernement de juillet ne fut pas moins favorable à la méthode de Wilhem que ne l’avait été la restauration. En 1834, le ministre de l’instruction publique, qui était M. Guizot, décida que deux cents écoles primaires de France seraient dotées de la méthode Wilhem, et en 1838 l’université adopta officiellement cette même méthode et ordonna que le chant ferait partie des études de toutes les écoles primaires. La propagation de l’enseignement populaire de la musique selon la méthode de Wilhem survit à sa mort, qui arriva en 1842, et les grandes réunions orphéoniques, dont il fut également le créateur, propagent dans toute la France et même dans toute l’Europe le nom illustre de ce modeste instituteur du peuple.
Nous ne suivrons pas l’auteur du livre sur l’Enseignement populaire de la musique dans le récit intéressant qu’il fait des grands événemens de 1848. On vit alors la méthode de Wilhem tomber en défaveur auprès des nouveaux pouvoirs qui gouvernaient la France. Comme toujours, la politique se mêla d’une question qui lui était étrangère, et des méthodes nouvelles, plus démocratiques que ne l’était celle de Wilhem, prétendirent la supplanter dans les écoles primaires, essayant même de pénétrer jusqu’au Conservatoire. Cette plaisanterie n’a pas même fait sourire les hauts et puissans personnages qui se sont faits les protecteurs d’une méthode qui serait à la langue musicale ce que la réforme de M. Marie aurait été à la langue de Racine et de Bossuet. La lutte cependant a été longue entre la méthode de Wilhem et celle qui voulait la remplacer, lutte bruyante, acharnée, qui dure encore. La méthode de Wilhem a été affaiblie sans que les réformateurs puissent encore se vanter de l’avoir vaincue. Un troisième champion s’est glissé dans la mêlée qui, à l’aide de l’autorité supérieure, dont il possède les bonnes grâces, a fait adopter une méthode de sa façon si savante et si profonde, qu’on a été obligé de l’abandonner. M. Halévy a été chargé d’en rédiger une seconde, qui ne semble pas meilleure que la première, en sorte que l’enseignement de la musique dans les écoles communales de la ville de Paris est dans un complet désarroi depuis que les membres de l’Institut, au lieu d’écrire des opéras, font des discours et des méthodes inapplicables qui se vendent à un très grand nombre d’exemplaires. « Nous avons aujourd’hui, dit l’auteur du livre sur l’Enseignement populaire de la Musique, trois méthodes en présence où il n’y en avait qu’une. La ville de Paris avait tout fait pour établir la méthode Wilhem, elle en était fière, elle avait raille raisons pour en être satisfaite, et voilà qu’elle l’abandonne tout à coup, ainsi que l’enseignement mutuel, pour mettre en pratique le livre de M. Halévy. Tôt ou tard la ville de Paris, qui était jadis si prudente, s’apercevra qu’elle a tenté sans raison une expérience périlleuse. On doit faire le moins d’expériences qu’il est possible en matière d’enseignement. Que ceux donc qui en France pratiquent la méthode Wilhem s’y tiennent fidèlement, et que ceux qui, ayant charge d’écoles populaires, ne savent laquelle choisir se gardent bien de ne pas pratiquer celle de Wilhem. »
Les méthodes, expéditives pour apprendre toute sorte de sciences ne manquent pas du reste en France, et si la connaissance. des élémens de la musique, de l’harmonie et même de la composition ne se répand pas dans toutes les classes de la société, ce ne sera pas la faute des instituteurs qui, comme M. Halévy, se dévouent à cet ingrat labeur de l’enseignement. Nous avons précisément sous les yeux un Nouvel enseignement musical, ou Méthode pratique pour apprendre simultanément la lecture musicale, les accords et la composition. L’auteur de cet ouvrage ingénieux, M. Bernardin Rahn, n’a-t-il pas trop abusé de l’analyse et des subdivisions, et croit-il sincèrement que sa méthode pourrait être mise avec profit dans les mains d’un enfant sans la présence d’un maître qui guiderait son jeune esprit à travers le labyrinthe des définitions ? Je ne le pense pas. En général, ceux qui enseignent les élémens d’un art quelconque, particulièrement la musique, ne se préoccupent pas assez des inclinations de l’esprit des enfans, qu’il ne faut pas embarrasser avant l’heure des conséquences d’un principe posé. Le catéchisme commence par dire : Dieu a créé le ciel et la terre, sans prétendre expliquer comment cela s’est fait. Dites donc aux enfans immédiatement et absolument ce que vous avez à leur apprendre, et laissez au temps et aux leçons de chaque jour à faire le reste. La méthode ingénieuse et très scientifique de M. Bernardin Rahn prouve seulement qu’il est un excellent professeur, qu’on fera bien d’avoir recours à ses conseils et de le prendre pour guide du Nouvel enseignement qu’il vient de publier.
Le diapason légal, qui a été fixé l’année dernière par une ordonnance ministérielle, est déjà introduit à l’Opéra et au Théâtre-Italien, qui a fait sa réouverture le 2 octobre. Malgré la molle résistance des esprits routiniers et celle plus énergique des intérêts qui se trouvent lésés par cette réforme salutaire, l’application du nouveau diapason se fera dans tous les grands théâtres lyriques de l’Europe. Le gouvernement russe l’a introduit au théâtre italien de Saint-Pétersbourg. J’ai entendu dire dans le monde des artistes et des amateurs que la sonorité de l’orchestre de l’Opéra avait beaucoup perdu de son éclat depuis l’introduction du nouveau diapason. J’avoue, à ma honte, que je ne me suis pas aperçu de cet amoindrissement de la sonorité, que je trouve plutôt encore excessive, par rapport aux chanteurs qui se démènent sur la scène. L’abaissement du diapason était devenu une nécessité pour les théâtres lyriques, et en prenant l’initiative de cette réforme, l’autorité a rendu un véritable service à l’art, surtout à l’art de bien chanter. On peut lire dans un opuscule de M. Bénédit : Étude sur le diapason normal, ce que les théâtres de province ont eu à souffrir de l’extrême sonorité des orchestres qui écrasaient les pauvres chanteurs ; M. Bénédit, qui défend avec esprit dans un des principaux organes de la presse provinciale, le Sémaphore de Marseille, les saines idées de l’art, a réuni, en quelques pages vives, les meilleurs argumens en faveur du nouveau diapason, qui fera le tour du monde.
P. SCUDO.
V. DE MARS.
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- ↑ M. le contre-amiral Jurien de La Gravière, dans la Revue du 1er avril 1860, p. 599.
- ↑ Cette caisse a été fondée en 1856 ; elle possède un capital de 10,400,000 francs.
- ↑ Avant 1853 il ne recevait que 17, 188 francs.
- ↑ Avec calcul d’un supplément de solde en mer par semestre.
- ↑ La Mise en scène du Don Juan de Mozart, d’après le libretto original de Da Ponte. — Le Théâtre et la Musique, par M. de Wolzogen. — Louis Spohr, sa vie et ses œuvres, par M. Alexandre Malibran. — De l’Enseignement populaire de la musique en France, par M. Boiteau. — Le Diapason normal, par M. G. Bénédit.