Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1860

Chronique n° 683
30 septembre 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre 1860.

Ce n’est point, hélas ! à la légère qu’à propos de cette invasion des états pontificaux, qui n’était alors qu’une menace, nous disions, il y a un mois, aux Italiens : « Ménagez l’honneur de la France, ménagez des Français illustres, ménagez les sentimens français. » Nous redoutions pour les Italiens bien plus que pour nous le choc où ils allaient rencontrer les volontaires français de la petite armée pontificale, commandés par un de nos généraux les plus glorieux et les plus aimés. Nous redoutions la situation si pénible qu’ils allaient faire à la France tenant garnison dans Rome. L’épreuve que nous signalions d’avance est arrivée en des circonstances plus douloureuses, avec des conséquences plus graves encore que nous ne l’avions prévu. Ce ne sont pas les volontaires garibaldiens, — la lutte eût été moins inégale, — c’est l’armée du Piémont, une armée régulière et six fois plus nombreuse que la sienne, que le général Lamoricière a eu à combattre. Ce n’est pas l’assaut d’un parti révolutionnaire que subit le pouvoir temporel de la papauté ; c’est un gouvernement sans comparaison plus puissant que celui du pape qui décrète arbitrairement à lui tout seul, devant les autres états du monde, la suppression de ce pouvoir, et qui accomplit cette suppression par la force irrésistible de ses armes, sous les yeux de notre garnison de Rome. Nous le disons avec une sincère douleur, mais c’est un fait aujourd’hui irréparable, et il ne faut pas que les Italiens feignent de l’ignorer : l’audace rusée du Piémont, non moins que les aveugles rodomontades de Garibaldi, a porté aux sentimens de la France une cruelle blessure.

Pense-t-on par hasard à Turin que chez les Français, dont les sympathies et l’appui moral ont du prix, on ait vu sans un serrement de cœur les dures extrémités où la surprise de l’agression piémontaise a poussé le général Lamoricière et les Français qui s’étaient enrôlés sous la bannière pontificale, qu’on ait lu sans une méprisante indignation les outrages qu’un chef piémontais envoyait à cette poignée de braves gens qu’il allait accabler ? Dans cette armée française, qui a payé l’année dernière l’agrandissement du Piémont du sang de soixante mille de ses soldats, cette conduite, ces procédés, ce langage ont, nous en savons quelque chose, fait passer un frisson de colère contenue. Avec les conditions qui étaient faites à la défense du pape, il n’y a dans le combat de Castelfidardo et dans la reddition d’Ancône rien qui puisse entamer la réputation militaire du général Lamoricière et des Français qui le secondaient. Le général n’avait jamais dû s’attendre à être attaqué par l’armée du Piémont. On a la mémoire si courte et l’on réfléchit si peu en ce temps-ci, qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler l’objet et le caractère de la mission que le général Lamoricière avait acceptée. Un des reproches les plus graves que l’on fit au gouvernement pontifical était de ne pouvoir se soutenir par ses propres forces, d’emprunter pour sa défense les troupes de puissances étrangères, et de mettre ainsi la main de l’étranger, la main de l’Autriche et de la France, dans les affaires de l’Italie. C’était une situation fausse pour la papauté, dont au fond elle compromettait l’indépendance politique, fausse surtout pour les puissances qui prêtaient leurs troupes au pape, et auxquelles leur intervention dans les États-Romains suscitait d’inextricables embarras. Il n’y a donc que justice à dire que l’expérience que le général Lamoricière s’était chargé de tenter n’avait d’autre objet que de faire cesser, pour la France aussi bien que pour le pape et pour l’Italie elle-même, les difficultés de cette fausse situation. La force qu’il s’agissait d’organiser dans les états pontificaux ne pouvait, en aucun cas, être agressive : elle devait simplement suffire à la protection de l’ordre intérieur et opposer tout au plus une barrière à quelque irruption désordonnée de corps francs, car il est bien évident que le pape ne saurait faire la guerre à des puissances militaires, à des gouvernemens réguliers, et personne ne supposait qu’à l’époque où nous vivons, il existât, même en Italie, une puissance qui pût être tentée par la gloire de faire la guerre au pape.

Voilà la tentative qui fut essayée au commencement de cette année. Que l’on en conteste ou l’opportunité ou la valeur pratique, que l’on dise que la cour de Rome avait trop tardé, qu’elle ne pouvait parvenir, dans un temps si troublé, à réunir des élémens suffisans pour sa défense indépendante : l’événement donne beau jeu aux sceptiques, et rend la controverse inutile. Ce que l’on ne contestera point, c’est que l’entreprise était honnête, et que des catholiques français et libéraux ont pu s’y associer sans méconnaître les devoirs du patriotisme, et même avec l’espoir qu’ils allaient fournir à la papauté politique les moyens d’accomplir les réformes qui lui étaient de toutes parts demandées. En effet, si l’entreprise eût réussi, si une petite armée pontificale eût pu se former, la France eût rappelé sa garnison de Rome, et se fût trouvée affranchie des responsabilités et des difficultés que l’occupation de Rome lui impose. D’ailleurs la création d’une armée romaine eût été déjà la plus grande des réformes dans les états pontificaux : elle eût rendu les autres compatibles et avec la dignité du saint-siège recouvrant son initiative indépendante, et avec la conservation de l’ordre dans les possessions de l’église. Ce qui prouve qu’un tel projet ne reposait point sur des données aussi illusoires que certaines personnes le prétendent, c’est la colère qu’il a excitée chez les partisans de l’unité immédiate de l’Italie, c’est la hâte que le Piémont a mise à le traverser et à l’anéantir par la force. On n’a pas voulu laisser au général Lamoricière le temps de faire l’éducation militaire de ses recrues. Le général, qui avait même des forces insuffisantes pour garder tous les points du territoire menacés par des expéditions de corps francs, a été attaqué à l’improviste par une armée régulière de cinquante mille hommes. Au moment où cette attaque s’est produite, nous avions cru que le gouvernement romain déclinerait la lutte. Le pape est le seul souverain qui puisse céder sans déshonneur à la violence extérieure. Nous le répelons, dans un temps comme le nôtre, sa puissance temporelle n’est point faite pour entreprendre ou soutenir la guerre avec aucun gouvernement régulier. Cette puissance repose sur une convention à laquelle sont solidairement liés tous les grands états européens. Ces états ont paru croire jusqu’à présent qu’il était de leur intérêt que le chef spirituel des populations catholiques eût l’indépendance d’un souverain politique. Le temporel du pape au point de vue politique dépend uniquement de cette convention. Cela est si vrai que la possession territoriale qui a été donnée à la papauté n’est proportionnée qu’aux conditions de l’ancien équilibre italien, et ne permet point aux papes de se défendre efficacement contre l’agression d’aucun état, même de deuxième ordre. Puisqu’il en est ainsi, le pape n’avait pas besoin de résister par les armes à l’ultimatum piémontais. il nous semble que sa conduite était toute tracée.

Il n’avait qu’à déférer sur-le-champ cet ultimatum non-seulement aux états catholiques, mais à tous les états qui comprennent des populations catholiques. Ces états sont en effet tous intéressés au même titre à la conservation de son pouvoir temporel ; les conditions territoriales et politiques de ce pouvoir temporel sont leur propre chose et entraînent une portion de leurs propres droits. Le pape, s’adressant à ces états, n’avait qu’à leur dire : « L’ancienne convention par laquelle existe ma souveraineté, que, réduit à moi-même, je ne peux ni ne dois vouloir défendre par les armes, cette convention subsiste-t-elle encore ? Si elle subsiste, le débat n’est pas entre le Piémont et moi ; il est entre le Piémont et vous tous, puisque le Piémont s’arroge à lui tout seul le pouvoir de détruire un édifice qui est votre propriété collective, un édifice qui protège les intérêts et les droits de chacun de vous dans le domaine du gouvernement des âmes. Si, à votre gré, le vieux pacte est frappé de déchéance, déclarez-le franchement, car la lutte armée, incompatible avec mon caractère, n’est point permise à ma faiblesse matérielle. Surtout déclarez-le promptement, c’est un intérêt d’humanité qui vous en presse, car je ne puis exposer les vies humaines qui se dévouent à moi que si, en me promettant que ma résistance, immédiatement soutenue par vous, sera efficace, vous prescrivez et vous justifiez vous-même une effusion de sang dont les violences de mon ennemi ne suffiraient pas à m’arracher le cruel et inutile sacrifice. »

C’est de France et d’Autriche surtout que les réponses à de telles questions eussent dû arriver claires et promptes. La cour de Rome eût dû savoir en moins de huit jours si elle serait, oui ou non, secourue. Suivant les réponses reçues, ou elle pouvait laisser s’engager les troupes de Lamoricière, ou elle devait les faire replier sur Rome, les dissoudre et abandonner, en protestant, la capitale du monde catholique. L’avenir nous expliquera sans doute les causes de la confusion qui a paru régner à Rome sur ce point. Il semble que le gouvernement pontifical se soit attendu à être secouru. Cette illusion, que partageait évidemment le général Lamoricière, explique ce qui s’est passé. L’année dernière, lorsque les Autrichiens prirent le parti de couper court aux longues négociations qui ont préludé à la dernière guerre et d’envoyer un ultimatum à Turin, ils donnèrent trois jours au Piémont pour se décider, et le ministère anglais, faisant un effort suprême en faveur de la paix, obtint d’eux une prolongation de répit. Le malheureux pape et son brave général n’ont pas même eu le bénéfice d’un avertissement préalable et d’un délai de quelque vingt-quatre heures. Le Piémont n’a pas même eu pour la France la déférence que l’Autriche montra envers l’Angleterre. L’invasion n’a pas même attendu la réponse du gouvernement pontifical à l’intimation du cabinet de Turin. Le général Lamoricière a dû déployer une prodigieuse activité pour jeter quelques troupes dans Ancône et réunir les quelques milliers de recrues qu’il a lancés avec une impétuosité désespérée contre les fortes positions piémontaises de Castelfidardo. Avec des soldats consommés, cette attaque eût réussi peut-être, mais n’aurait abouti qu’à prolonger de quelques jours la résistance d’Ancône. Comme il était aisé de le prévoir, l’insuffisance des soldats a trahi l’énergique résolution du vaillant homme de guerre. Une diversion qu’il avait ordonnée à la garnison d’Ancône ne s’est pas effectuée ; ses bataillons italiens ne l’ont pas secondé. Il a pu percer, avec un millier d’hommes, l’armée victorieuse ; mais le plus grand nombre de ceux qu’il eût voulu entraîner avec lui, la plupart de ces braves volontaires franco-belges surtout, qui ont si dignement soutenu dans cette journée l’honneur de leur race, de ces mercenaires qui ont si bien répondu à l’outrage de l’ennemi par leur chevaleresque héroïsme, étaient détruits ou prisonniers. Comment pourrions-nous omettre, parmi les pertes que ce combat coûte à la France, le nom de M. George de Pimodan, qui lui-même a laissé dans la Revue des traces si remarquables de son goût passionné pour la guerre et des qualités élevées et aimables de son esprit et de son cœur ? Le malheur de nos troubles politiques, peut-être de regrettables préjugés de famille qui disposèrent de son avenir, avaient empêché M. de Pimodan de poursuivre en France même la carrière des armes. Il fit, avec l’esprit et l’élan d’un vrai soldat français, les campagnes autrichiennes de 1848 et 1849, et s’y conduisit avec tant d’éclat que le maréchal Radetzky et le prince de Windischgraetz l’attachèrent successivement à leurs états-majors. Il quitta l’armée où il s’était illustré lorsqu’il fut arrivé au grade de lieutenant-colonel, au-dessus duquel il n’aurait pu s’élever sans renoncer à sa nationalité. Après avoir fait le sacrifice de sa carrière une première fois aux opinions héréditaires de sa famille, une seconde fois au sentiment du patriotisme, il vient, dans la plénitude de la jeunesse et au milieu de la félicité domestique la plus attachante, de faire le sacrifice de sa vie à une conviction désintéressée. Triste rapprochement : cette révolution italienne, qui fait tant de bruit et improvise des gloires si faciles, n’a jusqu’à présent, et dans des camps contraires, coûté la vie qu’à deux hommes marquans ; pourquoi faut-il que ces deux victimes de la révolution italienne soient des Français, M. de Flotte et M. de Pimodan ? Cette révolution n’est-elle donc qu’un épisode de nos guerres civiles ? On le dirait, à voir l’inique partialité qui s’est déclarée contre le général Lamoricière dans certains journaux qui usurpent en ce moment la représentation des anciennes et généreuses opinions politiques de la France. On fait métier dans ces journaux de sacrifier au premier caporal piémontais venu une réputation si chère à l’élite de notre armée. Que doivent sentir devant un si honteux spectacle ceux qui, au terrible assaut de Constantine, où il conduisit la première colonne d’attaque, le virent disparaître dans l’explosion de la mine ? Un grand soldat de notre temps, un homme qui est allé chercher la mort en Crimée, un nom cher aussi à notre armée, Aynard de La Tour du Pin, a raconté ici même cette glorieuse journée dans un des plus beaux récits de guerre que nous ayons lus, et qu’il est consolant de relire encore. Que doivent penser ceux qui commandèrent avec lui, ceux qui servirent sous lui à la bataille d’Isly ? Qu’éprouvent enfin ceux qui n’ont pas oublié que, dans nos horribles combats de Paris en juin 1848, — le seul jour où, si la société, comme on l’a tant dit plus tard, a jamais eu besoin d’être sauvée, elle l’a été réellement, — ce jour-là l’homme qui, au milieu de tant de généraux mortellement frappés, a conduit, avec le général Cavaignac, la défense de la société est le général Lamoricière ? Mais l’opinion vraie d’un pays, celle qui compte et avec laquelle il faut compter, celle qui est la véritable et permanente conscience d’une nation, n’oublie pas les honnêtes services, les gloires pures, les nobles fraternités d’armes, cette sorte de parenté qui unit les enfans d’une même patrie, et qu’on ressent dans toutes les fibres de son cœur à la vue d’un concitoyen illustre qui s’est exposé avec abnégation et par devoir aux insultes de la fortune.

Nous plaignons le Piémont d’avoir cherché lui-même l’occasion de réveiller et de blesser en France de tels sentimens. Nous nous plaignons nous-mêmes de l’épreuve à laquelle, en envahissant les états de l’église, le Piémont soumet l’honneur de la politique française. En vérité, les hommes d’état de notre temps sont-ils si étourdis qu’ils ne puissent pas prévoir d’avance la portée et la signification des actes et des faits les plus caractéristiques ? Il y a à Rome une question simple, devant laquelle, une fois l’événement de l’invasion piémontaise accompli, s’effacent toutes les questions antérieures et corollaires auxquelles peut donner lieu le gouvernement temporel de la papauté. Le drapeau français est à Rome, il y est comme un symbole d’alliance et de protection étendu sur le gouvernement pontifical. Cherchera-t-on à restreindre la portée de cette alliance et de cette protection par des distinctions et des réserves ? On le pouvait tant que le territoire pontifical n’était pas violé par une agression étrangère, on le pouvait même si l’autorité du pape sur ses provinces eût été attaquée victorieusement par les populations indigènes : nous pouvions dire alors que nous ne voulions pas intervenir dans toutes les querelles qui s’élèveraient entre le pape et ses sujets ; mais devant un ennemi extérieur, ces distinctions et ces réserves sont-elles encore possibles ? Nous, France, tandis que nous sommes dans la capitale d’un ami que nous protégeons, pouvons-nous honorablement permettre à un étranger d’entrer sur le territoire de cet ami pour se l’approprier ? Cette intrusion d’un tiers n’altère-t-elle pas toutes les limitations que nous mettions au sens de notre intervention dans les circonstances antérieures ? Le sens des mots ne change-t-il pas par la force des choses ? Dire alors que l’on circonscrit son intervention dans une certaine limite, n’est-ce pas en fait autoriser en quelque sorte l’invasion de l’agresseur jusqu’à cette limite ? N’est-ce pas se rendre responsable de la spoliation à laquelle on assiste ? Quelle que soit l’opinion que l’on professe sur le pouvoir temporel du pontife, nous disons que, la France étant avec ses troupes dans la capitale des états de l’église, l’invasion du Piémont nous crée une situation intolérable et met notre honneur à la torture. Si cette situation se reproduisait ailleurs qu’à Rome, pourrait-il y avoir le moindre doute sur le parti que la France devrait prendre ? Si nous étions à Bruxelles en amis et en protecteurs, pourrions-nous souffrir qu’un corps hollandais ou qu’une armée prussienne vînt occuper et démembrer sous nos yeux la Belgique ? Si nous avions des troupes à Turin et qu’une armée autrichienne vint sans provocation s’abattre sur la Lombardie, croirions-nous satisfaire à notre dignité en disant : Nous ne permettrons pas aux Autrichiens de chasser le roi de sa capitale, et en les laissant occuper les provinces ? Il suffit de poser de telles hypothèses pour montrer la nature de l’embarras que les Piémontais nous ont suscité. Faut-il entrer dans les raisons que les Piémontais allèguent, ou que l’on présente en leur nom ? La question, nous dit-on, est de savoir qui l’emportera de M. de Cavour ou de Garibaldi. C’est moins contre le pape que contre Garibaldi que l’invasion des états pontificaux a été entreprise. En dépouillant le saint-père, M. de Cavour accomplit une sorte de coup d’état conservateur, car, s’il réussit, il met un frein à la révolution. En battant les troupes du pape et en canonnant Ancône, le Piémont fait preuve du prix qu’il attache à l’alliance de la France, car Victor-Emmanuel viendra placer ses troupes sur la frontière napolitaine, et préviendra le conflit dont Garibaldi nous a menacés. Il faut qu’on ait un singulier sentiment de l’honneur de la France pour que de pareilles apologies aient pu se présenter naïvement et entrer dans la circulation.

Si nous n’étions pas à Rome, nous pourrions en effet, suivant le cours de nos opinions à l’endroit de la papauté et selon nos idées en matière de moralité politique, assister en spectateurs plus ou moins désintéressés et amusés à la lutte engagée entre M. de Cavour et Garibaldi ; mais outre qu’il y a autre chose encore en politique que des bons tours et des coups heureux, un intérêt prime pour nous l’intérêt que peut présenter la lutte de M. de Cavour et du général Garibaldi, et cet intérêt résulte de notre présence à Rome. Partout où elle se trouve, la France est tout entière avec sa pensée, sa volonté et son action. Étant à Rome, nous y pensons quelque chose, nous y voulons quelque chose, nous y faisons quelque chose. Ce que la France doit penser, vouloir et faire à Rome, voilà une préoccupation qui l’emporte apparemment sur la question de savoir quels peuvent être les mobiles et les intentions de Garibaldi ou de M. de Cavour. Pensons-nous que le temps du pouvoir temporel est passé ? Nous n’avons pas besoin de M. de Cavour pour le dire. Croyons-nous que le pouvoir temporel est indispensable au gouvernement du catholicisme ? Pourquoi subordonnerions-nous un intérêt de cette importance aux tactiques de M. de Cavour, et nous donnerions-nous l’apparence d’avoir une opinion contraire, en assistant à la spoliation des états de l’église opérée sous nos yeux et au nez de nos soldats ? Quittons Rome ou restons-y, et dans l’une ou l’autre conduite soyons conséquens avec nous-mêmes ; mais venir nous dire que la conduite de M. de Cavour est justifiée à nos yeux par le prix qu’il attache à notre alliance et par le soin qu’il prend d’empêcher que Garibaldi ne nous attaque dans Rome, c’est outrager autant le bon sens que l’honneur de la France. Étrange allié qui exploite contre nous les conséquences de la fausse position où nous sommes, et qui voudrait faire croire à notre connivence, puisqu’il compte sur notre inertie ! Quant à la prétention de nous mettre à couvert d’une attaque de Garibaldi, elle est trop plaisante. Nous voit-on, nous qui protégeons le pape, protégés nous-mêmes à notre tour par l’armée piémontaise, qui conquiert les états du pape ! On irait loin avec ces bizarres ricochets de protection, car apparemment Garibaldi se figure qu’il protège à sa façon le roi Victor-Emmanuel, et M. Mazzini doit se flatter de protéger Garibaldi.

La durée d’une situation aussi fausse révolterait le sen3 commun et la probité politique ; il faut que la France en sorte, et elle ne peut en sortir que par la netteté des déclarations et la décision des actes. L’on a dit que le pape, c’est bien naturel, avait adressé à notre gouvernement des questions pressantes sur le sens du concours que nous lui donnons à Rome. Il semblait, dit-on, redouter que la France ne fît une distinction entre sa personne et l’institution qu’il représente, et ne prêtât le secours de ses soldats à l’homme plutôt qu’à l’institution. Cette distinction ne nous paraît guère possible, et nous ne croyons pas que la France puisse protéger l’homme sans protéger le souverain. Prétendre assurer la sécurité personnelle du pape, ce serait ne ménager ni la dignité du pontife, ni le caractère de ses adversaires politiques. Le pape n’a rien à craindre pour sa vie de la part des Italiens, et lors même que des dangers menaceraient sa personne, un prêtre, un évêque, un pape peut-il avoir la pensée de se défendre d’un tel danger en s’abritant derrière un bouclier étranger ? Il nous semble donc que par le fait seul de notre présence à Rome, et lors même que théoriquement nous nourririons des pensées peu favorables au gouvernement temporel, nous sommes actuellement les défenseurs obligés de la souveraineté pontificale. Le doute qui a régné d’abord sur cette distinction a donne naissance aux bruits qui s’étaient répandus sur les projets de retraite du pape. Le pape n’aurait pas voulu profiter de la protection française, si cette protection ne se fût adressée qu’à sa personne ; mais à quoi bon à ce propos vouloir exiger la précision de termes plus accentués, puisque le pape avait le bénéfice d’un fait plus significatif que des paroles, le bénéfice de notre présence à Rome ? Nous comprenons d’ailleurs les hésitations qui ont pu arrêter un moment le gouvernement français. Quoique le Piémont n’ait point voulu tenir compte d’un blâme exprimé par la rupture des relations diplomatiques, il n’en est pas moins un allié nécessaire, et que nous devons prendre garde d’ébranler trop violemment en cherchant à le contenir. La situation révolutionnaire où est l’Italie réclame aussi des ménagemens : il est funeste d’exaspérer les révolutions ; l’action d’une influence étrangère doit s’exercer avec délicatesse. Enfin, tout en blâmant les écarts des Italiens, comment oublierions-nous qu’ils sont la conséquence exagérée, il est vrai, mais presque fatale, d’un événement politique auquel nous n’avons pas craint de nous associer ? Sans décliner les questions d’honneur national que les événemens peuvent nous imposer, sans manquer à la franchise, il est donc sage de gagner doucement le moment où les problèmes soulevés par la situation de l’Italie, et surtout par les événemens des États-Romains, pourront être soumis à la délibération d’un congrès.

Le principe juste sur lequel doit s’appuyer l’action de la France est indiqué ce matin par le Moniteur. Le Piémont ne saurait s’arroger le droit de résoudre seul et à son profit toutes les questions posées en Italie par les événemens récens. Ces solutions, mais surtout celle qui concerne le pouvoir temporel des papes, il appartient aux grandes puissances réunies en congrès de les prononcer. Pour notre compte, nous prenons volontiers notre parti des agrandissemens du Piémont, nous avons toujours été convaincus que, s’il ne s’expose point à tout perdre par une précipitation inconsidérée, le Piémont est destiné à s’agrandir solidement encore, et à fournir progressivement à l’Italie reconstituée le cadre de ses institutions politiques et militaires ; mais, pour obtenir encore des accroissemens solides, le Piémont doit les mériter par une constance patiente et par une modération éprouvée. Le premier témoignage qu’il doit donner de cette modération, c’est de respecter les justes droits des autres puissances européennes, lorsqu’il se rencontre dans les affaires italiennes des questions qui dépassent la péninsule et touchent aux intérêts et aux droits de tous les états. Nous ne comprendrions pas, quant à nous, dans ces questions les modifications de régime qui résultent des révolutions accomplies, au moins sous une forme spontanée, par les populations elles-mêmes et par la défaillance des anciens gouvernemens ; mais il n’en est pas ainsi de la question romaine. Là, le Piémont a entrepris une agression directe, et pourtant la question romaine est celle qui appartient par excellence à la décision de l’ensemble des états chrétiens. La suppression du pouvoir temporel ne serait rien moins qu’une perturbation de toutes les conditions extérieures de la constitution de l’église catholique. Les rapports de l’église et de l’état en seraient troublés dans tous les pays catholiques. Ce serait une révolution religieuse, qui pourrait amener la rupture des concordats et conduire à deux conséquences opposées : d’une part à la formation d’églises nationales, de l’autre à la rupture des liens qui unissent les clergés catholiques aux organisations financières et administratives de plusieurs états. Est-il raisonnable, est-il possible que le Piémont ait la prétention, par sa seule initiative, de donner le branle à une révolution si vaste et si profonde, et de dérober aux autres peuples le règlement d’un intérêt si général et si élevé ? Sans vouloir rien préjuger sur la question même de la papauté, c’est une prétention usurpatrice des droits de la liberté et du jugement de tous que nous ne saurions admettre, et qui paraît plus exorbitante encore en venant s’afficher aux portes de Rome, à la face d’une armée française.

Nous ne sommes donc pas surpris de voir le gouvernement français augmenter nos forces à Rome et ne se fier qu’à nos soldats du soin de la protection de notre drapeau contre les vaines menaces qui nous ont été lancées. Nous trouvons également naturel que la pensée d’un congrès soit entrée dans ses préoccupations. On avait dit que l’Espagne s’était vivement émue de la position du saint-siège, et avait eu la pensée d’offrir ses soldats pour la défense du saint-père. Oh prétendait que l’Espagne aurait été détournée par la France d’un tel dessein. Nous croyons que l’on s’est mépris sur l’objet des démarches de l’Espagne. L’Espagne a demandé la réunion des puissances catholiques en conférence, pour aviser aux événemens de Rome et aux moyens de conserver la souveraineté pontificale. Nous supposons que la pensée du gouvernement français ne s’est point montrée contraire aux intentions dont l’Espagne était animée. Seulement la proposition espagnole faisait une grave omission ; elle semblait oublier que le dernier titre diplomatique qui a réglé la souveraineté romaine n’est point émané des puissances catholiques seules, que l’acte de Vienne est signé par quatre puissances protestantes ou séparées de Rome, que ces puissances n’ont pas été celles qui ont donné le concours le moins efficace à la constitution des états de l’église, puisqu’au congrès de Vienne les réclamations du cardinal Consalvi trouvaient plus d’appui auprès des plénipotentiaires anglais que chez les représentans de l’Autriche, et qu’il n’était pas permis d’exclure ces puissances de la délibération des intérêts actuels de la papauté. À la proposition d’un congrès exclusivement catholique faite par l’Espagne, il convenait donc de substituer un projet plus large, celui du congrès général des grandes puissances. Cette idée d’un congrès a dû être sérieusement conçue, puisqu’elle apparaît dans l’article publié aujourd’hui par le Moniteur. La perspective de ce congrès hypothétique est bien vague encore sans doute ; elle est lointaine peut-être : elle est ouverte pourtant, et c’est une première limite indiquée à l’entreprise du Piémont sur les États-Romains.

Les affaires d’Italie, dans leur phase présente, engagent trop directement les droits et les intérêts, la loyauté et la dignité de la France, pour qu’il nous fût possible de les aborder d’un autre point de vue que le point de vue français. Nous nous plaçons volontiers d’ordinaire dans le courant des sentimens italiens et dans les données de la logique italienne pour apprécier la marche des idées et des faits dans la péninsule ; mais cette fois les Italiens nous ont mis eux-mêmes dans la nécessité de pratiquer la charité bien entendue. Nous nous sommes assez plaints, depuis trois mois, de l’inertie avec laquelle tout le monde assistait au progrès des événemens dans les Deux-Siciles. Chacun, sauf Garibaldi, semblait être engourdi de la contagieuse indolence napolitaine. Le moment de la réaction semble arrivé. Le Piémont, après avoir tant pratiqué le laisser-faire, a été obligé enfin de prendre des résolutions violentes et d’agir. La France a observé de son côté une réserve patiente et systématique qui pourrait bien aussi toucher au terme, Enfin le roi de Naples lui-même signale, par une résistance inattendue et par de petits succès partiels encore plus imprévus, les derniers jours de son règne. Nous avons toujours dit que nous n’opposions, quant à nous, aucune objection fondamentale à l’unité de l’Italie ; nous avons toujours souhaité que l’unification, si elle doit s’accomplir, fût une œuvre délibérée et mûrie, et non l’improvisation d’une passion éphémère. L’état de choses qui a contraint le Piémont à tenter son coup d’audace contre la papauté n’est pas de nature à réfuter les conseils de modération et de patience que nous adressions aux Italiens. N’est-il pas étrange que les divisions des partis et les déchiremens personnels, n’aient pu se contenir et se dissimuler jusqu’à l’accomplissement de l’unité ? La lutte qui a éclaté entre Garibaldi et M. de Cavour est-elle un présage encourageant pour l’œuvre de l’unification ? Los Italiens renoncent, ils le disent avec une sincérité que nous ne mettons pas en doute, à leurs anciennes rivalités municipales, et déjà ils portent leurs vieilles et ardentes passions dans l’antagonisme des conduites politiques. Si M. de Cavour réussit à organiser un parti conservateur, ne voit-on pas déjà de quels puissans élémens pourra disposer un parti révolutionnaire ? Ce parti a ses penseurs et ses écrivains ardens, mais il a plus encore : il possède, grâce aux volontaires, une organisation militaire qui survivra longtemps aux circonstances actuelles, et cette figure légendaire de Garibaldi, dont on a beau essayer de faire aujourd’hui un Cassandre politique, après l’avoir érigé hier en héros, mais qui aura toujours auprès des masses un entraînant prestige. On dit que le roi Victor-Emmanuel va essayer, dans le voyage qu’il entreprend vers la frontière napolitaine, de ramener par son influence personnelle le grand condottiere à une politique plus sensée. Nous voudrions qu’il réussît, mais nous doutons que son succès soit de longue durée. Nous croyons que M. de Cavour et les hommes intelligens de l’Italie seraient mieux secondés dans leurs intentions conservatrices et gouvernementales, si une bonne fois la France leur faisait amicalement sentir le frein, et s’ils étaient enfin obligés de renoncer à la douce et présomptueuse habitude qu’ils ont prise de croire que nous les suivrons partout où ils nous veulent mener. Le ministre d’un gouvernement qui passe pour l’ami par excellence de l’Italie vient de nous fournir un curieux modèle de la façon dont de sincères amis peuvent parler au Piémont sans l’offenser. Lord John Russell, de ce ton doctrinal et sec, qui donne quelquefois à ses dépêches une saveur particulière d’impertinence, a prévenu le Piémont qu’il eût à ne point songer à une agression contre l’Autriche : il l’a tenu d’avance pour responsable des agressions qui pourraient être commises par des corps francs ; il n’a pas craint de rappeler au roi Victor-Emmanuel les obligations qu’impose une parole royale ; il n’a pas hésité à signifier au Piémont que l’Angleterre, ayant des intérêts dans l’Adriatique, ne voulait pas que la Vénétie fût attaquée, et saurait apparemment l’empêcher. Cette résolution de la politique anglaise est bien telle que nous l’avons toujours annoncée aux Italiens. M. de Cavour a accepté la leçon, et a pris sa revanche sur le pape. Pourquoi de notre côté ne rencontrerait-il pas un salutaire obstacle dans une amitié plus polie, mais non moins ferme ? Est-ce un obstacle de ce genre que l’on a signalé au gouvernement sarde en le prévenant que le général de Goyon est autorisé à étendre son action aussi loin que les conditions militaires de sa mission peuvent l’exiger, ou, pour parler avec la courtoisie du Moniteur, « le lui permettre ? »

Nous ne sommes point surpris, mais nous ne sommes guère effrayés des préoccupations qu’excite dans une certaine partie de l’Europe la réunion de souverains qui aura lieu ce mois-ci à Varsovie. Que les empereurs de Russie et d’Autriche éprouvent le besoin d’oublier leurs griefs réciproques, cela nous paraît naturel ; que le prince-régent de Prusse soit l’intermédiaire de cette réconciliation, c’est son rôle ; que l’Angleterre, sans venir sur le devant du tableau, regarde de l’arrière-plan et non sans satisfaction cette nouvelle alliance du Nord, on devait s’y attendre. Il y a en Europe trop d’élémens d’incertitude, trop de fermens de révolution, les puissans ont trop récemment fait l’épreuve de leur faiblesse et sont assiégés d’alarmes trop prochaines pour qu’il soit difficile de comprendre ce besoin que les souverains éprouvent de se serrer les uns contre les autres. Le partage de la Pologne, qui a commencé en Europe cette ère des déprédations d’états dont elles se plaignent, est un bien puissant ciment entre les cours du Nord. Les anciens complices, sous l’influence de ce souvenir et des craintes communes qu’il entretient en eux, finissent toujours par se rejoindre. Nous ne trouvons rien à redire Il ces rapprochemens, s’ils doivent être une garantie de paix ; mais ils seront pour les princes qui les recherchent une source d’amères déceptions, s’ils pensent y trouver exclusivement la sécurité de leurs trônes. Ce ne sont pas les alliances qui fortifieront les vieilles monarchies ; elles ne trouveront la force qu’elles cherchent avec tant d’inquiétude que dans les inspirations de l’esprit moderne, dans les institutions libérales et populaires, dans les courans du progrès politique où veulent s’élancer les populations qui leur sont soumises. La session du conseil de l’empire autrichien vient à cet égard de nous révéler de remarquables symptômes : symptômes de régénération si l’empereur n’est pas rebelle au souffle libéral dont est animée cette assemblée de notables, symptômes de ruine et de révolution si le césar s’obstine dans une résistance absurde et dans la démence de l’autocratie. e. forcade.


ESSAIS ET NOTICES.

DE L’ORGANISATION DU NOUVEAU ROYAUME D’ITALIE.

L’Italie, j’en conviens volontiers, est aujourd’hui dans une crise ardente et sérieuse, où il est difficile que toutes les attentions ne se tournent pas vers cette lutte nouvelle que quelques milliers de volontaires sont allés commencer, il y a trois mois, en Sicile, et qui, en se prolongeant, en s’étendant, devient une révolution pour la péninsule tout entière. Tous les regards sont fixés sur Naples, sur les états pontificaux, où les événemens se pressent. Chaque jour est décisif sans doute. Plus ce travail de reconstitution nationale se précipite, plus il est utile cependant de songer au lendemain, de se préoccuper de la réorganisation du pays, pour assurer à de si grandes conquêtes la force, la vitalité et la durée. C’est ce qui me suggérait, il y a quelque temps, des pages qu’on a lues dans la Revue[1], et je me permettrai d’insister encore sur les idées que j’émettais.

La révolution italienne, ou du moins cette série d’événemens qui, en émancipant successivement les différents états de la péninsule, représente un fait si nouveau dans l’ordre politique et moral de l’Europe, et tend à introduire dans les relations internationales des règles nouvelles, cette révolution est dominée par deux grandes idées qui la résument. La première, — celle qui explique tant de prodiges de persévérance et d’accord accomplis jusqu’ici, et le courant qui nous entraine aujourd’hui, — est l’idée de l’indépendance nationale admise comme seul fondement de notre existence politique. La force naturelle de cette idée, la passion qu’elle excite, les dangers qu’elle entraîne, sont la raison des événemens que nous voyons se dérouler sous nos yeux. L’ardeur et l’abnégation de nos volontaires, les succès remportés par une poignée de braves sont pour nous, Italiens, un puissant motif d’espoir ; ils ne suffisent pas cependant pour calmer les anxiétés inséparables d’un avenir incertain et de la lutte terrible dans laquelle ces succès mêmes peuvent nous précipiter. Espérons que les hommes qui ont eu un rôle si brillant dans la libération de la patrie s’arrêteront à temps devant la responsabilité d’entreprises plus hasardeuses, plus compromettantes, et que de nouveaux efforts de patriotisme, d’habileté politique de nos hommes d’état ne cesseront d’aider au triomphe d’une cause qui est celle de la justice et d’une nation longtemps éprouvée.

La seconde idée, celle qui doit présider à la constitution politique de la péninsule, et à laquelle je voudrais ici m’attacher spécialement, a été enveloppée en quelque sorte dans les évolutions qu’elle a dû subir en suivant les phases des événemens. Il y a vingt mois à peine, le parti qu’on appelait unitaire était en grande minorité dans tous les états de la péninsule, et c’est une vérité peu contestable, que, sans l’obstination de l’Autriche, sans l’aveuglement des gouvernemens de l’Italie centrale et méridionale, on se serait alors rallié à l’idée d’une confédération d’états plus ou moins libres comme à ce qui pouvait le plus aisément, pour nous et pour l’Europe, assurer un certain degré d’indépendance à l’Italie. Lorsque la guerre et les victoires des armées alliées sont venues rendre plus manifeste la solidarité des princes de l’Italie du centre et de l’Autriche, quels que fussent les accords des préliminaires de Villafranca, l’idée de la confédération était morte. L’idée de l’annexion devait désormais prévaloir, et on n’a aucune peine à s’expliquer l’ardeur, l’unanimité avec laquelle elle a été embrassée. Dès qu’on a voulu se mettre à organiser cette annexion, tout le monde s’est trouvé d’accord sur la formation d’un seul état embrassant toute la vallée du Pô, c’est-à-dire la Lombardie, les deux duchés, les Légations, en même temps que les anciennes provinces du roi de Sardaigne. C’est que les souvenirs du royaume d’Italie n’étaient pas complètement effacés ; c’est que la race qui peuple toute cette riche vallée est la même d’origines, de mœurs, d’intérêts. A part des différences ou des nuances de dialectes, les Romagnols, les Lombards, les Piémontais, n’ont aucune peine à s’entendre entre eux. Il n’en est pas tout à fait de même au-delà des Apennins. Les Toscans, les habitans de Pérouse et d’Ancône, sans aller plus loin, sont une race différente de celle du nord, distincte non-seulement au point de vue géographique, mais encore par le caractère, les origines, les tradition ?. C’est donc la nature des choses qui nous a déterminés à adopter sans aucune restriction l’annexion immédiate, ou plutôt la fusion de la Lombardie, des deux duchés et des Légations avec le vieux Piémont, en respectant, dans l’union de la Toscane au nouveau royaume, l’autonomie administrative de cette province.

Nous voyons aujourd’hui ce qui s’est passé en Sicile et à Naples. Quant à ce qui arrivera, on peut prévoir que la volonté nationale prévaudra infailliblement et définitivement. Je ne veux tout d’abord constater qu’une chose, c’est que les événemens ne font que donner raison à l’idée qui à toujours dominé dans l’opinion publique au sujet de la constitution politique de la péninsule. L’opinion publique a compris qu’on ne pouvait élever l’édifice de notre unité nationale sur les ruines récentes qu’en choisissant avec intelligence ce qui reste de notre ancienne civilisation, ce qui ne demande que le souffle de l’indépendance et de la liberté pour reprendre la cohésion et la vie. Que le grand exemple de l’Angleterre nous rassure et nous dirige en même temps. Le pays de Galles, l’Irlande, l’Ecosse, les vieux comtés, n’ont jamais eu et n’ont pas, à l’heure qu’il est, plus d’analogies que les provinces du nord, du centre et du midi de l’Italie, et cela n’a pas empêché l’empire britannique de fonder une des plus puissantes unités politiques et législatives qui aient existé dans le monde.

Résumons-nous donc : on avait cru d’abord que la reconstitution politique de la péninsule pourrait se réaliser sous la forme d’une confédération d’états libres et indépendans. La guerre, les événemens dont elle a été le signal, nous ont conduits à étendre cette idée, et, Dieu aidant, nous arriverons un jour à lui donner une forme définitive, en fondant sous un seul pouvoir politique et législatif une monarchie constitutionnelle, composée de toutes les grandes provinces de la péninsule, dont il faut conserver l’autonomie administrative.

C’est là l’idée générale ; le moyen d’exécution est l’application la plus large possible du grand principe de la décentralisation, ainsi que je l’ai dit dans un précédent essai. Je n’ai point le dessein, en revenant sur ce sujet de premier ordre, et en y ajoutant quelques développemens nouveaux, de formuler des lois ou de tracer des règlemens ; je voudrais simplement, en précisant mieux quelques-uns dès côtés pratiques du problème, montrer dans quels cas et comment le principe décentralisateur pourrait être utilement appliqué, d’accord avec la formule générale que j’énonçais, aux différens pouvoirs administratifs de l’état. Suivant le principe de la centralisation, rien n’échappe à la juridiction suprême du chef de l’état : ses agens, distribués avec autant de prodigalité que de symétrie depuis le plus petit village jusqu’au chef-lieu, sont chargés, — d’une part, de recueillir les informations nécessaires pour éclairer son jugement, — de l’autre, d’exécuter ses ordres. Sous l’empire du principe de décentralisation au contraire, la loi établit des autorités administratives indépendantes et détermine l’étendue de leurs attributions, de sorte qu’en remontant l’échelle de la commune au gouvernement central, chacune de ces autorités s’exerce librement sur toutes les matières qui ne sont pas dévolues par la loi au pouvoir immédiatement supérieur. C’est ce système que nous voudrions voir appliqué parmi nous, comme étant le plus simple, le plus prompt, le plus économique, le plus conforme à nos mœurs et le plus propre enfin à harmoniser les forces nationales en laissant un libre développement à toutes les nuances de caractè res comme à toutes les richesses dont la nature a doté notre sol si varié.

J’essaierai d’indiquer quelques points où ce qui existe aujourd’hui en Italie aurait nécessairement à subir une grande et sérieuse transformation. L’état, administrativement parlant, pourrait avoir quatre degrés : 1° l’autorité municipale ; 2° l’autorité ou le gouvernement spécial de chaque subdivision provinciale ; 3° le gouvernement général des grandes provinces telles que Lombardie, Toscane, Piémont, Emilie, Ligurie, Sardaigne. etc. ; 4° enfin le gouvernement central, ou le conseil des ministres sous l’autorité du roi. Commençons par l’autorité municipale. La commune, qui est après la famille l’association la plus naturelle, est en quelque sorte le fondement de toute vraie liberté. Les pays où les privilèges communaux existent fortement organisés sont les seuls dont on puisse dire qu’ils ont un gouvernement libre, plus encore l’esprit de la liberté. Or il faut, pour le développement et la conservation des libertés communales, que la majorité des hommes possède à un degré suffisant des qualités de caractère, de jugement, de dignité personnelle, qu’il n’est pas facile de rencontrer, surtout dans de très petites localités. Pour que ces institutions puissent se défendre contre la tendance qu’aura toujours le gouvernement central à les absorber, il faut qu’elles soient entrées depuis longtemps dans les mœurs de la population. Personne, je pense, ne contestera aux Italiens le privilège d’avoir toujours conservé au milieu de toutes leurs vicissitudes le goût et l’esprit des institutions municipales, de sorte que tout ce qu’on peut faire de mieux pour organiser la liberté en Italie se réduit à féconder les germes qui existent déjà dans les institutions. Pour se convaincre de ce qu’il y a de vrai en ceci, il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé dans ces derniers temps et ce qui se passe maintenant encore dans les Romagnes. Ces populations, qui ont éprouvé pendant près d’un demi-siècle tous les effets d’un mauvais gouvernement, jouissent aujourd’hui en paix, malgré l’agitation politique générale, des nouvelles institutions. Ce résultat, très remarquable assurément, est dû à l’influence des anciennes lois provinciales et municipales, et aux habitudes qui se sont formées dans la population. La loi. communale, édictée par M. Rattazzi le 23 octobre 1859, et surtout celle que M. Ricasoli a promulguée en Toscane le 31 décembre, ont montré chez ces deux hommes d’état une intelligence supérieure des vrais besoins de l’Italie et des principes qui doivent dominer désormais dans la réorganisation intérieure de la péninsule. Lorsqu’un jour, et Dieu fasse qu’il ne soit pas éloigné, le parlement s’occupera des lois organiques de l’état, on prendra certainement comme point de départ les deux actes législatifs dont je viens de parler.

Le premier point qui doit attirer l’attention dans toute loi municipale nouvelle, c’est la circonscription territoriale de nos communes. En parcourant le tableau qui fait suite à la loi de M. Rattazzi, on trouve un assez grand nombre de communes qui ne comptent pas mille âmes ; beaucoup n’en ont que deux ou trois cents. Il en est à peu près de même de la Toscane et de l’Emilie. On aperçoit tout de suite la difficulté qu’il y a à former un conseil, une administration municipale, dans de si petites localités. Le choix du maire est encore plus difficile, ce qui fait qu’on est obligé ou de nommer un maire dépourvu des qualités nécessaires, ou de l’aller chercher hors de la résidence communale, et dans les deux cas les intérêts locaux ont inévitablement à souffrir. Il est clair aussi que les ressources des petites localités sont insuffisantes pour assurer des services très utiles, tels que la police, la salubrité, l’enseignement, etc. Il me paraît donc prouvé que nous devons augmenter la circonscription et le chiffre de la population des communes. Je pense qu’en pratique on n’obtiendrait que de bons résultats en fixant le minimum de l’agglomération communale à huit ou dix mille âmes. Les avantages évidens seraient une augmentation de ressources pour les communes ainsi agrandies et la facilité d’avoir des magistrats municipaux indépendans et capables. Dans ce système même d’agrandissement de la commune, il est facile d’imaginer des députés, des select men comme aux États-Unis, qui représentent dans les petites localités l’autorité municipale. De cette manière on parvient à se dispenser des conseils de district ou d’arrondissement qu’on a récemment imaginés, et dont les circonscriptions sont à peu près celles de nos communes agrandies. Ces nouveaux conseils ne nous paraissent aboutir qu’à une perte de temps, à une dépense sans profit et à une complication inutile de la machine administrative.

Ceci établi, un point qui n’est pas moins important, c’est la définition des rapports qui doivent exister entre le gouvernement central et les communes. Les lois Rattazzi et Ricasoli ont certainement réalisé de grands progrès dans le sens de l’émancipation complète de l’autorité municipale. On ne peut qu’insister pour que toute trace de l’intervention de l’état disparaisse le plus possible dans l’organisation nouvelle. On peut sans doute être arrêté ici par les habitudes et les préjugés de la bureaucratie ; mais les obstacles doivent tomber sous la pression de l’opinion publique. Nous aimons assurément la police qui arrête le coupable, le juge qui le condamne ; il n’est point toutefois nécessaire pour cela de multiplier les agens et de restreindre la liberté de chaque citoyen parce qu’il pourrait arriver qu’il en abusât. On ne saurait céder à la crainte de voir les autorités communales se mettre en révolte contre les lois de l’état et l’intérêt général de la nation. Si la responsabilité des magistrats, l’influence de la presse et de l’opinion publique ne suffisaient pas à les maintenir dans la limite de leurs attributions, le gouvernement trouverait toujours, soit dans le conseil d’état comme tribunal administratif, soit dans les tribunaux ordinaires, les moyens de réprimer ces usurpations. Admettant, comme nous le faisons, que la vie municipale est la garantie la plus essentielle de la liberté, la source de tous les sentimens d’indépendance et de patriotisme, gardons-nous bien de la comprimer parce qu’il peut y avoir un syndic tenté de dépenser avec trop de libéralité l’argent de la commune. Suivant l’ancienne loi de la Toscane, un employé du gouvernement, appelé chancelier du cens ou chef du bureau du recensement et du cadastre, devait assister aux réunions du conseil municipal et pouvait en suspendre les délibérations. D’après la loi Ricasoli, cet employé ne fait plus qu’assister aux réunions, et donne son avis lorsqu’il est interrogé. L’innocuité de cette intervention ministérielle dans les affaires de la commune ferait penser que le législateur n’a voulu laisser qu’une simple apparence. Il y aurait peut-être avantage à conserver ce fonctionnaire, s’il était en même temps homme de loi, avocat de la municipalité et juge de paix ou de conciliation. Une des attributions municipales en Toscane a toujours été la perception des impôts de la commune, de la province et du gouvernement. On n’a jamais eu à se plaindre dans ce pays d’un système si simple, si sûr et si économique. Il est donc à désirer non-seulement que cette attribution soit laissée à la commune, mais encore qu’elle soit étendue à la perception des octrois des villes, si toutefois nous n’aimons mieux suivre l’exemple de la Belgique, qui vient d’abolir ce genre de taxes.

L’élection du premier magistrat de la commune doit enfin attirer particulièrement l’attention du législateur. La première condition évidemment pour que la liberté communale ne soit pas un vain mot, c’est que les citoyens soient pleinement investis du droit de choisir eux-mêmes ce magistrat. Il est temps, je ne cesserai de le répéter, de renoncer à des préjugés ou à des artifices qui ne conviennent qu’à des régimes absolus. Lorsque la loi municipale aura déterminé les catégories des personnes parmi lesquelles on peut choisir l’administrateur de la commune, on peut être sûr que l’élection ira chercher le plus digne, celui que l’opinion publique aura proclamé d’avance. La loi, en réservant au chef de l’état l’approbation du choix des électeurs, assurerait au pouvoir central une intervention suffisante, qui aurait de plus cet effet utile de communiquer un peu du prestige de l’autorité suprême au premier magistrat de la commune. Si nous voulons que les citoyens aiment la liberté, apprennent à s’en servir avec sagesse et soient disposés à faire des sacrifices pour la conserver, nous devons leur laisser l’indépendance et la responsabilité de leurs actes. Le jour où, par une bonne loi municipale, nous aurons obtenu que tous les citoyens d’une commune s’intéressent à l’élection de leur premier magistrat, où cette élection sera devenue la plus grande affaire de la localité, ce jour-là nous aurons fait beaucoup plus pour enraciner la liberté en Italie, pour donner à la masse du peuple des sentimens de dignité, de patriotisme et de dévouement, qu’en promulguant des déclarations solennelles sur les droits de la liberté individuelle et sur l’inviolabilité du domicile. L’histoire, qui ne rappelle que trop souvent les vicissitudes de ces grandes constitutions, œuvres des philosophes ou des assemblées, n’a jamais dit qu’un peuple attaché à ses libertés municipales ait cessé d’être un peuple fait pour la liberté politique. Suivons donc cette voie où nous poussent nos goûts, nos mœurs, toutes nos traditions, la seule qui puisse nous conduire à faire de l’Italie une nation libre et florissante.

Il reste à organiser l’autorité provinciale. Nous entendons par province à peu près ce qu’on entend en France par département. Les anciennes légations de Bologne, de Ferrare, de Ravenne et de Forli sont les quatre provinces de l’Emilie. En Toscane, il y a aussi des provinces qu’on a appelées compartimens de Florence, de Pise, de Livourne, de Lucques, etc. La même division territoriale et administrative existe en Lombardie et en Piémont. Ces provinces, dont la population varie chez nous de cinquante mille à trois cent mille âmes, et qui se groupent autour d’une grande ville, représentent un ensemble d’intérêts réunis par des liens de dépendance administrative établis depuis longtemps. On conçoit facilement, et l’exemple de l’Angleterre et des États-Unis en est la meilleure preuve, que la loi, en créant l’autorité de la province, doit viser principalement à organiser une machine aussi simple et aussi indépendante que possible. Placée entre les assemblées populaires de la commune et le parlement suprême, pouvoir législatif de la nation, l’autorité provinciale doit être essentiellement administrative. La création de grandes assemblées permanentes dans les provinces ne pourrait qu’affaiblir l’autorité du parlement national. Ces assemblées, sans rien ajouter aux garanties de la constitution et à la liberté véritable, pourraient même devenir, en certains cas, un embarras et un danger pour la sûreté de l’état. L’autorité de la province doit donc consister simplement dans un conseil composé de représentans des communes. Ce conseil provincial, dont les sessions seraient courtes et en petit nombre, aurait particulièrement pour devoir d’élire une commission exécutive dont le président serait choisi par le roi sur une proposition qui lui serait faite. Ce président et cette commission devraient, dans notre idée, remplacer le préfet ou l’intendant, et le conseil de préfecture ou d’intendance.

Il n’est pas nécessaire d’ajouter que les fonctions de ces nouveaux administrateurs doivent être rétribuées. Nous savons bien qu’en proposant cette émancipation de la province, nous aurons contre nous, bien plus encore qu’en ce qui touche la commune, l’opposition de la bureaucratie. Je ferai simplement observer que l’autorité provinciale formée comme je le dis, avec des attributions déterminées par une loi organique, réunit toutes les conditions d’intelligence, d’honnêteté et de patriotisme nécessaires pour la sûreté de l’état. Et d’ailleurs cette émancipation des administrations provinciales et communales ne laisse nullement le pouvoir central sans action : la police générale de l’état, les douanes, les postes, les tribunaux, la gendarmerie, l’armée, qui dépendent du gouvernement, feront sentir partout sa présence.

Les affaires de la commune et de la province étant ainsi examinées, discutées et résolues par les représentans de ces localités, on est naturellement dispensé de tous ces rouages intermédiaires qui fonctionnent dans l’obscurité, avec une grande perte de temps et d’activité. C’est l’émancipation de tous les intérêts mise à la place d’un système de lenteurs minutieuses et stériles. La plus petite question n’a pas, comme sous le régime de centralisation, à passer successivement à travers tous les filtres, de la hiérarchie administrative. Il se produit immédiatement une grande diminution du nombre des affaires et une notable réduction du nombre des fonctionnaires. L’état a moins à payer, moins à surveiller, tandis que la commune et la province, de leur côté, ayant la responsabilité de leurs affaires, s’y attachent davantage. Les citoyens concourent librement à l’œuvre commune par la presse, par la discussion publique, par une intervention gratuite dans l’administration d’un grand nombre d’intérêts locaux tels que la conservation des monumens, la surveillance des écoles et des établissemens de charité, l’hygiène, l’entretien des routes, les prisons, etc. De la sorte, je pense, un grand progrès est accompli.

Nous arrivons aux gouvernemens généraux des provinces, je veux dire de ces grandes fractions de la péninsule qui formaient autrefois des états séparé s, et qui, en ne formant aujourd’hui qu’un même royaume, doivent conserver encore leur autonomie administrative. Ces provinces, on les connaît, et on sait aussi quel peut être le siège de leur gouvernement : c’est Turin pour le Piémont, Milan pour la Lombardie, Florence pour la Toscane, Gênes pour la Ligurie, Bologne pour l’Emilie, etc. Ces grands gouvernemens seraient exercés par des lieutenans du roi, c’est-à-dire par des princes de la famille royale ou par des hommes illustrés par de longs et éclatans services dans l’armée, l’administration, la magistrature. Ces hauts fonctionnaires, comme le nom l’indique, représenteraient l’autorité royale en toute circonstance et resteraient sous la dépendance directe du conseil des ministres. Ils auraient auprès d’eux un conseil de gouvernement, composé d’administrateurs nommés par le chef de l’état et chargés, sous le nom de directeurs, de pourvoir à toutes les affaires. Tous les ans, une commission de députés des administrations provinciales se réuniraient auprès du lieutenant du roi pour discuter et préparer le budget du gouvernement général, qui devrait être soumis à l’approbation du parlement. On comprend facilement en outre l’avantage qu’il y aurait à conserver ou à créer dans ces grands centres des établissemens supérieurs d’instruction publique, de beaux-arts, des écoles d’industrie et des mines, des arsenaux, des collèges militaires. Chaque grand gouvernement aurait sa part d’établissemens de ce genre en raison de ses titres, de ses traditions et de ses intérêts. Tout marcherait ainsi à la fois sous le stimulant de la plus grande liberté possible.

Au faîte de cette hiérarchie est le pouvoir central représenté par le conseil des ministres, qui, sous l’inviolable autorité du roi, dirige la grande politique de l’état et ses relations avec l’étranger, préside à la justice, administre les finances, organise l’armée et la marine, fait la police générale du royaume. Les attributions du conseil des ministres devraient rester, je pense, essentiellement politiques. Quant aux travaux publics, à l’enseignement, à l’agriculture, au commerce, il serait préférable, pour plus d’économie et de simplicité, de confier ces intérêts à des hommes spéciaux ou à des commissions permanentes, en les mettant à l’abri des vicissitudes de la vie ministérielle.

Ceci, je le répète, n’a nullement la prétention d’être un plan complet de gouvernement ; ce n’est point un système abstrait conçu a priori. C’est une ébauche d’organisation que j’ose recommander à ceux qui auront la mission de constituer le nouveau royaume italien ; c’est le résumé de quelques idées en rapport avec nos mœurs, avec nos vrais besoins, inspirées par l’expérience que nous venons de faire depuis que les annexions ont été proclamées. Si nous parvenons à réaliser notre émancipation avec honnêteté, sagesse et persévérance, à fonder une monarchie constitutionnelle ayant une large base dans les libertés communales, un fort pouvoir législatif au sommet, et partout des mécanismes administratifs prompts, simples et économiques, l’Italie se montrera encore une fois digne de la place qu’elle a occupée dans l’histoire. Je ne l’ignore pas d’ailleurs, l’œuvre est difficile ; elle s’efface un peu aujourd’hui devant les événemens qui s’accomplissent autour de nous. Elle n’a pas moins son importance, car, quel que soit l’hé roïsme de nos volontaires et de leurs chefs, nous n’arriverons à inspirer une confiance sérieuse et sympathique à l’Europe que par notre aptitude à nous constituer. Pour le moment, si l’Italie excite la curiosité et l’anxiété universelles, cela ne s’explique pas seulement par les exploits militaires de Garibaldi, c’est parce que cette révolution qui agite la péninsule implique des intérêts de toute sorte, religieux et politiques. Il s’agit du principe des nationalités, de la réhabilitation de la race latine, de la transformation profonde de ce qui reste de l’ancien empire germanique, d’un bien autre problème encore, de la situation de la papauté, qui intéresse la conscience d’une notable portion du genre humain. Nous ne nous dissimulons aucune des difficultés que nous avons à traverser ; nous les envisageons avec sang-froid, comme aussi avec la fermeté d’une nation qui n’aspire qu’à se faire reconnaître, et c’est pour cela que tous les peuples sont intéressés, je pense, à nous suivre de leurs sympathies, à nous aider à traverser les difficultés du moment présent, pour arriver enfin à donner, par notre organisation, de nouveaux gages de sécurité et de paix à l’Europe.


CH. MATTEUCCI ;


Le tourbillon qui passe aujourd’hui sur l’Italie et qui met en mouvement tant de passions ne peut faire oublier ceux qui s’en vont après avoir tenu leur place sans bruit, mais utilement et avec honneur. Il vient de mourir ces jours derniers à Turin un homme dont le nom a marqué dans l’histoire du libéralisme italien, et qui, par ses propres services autant que par la loyauté de son caractère, s’était fait estimer et aimer : c’est le comte Théodore Derossi de Santa-Rosa, qui s’est éteint jeune encore, victime d’une longue et inexorable maladie. C’était le fils de ce comte de Santa-Rosa qui fut l’un des chefs de la révolution de 1821, et qui, jeté dans l’exil avec ses compagnons, les Collegno, les Lelio, les Saint-Marsan, alla périr peu après en Grèce dans une obscure rencontre. Collegno a raconté qu’un jour, à Navarin, Santa-Rosa, qui portait sur lui l’image de ses jeunes enfans, s’étant aperçu que le portrait de son fils Théodore était altéré, en conçut une profonde tristesse, et ne put s’empêcher de voir dans ce petit détail intime un sinistre augure. « Tu riras, disait-il. Après cela, je sens que je ne dois plus revoir mes enfans. » Ce fils dont Santa-Rosa regardait avec un pressentiment attendri les traits à demi effacés, c’était justement celui qui vient de mourir à Turin. Il était enfant alors, en 1825 ; il avait été bercé de tous ces souvenirs paternels qui n’avaient pu éveiller en lui que des sentimens de patriotisme et de libéralisme. Le roi Charles-Albert, faute d’avoir pu sauver le père, dont il avait été l’ami, pour ne pas dire le complice, en 1821, eut quelque bienveillance pour le fils, qui put faire des études sérieuses et se préparer à entrer dans l’administration. Par un jeu étrange de la fortune, quand, après la bataille de Novare, en 1849, Charles-Albert s’acheminait vers l’exil, il trouva à sa dernière étape le comte Théodore de Santa-Rosa, qui était alors intendant de Nice et qui l’accompagna jusqu’au pont du Var ; ils eurent un suprême entretien que le fils du proscrit de 1821 racontait quelquefois avec émotion.

Depuis, le comte Théodore de Santa-Rosa était devenu secrétaire-général du ministère de l’intérieur à Turin, et il occupait encore ces fonctions l’an dernier à la veille de la guerre ; mais déjà il était atteint du mal qui devait le conduire à la mort. Il résista tant qu’il put, avec des forces défaillantes, dans les momens pressans. « Ma santé est toujours délicate, écrivait-il, mais je n’ai pas le temps de m’en occuper. J’ai un devoir à remplir comme fils et comme citoyen. Je suis heureux de pouvoir m’en acquitter avec dévouement au moins. » Un soir, en sortant du ministère, après une journée de travail, il fut pris de la fièvre et se vit condamné à un repos absolu. On le nomma alors conseiller d’état en mission extraordinaire. Ce n’était que le prélude d’une fin que des soins touchans et assidus pouvaient tout au plus retarder. M. de Santa-Rosa se retira d’abord dans son pays, à Savigliano, puis il alla passer l’hiver dernier à Nice, et peu à peu il s’est avancé vers la mort, se laissant aller quelquefois à des illusions que ses amis ne pouvaient partager. D’autres ont eu un rôle plus éclatant, nul n’a eu un cœur plus chaud pour l’Italie et un esprit plus libre, plus sincère, plus loyal et plus modéré. Il aimait naturellement le bien. La cause italienne était pour lui la cause du juste, et il avait aussi la conscience qu’il servait une cause juste, nullement offensante pour la religion, en aidant à tous les progrès libéraux du Piémont. Il était donc très Italien et très libéral dans tous ses instincts, dans toutes ses vues, dans toutes ses aspirations ; mais il avait aussi la modération, le sens de ce qui était possible chaque jour, et l’honnêteté de l’esprit. Le comte Théodore, de Santa-Rosa était en un mot un homme de bien, un patriote éclairé, et l’Italie n’a pas une telle profusion d’hommes de ce caractère que ceux qui disparaissent avant d’avoir achevé leur carrière ne laissent un vide. Ce qu’on peut dire, c’est que cet homme de bien a porté jusqu’au bout avec honneur un nom inscrit par son père sur les premières pages de l’histoire contemporaine de l’Italie.


CH. DE MAZADE.


REVUE MUSICALE


Il y a longtemps que nous n’avons parlé des théâtres lyriques, des œuvres et des artistes qui se sont produits à Paris et ailleurs pendant le bel été que nous venons de traverser, et dont nous ressentons encore la maligne influence. L’année 1860 ne manquera pas d’occuper une bonne place dans l’histoire des temps, et, sans nous occuper des grands événemens qui se passent dans le pays de la mélodie, sous le ciel qui a vu naître Palestrina et Rossini, Cimarosa, Paisiello et tanti altri ! l’année qui va s’achevant marquera dans les fastes météorologiques par cette longue éclipse de soleil qui dure encore. Les théâtres seuls paraissent ne pas avoir à se plaindre de la température qui règne en Europe depuis six mois, car on assure que toutes les administrations théâtrales ont fait d’excellentes affaires, sans beaucoup de frais d’imagination. Des vieilleries, de petits actes, des voix éraillées et taries, des chanteurs écloppés, de beaux décors et de grandes machines qui tiennent lieu de poésie, d’invention et souvent de musique, voilà quels paraissent être les élémens de succès qui attirent dans les salles de spectacle cette foule ahurie et frétillante dont le gros appétit ne vaudra jamais le goût éclairé des minorités choisies. Quoi qu’en disent certains discours officiels où l’on a essayé de transporter le principe de la souveraineté du nombre dans le domaine des beaux-arts et d’appliquer le suffrage universel au jugement des œuvres de l’esprit humain, il est douteux que le succès matériel des entreprises théâtrales, la popularité qui s’attache à certaines ébauches de la pensée, puissent être considérés comme des signes de supériorité et la marque d’une époque d’élection pour l’art. Si les doctrines émises récemment dans un discours prononcé à la distribution des prix du Conservatoire de musique étaient fondées, il s’ensuivrait que le théâtre des Bouffes-Parisiens, que protègent les puissances du jour et que fréquente la belle jeunesse dorée, serait la gloire du temps où nous avons le bonheur de vivre. Si satisfait qu’on soit de notre époque, je ne pense pas qu’il faille pousser l’émerveillement jusque-là.

Cependant le théâtre de l’Opéra continue avec un certain succès les représentations de la Semiramide de Rossini, traduite en français par M. Méry et remise à neuf par un grand spectacle et de magnifiques décors. Les deux cantatrices italiennes, les sœurs Marchisio, pour qui cette coûteuse translation d’un chef-d’œuvre du grand maître a été entreprise, se sont raffermies depuis leur début, qui remonte au 9 juillet dernier ; elles ont eu le temps de se familiariser un peu plus avec la langue nouvelle dans laquelle elles chantent et de manifester avec moins d’embarras les qualités originelles qui les distinguent. Les sœurs Marchisio sont de Turin, et elles appartiennent à une famille d’artistes dont le chef, leur oncle, est le correspondant de la maison Érard, de Paris. Barbara Marchisio, celle qui possède une voix de contralto, est entrée la première dans la carrière dramatique et s’est essayée pour la première fois au théâtre italien de Madrid. Sa sœur Carlotta, le soprano, qui s’était adonnée à l’étude du piano sous la direction de son frère, a suivi l’exemple de Barbara, et bientôt les deux sœurs ont paru ensemble sur un théâtre d’Italie, à San-Benedetto de Venise. C’est dans cette ville, je pense, qu’un voyageur français, M. Camille Doucet, les a entendues avec un grand plaisir. À son retour à Paris, il parla avec intérêt des deux cantatrices italiennes qui venaient de se produire tout récemment, et donna l’éveil à l’administration supérieure. Celle-ci chargea M. Dietsch, actuellement chef d’orchestre de l’Opéra, d’aller apprécier l’éclat et la grandeur des deux nouvelles étoiles. M. Dietsch écrivit que les deux sœurs Marchisio valaient leur pesant d’or, et que, depuis la réunion fabuleuse de la Malibran et de la Sontag, il n’avait pas entendu un ensemble aussi parfait que le duo du second acte de la Semiramide de Rossini chanté par les deux Piémontaises. Sur ce rapport favorable, leur engagement fut décidé, et pour ne rien diminuer de l’effet qu’on se promettait, on eut la pensée de transporter les deux cantatrices italiennes sur la scène de l’Opéra, avec la terre même sur laquelle elles avaient fleuri. C’est ainsi que vint l’idée de traduire en français et d’approprier à notre grande scène lyrique le dernier chef-d’œuvre que Rossini a composé à Venise en 1823.

Nous n’avons pas à juger la musique de Sémiramis, qui est suffisamment connue, et qui marque, comme chacun sait, dans la carrière du maître la dernière transformation qu’il ait fait subir à son génie avant d’arriver en France. Dans cette œuvre, comme dans beaucoup de partitions de Mozart, de Gluck, et dans les productions diverses de l’art, il y a des choses impérissables et des parties faibles, des inspirations d’une beauté absolue comme le sentiment qu’elles expriment, et des concessions faites au goût du temps, du pays, et aux moyens d’exécution qu’on avait sous la main. Je défie qu’on me cite une œuvre dramatique de quelque nature qu’elle soit, — depuis l’OEdipe-Roi de Sophocle jusqu’à Polyeucte, Athalie, le Misanthrope, Don Juan, Freyschütz, — où le génie créateur du poète ou du musicien n’ait pas laissé l’empreinte de l’heure fugitive où il écrivait et du coin de terre où il respirait à côté des beautés sublimes qui exciteront dans tous les siècles et chez tous les peuples civilisés la même admiration. J’ose même dire qu’il serait fâcheux que cette défaillance passagère du génie n’existât pas dans les-arts de sentiment, et que l’idéal ne fût pas la splendeur du réel, pour employer dans son vrai sens une pensée connue de Platon. Oui, j’aime que le génie touche terre en s’élevant vers le ciel, et qu’il paie son tribut à l’humaine nature en chantant l’harmonie éternelle de l’âme où Dieu a tracé ses lois de justice et d’amour.

Pour revenir à la partition de Rossini, l’introduction et le finale du premier acte, quelques passages du duo entre Sémiramis et Assur, la scène des tombeaux et le trio final, sont des beautés de premier ordre, qui n’ont rien perdu, de leur éclat, et qui seront toujours admirées tant que la véritable musique ne sera pas remplacée par le jargon lyrique des réformateurs de l’avenir. À l’Opéra, les morceaux que nous venons de citer produisent un très grand effet, et le style grandiose et lumineux qui traverse ces admirables inspirations se répercute heureusement dans de magnifiques décors. La traduction est facile et d’une fidélité littérale, l’exécution en général très soignée, aussi bien par les chœurs que par l’orchestre, à qui nous reprocherons pourtant de trop précipiter certains mouvemens ; mais ce sont les deux cantatrices italiennes, les deux sœurs, qui se ressemblent presque comme deux jumelles, qui excitent la curiosité et fixent d’abord l’attention du public. Carlotta Marchisio, celle qui représente le rôle imposant de Sémiramis, est une petite femme brune et un peu grasse, au front étroit, d’une physionomie vive et plus intelligente que belle. Manquant d’élégance et de beauté plastique, Carlotta doit son succès à une voix de soprano étendue, égale, d’un timbre brillant et doux, qui rayonne sans effort, et vous emplit l’oreille d’une sonorité modérée et charmante. Sa vocalisation est brillante et facile, et ne laisse à désirer parfois qu’un peu plus de correction dans l’enchaînement des sons et un goût moins risqué dans la composition de ses gorgheggi. Carlotta porte dans son chant une pétulance de tempérament qu’il ne faut pas confondre avec l’élan de la passion. C’est une cantatrice italienne de la vieille école, plus occupée de la qualité matérielle du son que du sentiment, plus soucieuse de la phrase musicale que de l’expression dramatique, et visant à vous charmer plus qu’à vous toucher. Dans l’introduction, Carlotta Marchisîo manque un peu de puissance, et dans l’air du second acte, — Doux rayon de l’amour, — on pourrait désirer plus de brio et d’enivrement ; mais elle chante fort bien le bel andante du duo avec Assur, — Jour d’épouvante et d’allégresse, — et d’une manière exquise et parfaite celui avec Arsace : Eh bien ! frappe ta mère !

Elle est bien secondée dans ce duo, comme dans le reste de l’ouvrage, par sa sœur Barbara, qui n’a pas été mieux traitée par la nature sous le rapport de l’ampleur des formes et de la beauté physique : elle est petite aussi, mais d’une taille mieux dessinée et d’une physionomie moins fruste. Barbara possède une voix de contralto qui n’a pas la profondeur ni la rondeur de celle de l’Alboni, mais qui est plus égale, et qui ne présente pas dans son parcours, — presque de deux octaves, — cette brusque solution de continuité, de la voix de poitrine à la voix mixte, qu’on remarque chez tous les contraltos. Elle vocalise avec autant de facilité que sa sœur le soprano, et son goût paraît plus sûr et de meilleur aloi. Elle chante avec placidité et se possède plus que sa sœur, qui est moins expérimentée comme comédienne. Dans le duo, déjà cité, entre Sémiramis et Arsace, ces deux femmes se complètent l’une l’autre, et la fusion de ces deux voix, alliées par la nature et par l’art, forme un de ces ensembles parfaits qui rappellent les plus beaux jours du Théâtre-Italien. Ce n’est pas de l’art grandiose, produisant une grande émotion dramatique ; c’est un plaisir délicat, une sensualité de l’oreille, tempérée d’une légère émotion morale, qui vous pénètre doucement dans le cœur, — per aures peptus irrigarer, — comme le dit heureusement un poète latin. On peut désirer entendre autre chose, sur la grande scène de l’Opéra, que de délicieux madrigaux comme ce duo et l’air que chante Arsace au troisième acte, en promettant de punir le meurtrier de son père ; mais une fois qu’on a accepté la donnée d’un ouvrage composé dans des conditions différentes, pour un public exclusivement musical et des virtuoses incomparables, on conçoit la possibilité d’un plaisir vocal assez intense pour vous faire oublier les lois d’une peinture plus rigoureuse des passions humaines. Tel était à peu de chose près l’opéra seria italien avant et depuis la réforme tentée par Gluck, un canevas prétendu historique, d’une contexture fort lâche, renfermant deux ou trois situations plus tendres que pathétiques, de beaux airs, des récitatifs et des duos comme celui de Sémiramis, chantés par des virtuoses tels que Pachiarotti, Mandini, Ansani, la Gabrielli, la Banti, etc. Je ne défends pas le système de l’ancien opera seria italien, mais je dis qu’il a eu sa raison d’être, puisqu’il a existé et qu’il a satisfait les goûts d’un peuple admirablement doué pour tous les arts, et que nous voyons renaître à la vie politique d’une manière miraculeuse.

Les sœurs Marchisio, qui sont avant tout des cantatrices, respectent scrupuleusement les limites et la sonorité naturelle de leur organe, et jamais elles n’en exigent des efforts qui altèrent la qualité musicale du son. Jamais elles ne crient, jamais elles n’oublient que les sentimens qu’elles expriment doivent être enveloppés d’une phrase musicale, sang laquelle on peut être tout ce qu’on voudra, excepté une cantatrice. Carlotta, le soprano, fera bien cependant de surveiller son goût et de faire un meilleur choix dans la joaillerie de ses ornemens. Nous lui conseillons par exemple de mettre de côté ces enfilades de notes staccate et pointillées qu’elle affectionne, et qui sont aussi désagréables à l’oreille que blessantes pour le sens commun, car le sens commun, qui est la logique en puissance, se glisse partout, jusque dans les caprices et dans les arabesques de la fantaisie. Barbara, le contralto, fera également un bon emploi de son temps en surveillant sa prononciation, qui est molle et vicieuse : elle rapproche ses lèvres et fait une sorte de petite moue d’où il ne s’échappe trop souvent qu’une syllabe sourde et sans vie. Nous lui conseillons de s’exercer à mieux articuler, à pincer fortement le mot, pour pouvoir le lancer au loin comme un trait sonore. Malgré ces imperfections, la Sémiramis de Rossini, interprétée par deux cantatrices aussi distinguées que les Marchisio et par M. Obin, qui chante et joue le rôle d’Assur d’une manière remarquable, n’en forme pas moins un spectacle digne de l’Opéra et de la capitale du monde civilisé.

Mme  Vandenheuvel, la digne fille de M. Duprez, après quelques années de pérégrinations sur les premiers théâtres de province, a été engagée à l’Opéra pour remplacer Mlle  Dussy, cantatrice distinguée, au style placide et souriant, qui a préféré le bonheur domestique au bruit de la renommée. Mme  Vandenheuvel s’est produite dans le rôle de la princesse de Robert le Diable, et elle n’a pas eu de peine à montrer au public qu’elle est une cantatrice de haute lignée, sachant prendre sa place partout où elle se trouve. On peut être plus richement douée par la nature que ne l’a été Mme  Vandenheuvel, posséder une voix plus fraîche et plus puissante ; mais il est difficile de chanter avec plus de goût, de correction et d’élégance que cette noble artiste.

Mlle  Marie Sax, qui n’a point été bercée sur les genoux d’Apollon, car elle est sortie toute vivante d’un café chantant, a quitté le Théâtre-Lyrique, où elle a été accueillie d’abord, pour venir à l’Opéra, où sa belle et forte voix de soprano s’est essayée dans le rôle d’Alice de Robert. Mlle  Marie Sax est presque l’opposé de Mme  Vandenheuvel ; elle a de la voix, mais tout lui manque du côté de l’éducation, et elle ne peut guère prétendre encore qu’à passer pour une élève qui promet de devenir une cantatrice utile. À ce titre, l’administration de l’Opéra a eu raison d’engager Mlle  Sax.

Un ténor qui jouit en province d’une certaine réputation, M. Wicart, a donné ce printemps quelques représentations à l’Opéra. Il a chanté le rôle d’Arnold de Guillaume Tell avec talent, surtout le duo avec Mathilde et l’incomparable trio du second acte. La voix un peu gutturale de M. Wicart est un ténor élevé, dont il se sert avec adresse. Il passe sans brusquerie de la voix de poitrine à la voix mixte, d’où il saisit les sons super-laryngiens avec vigueur et sans trop d’efforts. À tout prendre, M. Wicart est un chanteur qui n’est pas dépourvu de mérite.

Le théâtre de l’Opéra-Comique, où semble régner depuis quelques mois une activité intelligente, a changé de direction. M. Roqueplan a fait place à M. Beaumont, qui a déjà donné des preuves de bon vouloir. Il était grand temps que ce théâtre chéri de la bourgeoisie française qui aime la musique, mais non à l’excès, et toujours tempérée par un dialogue vif et pressant, reçût une impulsion favorable. M. Roger y a donné quelques représentations qui ont plus excité l’enthousiasme des journaux que celui du public. M. Roger fera bien de garder pour l’Angleterre ou pour l’Allemagne les restes d’une ardeur qui s’éteint depuis dix ans. Mme  Ugalde, qui ne faisait pas l’ornement du Théâtre-Lyrique, où elle est restée quatre ou cinq ans, est revenue au berceau de ses succès. Si Mme  Ugalde était femme à conformer son humeur à sa fortune et se résignait à n’accepter que des rôles secondaires qui exigeraient plus de verve que de goût, plus d’esprit et d’activité scéniques que de voix, elle pourrait être encore utile à un théâtre qui a autant besoin de comédiens que de chanteurs. Quelques opérettes en un acte ont été données à l’Opéra-Comique que, pour l’honneur de la chronologie, nous voulons bien mentionner. Qui se souvient encore de l’Habit de Milord, qui a été représenté le 16 mai, paroles de MM. Sauvage et Léris, musique de M. Paul Lagarde ? Le Docteur Mirobolan, dont la première représentation a eu lieu le 28 août, est une vieille pièce d’un contemporain de Molière, Hauteroche, qui lui avait donné le titre de Crispin Médecin. Ce sont MM. Cormon et Trianon qui ont approprié cette plaisanterie un peu trop prolongée peut-être aux besoins de la musique que M. Gautier s’est chargé de composer. M. Gautier, qui a déjà écrit la musique de deux ou trois opéras en un acte, tels que Flore et Zéphir au Théâtre-Lyrique et le Mariage extravagant à l’Opéra-Comique, est un de ces compositeurs laborieusement fabriqués par le Conservatoire et couronnés par l’Institut, qui ont du talent, du métier, beaucoup d’assurance sans idées. M. Gautier me fait l’effet d’un homme gros et bien portant qui se croit plaisant, et qui débite avec assurance des lazzi d’un goût équivoque, qu’il prend pour des traits d’esprit, et peut-être pour mieux que cela. Je puis assurer à M. Gautier qu’il se trompe et qu’il rit tout seul de ses propres facéties, qui laissent le public froid. Dans toute la partition du Docteur Mirobolan, où MM. Couderc, Lemaire et Mlle  Lemercier sont si drôles et si franchement comiques, je n’ai pu remarquer qu’un agréable duo entre Crispin et Dorine. L’administration de l’Opéra-Comique a dédommagé le public de toutes ces fades drôleries en reprenant, le 2 août, un charmant chef-d’œuvre de l’ancien répertoire, le Chaperon rouge de Boïeldieu. Pourquoi n’avouerais-je pas ma faiblesse ? J’aime mieux ces contes de Peau-d’Ane saupoudrés de bel esprit et de fausse naïveté, ces baillis vénérables, ces monseigneurs, ces Frontins, ces Colettes pimpantes, tout ce personnel classique du vieux théâtre de Monsigny et de Grétry, que les imbroglios prétentieux, la gaieté forcée et les élans d’une sentimentalité exagérée qui caractérisent la plupart des pièces modernes. Je ne prétends pas dire, assurément, que le libretto du Chaperon rouge, tiré d’un conte de Perrault par un faiseur habile, Théaulon, soit d’une contexture bien piquante ; mais, jouée par des artistes intelligens, cette pièce s’écoute avec plaisir, accompagnée de la musique de Boïeldieu, pleine de grâce, de sentiment et d’à-propos scénique. Le Chaperon rouge fut donné pour la première fois le 30 juin 1818 ; il était interprété dans l’origine par Martin, Ponchard, Mme  Gavaudan, Boulanger et Desbrosses. Boïeldieu, qui avait alors quarante-trois ans, avait déjà composé un grand nombre d’opéras, parmi lesquels on remarque Zoraïme et Zulnare, le Calife de Bagdad, ma Tante Aurore, Jean de Paris, le Nouveau Seigneur de Village et la Fête du Village voisin. Dans tous ces ouvrages, Boïeldieu avait révélé une sensibilité exquise, un esprit fin, une imagination heureuse et un sentiment parfait des situations dramatiques dans le cadre et le style tempéré de l’Opéra-Comique. Telles sont aussi les qualités qui distinguent la partition du Chaperon rouge, qui a précédé la Dame Blanche de sept ans. Boïeldieu n’est pas un grand musicien, mais il est sérieux, laborieux, amoureux de son art, dont il s’efforce de surmonter les difficultés, et il a le don suprême de la grâce et de l’invention mélodique. Il est un peu dans l’école française, dans le cadre modeste où a brillé son aimable génie, ce que Cimarosa est dans l’école italienne, un mélange heureux de finesse et de sentiment, de gaieté tempérée, de tendresse, de sourires et de larmes, un bouquet exquis de chants et d’harmonies faciles appropriés à la situation. L’œuvre de Boïeldieu forme l’heureuse transition entre Grétry et Hérold, qui est, avec Méhul et Cherubini, la plus haute expression musicale du genre de l’opéra-comique.

La plus grande partie des morceaux du Chaperon rouge est devenue populaire. Tout le monde connaît la jolie romance Le noble éclat du diadème, — les délicieux couplets Robert disait à Claire, — l’air Anneau charmant si redoutable aux belles, — la ronde Depuis longtemps gentille Annette, — et le chœur de L’aurore naissante. Quelle est la partition moderne, je vous prie, qui renferme un si grand nombre de mélodies saillantes vivant de leur propre vie et pouvant être surprises, sans désillusion, dans le simple appareil d’un accompagnement de piano ? Oh ! nous sommes devenus trop savans pour nous contenter de ces simples et touchantes mélodies, qui ne sont bonnes que pour les admirateurs soucieux des chefs-d’œuvre du passé, le Chaperon rouge est monté aussi bien que possible avec le personnel existant à l’Opéra-Comique. Mme  Faure-Lefebvre est gracieuse dans le rôle de Rose-d’Amour, et M. Montaubry, qui vient de prendre tout récemment le rôle de Rodolphe, confié d’abord à M. Crosti, y montre du talent comme chanteur et une certaine désinvolture qui n’est pas dépourvue de grâce comme comédien. Nous trouvons même que M. Montaubry a fait des progrès, et qu’il est parvenu à corriger un peu l’afféterie et le style trop léché que nous lui avons reprochés si souvent. M. Montaubry chante avec plus de naturel, et sa manière de phraser nous a paru plus large et d’un meilleur goût. Allons, que la direction nouvelle de l’Opéra-Comique persévère dans sa louable activité, et le public ne fera pas défaut à ce théâtre, aimé de la grande majorité du peuple français.

Comme tous les ans, le Théâtre-Lyrique a rouvert ses portes le 1er septembre. Il avait clos la saison précédente par quelques petits ouvrages en un acte, tels que les Valets de Gascogne, représenté le 2 juin, et dont la musique fade et incolore est d’un M. Dufresne et le libretto de M. Philippe Gilles. Le 17 juin, le même théâtre a eu le courage de donner Maître Palma, en un acte, dont la musique, assure-t-on, est l’œuvre d’une femme qui a gardé l’incognito. Nous pouvons louer au moins sa modestie. Le Théâtre-Lyrique avait fait mieux que cela en reprenant le-5 juin les Rosières, opéra-comique en trois actes de M. Théaulon, musique d’Hérold. Ce charmant ouvrage, où l’on sent déjà la main de l’auteur de Marie, de Zampa et du Pré aux Clercs, a été représenté pour la première fois le 27 janvier 1817. Hérold, qui devait mourir si jeune, hélas ! avait alors vingt-six ans.

Il était arrivé d’Italie depuis deux ans, et ne s’était encore fait connaître à Paris que par sa collaboration, avec Boïeldieu, à un opéra de circonstance, Charles de France. Il y a de très jolies choses dans la partition des Rosières, dont la pièce est fort amusante : l’ouverture d’abord, qui est clairement dessinée, et où quelques soupirs de cor, au commencement, indiquent déjà le style du Muletier ; puis viennent deux jolis morceaux pour voix de ténor, l’air de Bastien et celui du comte, Gentille rosière, la ronde que chante Florette et le quatuor qui suit, où l’on sent poindre l’instinct de modulation qu’Hérold développera plus tard. Au second acte, on remarque encore un quatuor avec chœur plein de charme, la romance d’Eugénie, Je suis sage et j’obtins la rose, qui est accompagnée avec beaucoup d’élégance ; le duo pour soprano et ténor, qui rappelle la manière de Boïeldieu, et la marche avec la scène finale, qui est un petit chef-d’œuvre. Au troisième acte, on peut signaler aussi un joli duo pour soprano et ténor qui se termine en trio, et les couplets que Mlle  Girard chante avec esprit. C’est beaucoup pour un opéra en trois actes, qui n’a pas les proportions exagérées des ouvrages du jour, que d’offrir tant de morceaux agréables et piquans, revêtus d’une harmonie distinguée et d’une instrumentation claire, nourrie et déjà traversée par des modulations incidentes qui trahissent le génie d’un coloriste et d’un compositeur dramatique. L’opéra des Rosières, dont on vient de publier la partition pour piano et chant avec un soin et un goût qui font honneur à l’éditeur ainsi qu’à l’artiste, M. Léo Delibes, qui l’a arrangée, reparaîtra probablement au Théâtre-Lyrique, où il a été exécuté avec ensemble et beaucoup de succès. Nous ne croyons pas être téméraire en présumant que les Rosières seront plus profitables à l’administration du Théâtre-Lyrique que Crispin rival de son maître, comédie de Le Sage mise en opéra-comique par un chef de musique de régiment, M. Sellenik, et que l’Auberge des Ardennes, chef-d’œuvre en deux actes de MM. Michel Carré et Jules Barbier, illustré par la musique de M. Aristide Hignard ! Nous préférons à tout cela les Dragons de Villars, opéra-comique en trois actes, qu’on vient aussi de reprendre au Théâtre-Lyrique, où il a été représenté pour la première fois il y a quelques années. L’opéra des Dragons de Villars, que la province, après Paris, a accueilli avec beaucoup de faveur, est l’œuvre soignée et souvent réussie d’un compositeur de mérite, M. Aimé Maillart, qui a été récemment l’objet d’une distinction honorable que, pour notre part, nous trouvons très bien méritée. Le Théâtre-Lyrique, qui est dirigé maintenant par M. Réty, successeur de M. Carvalho, dont il veut suivre les bons erremens, nous promet une saison intéressante. Gluck ne serait pas abandonné ; on reprendrait Orphée, et on essaierait, avec le concours de Mme  Viardot, Iphigénie en Aulide, ou Alceste peut-être. Qu’on ose donc faire le bien, puisque tant d’autres ne se gênent pas à faire le mal.

On a fait beaucoup de musique en Europe pendant l’horrible saison qui s’appellera l’été de l’année 1860. Dans le mois de juin, le 24, trois mille orphéonistes réunis de tous les coins de la France par M. Eugène Delaporte, l’organisateur et le chef de cette institution intéressante, se sont transportés à Londres, où ils ont été reçus par de bruyantes acclamations. Quatre séances de musique chorale ont été données au palais de Sydenham qui paraissent avoir produit un puissant effet et de très beaux résultats matériels. La musique des guides accompagnait cette multitude de chanteurs populaires : Des toasts, des discours semi-politiques, dont l’un a été prononcé par M. Paxton, membre de la chambre des communs, ont fait ressortir l’importance de cette fête paisible de l’art, qui pourrait être considérée comme un nouveau gage de l’alliance nécessaire des deux grandes nations de l’Occident. À Bâle, à Mulhouse, à Poitiers, dans plusieurs villes de l’Allemagne et des bords du Rhin, il y a eu aussi des fêtes, des chants, des réunions musicales de toute nature, A Bade, ce rendez-vous de la fashion de l’Europe, on a fait, comme toujours, beaucoup de musique. M. Gounod y a même composé expressément un opéra sous le titre de la Colombe, qui a été accueilli assez froidement, et ne semble pas avoir répondu à l’attente du public d’élite qui en a eu les prémices. Il était cependant chanté par M. Roger, Mme  Carvalho et Mlle  Faivre.

Nous voudrions bien pouvoir tirer une conclusion de l’ensemble des faits réunis dans cette chronique, et cette conclusion, nous croyons la trouver dans un phénomène curieux sur lequel nous désirons attirer l’attention du lecteur. N’est-il pas singulier qu’au moment où l’esprit de nationalité semble se réveiller de toutes parts, au moment où chaque peuple aspire à revendiquer le droit de vivre conformément aux lois de son génie et aux tendances de sa tradition, nous voyions se produire dans l’économie des théâtres lyriques de l’Europe des combinaisons étranges qui semblent en opposition directe avec la marche de l’esprit politique ? Ainsi, pendant que l’Opéra de Paris est desservi depuis une dizaine d’années par des cantatrices italiennes, comme l’Alboni, Mme s Tedesco, Borghi-Mamo et les Marchisio, qui savent à peine la langue du peuple délicat qu’elles doivent charmer, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre et la Russie sont remplies de chanteurs français qui se font passer et qu’on accepte pour des virtuoses italiens. Pendant que M. Roger chante en allemand à la grande satisfaction, assure-t-on, du public de Hambourg et de Vienne, l’Opéra de Paris fait venir un ténor de Dresde, M. Niemann, pour créer le premier rôle dans un opéra très allemand, d’un mérite contesté, le Tannhauser de M. Richard Wagner, qu’on traduit expressément pour charmer les loisirs de ce bon peuple français qui croit avoir encore quelque chose de l’esprit gaulois. Le Théâtre-Italien de Paris, dirigé par un Espagnol, et qui est rempli de Bas-Bretons et d’Auvergnats habillés à la mode de Naples et de Florence, nous donnera probablement cet hiver l’agréable opérette de Martha chantée par Mlle  Battu, qui est aussi Italienne que la musique de M. de Flottow, pendant que les Marchisio chanteront à l’Opéra les inspirations de quelque prince de la confédération germanique. M. Faure, de l’Opéra-Comique, Mlle  Poinsot, qui a longtemps chanté faux à l’Opéra, Mme  Castellane, qui n’a jamais chanté juste, une foule de petites élèves du Conservatoire couronnées par M. Auber s’en vont par le monde, sous des noms supposés, vendre au poids de l’or leurs voix aigrelettes qu’elles font passer pour des voix italiennes, comme on vend aux Américains et aux cosaques du Don du vin de Champagne fabriqué à Francfort ! Mais le comble de toutes ces transmutations, c’est ce qui vient de se passer sur le grand théâtre de l’Opéra de Berlin. Mme  Carvalho, une Française s’il en fut jamais, a chanté en italien le rôle de Rosine du Barbier de Séville de Rossini, avec des partenaires qui lui répondaient en allemand ! Cela s’est vu et entendu dans la capitale de la Prusse, le centre intellectuel de l’Allemagne, où fut représenté, il y a trente-neuf ans, le Freyschütz, cette immortelle protestation du génie national contre la domination exclusive de l’art étranger.

La conclusion à tirer de ces faits singuliers, c’est qu’ils semblent l’indice d’un vaste remuement des esprits et des intérêts, l’indice d’une confusion ou d’une fusion, comme on voudra, des propriétés originelles des choses, des langues et des styles. On dirait que l’art des nuances, expression savante et délicate des variétés de la nature, qui s’est formé lentement sous la tutelle des minorités aristocratiques, tend à disparaître pour faire place à je ne sais quel goût cosmopolite, à un panthéisme de la pensée, à un partage universel dépourvu d’accent et de distinction, instrument émancipateur de la démocratie et, comme tel, apprécié du philosophe et de l’homme d’état. Mais le poète, mais l’artiste et le critique qui se complaisent dans les nuances infinies de l’âme, dans les manifestations diverses de l’imagination, peuvent-ils voir sans tristesse cette altération de plus en plus grande des propriétés originelles des peuples, des genres et des génies, pour je ne sais quel pathos démocratique qui va se formant sous la pression des majorités triomphantes ? Si c’est là le bel avenir que nous promettent les discours officiels où Aristote a été traité d’imbécile, je demande qu’on me reconduise aux carrières, et qu’on me condamne à cet art factice des minorités blasées dont se contentaient le siècle de Louis XIV, celui de Gluck et de Mozart.


P. SCUDO.


Un Dernier Mot sur l’Emancipation des Serfs en Russie, par M. N. Tourguenef ; 1 vol., Paris, Franck.

La grave question de l’émancipation des serfs occupe depuis quelque temps tous les esprits en Russie. Une vie tout entière consacrée à cette cause autorisait M. N. Tourguenef, l’auteur de la Russie et les Russes, à présenter un plan pour l’exécution de cette grande réforme sociale. Tout le monde est d’accord sur l’urgence et la nécessité de l’émancipation ; s’il y a des opinions dissidentes, elles ont honte de se formuler ouvertement, et l’esprit d’opposition s’est réfugié dans l’examen des nombreuses questions de détail que soulève l’application du projet que l’empereur Alexandre II a pris noblement sous son patronage. Indépendamment des difficultés que soulève l’opposition indirecte d’une partie de la noblesse russe, il en est de très sérieuses dont les partisans les plus chaleureux de l’émancipation cherchent la solution, jusqu’ici sans trop de succès.

La publication de M. Tourguenef expose avec une grande lucidité les élémens de ce difficile problème : résumant tout ce qui a été écrit sur ce sujet, l’auteur montre qu’il reste deux systèmes d’émancipation en présence, l’un qu’il nomme le système de la grande concession, l’autre le système de la petite concession. Expliquons ces termes : en émancipant le paysan russe, il faut de toute nécessité lui donner en propriété une partie de la terre. Le propriétaire peut faire le sacrifice complet d’une petite fraction de sa propriété, et retrouver, en affermant le reste, une partie considérable, sinon la totalité, des revenus qu’il avait coutume de percevoir. Par cet arrangement, l’émancipation du serf peut être complétée du jour au lendemain, une injustice séculaire réparée dans un instant, sans dommage trop grand pour les seigneurs ; c’est là le système de la petite concession. Si au contraire le propriétaire doit céder la presque-totalité de sa terre aux serfs qui l’habitent, il leur demande de la racheter par un système de paiement que l’on propose à l’état de garantir. M. N. Tourguenef s’attache à démontrer les vices nombreux et profonds de ce système : le rachat est en principe injuste et immoral, et dans l’exécution très difficile, sinon impossible. Cette combinaison place le serf pendant une longue période dans la situation la plus fausse., dans un état qui n’est plus la servitude et qui n’est pas encore la liberté. Enfin, en engageant le crédit public pour des sommes considérables, elle pourrait entraîner une crise financière des plus graves.

Le système de la petite concession nous paraît infiniment préférable à celui de la grande concession et du rachat. Plus radical en apparence seulement, il est au fond bien plus sage et plus équitable ; mais il ne suffit pas de faire un choix entre les deux théories, il faut encore régler l’application de celle qu’on se décide à admettre. Que de difficultés nouvelles surgissent alors ! Comment concilier le principe de la propriété avec les habitudes sociales de la Russie, et notamment avec l’organisation actuelle de la commune, que tout le monde s’accorde à vouloir maintenir ? Quel parti prendre pour les maisons actuellement habitées par les paysans, les enclos qui les environnent et qu’ils cultivent pour eux-mêmes ? Comment assujettir toutes les catégories diverses de paysans russes aux règles d’une administration uniforme, appropriée à un état de choses nouveau inauguré par l’émancipation ? Ces questions sont abordées et résolues dans le substantiel écrit de M. Tourguenef. Guidé par la connaissance exacte des lois qui président au développement des sociétés civilisées, on sent que l’auteur a été en même temps inspiré par des sentimens de patriotisme et d’humanité dont la chaleur généreuse vivifie la discussion des sujets les plus ardus.

Le projet d’émancipation de M. Tourguenef a au moins sur beaucoup d’autres l’avantage d’avoir été appliqué. En 1859, par une initiative hardie, l’auteur est allé lui-même le mettre à exécution dans la commune de Starodoub, et il fait connaître tous les termes de la convention qu’il a conclue avec les paysans émancipés pour régler les rapports réciproques à l’avenir. Ainsi ce vétéran de la cause de l’émancipation peut se rendre ce témoignage qu’il l’a servie par tous les moyens dont il a pu disposer, dans l’exil comme dans son propre pays, dans la vie privée comme dans la vie publique, par la plume, par la propagande, par l’exemple, mais surtout par cette salutaire influence qu’exerce, au milieu même des sociétés les plus frivoles, au dévouement inébranlable à la liberté.


AUGUSTE LAUGEL.


V. DE MARS.

---

  1. Voyez le n° du 1er juillet dernier.