Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1860

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Chronique no 682
14 septembre 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1860.

Comment veut-on que les esprits ne soient point perplexes en face de la situation présente ? Tandis que les déclarations les plus autorisées ont une signification rassurante, les faits se déroulent dans un sens contraire. Tout le monde rendra à notre gouvernement et aux personnages qui ont le droit de parler en son nom cette justice que leurs récentes manifestations ont eu le caractère le plus pacifique. Le langage officiel fait plus qu’exprimer le désir de la paix, il annonce la foi dans la paix. Certes qui oserait se flatter en France d’être en mesure d’apprécier aussi justement que l’empereur ce que l’on pourrait appeler les accidens de la météorologie politique ? Qui est mieux informé, et qui pourrait aspirer à exercer sur les événemens un égal ascendant ? L’empereur pourtant, l’empereur lui-même, subissant la loi commune, est parfois exposé, tout comme nous, à bâtir ses espérances sur ses bonnes intentions et à être contrarié par des événemens imprévus. L’autre jour, à Marseille, il saluait en termes poétiques le retour d’une ère nouvelle de progrès pacifiques, — maintenant « que les circonstances sont plus favorables et que la tranquillité est le vœu de tout le monde. » Au moment où il entrevoyait ce rassérènement si vivement souhaité des choses, sans doute il considérait comme un fait accompli la marche triomphale de Garibaldi à travers le royaume de Naples, qui n’a d’analogue dans l’histoire que le prodigieux retour de l’île d’Elbe ; mais il ne s’attendait pas évidemment à l’audacieuse entreprise du Piémont sur les États-Romains. Dans la visite qu’ils lui ont rendue à Chambéry, M. Farini et le général Cialdini ne lui ont rien dit de ce projet. Peut-être les émissaires piémontais l’ignoraient-ils eux-mêmes, peut-être le gouvernement piémontais n’avait-il pas pris encore son parti. Quoi qu’il en soit, voilà une circonstance peu favorable, et voilà qu’il faut rayer le gouvernement sarde du nombre de ceux dont la tranquillité est le vœu. Ce contraste entre la confiance respirée par le discours impérial et l’événement contradicteur qui éclatait à l’heure même n’est-il pas le trait caractéristique de notre temps, l’explication parlante de nos anxiétés et de nos surprises ?

Mais avant d’examiner les graves conséquences de la résolution piémontaise, disons un mot de la singulière révolution de Naples, qui a précipité les décisions du gouvernement sarde.

C’est un lieu commun de prétendre que les peuples ont toujours le gouvernement qu’ils méritent, un lieu commun oiseux, car on peut le retourner contre les gouvernemens, et dire que les gouvernemens font les peuples à leur image, ce qui est tomber d’aplomb dans un cercle véritablement vicieux. Nous n’aimons pas les sévérités prodiguées aux pauvres peuples, mineurs éternels, condamnés à tant de misères, dont la pire n’est point de servir de thème à des figures de rhétorique contradictoires. Si pourtant il était équitable et sensé de prendre à partie cet être de raison que l’on nomme un peuple, il faudrait convenir que le spectacle que vient de présenter le peuple napolitain ne donnerait pas tort à ceux qui prétendent qu’il ne valait pas mieux que son gouvernement. Le jeune roi qui vient de quitter Naples a été renversé sans héroïsme, mais il n’est point tombé sans une certaine noblesse. Il y a eu quelque chose de touchant dans sa triste résignation. On assure que, dès l’origine des troubles, il ne s’était fait aucune illusion sur le sort qui l’attendait. Il se sentait impuissant à réagir contre le triste héritage qu’il avait reçu. Il voyait que la population, l’armée, la marine surtout, travaillées par toute sorte de menées, voulaient sa chute. Il n’avait ni le génie ni le temps nécessaires pour régénérer le pouvoir que son père lui avait transmis, pour changer par une puissante diversion le courant des idées et des mœurs napolitaines. Il savait qu’il ne serait pas sérieusement défendu, ou qu’une tentative de lutte ne ferait que donner lieu à une effusion de sang trop cruelle, puisqu’elle devait être inutile, et donner prétexte à de hideux désordres. C’est ce qui explique et jusqu’à un certain point relève la passivité qu’il a affectée. Avant les ministres qui l’entouraient ou du moins avec eux, il avait appliqué sa pensée à un seul objet : épargner à son règne si court la douleur d’une conclusion sanglante, et transférer doucement aux hommes et aux idées qui en voulaient à son trône la responsabilité du pouvoir et du nouvel ordre de choses. Peut-être, dans un pays dont la première préoccupation est de ne point se battre, une telle conduite était-elle la plus politique, peut-être était-ce, pour se ménager le profit des réactions à venir, un habile calcul de finir de cette façon pacifique et douce ; mais il serait injuste d’attribuer aux vues de la politique ce parti-pris du roi de Naples, et de n’en point faire honneur surtout à ses sentimens d’humanité.

Le départ du roi s’est donc accompli avec une sérénité mélancolique. La dignité de son attitude est surtout ressortie à côté de l’abandon si lâche dont il a été l’objet de la part de ceux qui furent ses serviteurs et les favoris de son père. Les démissions des officiers, de ceux même qui tenaient de plus près à sa personne, pleuvaient autour de, lui. Quand son départ a été décidé, il s’est vu refuser par les chefs de la marine napolitaine, par des hommes à qui il avait conservé ou donné leurs épées, l’hospitalité à bord de leurs vaisseaux. Il n’a trouvé asile, pour se rendre à Gaëte, que sur le plus petit bâtiment de son escadre ; encore a-t-il fallu promettre au capitaine, qu’une fois arrivé à sa destination, le navire n’y serait point retenu et reviendrait à Naples sans retard. Dans cette dernière heure, le roi François II n’a rencontré les attentions et les égards dus à son rang et à son infortune que chez quelques militaires, tels que le prince Ruffano et le général del Bosco, qui avaient été fort peu en faveur jusqu’au moment de la révolution à cause de leurs opinions libérales, et chez quelques-uns de ses ministres, M. Spinelli et M. de Martino. Ces hommes honnêtes ont rendu au roi le dernier service qu’ils pussent lui rendre : ils ont maintenu le respect autour de sa personne, l’ordre dans son palais, jusqu’au moment de sa retraite. Le jeune roi a reconnu avec une loyauté émouvante cette fidélité trouvée parmi les hommes dans lesquels la cour de Naples n’avait voulu voir jusqu’à ces derniers temps que des ennemis ou des suspects. « Quelle leçon pour les rois, disait-il en désignant le président du conseil, M. Spinelli ; mon père l’a tenu en prison pendant deux années, et durant douze ans l’a soumis à une étroite surveillance, et cependant c’est lui qui a été mon plus honnête conseiller, c’est lui, quand je n’ai plus auprès de moi aucun de nos anciens amis, qui apporte les dernières consolations à mon malheur ! »

Le roi, en s’embarquant, avait chargé M. Spinelli de veiller au maintien de l’ordre. François II en mer, M. Spinelli réunit chez lui les représentans des principaux partis napolitains. Cette réunion donna lieu à une scène étrange. Trois partis se disputaient déjà le royaume de Naples, les garibaldiens, les annexionistes et les mazziniens. Les premiers voulaient le pouvoir pur et simple de Garibaldi ; ils voulaient donner au chef, militaire du mouvement italien l’entière disposition des ressources du royaume, afin de le laisser maître de conduire à sa guise l’entreprise dans laquelle il s’est engagé. Les annexionistes proprement dits voudraient que le Piémont prît immédiatement possession du pays, afin d’avoir à leur tête un gouvernement régulier, et de conserver à ce gouvernement la direction générale de la politique italienne. À ce groupe s’unissent aussi ceux qui désirent garder à Naples ce reste d’autonomie que les projets d’organisation politique de M. Farini font espérer aux anciens états italiens par la division de la péninsule en régions correspondant aux anciennes démarcations territoriales. Les mazziniens sont peut-être le parti le plus redoutable, car ils ont le levain des idées républicaines, ils ont plus qu’aucun autre parti le tempérament révolutionnaire, et se mettent en apparence à la suite de Garibaldi, mais pour le pousser sans cesse en avant, et le supplanter, s’il s’arrêtait. Les représentans des deux premiers partis furent donc réunis dans les salons de M. Spinelli. Il ne faut pas oublier que le ministre sarde, M. de Villamarina, sans paraître dans la réunion, en attendait le résultat dans une pièce voisine. M. Spinelli avait espéré qu’un certain accord pourrait se produire au moins sur quelque mesure temporaire et de transition entre ces fractions diverses, et cherchait naturellement dans cet accord la garantie du maintien de l’ordre pendant l’interrègne ; mais il fut impossible aux partisans de l’annexion immédiate et aux partisans de la dictature pure et simple de Garibaldi de s’entendre sur quelque moyen terme. Le débat devenait plus bruyant et plus irritant, la scène de plus en plus orageuse, lorsque M. Spinelli, désespérant d’obtenir une conclusion, envoya secrètement à Garibaldi, qui était encore à Salerne, une dépêche où il le pressait d’arriver à Naples. Cette dépêche décida le général, qui promit d’entrer le 7, et fut mis ainsi en mesurent en demeure de réaliser la prophétie qu’il avait faite quelques jours auparavant touchant la date de son apparition dans la capitale. Il est impossible d’oublier ici un curieux détail de cette révolution napolitaine. Les forces de Garibaldi n’étaient pas aussi rapprochées de Naples que le croyaient les ministres et la population. C’est le télégraphe électrique qui avait produit l’erreur de l’opinion. On fera bien de prendre garde désormais au rôle révolutionnaire qu<S peut jouer la télégraphie électrique. Ces dépêches sommaires, saccadées, sont pour ainsi dire des coups de fouet donnés aux imaginations, qui démoralisent les unes et exaltent les autres : elles sèment la surprise et précipitent ce rapide travail, ces brusques reviremens, que les événemens révolutionnaires accomplissent dans les esprits ; mais à l’action naturelle du message électrique s’était ajouté pour Naples l’effet d’une curieuse ruse de guerre. Un de ces Anglais qui cherchent auprès de Garibaldi l’amusement de l’aventure avait corrompu un des agens du service télégraphique, et par son entremise faisait parvenir à Naples, sous le nom de l’intendant de la province, de faux bulletins sur les mouvemens de l’armée garibaldienne. Trompé par de frauduleuses dépêches, on croyait à Naples que les volontaires arrivaient, tandis que, non ralliés autour de leur chef, ils étaient encore à cinquante milles. La dissolution du gouvernement royal se trouva ainsi en avance sur les nécessités résultant de l’imminence réelle du péril. C’est ce qui explique comment Garibaldi a pu arriver à Naples le 7, et pourquoi il a été obligé d’y entrer sans ses troupes, qui étaient encore loin derrière lui.

Au témoignage des bons observateurs, ce qu’il y a eu de plus remarquable dans l’entrée à Naples de Garibaldi, c’est la physionomie du héros lui-même. Ce visage qu’enflamme une noble passion, ce front que remplit une grande pensée, étaient visiblement assombris d’une involontaire tristesse. Le dictateur sentait qu’il s’avançait dans une masse en décomposition, non au milieu d’un mâle enthousiasme populaire ; il souffrait de voir dans son cortège la plus basse populace. Les amères pensées naissaient naturellement de son trop facile triomphe. Déjà il était à peu près délaissé par la Sicile, qui, affranchie du joug napolitain, a obtenu tout ce qu’elle voulait, et s’enferme dans son égoïsme satisfait. Débarqué sur la terre ferme, il ne s’est point aventuré dans l’intérieur, où il n’eût trouvé qu’une passive indifférence ; il a suivi la côte à la façon des anciens conquérans de Naples, les Normands et les Espagnols, et n’a rencontré nulle part cette résistance qui laisse sentir un point d’appui possible derrière un obstacle passager. Un pareil homme ne peut pas avoir vu sans dégoût la conduite de la marine napolitaine, et ne peut pas nourrir de grandes espérances sur l’armée qui s’est fondue devant lui. Ces préoccupations soucieuses ont dû l’accompagner aussi dans la fête populaire de la madone de Piè di Grotta et dans cette église où, à travers la haie des gardes nationaux, il est allé, le 8 septembre, occuper la place du roi, de même qu’il avait donné à Palerme la bénédiction pontificale. Peut-être ce découragement, plus encore que la pression des annexionistes et autant que le conseil d’une modération habile, l’a-t-il décidé à remettre sur-le-champ la flotte napolitaine à l’amiral piémontais, le comte Persano, et à donner le pouvoir à un ministère modéré.

Il était aisé de pressentir que le succès de Garibaldi à Naples pousserait le gouvernement piémontais à quelque résolution décisive. Ce gouvernement ne pouvait pas conserver plus longtemps son attitude expectante et passive sans abdiquer la direction de l’Italie et tomber dans une inaction aussi triste que périlleuse. Il était déjà trop tard pour enrayer le mouvement des volontaires à l’heure où Garibaldi touchait la terre ferme. Il était manifeste que, l’eût-il voulu, le gouvernement piémontais ne pouvait plus alors tenter la lutte ouverte sans se perdre, sans perdre encore avec lui et les derniers élémens d’ordre qui restent dans la péninsule, et la cause de l’indépendance italienne. Une seule voie lui était ouverte : marcher d’accord avec Garibaldi, et sceller cet accord par une initiative hardie qui replaçât le gouvernement piémontais à la tête du mouvement italien. C’est parce que l’entreprise de Garibaldi menait inévitablement et prochainement à cette extrémité que nous avons mis tant de chaleur à demander au Piémont de s’arrêter quand on en avait encore l’occasion et le pouvoir. Désormais, il serait oiseux de répéter des exhortations qui ne sont plus applicables à la situation présente, il serait absurde d’y puiser un texte à récriminations stériles. Témoins impuissans des événemens, nous avons, moins encore que ceux qui les décident, le pouvoir d’en faire rebrousser le cours, et il nous est tout au plus donné d’en déduire les conséquences prochaines par des appréciations attentives et pratiques. Les élémens de la situation de l’Italie et de la situation de l’Europe dans ses rapports avec l’Italie sont maintenant changés. Nous pouvons bien apporter des sentimens de tristesse et de regret dans l’examen des nouvelles perspectives qui nous sont ouvertes, mais nous sommes obligés de les accepter telles qu’elles sont, de souhaiter, suivant notre habitude, qu’il en sorte le moindre mal possible, et de nous rattacher à tous les moyens qui pourraient en atténuer les mauvaises conséquences. C’est donc dans cet esprit que nous allons examiner ce nouvel ordre de choses, inauguré par l’entrée des Piémontais dans les états pontificaux, d’abord au point de vue de l’Italie, et ensuite au point de vue de l’Europe.

Le Piémont a prononcé le grand mot révolutionnaire : alea jacta est. Il sort des ambiguïtés et des équivoques, il proclame la politique de l’unité de l’Italie ; il ne lui sera plus permis de reculer. Aujourd’hui il envahit les États-Romains. Maître des États-Romains, il sera, dans un terme plus ou moins prochain, contraint d’entreprendre la conquête de la Vénétie et d’attaquer l’Autriche. Il marche à cette guerre, et les malheurs de la guerre peuvent seuls le faire reculer. Des incidens peuvent traverser cette direction de la politique piémontaise, en retarder où en hâter le cours ; n’importe : la grande partie est commencée, et c’est dans ces termes qu’il faut se préparer à en embrasser les chances, à en juger les coups.

On nous dispensera de dire longuement notre opinion sur le procédé du Piémont envers le pape : ce qu’il a de blâmable au point de vue des notions acceptées du droit des gens frappe trop les yeux. Le prétexte de l’invasion des états pontificaux, si on le veut prendre à la lettre, viole les principes de la souveraineté et du droit international. De quel droit, si le pape est souverain, vient-on l’interpeller sur la composition de son armée ? C’est l’ultimatum que l’Autriche lui envoya l’année dernière, et qu’il repoussa avec le concours de la France, que le roi Victor-Emmanuel renvoie aujourd’hui au pape. L’Autriche sommait alors le Piémont de dissoudre ses corps de volontaires ; le Piémont somme aujourd’hui le pape de dissoudre les siens. Encore y a-t-il cette différence, que les volontaires du Piémont étaient notoirement enrôlés pour attaquer l’Autriche, tandis que les volontaires des états de l’église sont réunis pour un objet purement défensif. Ce qui rend la prétention formelle du Piémont plus choquante, c’est le moment où elle se produit. C’est un crime au pape d’être défendu par des étrangers, lorsqu’il est glorieux à Garibaldi de faire recruter en Angleterre des excursionistes pour ses trains de plaisir à raison de 2 francs par jour, et lorsque ses camps regorgent d’amateurs de guerre et de révolutionnaires venus de tous les points du monde ! Des récriminations comme celles de la proclamation piémontaise contre l’armée pontificale ne se discutent pas : c’est l’éternel réquisitoire du loup contre l’agneau, lequel n’a d’autre sanction que la raison du plus fort.

Nous n’aborderons pas davantage la grande question du pouvoir temporel des papes. Le pouvoir temporel, à tort ou à raison, a jusqu’à présent été jugé nécessaire par les états catholiques du monde. Il touchait, à leurs yeux, aux intérêts mêmes de leur organisation politique intérieure, puisqu’il était la garantie de l’indépendance et de la neutralité du pouvoir spirituel que le pape exerce chez les nations catholiques. La question ne serait grave, au point de vue pratique, que si les états catholiques conservaient encore leurs anciennes idées en pareille matière. Dans ce cas, ces états pourraient considérer la tentative-actuelle du Piémont comme une perturbation de leurs propres intérêts et un empiétement sur leurs propres droits ; mais c’est là une affaire d’opportunité. Les états catholiques de l’Europe, dans leur situation actuelle, semblent disposés à donner carte blanche au Piémont. Le Piémont ne paraît pas plus s’être trompé sur le profit qu’il peut tirer de cette situation que sur l’avantage que lui donne vis-à-vis du pape la supériorité de ses forces. En somme la meilleure raison du Piémont, quoiqu’il ne l’exprime point dans son manifeste, c’est que la suppression du pouvoir temporel du pape est la condition absolue de sa politique unitaire. L’Italie nouvelle, l’Italie réunie, sous un seul sceptre ne peut avoir qu’une capitale : c’est Rome. Le véritable objectif, de l’entreprise actuelle est donc Rome au fond. On commence par les Marches et par l’Ombrie, on ne peut pas aujourd’hui aller se heurter à Rome contre les troupes françaises qui protègent le pape : M. de Cavour déclare même que partout où un soldat français se présentera, l’armée piémontaise a ordre de reculer devant lui ; mais on ne saurait se méprendre sur la durée de cette patience. Pour la rendre éternelle, pour conserver au pape cette possession de Rome et de sa banlieue que lui promettait, il y a huit mois, une célèbre brochure, il faudrait que la France se condamnât à entretenir éternellement à Rome une garnison de douze mille hommes ; or l’occupation éternelle de Rome par une division française n’était point promise dans la brochure.

Mais l’agression des états de l’église a beau violer le droit des gens, contrarier les intérêts ou blesser les affections des états catholiques : au point de vue des nouveaux besoins de l’Italie et des tendances du mouvement unitaire, elle n’en demeure pas moins une nécessité habilement reconnue et hardiment acceptée par le Piémont. Nous ne sommes pas étonnés d’apprendre que, depuis qu’il a pris cette violente résolution, M. de Cavour a retrouvé cette activité, cette audace et cette confiance qu’il a montrées dans d’autres épreuves heureusement surmontées. Ce coup lui rend son ascendant sur l’Italie. Garibaldi sans doute n’est ni supplanté ni effacé ; mais il est contenu, ne fût-ce que jusqu’à l’achèvement de l’entreprise romaine. À moins de déserter l’œuvre même de sa vie, Garibaldi ne peut pas se séparer de M. de Cavour ; il est au contraire obligé de lui communiquer ses desseins et de concerter avec lui ses mesures. Le mouvement italien entraîne toujours d’immenses périls, mais il rentre dans les conditions d’une entreprise régulière ; il est contrôlé et jusqu’à un certain point défendu par les responsabilités du gouvernement qui en prend ouvertement la direction.

Tel qu’il est en effet, et quoiqu’il ait commis, suivant nous, des fautes regrettables, le gouvernement piémontais, aujourd’hui et pour longtemps sans doute, demeure le seul élément d’ordre qui existe en Italie. Or il ne peut conserver l’influence d’ordre qu’il représente qu’à la condition de ne plus s’arrêter dans l’accomplissement du programme de l’unité italienne ; il ne peut rester maître de la conduite du mouvement qu’à la condition d’en subir l’impulsion et d’en poursuivre le but. C’est pour cette raison que nous le considérons comme entraîné fatalement vers une guerre prochaine avec l’Autriche. Sans méconnaître les immenses dangers qu’une telle guerre fera courir à l’Italie, il faut convenir que toutes les chances sont loin de lui être contraires dans cette téméraire aventure.

D’abord il est vraisemblable que le Piémont pourra terminer l’occupation des états de l’église avant que n’éclate une telle guerre. Les qualités militaires de l’illustre chef de l’armée pontificale sont des plus éminentes sans contredit, mais a-t-il réellement dans la main des troupes solides ? Pourra-t-il, au milieu d’une population malveillante, résister aux forces si supérieures qu’on lui oppose ? Le succès d’un engagement pourrait-il changer l’issue finale d’une lutte si disproportionnée ? Le pape lui-même, en présence de l’inutilité d’un tel effort, consentira-t-il à autoriser l’effusion du sang, et ne peut-il pas, comme le roi de Naples, céder à la violence matérielle et morale qui lui est faite, en protestant, en réservait ses droits, mais en épargnant les vies qui sont prêtes à se sacrifier pour sa cause ? Si l’on ne considère que la résistance que le pape peut opposer à l’invasion il ne semble pas que l’entreprise piémontaise doive être sérieusement traversée. En dehors du pape, quelles oppositions rencontrera le Piémont ? Des oppositions morales, et probablement pas d’autres. Parmi ces oppositions, il, en est une qui aurait dû être efficace, celle de la France ; on dit qu’elle a été énergique : elle est allée jusqu’au rappel de notre ministre à Turin ; mais il n’a pas convenu au Piémont d’en tenir compte. M. de Cavour reconnaît que nous avons raison, à notre point de vue, de dégager notre responsabilité diplomatique ; mais il s’est engagé en nous prévenant trop tardivement pour avoir encore le temps de céder à nos représentations et de revenir sur la résolution prise. Nous protégerons le pape avec douze mille hommes ; nous serons placés dans la position dont nous évoquions récemment la perspective ; nous serons non assiégés, mais enveloppés dans Rome, et il n’est pas-même probable que nous profitions de l’avantage que nous offre la courtoisie de M. de Cavour, lorsqu’il promet que devant l’uniforme français les Piémontais se retireront, pour montrer notre drapeau à Ancône. L’Autriche, menacée de si près, agira-t-elle ? Nous ne le pensons pas. Elle ne prendrait pas le parti d’intervenir sans en informer d’avance notre gouvernement, et sans doute notre gouvernement userait de toute l’influence qu’il possède sur elle pour la détourner d’une action qui, bien que défensive au fond, aurait pourtant l’apparence d’une agression. Certes le Piémont côtoie de très près la guerre avec l’Autriche en entrant dans les Marches ; il est pourtant possible qu’il s’empare des états pontificaux en évitant l’écueil qu’il effleure.

On ne saurait en tout cas supposer que le roi Victor-Emmanuel et M. de Cavour aient eu la pensée de porter un tel coup sans accepter dans leur résolution la chance d’une guerre immédiate avec l’Autriche. Ils sentent d’ailleurs qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard il en faudra toujours venir là. Ils doivent donc avoir froidement examiné les chances bonnes et mauvaises de cette guerre. S’ils caressent les unes avec confiance, ils doivent accepter d’avance les autres avec une froide résignation. Parmi leurs bonnes chances, ils comptent sans doute les pénibles embarras intérieurs de l’Autriche. En dehors de ses difficultés italiennes, l’empire autrichien ne traverse-t-il pas une crise redoutable ? Les mécontentemens et les exigences des populations ne retentissent-ils pas au sein même du conseil de l’empire ? N’est-il pas question d’une transformation fondamentale des institutions du pays ? Ne demande-t-on pas l’abdication d’une partie des prérogatives du pouvoir au profil d’une presse libre et d’une représentation sérieuse des citoyens ? Si l’empereur capitule, n’a-t-il pas dépassé le moment où un pouvoir peut encore se fortifier par des concessions, et au surplus la transition même d’un régime à un autre ne sera-t-elle pas une crise d’affaiblissement ? Si l’empereur enfin résiste, comment reconstituera-t-il ses finances ? comment refera-t-il le moral de ses soldats au milieu des masses hongroises et des millions de Polonais de la Galicie, auxquels une guerre viendrait fournir l’occasion de faire éclater leurs légitimes mécontentemens ?

Les révolutions actuelles de l’Italie ont d’ailleurs acquis cette force expansive qui rend les révolutions contagieuses. L’expérience des mouvemens révolutionnaires nous prouve qu’il n’y a pas de révolutions isolées, et que lorsque l’Europe entre dans une de ces périodes de brusques et violens changemens, la révolution, partout où elle doit agir, s’opère par les mêmes procédés et sous une forme identique. Les exemples italiens sont d’un bon augure. La dissolution du royaume de Naples avertit peut-être plus d’un mauvais gouvernement du sort qui lui est réservé ; la marche entraînante de Garibaldi annonce peut-être à plus d’un peuple opprimé un ardent et heureux réveil. Ainsi raisonnent les Italiens ; mais la perspective même d’un revers ne les décourage pas. La France les laissera-t-elle succomber sous les armes autrichiennes ? On ne réussit pas à le leur persuader, et sans vouloir le moins du monde flatter leur illusion, nous conviendrons que la défaite des Italiens et le l’établissement de l’ascendant autrichien dans la péninsule seraient un fâcheux échec pour la politique qui a inspiré la guerre de 1859, et qui a accepté, comme compensation de l’agrandissement du Piémont, la Savoie et Nice. D’ailleurs les Italiens ne s’arrêtent pas seulement à cette espérance du concours de la France. Ils concèdent, pour la commodité du discours, que notre alliance leur fera défaut. Après un tel abandon, ils se résignent encore aux conséquences d’une guerre malheureuse. Notre cause, disent-ils, a grandi après chaque revers et par les revers mêmes ; à chaque aspiration refoulée a succédé en nous une aspiration plus forte vers l’indépendance et vers l’unité ; après chaque victoire obtenue par les princes que nous venons de rejeter, le gouvernement est devenu plus difficile à ces princes restaurés. Nous venons de prouver au monde que nous voulons être un peuple uni et une nation indépendante. La fortune peut encore nous être contraire ; mais l’on verra s’il est possible de refaire l’Italie divisée et de la gouverner malgré elle. On verra la vitalité révolutionnaire que nourrira en nous le souvenir da mouvement de 1860. Nous ferons un dernier effort, et celui-là sera irrésistible — On doit reconnaître qu’il y a en effet une singulière puissance dans cette obstination qui se fortifie même en évoquant la perspective des extrémités les plus désespérées. Pour se représenter un retour de l’Italie aux conditions dont elle s’est affranchie, il faut imaginer une de ces diversions énormes qui noient les destinées d’un peuple dans un bouleversement universel, et lui font perdre la mémoire.

Ce serait trop se hâter que de chercher à deviner l’influence que la nouvelle évolution de la politique italienne exercera sur la politique de l’Europe. Il n’y a pourtant pas de témérité à prédire que les nouveaux événemens de la péninsule ne sont pas faits pour guérir l’opinion en Europe de cette étrange maladie de défiance anxieuse dont elle est depuis si longtemps travaillée Du côté des gouvernemens, il est manifeste que l’œuvre de Bade et de Tœplitz se poursuit. Les gouvernemens s’attendent à un choc prochain et se préparent à le soutenir. La réconciliation de l’Autriche et de la Russie est un symptôme caractéristique de cette soucieuse prévoyance », Voilà donc que l’alliance des trois cours du Nord, que nous avions habilement rompue en 1854, est en train de se reformer, et qu’un des succès les plus signalés de notre politique étrangère va s’effaçant. Les blessures qu’a reçues dernièrement l’alliance anglo-française rendent plus sensible l’effet de ce nouveau travail des alliances entre les grandes puissances continentales. Il est fâcheux que ce soit à un pareil moment que nous soyons obligés de rappeler notre ministre à Turin et de témoigner notre mécontentement à un allié dont nous avons nous-mêmes créé la jeune puissance. Si l’on ajoute que nous avons moins à nous louer des dispositions populaires dans les grands états de l’Europe, que de l’attitude des cabinets, les esprits clairvoyans seront d’accord pour recommander avec dignité la prudence à notre gouvernement ou pour le soutenir dans les intentions modérées qu’il manifeste. Il y a une grande exagération dans ces fantômes de coalition défensive que l’opinion inquiète soulève devant elle. Il n’y a point de coalition, même défensive, préparée contre nous : il y aurait dans de telles combinaisons. une témérité provocante, à laquelle personne, croyons-nous, n’a en Europe l’idée, le goût ou le courage de. s’abandonner. Tout le monde veut la paix avec la France ; mais, au milieu d’une situation qui semble pouvoir donner à tout moment naissance à des incidens graves, nous demanderons la permission d’exprimer encore une fois le regret que nous éprouvons à voir les dislocations qu’a subies l’ancien concert européen, et surtout les atteintes qu’a reçues l’ancienne entente cordiale. Le malaise qu’inspirent les préoccupations de la politique extérieure disparaîtra sans doute ; mais il faut, pour rétablir la confiance d’autrefois, du temps d’abord et une vigilante sagesse.

Une des nations du continent qui sont le plus affectées de ces malveillantes défiances qu’on voudrait voir cesser enfin, c’est le peuple germanique. Les Allemands apportent dans leurs préoccupations à l’égard de l’étranger une mauvaise humeur, qu’ils feraient mieux peut-être de tourner sur les justes griefs que leur fournit l’imperfection de leur constitution fédérale. L’association nationale qui s’était formée l’armée dernière pour agiter la question de la réforme fédérale n’a pas obtenu dans la confédération les succès qu’elle se promettait à l’origine. Cette association vient de se réunir sans grand éclat à Cobourg. Il résulte du rapport qui a été lu à l’assemblée que l’association ne compte que cinq mille membres dans une nation de plus de quarante millions d’âmes. De ces cinq mille trois ou quatre cents seulement ont assisté à la réunion de Cobourg. Les coryphées du parti de Gotha étaient absens. Le parti démocratique lui-même, à quelques exceptions près, parmi lesquelles il faut mentionner M. de Benningsen, président de l’association et chef de l’opposition dans le parlement hanovrien, était médiocrement représenté. Les questions intérieures n’ont pas donné lieu à des discussions vraiment intéressantes ; et il ne s’y est pas révélé un accord de vues édifiant. La question italienne a naturellement provoqué des débats plus longs et plus intéressans. Le comité proposait d’exprimer l’intention de défendre l’intégrité du sol fédéral, mais de déclarer en même temps que l’Allemagne n’a point le droit de soutenir l’Autriche dans la Vénétie. On devait enfin donner un témoignage de sympathie au mouvement libéral et unitaire de l’Italie. Cette proposition a soulevé des objections en sens contraire. Des adversaires de l’Autriche en trouvaient les termes trop modérés : ils voulaient que l’on votât pour la neutralité de l’Allemagne même dans l’hypothèse d’une nouvelle intervention de la France dans les affaires italiennes ; ils soutenaient qu’une alliance avec l’Italie une et indépendante était pour l’Allemagne une garantie préférable à la ligne du Mincio. Cette opinion n’a malheureusement rallié que quelques démocrates berlinois. Les autres adversaires de la proposition du comité, beaucoup plus nombreux, soutenaient qu’il y avait un intérêt non-seulement autrichien, mais allemand, dans la question vénitienne, et que nulle part, sauf en Allemagne, on ne songeait à sacrifier des provinces entières par pure sympathie pour une nation étrangère. Cette opinion a été chaleureusement défendue non-seulement par des Allemands du sud, mais par dès Allemands du nord, et entre autres par le président lui-même de l’association, M. de Benningsen. La scission a été tellement vive entre les membres de la réunion, que le comité a dû retirer sa proposition. M. La Farina, président de l’association nationale italienne, avait adressé à l’assemblée une lettre à laquelle M. de Benningsen a été chargé de répondre. « Si les Italiens, dit-il dans cette réponse, tiennent à conserver et à voir se fortifier les sympathies de l’Allemagne pour leur cause, il est pour eux un pressant devoir : qu’ils fassent en sorte que le mouvement italien, dans ses nouveaux progrès, ne blesse pas les intérêts essentiels du peuple allemand et de la politique allemande, et n’amène pas entre les deux peuples de déplorables conflits. Vous avez pu vous convaincre dans ces derniers mois, par les manifestations de l’esprit public, que, tout en sympathisant avec un peuple auquel l’Allemagne doit plus d’un élément de son développement intellectuel, les Allemands sont résolus à faire prévaloir leurs propres intérêts politiques dans toutes les directions, fût-ce même, s’il le fallait, au prix de bien vives sympathies. » Cette lettre mérite d’être remarquée comme un symptôme de l’opinion allemande touchant la question vénitienne. Cette opinion se prononce malheureusement avec tant de force contre les prétentions italiennes que l’association allemande elle-même, quoiqu’elle soit formée pour servir des aspirations unitaires semblables à celles qui animent l’Italie, est pourtant obligée de la subir et de la partager. C’est là le seul résultat positif qu’ait eu la réunion des unitaires allemands à Cobourg.

Cette fermentation universellement excitée dans les esprits par les questions étrangères a des conséquences fâcheuses. Parmi ces conséquences, il en est une qu’un journal accuse et déplore depuis quelque temps avec une véhémence si sincère, mais si peu avisée, qu’il ne prend pas garde qu’elle fournit un des argumens pratiques les plus concluans en faveur d’une liberté dont il est pourtant peu épris, nous voulons dire, liberté de la presse. Ce journal a l’air d’attribuer tous les maux du présent à la propagation systématique des fausses nouvelles par les correspondans des journaux étrangers. Il y a longtemps que nous avons signalé ce fléau des commérages et des nouvelles frelatées des correspondances, qui est un des vil de notre époque ; mais il est oiseux de faire la guerre aux fausses si l’on ne veut pas en même temps porter remède à la niaise et maladive crédulité du public. Les économistes savent que ce sont les mauvaises lois de douane qui enfantent la contrebande. Abaissez les tarifs, vous supprimez le contrebandier. Mettez les bons produits à la portée du consommateur, il abandonnera les mauvais produits. Les publicistes gouvernementaux, qui sont devenus bons économistes par un miracle de la grâce, feraient bien d’appliquer ces principes libéraux au commerce des idées et des faits politiques. À qui la faute, s’il nous a été donné de voir de notre temps ce commerce des gazetiers étrangers que nous ne connaissions que par les tristes pages qu’il a laissées dans l’histoire de l’ancien régime ? Qui a fait l’importance des correspondances des journaux étrangers ? Pourquoi le public français va-t-il lui-même y chercher avidement l’aliment souvent malsain de sa curiosité ? Quand la France avait une presse libre, avait-on jamais vu rien de pareil, et entendait-on jamais parler du mal que peuvent faire ces ridicules fatras ? Gémissez des effets, nous y consentons ; mais ayez la bonne foi et le courage de remonter à la cause. Reconnaissez que le silence n’est pas favorable à la confiance, qu’il est naturel que les ténèbres se remplissent de sots fantômes et créent de puériles terreurs, et que la liberté légale de la presse est aussi nécessaire à la saine direction de l’opinion publique qu’à la conservation des sentimens de l’honneur chez les écrivains. e. forcade.

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V. de Mars.