Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1860
14 novembre 1860
Rien n’est changé, croyons-nous, dans les lignes caractéristiques de la situation générale de l’Europe dont nous tracions l’esquisse il y a deux semaines. Les incidens qui se sont accomplis depuis, le demi-jour qui a discrètement filtré sur les faits antérieurs, tout annonce que nous assistons bien à la fin d’un acte et non à un lever de rideau. Le trio mimé de Varsovie, si heureusement suivi du chœur retentissant du banquet du lord-maire, a marqué cette halte significative dans le grand drame européen. Voici que les personnages actifs de ces derniers temps quittent la scène et se reposent à leur façon. Le général Lamoricière prend congé, par un mâle et intéressant récit de la courte campagne des États-Romains. Garibaldi fait une sortie aussi originale et aussi brusque qu’avait été son entrée. Le roi Victor-Emmanuel se rassasie de suffrage universel à la napolitaine. Pour la France et l’Angleterre, l’entr’acte s’ouvre par une heureuse diversion, par la nouvelle de la commune victoire de Chine. On respire, on peut se lever et parler, aller et venir, faire des visites dans les loges et prendre un sorbet. Ceux que la pièce a importunés ou trop émus la croiraient volontiers terminée. Nous-mêmes, assistans bénévoles, nous ne demandons pas mieux que d’accepter cette péripétie comme un dénoûment tel quel, sans oublier qu’aussi bien les affaires humaines ne comportent point de dénoûmens complets et absolus, et que s’il est donné parfois aux spectateurs politiques de voir le commencement de la fin, il n’est pourtant pas de fin qui ne soit à son tour le commencement d’autre chose.
C’est au moins la paix assurée pour six mois, au dire de tout le monde ; nous espérons que c’est mieux encore, car qui peut prévoir le tour que prendront les événemens et les idées dans un intervalle de six mois ? Ainsi nous ne voulons pas nous offusquer de ce rendez-vous que les belliqueux. en prenant leurs quartiers d’hiver, se donnent pour le printemps prochain. — Les questions militaires demeurent à l’ordre du jour partout, nous répondra-t-on. — Quoi d’étonnant après ce qui se passe depuis deux ans ? Et n’est-il pas naturel que les armes continuent à faire quelque fracas encore après avoir joué un rôle si important ? — Passons rapidement, si l’on veut, la revue de ces questions d’armemens que l’on conserve à l’ordre du jour, tout en donnant congé à la guerre pour cette fin d’année.
Garibaldi, en partant pour sa retraite de Caprera, demande l’armement d’un million d’hommes en Italie pour le printemps prochain. Le prodigieux dictateur nous a habitués aux hyperboles, et l’on est autorisé à ne pas toujours lire l’accomplissement d’un fait dans l’expression d’un de ses désirs. On revient sur le terrain de la réalité en admettant que les Piémontais travaillent à compléter les cadres d’une armée de trois cent mille hommes. Un mouvement de réciprocité engage sans doute les Autrichiens, comme le constatent au surplus les statistiques des transports militaires par voie de chemins de fer, à prendre en Vénétie toutes les précautions d’une vigoureuse défensive. En dehors des deux antagonistes indiqués, les autres pays continuent à donner la première place aux questions militaires. Parlerons-nous de l’Angleterre ? Elle poursuit les armemens entrepris depuis une année, et comme en ce pays il faut toujours donner publiquement la glose de la politique pratiquée, lord Palmerston vient de présenter au banquet du lord-maire une piquante variante aux explications par lesquelles il avait d’abord justifié les préparatifs anglais. Le langage de cet homme d’état dans cette solennité a été, nous en sommes convaincus, sincèrement pacifique ; il a été impossible pourtant au malicieux premier lord de la trésorerie de ne pas épicer d’une pointe de persiflage ses protestations le mieux et le plus chaudement senties. Il nous a avertis spirituellement que c’est pour être digne de notre alliance et de notre amitié que l’Angleterre est tenue de persister dans le développement extraordinaire qu’elle a donné à sa marine et à son armée. Comment en voudriez-vous à des gens qui, sachant si bien calculer, mettent un prix si haut à la conservation de vos bonnes grâces ? En France, nous parlons peu : nous ne sommes plus assez bavards pour avoir besoin de trouver des raisons aussi ingénieuses, afin de justifier nos actes à nos propres yeux et à ceux d’autrui. Pourtant nous sommes à la veille d’entreprendre une grande expérience dans l’organisation de notre armée. La conférence de maréchaux qui a été réunie le mois dernier sous la présidence de l’empereur n’a été un mystère pour personne. L’on a su également quel était l’objet des délibérations de cette haute assemblée : il s’agissait de constituer la réserve de l’armée. L’on dit que le plan adopté fera disparaître les non-valeurs qui résultaient de l’application de notre système de recrutement, et utilisera la totalité des contingens annuels, tout en n’obligeant la moitié des contingens qu’à une courte présence aux dépôts des corps pour faire et entretenir leur éducation militaire. Incompétens en de telles questions, nous aurions été tentés de voir une garantie de paix dans cette nouvelle organisation, lorsque nous l’entendions critiquer par certaines autorités militaires ; mais les civils qui connaissent le projet nous mettent en défiance contre cette impression en nous disant qu’au lieu d’une économie, le nouveau projet pourrait bien au contraire apporter une augmentation au budget des dépenses de la guerre. D’ailleurs, quand nous aurions qualité pour nous prononcer sur de telles questions, en pourrions-nous sérieusement juger sur des ouï-dire ? Sachant que les maréchaux ont été consultés, nous devons supposer que le projet adopté exprime les conclusions de l’expérience militaire la plus élevée qui existe en France. Dans cette confiance, s’il est vrai, comme on l’assure, que le décret organique du système nouveau ait déjà reçu la signature impériale, nous en attendons la publication avec cette patience docile qui est une des déférences que nous devons au principe d’autorité. Nous sommes patiens, et pourtant nous ne sommes pas Allemands. La bienheureuse confédération germanique s’occupe plus que personne, et depuis plus longtemps que tout le monde, de la réforme de ses institutions militaires : peut-elle dire qu’elle soit aussi près que nous de toucher au terme ? Nous ne serions point pardonnes, si nous omettions l’Allemagne dans ce farewell que nous adressons en courant aux pensées et aux efforts militaires de l’Europe. La question militaire allemande mérite d’être touchée non pas seulement pour nous dérider en un si grave sujet, mais pour nous donner la conviction consolante que, si jamais par malheur il nous survenait une querelle d’Allemands, nous ne courrions guère de ce côté le danger d’être battus de vitesse.
La question de la réforme militaire fut abordée l’an dernier par les états de second ordre. Ils voulaient remanier le commandement de l’armée fédérale, mais naturellement avec une réserve : c’est que le principe de l’unité de commandement serait respecté. L’idée de réforme souriait à la Prusse, à une condition toutefois, c’est qu’en temps de guerre les contingens fédéraux fussent incorporés aux armées de l’Autriche et de la Prusse, et le commandement en chef partagé entre ces deux états. Là-dessus protestation, opposition énergique des gouvernemens secondaires appuyés par l’Autriche. La Prusse cède à l’orage et fait une autre proposition : elle demande que son système concernant le commandement en chef soit adopté, au moins pour le cas où les deux grandes puissances allemandes prendraient part à une guerre fédérale, non pas seulement avec leurs contingens fédéraux, mais avec la totalité de leurs forces. La distinction paraissait si fondée que les petits états ne purent la contester, mais ils ne voulurent pas la consacrer par une stipulation immédiate ; ils dirent qu’il serait temps d’aviser quand se présenterait l’éventualité prévue par la Prusse. La question en était là quand la diète entra cet été en vacances. Vinrent alors les entrevues de Bade et de Tœplitz, motivées en grande partie par la nécessité d’arriver à une entente sur cette question capitale pour l’organisation militaire de l’Allemagne. Les souverains des petits états, devenus plus concilians, convinrent de tenir à ce sujet une conférence militaire, qui se réunit à Wurtzbourg au commencement du mois d’août. Cette réunion se composa des ministres de la guerre ou d’officiers supérieurs de Bavière, Wurtemberg, Hanovre, Saxe-Royale, Bade, Hesse-Électorale et grand’-ducale, Mecklembourg-Schwerin et Nassau. Une convention fut signée le 5 août et soumise ensuite par la Bavière à la sanction de la Prusse et de l’Autriche. Cet acte vient d’être livré à la publicité. En voici le préambule : « Pénétrés de la nécessité de sauvegarder autant que possible l’intégrité et la sûreté de l’Allemagne dans les circonstances actuelles, et en vue de l’éventualité d’une menace de guerre, les gouvernemens de Bavière, etc., ont porté leur attention sur les mesures propres à faciliter la prompte concentration des forces militaires allemandes, concentration si désirable en de pareilles circonstances. » Peu de mots suffiront pour résumer les stipulations au moyen desquelles on se propose d’atteindre ce résultat ; quoique ces dispositions soient assez équitables, on verra qu’elles sont fondées sur des distinctions, des réserves, des hypothèses, qui ouvrent encore la voie, lorsque l’heure de l’action aurait sonné, à des négociations nouvelles et à des lenteurs inévitables.
On sait que l’armée fédérale se compose de dix corps d’armée, les trois premiers fournis par l’Autriche, les trois suivans par la Prusse, et les quatre autres, des numéros 7 à 10, par les états secondaires. On suppose d’abord dans la convention de Wurtzbourg le cas où, la guerre éclatant, les deux grandes puissances allemandes y prendraient part, ou avec leurs forces totales, ou avec une partie seulement de leurs forces non allemandes. Dans cette hypothèse, le choix du commandement en chef de l’armée allemande sera laissé en pleine confiance à l’entente de la Prusse et de l’Autriche. Il en serait de même si l’une des deux s’engageait dans la guerre avec toutes ses forces, tandis que l’autre n’y apporterait que son contingent obligatoire. Mais les deux puissances s’entendront-elles toujours sur une question aussi délicate ? Il a donc fallu prévoir le cas où elles ne parviendraient pas à se mettre d’accord : alors le choix du généralissime appartiendrait à la diète, que les deux grands gouvernemens saisiraient de leurs propositions respectives. Autre hypothèse : il se peut que l’une des grandes puissances réunisse son contingent à ses forces non allemandes, et le tienne ainsi à l’écart de l’armée fédérale ; si cet événement se réalise, les sept autres corps restans formeront l’armée fédérale, et l’élection du général en chef se fera d’après les lois de la confédération, avec cette réserve que les gouvernemens seuls qui auront leurs contingens sous le drapeau fédéral pourront prendre part à l’élection. Enfin, si les deux grandes puissances retirent de la même façon leur contingent de l’armée fédérale, il sera élu un commandant supérieur pour les 7e, 8e, 9e et 10e corps, c’est-à-dire pour l’ensemble des contingens des états secondaires, et voici comment l’on procédera à la nomination de ce général. Chacun des quatre corps présentera un candidat, et ce sera ensuite aux petites cours de s’entendre sur celui des candidats qu’il faudra définitivement choisir. Celui-ci sera investi de tous les pouvoirs déférés par les lois fédérales au généralissime de la confédération. Les autres dispositions de la convention de Wurtzbourg sont relatives à la concentration de ces quatre corps d’armée fournis par les états secondaires : le cas échéant, ils doivent être mobilisés en quinze jours. Les règlemens concernant la marche, les logemens, les transports par chemins de fer, seront concertés plus tard entre les divers gouvernemens, ainsi que les arrangemens relatifs à l’organisation intérieure des corps. On ne connaît point encore l’accueil fait par l’Autriche et par la Prusse à ce travail des gouvernemens secondaires ; on dit seulement que des commissaires autrichiens et prussiens vont se réunir à Berlin pour l’examiner en commun. La Prusse et l’Autriche tomberont-elles d’accord sur un projet qui, à l’application, suppose des nécessités si nombreuses de négociations particulières ? C’est ce qui nous touche médiocrement. Nous avons voulu seulement faire voir, en montrant toutes ces broussailles d’hypothèses, de distinctions et de réserves qui obstruent pour l’Allemagne le passage de l’état de paix à l’état de guerre, combien il est difficile à la confédération germanique de se donner un général en chef et d’opérer une rapide concentration de troupes. Un pays organisé de telle sorte que dans ses préoccupations de guerre il ne puisse pas aboutir à un plan plus pratique et plus expéditif ne semble-t-il pas constitué exprès par la Providence pour jouir éternellement de la béatitude promise aux pacifiques ? N’y a-t-il pas une sorte de cruauté funeste dan ? cette force des circonstances qui oblige un tel pays à faire des tentatives pénibles et embrouillées pour sortir d’une constitution si favorable à la tranquillité de ses voisins ? Cette force mystérieuse qui a imprimé un tour guerrier aux idées de l’Europe, nous n’en rechercherons pas l’origine ; mais au moment où nous semblons avoir devant nous un répit qui nous permet de l’amortir et de la dompter, il ne nous servirait de rien de dissimuler qu’elle est dans les choses mêmes. Nous étions surtout frappés de cette pensée en lisant le discours de M. de Persigny au banquet du lord-maire. Nous applaudissons au goût déclaré de M. de Persigny pour la paix et à l’intelligente sympathie qu’il témoigne à l’Angleterre ; mais un esprit aussi adonné à l’observation de la politique, aussi indépendant d’ailleurs et aussi hardi dans ses vues peut-il croire que les bonnes intentions soient suffisantes pour accréditer dans l’opinion la foi dans la paix, et pour assurer aux nations les bienfaits réels qui accompagnent une telle foi ? Il fut un temps dont nous ne pourrions pas parler avec trop de modestie, si nous étions capables de nous incliner devant de malfaisans préjugés, et si nous ne nous souvenions que nous lui devons le développement des deux grands ressorts de la puissance française : la prospérité industrielle et financière d’une part, et de l’autre la formation et l’éducation active de notre armée ; nous voulons parler du temps de liberté régulière qui a précédé la révolution de 1848. M. de Persigny n’a-t-il pas remarqué qu’en ce temps-là la tendance de l’opinion générale, non-seulement en France, mais en Europe, en face des incidens politiques qui venaient à se produire, était de ne voir au bout que des solutions pacifiques ? M. de Persigny n’a-t-il pas observé qu’aujourd’hui au contraire l’instinct de l’opinion est de ne voir derrière les questions qui s’élèvent que des solutions guerrières ? Dans le temps dont nous parlons, il eût semblé utopique de croire à la guerre ; aujourd’hui c’est la confiance dans la paix qui a l’apparence de l’utopie. Un tel contraste n’a-t-il pas de quoi frapper les esprits réfléchis, et ne faut-il pas considérer comme un mal déplorable ce renversement de l’optique universelle qui nous fait voir la guerre là où nous étions accoutumés à ne voir que la paix ? Un phénomène si extraordinaire et si regrettable doit avoir une cause profonde dans les choses mêmes ; c’est là qu’il appartient aux esprits élevés de la rechercher sans animosité contre les personnes et en se dégageant des préjugés de partis, de même que c’est aussi dans les choses que l’on doit chercher le remède, et non dans le spécifique impuissant des élans de la conscience et des protestations de la parole. Quant à nous, plus nous avançons dans la marche des faits contemporains, et plus clairement nous voyons se manifester la cause du mal que nous déplorons. Nous croyons que pour la France, comme pour les autres nations, la préoccupation exclusive des questions de politique extérieure est pernicieuse. Quand un peuple se met à faire de la politique étrangère avec toutes ses passions, toute son ambition et toute son imagination, comment la guerre ne viendrait-elle pas couvrir pour les uns comme un attrait, pour les autres comme un souci et une crainte, le fond de toutes les perspectives ? Quand une nation aussi puissante que la nôtre concentre sur la politique extérieure la plus grande part de son activité morale, comment tous les peuples de l’Europe pourraient-ils détourner de cet objet leur attention et leur anxiété ? L’intérêt de la paix générale et de cette quiétude des esprits à laquelle songe évidemment M. de Persigny dans les honnêtes efforts qu’il fait pour ranimer la confiance réclame le retour de la vie politique de la France à un meilleur équilibre. Tout ce que nous regagnerions d’activité politique à l’intérieur par l’extension de la liberté serait infailliblement gagné aussi par la paix et par la sécurité des esprits. La sincérité que M. de Persigny apporte dans sa prédication pacifique nous garantit qu’il arrivera tôt ou tard sur ce point à la même conclusion que nous. L’amour intelligent de la paix doit faire de lui un partisan raisonnable de la liberté. Il serait digne d’un homme qui, comme lui, a, dans sa vie politique, beaucoup osé et fait beaucoup, d’appliquer dans cette direction l’initiative de son esprit et la consistance de ses opinions.
Nous pourrons passer auprès de certaines gens pour des utopistes de liberté, comme nous sommes pour d’autres des utopistes de paix ; mais nous ne voyons pas pourquoi, la destinée de l’un de ces biens nous paraissant liée à la destinée de l’autre, nous refoulerions en nous l’espérance libérale au moment même où, de l’avis commun, les chances de la paix se sont notablement accrues. Les trois faits récens qui ont porté au crédit de la paix des résultats significatifs sont la manifestation annuelle de la vieille municipalité de Londres dont nous venons de parler, l’entrevue de Varsovie et la dépêche de lord John Russell à propos des plus récentes annexions opérées par le Piémont.
Le peu d’éclaircissemens qui a été donné sur l’entrevue de Varsovie a confirmé le sens que nous avions attaché au caractère et aux effets de cet acte. La Russie s’y est conduite à la satisfaction de la France et par les conseils de patience qu’elle a dû donner à l’Autriche, et par le désintéressement qu’elle paraît avoir montré par rapport à la question d’Orient. Au surplus, on a parlé d’une lettre adressée par l’empereur au tsar, qui, après les événemens que l’on avait laissé s’accomplir en Italie, et en présence des intentions évidentes des puissances du Nord, ne pouvait que consolider la conclusion pacifique du congrès de Varsovie. Le terrain choisi par l’empereur dans cette lettre était, à ce qu’il paraît, le principe de non-intervention. Ce principe, la France l’aurait défendu contre l’Autriche, si l’Autriche avait attaqué le Piémont ; elle l’aurait également maintenu à l’égard du Piémont, si l’agression fût venue de l’Italie. Dans cette hypothèse, la France n’aurait revendiqué au profit du Piémont, la fortune des armes étant contraire à celui-ci, que les avantages garantis par le traité de Zurich. Dans cette application du traité de Zurich, il y avait un double veto opposé aux projets de guerre qu’eussent pu nourrir les deux antagonistes, et il nous semble qu’il est permis de compter longtemps encore sur l’efficacité de ce veto.
L’Angleterre a, elle aussi, à sa façon lancé entre les deux camps la même interdiction de guerre. On se souvient de la dépêche du 31 août dernier, dans laquelle lord John Russell défendait en termes fort durs à M. de Cavour toute tentative d’attaque contre la Vénétie. Lord John Russell vient d’écrire la contre-partie de cette dépêche dans sa note du 27 octobre, où il s’est chargé de présenter au monde l’apologie de l’entreprise du Piémont dans les États-Romains et dans le royaume de Naples. Cette fois c’est M. de Cavour qui est couvert par lord John d’un bouclier moral très bizarre dans la forme, mais au fond très efficace. Comment l’Autriche aurait-elle pu faire la guerre au Piémont pour réprimer une entreprise si solennellement réhabilitée par l’Angleterre ? La forme de ce document est, disons-nous, fort bizarre. Dans le ton tranchant et dégagé, dans le dédain de tout ménagement pour les opinions dominantes parmi la diplomatie européenne, dans le souvenir si curieusement invoqué du précédent de la révolution de 1688, se révèle l’idiosyncrasie de lord John. C’est bien là le whig de la révolution, le petit-neveu de lord Russell le martyr. Ne dirait-on pas que ce grand lord Russell a été envoyé à l’échafaud par Ferdinand de Bourbon et non par Charles Stuart ? Une fois lancé dans les souvenirs traditionnels de sa race, ne demandez plus à lord John de raisonner juste, de mettre sa dépêche du mois d’octobre d’accord avec sa note du mois d’août, de démontrer comment à la fois le roi Victor-Emmanuel a le droit de venir en aide aux sujets du pape et du roi de Naples, et n’a pas le droit d’aller au secours des sujets de l’empereur François-Joseph en Vénétie. Tout autre homme d’état anglais que lord John Russell, moins préoccupé de faire figurer dans les événemens de ce temps-ci le précédent sacramentel de 1688, eût évité cette métaphysique, et ne fût point tombé dans d’aussi choquantes contradictions. Lord Palmerston par exemple serait allé droit au but et eût accompli simplement l’acte politique que les intérêts anglais lui prescrivaient. Derrière une gauche dépêche, il y a en effet dans cet acte un tour habile de la politique anglaise. La politique de M. de Cavour est blâmée publiquement par tous les cabinets ; à la suite de l’exemple qu’a donné la France en rappelant son ministre, Turin a été déserté par à peu près tout le corps diplomatique ; venir seul vers le Piémont, lui tendre la main et glorifier hautement devant l’opinion européenne la politique désavouée par tous les autres gouvernemens comme coupable, quel service à rendre à un état plongé dans un tel délaissement et frappé d’une réprobation si générale ! quel service bien placé surtout lorsqu’on a présent à l’esprit que cet état est en train de devenir la sixième grande puissance de l’Europe ! Il faut en convenir, c’est un coup habile, d’autant plus qu’il ne blesse point l’esprit des institutions britanniques, qu’il est conforme aux tendances générales des sympathies anglaises, et que l’Autriche a trop d’intérêt à ménager l’Angleterre pour pouvoir garder ou montrer du ressentiment à propos de cette escapade de diplomatie libérale. Ce qu’il y a de remarquable en effet dans ce flegme dédaigneux avec lequel lord John Russell lance à la face de l’Europe officielle scandalisée, mais presque obséquieuse, des principes si révolutionnaires, c’est le sentiment tranquille que le gouvernement anglais a aujourd’hui de sa force. On peut voir dans cette froide témérité la confirmation de ce que nous disions récemment de la situation dégagée et courtisée de l’Angleterre. Après la dépêche du 31 août écrire celle du 27 octobre, après avoir envoyé, le cœur plus léger, l’empereur François-Joseph à Tœplitz sous l’influence des idées qui inspiraient la première, accompagner des applaudissemens de la seconde l’entrée de Victor-Emmanuel à Naples, être la consolation de M. de Rechberg et l’orgueil de M. de Cavour, sans troubler, au contraire en redoublant les joies pacifiques de M. de Persigny, cela pourra passer pour un grand exploit dans les annales de la galanterie diplomatique. Il ne faut pas se croire médiocrement puissant pour se permettre de telles inconséquences et les accomplir avec ce sans-façon.
N’importe, c’est après le cercle russe, après le cercle français, un véritable cercle anglais tracé aussi autour de chacun des deux adversaires qui s’observent sur le Mincio et sur le Pô. Voilà le Piémont et l’Autriche tous deux condamnés par l’Europe à ne point franchir leurs limites, pétrifiés par les enchanteurs dans l’immobilité de la défensive, réduits jusqu’à nouvel ordre à se regarder comme des chiens de faïence. Pour le Piémont cependant et pour l’Italie, cette immobilité n’est point de l’oisiveté. Le gros de l’évolution italienne semble être fait ; il reste pourtant trois épisodes traînards de la question italienne d’importance diverse, mais qui ont de quoi occuper l’Italie dans son inaction prudente ou forcée : il y a la résistance de François II à Gaëte, il y a le séjour du pape à Rome et l’occupation française indéfiniment prolongée, il y a la Vénétie, c’est-à-dire les apprêts moraux et les préliminaires révolutionnaires de la lutte dont la Vénétie doit être un jour le prix. Il n’y a rien à dire de la résistance du roi de Naples dans sa dernière forteresse, si ce n’est que la persévérance du jeune François II est un acte honorable, et non-seulement ramène une sorte d’intérêt sur la fin de son règne, mais peut plus tard, lorsqu’elle sera devenue un souvenir, rendre, suivant les circonstances, quelques chances à sa cause. Nous ne parlerons pas du rôle de protection que dans une extrémité prévue l’escadre française est prête à jouer auprès du roi de Naples : les officiers de notre escadre seront heureux de remplir ce devoir envers le souverain détrôné et sa jeune famille ; peut-être même est-ce à leur générosité trop empressée à cet égard qu’il faut attribuer les faux mouvemens qui ont eu lieu à l’embouchure du Garigliano et ce fait singulier, que les intentions réelles de notre gouvernement ont paru être mieux comprises par le chef de l’escadre piémontaise que par le brave amiral français. Nous voudrions aussi nous abstenir de parler de la situation du pape et de nos troupes à Rome. Combien de temps durera cette crise ? Le rapport du général Lamoricière ne peut guère être considéré comme un témoignage favorable à la conservation du pouvoir temporel du saint-siége. Cependant est-ce à nous, qui sommes à Rome pour défendre le pape, de marquer par notre départ l’heure de sa déchéance ? Est-ce nous d’autre part, soutiens du principe de non-intervention, qui pouvons, par notre occupation sans terme, entraver la grande expérience que les Italiens unis vont tenter sur eux-mêmes ? Détiendrons-nous éternellement la capitale qu’ils réclament comme le gage et la condition de leurs nouvelles destinées ? Il n’y a là qu’une maussade incertitude et la perspective d’événemens peu agréables pour notre amour-propre. Quant à la Vénétie, c’est bien là le fruit défendu aux Italiens par des interdictions dans lesquelles nous voyons la garantie de cette paix temporaire dont la possession un peu assurée est le trait de la situation présente ; mais, sans devenir l’objet d’une invasion immédiate, la Vénétie exercera nécessairement cet hiver la principale influence sur la vie intérieure des Italiens.
Ce n’est point une prophétie téméraire de prédire que la perspective de la Vénétie à conquérir sera quelquefois une occasion de lutte et plus souvent un moyen d’union entre les élémens discordans que contiennent les partis qui poursuivent par des moyens divers l’émancipation totale du territoire italien. Nous considérons la conquête du royaume des Deux-Siciles comme consommée. Nous savons que tout n’est point à Naples et dans le royaume aufssi beau que le prétendent les dépêches italiennes. L’idée de l’unité est toute récente même dans la seule classe de la société napolitaine qui l’ait chaudement épousée, la classe moyenne. Les observateurs froids et désintéressés des récens événemens napolitains ont constaté que le peuple proprement dit, séduit par la bonhomie populaire, la débonnaireté chevaleresque, les fantasques allures de Garibaldi, s’était épris pour le dictateur d’un enthousiasme d’enfant, mais qu’au fond il se soucie peu de la révolution, y a parfois assisté avec une froideur dédaigneuse, et n’a pas gardé de haine pour la dynastie déchue. Les témoins dont nous parlons n’ont point été dupes de la fantasmagorie du suffrage universel, bien qu’ils reconnaissent que le vote, malgré la façon extravagante dont il a été recueilli, était bien pour le moment l’expression du vœu de la majorité. À Naples en effet plus encore que dans les provinces du nord de l’Italie, l’annexion au Piémont a gagné les esprits comme une nécessité impérieuse, si l’on voulait échapper au désordre et à l’anarchie démagogique, ou à cette autre forme d’anarchie non moins redoutée qu’auraient entraînée la réaction et la restauration du régime déchu. Ceux qui, voyant Naples prendre une résolution aussi grave que l’abdication de l’autonomie sous la pression temporaire de cette double peur, croient que les Napolitains regretteront leur dédition au Piémont se trompent, comme ceux qui avaient prédit des réactions semblables dans le nord de l’Italie ; mais les plus confians ne contesteront pas que les populations napolitaines, moins énergiques, plus mobiles, offrant moins de solidité morale que les peuples du nord de l’Italie, ne puissent fournir des élémens plus nombreux aux meneurs d’opposition qui viendraient à se lever contre le ministère piémontais. Sans être pessimiste, on est fondé à penser que le gouvernement de la Sicile et de Naples sera une œuvre plus difficile et plus tumultueuse, soumise à plus de fluctuations que le gouvernement de l’Italie septentrionale. Par sa retraite si généreusement et si habilement désintéressée, Garibaldi s’est assuré la conservation de son ascendant populaire, et s’est réservé pour un autre grand rôle. Quand les rivalités de partis et de personnes reparaîtront, Garibaldi sera toujours ou un chef d’opposition redoutable ou un chef de mouvement irrésistible. Or c’est l’entreprise sur la Vénétie qui sera l’objet de la compétition entre les partis, et quand le déchirement des factions deviendra dangereux, c’est en marchant sur la Vénétie que le gouvernement rétablira l’union dans les esprits et reprendra la direction du mouvement. À quoi va songer Garibaldi sur son rocher de Caprera, si ce n’est à l’affaire de la Vénétie ? Quelle est la distance qui nous sépare donc du conflit ? C’est à la patience de Garibaldi qu’il faut la mesurer. C’est de lui que dépend la durée de la trêve dont nous jouissons. Garibaldi a l’air de ne nous donner que six mois de répit ; les événemens intérieurs de l’Italie, la difficulté de l’entreprise, des diversions imprévues éclatant en Europe, la force des choses, peuvent le contraindre à prendre un plus long délai. Quoi qu’il en soit, il n’est pas moins vrai que pour des gens qui ont vécu au jour le jour, une paix de six mois est presque la paix perpétuelle.
Quoique la paix avec la Chine soit d’une moindre importance pour nous que la tranquillité intérieure de l’Europe, la France a éprouvé un sentiment d’heureux soulagement en apprenant nos succès à Takou, et on peut dire la fin de la guerre malgré l’incident qui a retardé la conclusion de la négociation.
Nous n’avons pas seulement à nous applaudir de la facilité avec laquelle la France a, pour la part qui la concerne, conduit au succès cette lointaine expédition de Chine ; nous n’avons pas seulement à féliciter nos officiers et nos soldats d’avoir montré leur solidité et leur élégance habituelles sur un théâtre si nouveau pour eux et où ils ne sont arrivés qu’après tant de fatigues fermement supportées. Il y a quelque chose de moins brillant, mais de plus durable qu’un glorieux fait d’armes dans cette trouée que nous venons de pratiquer sur la Chine. Ici, à bien considérer les choses, les intérêts réels du pays ont heureusement devancé, on peut le dire, l’action de notre politique et de nos armes, à l’inverse de ce qui est arrivé en tant d’entreprises infécondes tentées par nous au-delà des mers. La Chine représente déjà pour la France un mouvement commercial annuel de près de deux cent millions, tant les produits chinois ont depuis quelques années pénétré dans notre consommation ; mais chose étrange, consommateurs d’une valeur si importante de marchandises chinoises, nous n’en importons directement nous-mêmes qu’une quantité relativement minime, et nous nous approvisionnons principalement sur le marché de Londres, laissant aux Anglais le bénéfice de ce commerce. Il est certain que la France pourrait et devrait se passer de cet intermédiaire, et aller prendre en Chine même les produits chinois qu’elle consomme et consommera chaque jour davantage. Peut-être l’inertie de nos négocians à l’égard du commerce de Chine tient-elle au peu de place que notre politique avait jusqu’à présent occupée dans ces régions. Notre expédition fait disparaître ce motif. Un autre obstacle, c’était le défaut pour notre commerce de moyens de crédit purement français : ceux de nos négocians qui faisaient le trafic direct étaient obligés d’emprunter l’intermédiaire du crédit anglais pour lier leurs opérations. Cette lacune vient d’être heureusement comblée par un de nos établissemens de crédit les plus populaires, le Comptoir d’escompte, lequel a fondé à Shang-haï une succursale appelée à rendre de grands services à nos négocians et à nous ouvrir véritablement le chemin direct de la Chine, car l’on sait que les moyens de crédit exercent sur le commerce la même influence que les voies de communication. Mentionnons aussi comme un des résultats avantageux de l’expédition l’indemnité de guerre considérable qu’elle nous rapportera, et qui en couvrira probablement les frais.
Ce résultat financier se produirait avec une heureuse opportunité, si l’indemnité chinoise devait nous être promptement payée. On sait quelle énorme quantité d’argent le commerce de l’extrême Orient demande à notre Occident. Ce serait un soulagement d’être dispensé pendant quelque temps au moins de ces expéditions d’argent, puisque l’Europe paraît traverser en ce moment une légère crise monétaire. Depuis deux mois, les encaisses des
banques de France et d’Angleterre sont sérieusement attaqués ; notre banque, si l’on tient compte des acquisitions d’or qu’elle a faites dans l’intervalle, s’est vu enlever ainsi depuis peu de temps près de 200 millions. De là hausse du taux de l’intérêt commercial qui réagit de Londres sur Paris, de Paris sur Londres. Cette rareté momentanée de numéraire ne paraît pas avoir de cause grave. Il est certain du moins qu’elle n’est pas le signe avant-coureur d’une crise commerciale. Le pays d’où nous viennent les crises qui ravagent périodiquement le commerce, les États-Unis, est dans une situation commerciale prospère. Les États-Unis ont eu de magnifiques récoltes de céréales, pour lesquelles les insuffisances de l’Europe leur ont ouvert un lucratif débouché. Cette circonstance, qui est toute à leur avantage, contribue même à l’embarras monétaire actuel. Ordinairement le commerce américain, toujours débiteur du commerce anglais, le couvre par des remises continuelles en or. Les Américains paient cette année en farines, et un des affluens par lesquels s’alimente le grand marché d’or du monde, le marché anglais, est momentanément à sec. Les excédans de récolte d’Espagne vendus à l’étranger et les grands travaux de chemins de fer qui s’exécutent dans ce pays y entraînent en ce moment un courant prononcé de métaux précieux, et ne sont point étrangers à l’embarras actuel ; mais en Italie surtout se sont produites les grandes demandes de numéraire. Les raisons commerciales sont peut-être pour quelque chose dans ces demandes ; mais les raisons politiques y doivent être pour plus encore. L’état actuel de l’Italie après le récent emprunt, et avec l’usage qui est fait de cet emprunt
pour payer des armemens improvisés sur une vaste échelle et se distri
1)uer en solde à des troupes dont le nombre dépasse toutes les proportions
antérieures, a dû amener des besoins extraordinaires de numéraire.
C’est ainsi qu’au bout de cette courte excursion sur le terrain des intérêts économiques nous nous trouvons ramenés à ces causes politiques dont l’influence se fait en effet sentir partout.
e. forcade.
Les théâtres s’émeuvent et se préparent à traverser plus ou moins brillamment la saison d’hiver où nous allons entrer. Que leurs efforts soient couronnés de succès ! Que Paris s’amuse, qu’il soit plus que jamais le rendez-vous de la haute société européenne, la capitale de la sociabilité et des loisirs délicats, que les arts de la paix y évoquent tous leurs prestiges bienfaisans et conjurent le mauvais vouloir du génie de la discorde, qui, sous le faux prétexte d’un prétendu équilibre européen, œuvre artificielle de la diplomatie ennemie de la France, voudrait mettre obstacle à l’émancipation d’un peuple malheureux qui a tant fait pour la civilisation du monde! Qu’on laisse la terre féconde qui a produit Palestrina, Scarlatti, Jomelli, Cimarosa, Paisiello, Rossini, Bellini et aussi Marcello et Galuppi, revenir à la vie politique dont elle est si digne; que l’Italie, qu’un pape du XVIe siècle, Paul IV, je crois, comparait à une lyre à quatre cordes qu’on ne pouvait jamais faire vibrer ensemble, soit enfin une nation, et l’Europe aura une force de plus à opposer à la barbarie orientale, qu’il est bien temps de contenir.
Le Théâtre-Italien a inauguré la saison le 2 octobre par la Somnambula de Bellini, ce charmant oiseau de la Sicile qui serait bien heureux de savoir que l’île qui lui a donné le jour appartient maintenant à la grande patrie, l’alma mater, par la tradition, par la langue et par les lois politiques. La pastorale exquise de Bellini a été chantée par les mêmes artistes qui l’ont interprétée l’année dernière, par Mlle Battu, dont la voix délicate s’est encore un peu amincie, par M. Gardoni, tenorino frileux et transi, dont les intonations douteuses inquiètent constamment l’oreille sans que le cœur s’en trouve plus ému, et par M, Angelini, qui chante le rôle du comte avec une bonne voix de basse qui semble vouloir s’éclaircir un peu. Une Mlle Vestri, qui ne faisait pas partie de la troupe de l’année dernière, s’est chargée du rôle modeste de l’albergatrice, qu’elle a conduit à bonne fin avec une voix et une facilité suffisantes pour sa condition. Quelques jours après, le 7 octobre, un nouveau ténor, M. Emilio Pancani, s’est produit pour la première fois devant le public de Paris dans le rôle de Manrico du Trovatore. On assure que M. Pancani est né à Florence et qu’il est élève d’un professeur de cette ville, nommé Romani, qui ne lui a pas appris, dans tous les cas, à vocaliser. Après s’être essayé sur le théâtre philharmonique de Vérone, en 1848, dans un opéra de M. Verdi, Macbeth. M. Pancani aurait été successivement à Vienne, à Venise, à Parme et à Naples, où il est resté pendant trois ans. M. Pancani n’est plus de la première jeunesse, car je pense bien que deux fois seize printemps doivent au moins former son âge. Vigoureusement constitué, gros et nerveux, sa physionomie mâle n’exprime pas précisément les illusions de la jeunesse. Sa voix est un ténor peu étendu qui répond à la nature robuste de sa constitution, mais dont le timbre est terni, le son mat et dépourvu de rayonnement. Il chante avec plus de vigueur dramatique que de sentiment, et son talent n’a pas plus de variété et de souplesse que M. Verdi n’en a mis dans sa musique. Si je n’avais de la répugnance à me servir de certains mots dont on abuse depuis quelque temps parce qu’ils dispensent d’une meilleure définition, je dirais volontiers que M. Pancani est un chanteur réaliste ; mais cela ne voudrait pas dire grand’chose, puisqu’on n’a jamais vu ni entendu un chanteur dramatique qui ne se servît pas de la voix que la nature lui a donnée, et qui voulût exprimer autre chose que les sentimens et les passions du cœur humain. Accueilli sans grand enthousiasme dans les trois ou quatre représentations qu’on a données du Trovatore, M. Pancani a fait reprendre, le 23 octobre, l’Ernani de M. Verdi, qui n’avait pas été représenté depuis deux ou trois ans. Dans cette partition, d’un style peut-être encore plus tendu et plus violent que celui des autres ouvrages de M. Verdi, M. Pancani n’a obtenu ni plus ni moins de succès que dans il Trovatore. Il a été facilement éclipsé par Mme Penco, qui est toujours de bonne humeur, remplie du désir de bien faire, et surtout par M. Graziani, dont la belle voix chaude et vibrante fait merveille dans le rôle de Carlo. Voilà un virtuose que la nature a traité avec magnificence, et qui, depuis dix ans qu’il chante à Paris, n’a pas ajouté une appoggiature ni une inflexion nouvelle à sa manière de phraser; il apportera en Russie, où il se rend l’année prochaine, ses points d’orgue stéréotypés et son urlo verdesco avec lesquels il achèvera sa brillante carrière.
Ce sont là les moindres résultats de l’école de M. Verdi et de sa stridente mélopée, à laquelle, malgré la meilleure volonté du monde, je ne puis m’accoutumer. J’ai toujours rendu justice au talent incontestable de ce compositeur vigoureux et passionné, qui, depuis vingt ans, enivre l’Italie et charme l’Europe. Je n’ai méconnu ni l’éclat de ses mélodies de courte haleine, ni la puissante sonorité de plusieurs morceaux d’ensemble, ni l’originalité de certains élans de voix et de quelques formules d’accompagnement qu’on remarque dans ses meilleurs opéras; mais je ne puis pas faire que je n’aie entendu dans ma vie les chefs-d’œuvre de Gluck, de Mozart et de Weber, de Cimarosa, de Rossini, de Donizetti et de Bellini; je ne puis pas effacer de ma mémoire les empreintes et les souvenirs qu’y ont laissés les maîtres charmans de l’école française, Grétry, Méhul, Cherubini, Boïeldieu, Hérold et M. Auber, et secouer deux cents ans de civilisation et de tradition musicale qui m’enveloppent et sustentent mon esprit; en un mot, il n’est pas en mon pouvoir de repousser l’influence du glorieux héritage qui m’a été laissé, et dont je suis moi-même un produit, et de ne pas préférer une page de Virgile à toute la Pharsale de Lucain, un dessin de Raphaël à cent tableaux modernes que je pourrais citer, le pavillon de l’Horloge, dans la cour du Louvre, à toutes les constructions qui s’élèvent dans Paris depuis cinquante ans, le Guillaume Tell de Rossini aux quarante opéras de M. Verdi. J’entends les objections qu’on peut faire contre cette manière d’envisager les phénomènes de l’art. — N’aimez-vous pas la variété? dira-t-on; n’admettez-vous pas le progrès? — Chaque civilisation imprime dans l’art la physionomie qui lui est propre et l’idéal de beauté qu’elle a conçu. Virgile n’a pas continué l’épopée d’Homère, et le monde moral qu’il a évoqué ne ressemble pas à celui de la Divine Comédie de Dante; Raphaël a exprimé un autre idéal de beauté que celui qui inspirait Apelle ou Zeuxis; Praxitèle ne ressemble pas à Michel-Ange, qui lui-même ne peut être confondu avec aucun de ses nombreux successeurs. Au théâtre et dans la musique, cette variabilité de types et d’horizons est bien plus grande encore. Qu’y a-t-il de plus dissemblable que la langue et le monde moral de Sophocle comparés au drame vaste, sanglant et compliqué de Shakspeare? Les tragédies de Corneille et de Racine reproduisent des mœurs et peignent des caractères qui ne se trouvent pas dans l’œuvre à la fois profonde et naïve du poète anglais. Le Faust de Goethe, le Wallenstein de Schiller, ne ressemblent ni au drame de Shakspeare ni à la tragédie française du siècle de Louis XIV. Est-ce que l’opéra de Gluck est le même que celui de Mozart? Le Freyschütz de Weber n’a aucun rapport avec Don Juan, la manière de Rossini ne ressemble pas à celle de Cimarosa, et entre le Freyschütz et Guillaume Tell Meyerbeer a placé le type combiné de Robert le Diable. Le génie n’est point une force absolue qui produise seul et toujours le même résultat. Une œuvre d’art est le fruit de deux élémens qui se pénètrent et se fécondent l’un l’autre : de l’inspiration individuelle de l’artiste, des mœurs et des tendances de la société pour laquelle il travaille. M. Verdi, qui est avant tout un compositeur dramatique, n’a pas voulu et ne pouvait pas continuer simplement la manière et le style de Rossini. Doué d’un autre génie et répondant à des besoins différens, il a fait une œuvre pleine de passion, qui plaît au public et qui se joue sur tous les théâtres du monde. Vous avez eu tort de combattre, comme vous l’avez fait, le seul musicien qui reste debout depuis la mort de Donizetti, et qui maintient depuis vingt ans la souveraineté affaiblie de l’Italie. Le public a toujours raison d’applaudir ce qui lui plaît, et lorsqu’il s’amuse d’une œuvre d’art, il n’écoute guère les vaines protestations de la critique, qui n’a jamais rien empêché ni rien suscité. La variété est un besoin impérieux de l’esprit humain. Il veut sans cesse du nouveau, n’en fût-il plus au monde, car il se fatigue de tout, même de l’exquis et des pâtés d’anguille.
Je ne pense pas avoir affaibli le langage que tiennent les admirateurs passionnés de la musique de M. Verdi. Il ne serait cependant pas difficile de leur prouver qu’on peut être d’un avis différent, sans méconnaître le prix de l’objet qui excite leur enthousiasme. — La critique, pourrait-on leur répondre, n’a pas les prétentions ridicules qu’on lui prête. Elle sait fort bien qu’il n’est dans son pouvoir ni d’empêcher la rivière de couler ni de créer la vie là où le souffle de Dieu n’a point passé. Puissance préventive, la critique, quand elle est exercée avec mesure et sagacité, éveille le goût, établit l’ordre dans les choses de l’esprit, excite les forts, soutient les faibles et quelquefois ramène aussi les égarés. La critique ne crée pas les principes sur lesquels s’appuient ses jugemens : elle les tire de l’histoire et des œuvres accomplies par l’esprit humain. Ou bien il faut admettre que le juste et l’injuste, le faux et le vrai, le beau et le laid ne sont que des mots portant avec eux une signification arbitraire, et alors il n’y a plus que des sensations qui se valent et qui ne se discutent pas, ou il faut reconnaître avec le genre humain que l’erreur est possible et que l’homme possède en lui des notions, des pressentimens de ce qui est juste, beau et vrai. Le temps développe ces notions, ces pressentimens de la conscience naïve deviennent des faits et se transforment en monumens, et ces monumens accumulés marquent les différentes civilisations qui se sont succédé sur la terre. En se plaçant à ce dernier point de vue, et il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’en choisir un autre sans détruire les bases de toute crédibilité, la critique a une mission parfaitement définie, et son rôle est assez important pour qu’elle ne désire pas en remplir un plus élevé. Armée des principes immuables qui gouvernent l’esprit humain, éclairée par l’histoire et la connaissance des procédés qui constituent la tradition de chaque art, la critique, qui n’est autre chose que la raison revêtue de sensibilité, a le droit de dire, même au génie, qu’il se trompe, et que l’œuvre qui lui attire de si éclatantes acclamations ne vaut pas le prix qu’on y attache. La critique peut aller plus loin encore, en devançant le goût d’une nation, en chassant à coups de fouet, comme l’a fait Boileau, les mauvais poètes et les mauvais écrivains qui encombrent la voie publique et qui usurpent la place et les honneurs du vrai mérite, en excitant l’orgueil d’un peuple à secouer le joug de l’imitation pour se créer une littérature nationale, comme l’a fait Lessing en Allemagne. Ce serait un beau travail, digne d’un esprit lumineux, comme M. Sainte-Beuve, que d’écrire l’histoire de la critique depuis son fondateur Aristote, passant à travers l’école d’Alexandrie, le siècle d’Auguste, la renaissance, les XVIIe et XVIIIe siècles jusqu’à la période d’épanouissement en 1825, où sa voix a poussé une note qui fait partie intégrante de ce beau concert de la jeunesse triomphante. Il lui serait facile de prouver combien cette noble faculté de l’esprit a été utile à la civilisation en éclairant le génie, en divulguant ses secrets, en propageant les bonnes doctrines, en vulgarisant les chefs-d’œuvre qui doivent exciter une éternelle admiration. Pour rentrer dans le sujet qui nous occupe, il prouverait que, sans les vives et justes semonces de la critique, Rossini n’aurait pas donné au monde Guillaume Tell.
M. Verdi n’est pas un grand musicien. La langue qu’il s’est faite est violente et souvent grossière. Il écrit mal, il ignore à peu près l’art si important de développer une idée et d’en tirer les conséquences légitimes. Il brusque tous les effets, il violente les passions au lieu de les évoquer avec ménagement. Ses personnages sont presque toujours en fureur et le poignard à la main. Les mélodrames monotones et sanglans de M. Verdi ont gâté le goût de l’Italie, ils lui ont désappris le rire, à elle qui riait si bien! Ils lui ont fait perdre les belles traditions de l’art de chanter et excité dans une nation admirablement douée, mais paresseuse et passablement ignorante, un orgueil insensé. Les imitateurs de M. Verdi ne sont pas tolérables, parce que la manière du maître est tout individuelle, et que lui-même ne pourrait pas se modifier. Il n’y a que le génie, secondé par la science, qui puisse se renouveler et se transformer, et M. Verdi n’est qu’un homme de talent qui a de la pratique sans véritable savoir. Sa musique produit sur le public l’effet que produit une étoffe rouge qu’on montre au taureau : elle l’enivre d’une sonorité confuse, surexcite la sensibilité matérielle et le rend incapable de goûter les qualités d’un art supérieur, qui parle à l’imagination, éveille la fantaisie et pénètre doucement dans les profondeurs de l’âme. Voilà ce que nous écrivons depuis dix ans, sans que les succès de l’auteur d’Ernani, de Rigoletto et d’il Trovatore aient pu ébranler nos convictions. Nous ne contestons pas au public le plaisir qu’il éprouve à entendre certains opéras de M. Verdi, mais nous nous permettons de lui dire qu’il se trompe sur la qualité et le mérite de l’objet qui le flatte, aussi bien que sur la nature du plaisir esthétique ou moral qu’il lui procure.
M. Pancani, qui n’était ici qu’un oiseau de passage, comme l’avait été M. Giuglini l’année dernière, est déjà parti pour La Havane. Pour nous consoler de cette perte, qui n’en est pas une, le Théâtre-Italien a repris, le 30 octobre, l’adorable chef-d’œuvre de Cimarosa, il Malrimonio segreto. Voilà de la musique jeune, éternellement jeune ! Le jour où cet ensemble exquis de grâce, de sentiment et de gaieté sereine, de cette gaieté qui s’élève comme une aurore de l’âme satisfaite, et non pas celle qui jaillit de la malice de l’esprit, le jour où cette simple histoire d’une famille honnête que trouble momentanément un amour printanier et discret ne sera plus comprise que par quelques amateurs attardés, une triste révolution se sera accomplie dans l’art musical et dans l’ordre moral. Nous n’en sommes pas encore là. Dieu merci ! Chanté par MM. Zucchini et Badiali, Mmes Alboni, Penco et Battu, qui s’est chargée du rôle d’Elisetta, le Mariage secret a été accueilli avec faveur. L’Alboni est charmante dans le personnage de Fidalma, auquel elle a restitué un air délicieux qu’on ne chantait plus depuis longtemps :
È vero che in casa
Io son la padrona.
elle le dit avec esprit et une douce ironie qui sied à sa bonne figure souriante et épanouie. Deux autres morceaux ont été réintégrés dans la partition de Cimarosa, un trio et un air d’Elisetta, que Mlle Battu chante avec
goût, et dont je ne hais pas, au contraire, les formes un peu vieillies. Mais
quel triste Paolino que M. Gardoni ! Quel malaise on éprouve à lui entendre
estropier l’air incomparable de Pria che spunti in ciel l’aurora ! Il en passe
la moitié ; que ne le supprime-t-il tout entier, comme on supprime le duo
pour basse et ténor : Signor„ deh ! concedette, entre le comte et Paolino !
Mme Penco, qui étudie beaucoup, qui s’efforce, depuis qu’elle est à Paris,
de mériter de plus en plus la faveur des dilettanti, est fort bien dans le
rôle de Carolina, dont elle fait ressortir la partie tendre et l’indignation
honnête. Elle chante surtout le beau récitatif du cantabile du second acte
avec ampleur et un style élevé. À tout prendre, l’exécution du Matrimonio segreto a été suffisante, et le chef-d’œuvre de Cimarosa, qui en a fait bien
d’autres, a produit un heureux effet. L’administration du Théâtre-Italien,
plus vigilante et plus active qu’elle ne l’a jamais été, est revenue cette année à ses vieilles amours en rengageant M. Mario et M. Ronconi, d’antichissima memoria. Ils ont fait tous deux leur réapparition, le 4 novembre, dans
il Barbiere di Siviglia. La surprise du public nombreux qui remplissait ce
jour-là la salle Ventadour a été plus grande que l’émerveillement. On a
trouvé M. Mario plus jeune de visage que de talent, et sa voix, qui jadis aurait attendri les monstres, plus entamée que jamais. Il ne possède plus que
quelques notes du beau clavier qui nous a charmés pendant tant d’années. Il
raccourcit presque tous les morceaux, il respire à chaque syllabe, et ne
chante pas souvent juste. M. Ronconi, qu’on n’a pas entendu à Paris depuis
dix ans, a voulu compenser ce qu’il a perdu par un excès de zèle, et dans
le rôle de Figaro il a dépassé les limites du vrai comique pour tomber dans
le burlesque. Le public s’est montré peu touché des efforts de MM. Mario
et Ronconi pour remplacer la musique de Rossini par un dialogue trop vif et des lazzi peu dignes du Théâtre-Italien. J’engage aussi M. Angelini, dont
la voix de basse est solide, à ne pas faire plus d’esprit qu’on ne lui en demande dans le rôle de Basile et dans l’air de la calunnia, qu’il ne chanterait pas mal, s’il voulait être modeste. La modestie, qui est une vertu théologale, conviendrait aussi à M. Bonnetti, le chef d’orchestre, qui précipite
tous les mouvemens, ne fait observer aucune nuance, et fait de la musique
du Barbier de Séville un hachis de notes sans forme et sans couleur. M. Bonnette ne comprend bien que la musique de M. Verdi, et lorsqu’on ne comprend que cela, on n’est pas un bon chef d’orchestre. Ne cessons pas de répéter ce lieu commun, que la puissance de la musique, comme celle de tous
les arts, est tout entière dans l’observation des nuances, et que sans les
nuances, qui constituent le caractère d’une œuvre, la musique n’a plus que
des effets grossiers de rhythme et de sonorité dont on est bientôt fatigué.
M. Mario a été plus heureux dans Rigoletto, où il chante le rôle du duc de
Mantoue avec beaucoup de distinction et de soin. Sa voix nous a paru moins
fatiguée et moins hésitante dans cette œuvre de M. Verdi, dont on a fait répéter le beau quatuor du quatrième acte. Mlle Battu aussi, dans le personnage
gracieux de Gilda, qu’elle abordait pour la première fois devant le public,
s’est montrée habile et intelligente, si ce n’est suffisamment passionnée. A
tout prendre, l’administration de M. Calzado, dont le privilège a été prorogé
jusqu’au mois d’octobre 1864, paraît animée d’un vif désir de satisfaire le
goût des amateurs par une plus grande variété dans le répertoire. La troupe
qu’elle a réunie cette année, et qui se compose d’artistes comme MM. Mario,
Graziani, Badiali, Zucchini, Ronconi, Angelini, Mmes Alboni, Penco et Battu,
est l’une des meilleures qu’on puisse avoir par ce temps d’extrême concurrence où cent théâtres se disputent au poids de l’or le peu de virtuoses que
produit l’Italie. Il ne manque vraiment à la troupe qui dessert cette année
le Théâtre-Italien de Paris qu’un bon chef d’orchestre qui ait l’intelligence
des mouvemens et des nuances, qu’un maestro qui sache faire respecter
l’esprit de l’œuvre qu’on interprète.
A l’Opéra aussi on fait de louables efforts pour maintenir ce grand théâtre à la hauteur de sa réputation. Mme Vandenheuvel y continue ses débuts avec succès et prend possession de tous les rôles de son répertoire. Elle a chanté Lucie avec un talent incontestable qu’on voudrait admirer sans restriction. Quel dommage que cette noble artiste, qui chante avec tant de goût et d’intelligence, n’ait pas été plus richement douée par la nature, et qu’on soit obligé de lui souhaiter souvent une voix plus jeune, plus étoffée, et moins d’artifices visibles dans la réalisation des effets qu’elle conçoit! En lui entendant chanter l’autre soir l’air du troisième acte de Lucie avec une bravoure qui m’inspirait du respect, je me disais tacitement en moi-même : Un peu plus de grâce naturelle et de charme ferait bien mieux mon affaire. Cette belle partition de Donizetti, interprétée par une artiste digne de ce nom, pourquoi me laisse-t-elle désirer une forme plus simple et plus de vérité dans l’expression du plus puissant des sentimens, l’amour? Une lavandière chantant au fond des bois une chanson émue et chaude du souffle de l’âme me procurerait un plaisir d’un ordre plus élevé et plus sain que ce que j’éprouve au premier théâtre lyrique du monde. Ah ! Goethe a raison, l’idéal dans l’art et dans la vie, c’est la splendeur du vrai. L’Opéra vient de rappeler à lui une cantatrice nomade qui lui a déjà appartenu à deux reprises différentes, en 1851 et en 1856 : je veux parler de Mme Tedesco, grande et belle personne, moitié allemande et moitié italienne, et qui possède une voix riche, égale, étendue et forte de mezzo-soprano qui peut monter jusqu’à l’ut supérieur et descendre jusqu’au la au-dessous de la portée. Elle a fait son apparition le 12 octobre, dans le Prophète, par le rôle énergique et original de Fidès. Mme Tedesco est une cantatrice placide et de bonne humeur, qui ne s’emporte jamais, qui conserve religieusement sa santé et sa belle voix, qui est presque aussi fraîche qu’il y a dix ans. Il ne lui manque, pour être une cantatrice dramatique, que ce qui manquait au cheval de Roland, un certo non so che, qu’on appelle une âme, un esprit, un souffle, comme dans la Bible. Elle a été faible dans la belle scène de l’église, au quatrième acte, et elle a beau pleurer toutes les larmes de ses beaux yeux : on ne s’en attriste jamais, tant on est sûr que cela ne lui fera pas de mal. Après Fidès, Mme Tedesco a chanté la Favorite avec un peu plus d’émotion, mais sans excès toutefois, et en conservant un maintien qui fait honneur à ses bonnes mœurs. A la fin de l’andante de l’air ô mon Fernand, Mme Tedesco a ajouté un point d’orgue si brillant et si joyeux, qu’on a pu immédiatement se rassurer sur l’état de son cœur. De si monstrueux contre-sens sont très appréciés par le public de l’Opéra, qui croit pourtant assister à la représentation d’une tragédie lyrique! M. Michot fait des progrès, et sa voix de vrai ténor convient au rôle de Fernand, qu’il chante avec passion. Il a dit la romance du quatrième acte, Ange si pur, avec goût et dans le style de demi-caractère qui sied à son genre de talent. L’Opéra nous prépare bien des choses nouvelles, et l’avenir appartient à M. Wagner, dont on répète le Tannhauser. Que la volonté des puissans de la terre s’accomplisse donc !
Au théâtre de l’Opéra-Comique, les choses et les hommes marchent paisiblement et sans faire beaucoup de bruit. Le Chaperon rouge de Boïeldieu, les Diamans de la couronne de M. Auber, escortés de deux ou trois opérettes dont la musique n’est qu’un accessoire du libretto, voilà à peu près de quoi se compose le courant du répertoire. Une idée singulière a passé par l’esprit de l’administration, c’est de reprendre le Pardon de Ploërmel avec un nouveau personnel, dans lequel une femme sans grâce et sans beaucoup de talent a pris le rôle d’Hoël, créé dans l’origine par M. Faure. Je n’ai jamais pu comprendre l’engouement qu’inspire à certaines personnes la voix dure et déclassée de Mlle Wertheimber, dont la prononciation vicieuse et empâtée n’ajoute pas à l’agrément qu’on éprouve à lui entendre estropier un rôle qui n’a pas été écrit pour son sexe. Comment expliquer que Meyerbeer ait permis une telle mascarade? Il en sera puni, car son ouvrage, qui se recommande surtout par les effets d’ensemble, perd beaucoup de son piquant à être interprété ainsi par une voix de bois qui appauvrit l’harmonie et laisse l’oreille en souffrance. Mlle Monrose, qui a succédé à Mme Cabel dans le rôle de Dinorah, y a été plus gracieuse que forte, et a laissé à désirer un peu plus d’entrain, de brio et de folle jeunesse, particulièrement au second acte, dans la scène de fantaisie nocturne. Quant au nouveau morceau que le maître a écrit à Londres pour Mme Nantier-Didiée, il n’y a pas lieu de s’en émerveiller beaucoup : c’est une canzonetta italienne qui n’ajoute rien au mérite de la partition. J’ignore si le théâtre de l’Opéra-Comique a trouvé la récompense de son étrange entreprise; mais nous ne lui voterons pas pour cela des actions de grâces. On attend de l’Opéra-Comique autre chose que des opérettes en un acte avec lesquelles il semble vouloir faire concurrence aux Bouffes-Parisiens.
Le Théâtre-Lyrique, à qui le destin rend la vie si rude et si difficile, s’ingénie de toutes les manières pour varier son répertoire et pour attirer dans les lointains climats où il est encore confiné l’élite des amateurs qui peuvent seuls le faire exister. L’administration a eu la pensée de s’approprier le Val d’Andorre de M. Halévy, dont la première représentation à l’Opéra-Comique remonte au 11 novembre 1848. Par le temps où nous sommes, c’est beaucoup qu’un opéra puisse être représenté devant le public douze ans après sa naissance. Que j’en ai vu mourir, de jeunes partitions qui faisaient le bonheur de leurs pères, et qui, après trente ou quarante représentations brillantes, se sont paisiblement endormies dans le magasin de l’éditeur! M. Halévy lui-même a bien souvent porté le deuil des enfans de son esprit qu’il croyait sans doute les mieux venus et les mieux doués. M. Halévy est pourtant un maître, un compositeur d’un ordre élevé, dont il faut toujours parler avec un certain respect. Il a de la grandeur dans le style et dans la pensée, il vise haut, il fuit les banalités et cherche des effets nouveaux, quelquefois avec trop de tension et d’efforts. Il n’y a pas un opéra de l’auteur de la Juive, de la Reine de Chypre, de Charles VI, etc., qui ne renferme des beautés réelles. Sa mélodie, quand il en trouve, a une couleur qui lui est propre, un accent pénétrant, un caractère tout à la fois tendre et religieux. Le dirai-je? M. Halévy, comme Mendelssohn, révèle dans son œuvre la race intelligente et forte à laquelle il appartient. Ce qui manque peut-être à M. Halévy, c’est la fantaisie libre, cette partie flottante de la poésie musicale qui circule au-dessus et au-delà du sens logique de la parole et qui enveloppe la situation dramatique d’un nuage qui vous charme et vous enivre, quoi qu’on en ait. M, Halévy, qui est un esprit délié et un écrivain disert, comme il nous serait facile de le prouver par le livre qu’il vient de publier. Souvenirs et Portraits, M. Halévy, disons-nous, mêle à ses inspirations trop d’ingéniosité et ne s’abandonne pas suffisamment à cette folle du logis dont parle Montaigne, qui est souvent la plus précieuse et la plus sage de nos facultés. En précisant davantage nos scrupules et nos réserves, nous dirons par exemple que M. Halévy a souvent l’imprudence de construire ses morceaux d’ensemble avec des accords et des modulations qui, lorsqu’ils ne sont pas rattachés à un dessin mélodique saisissable, n’ont pas d’autre raison d’être que la volonté du compositeur. Il en résulte très souvent que des actes entiers dans les ouvrages de M. Halévy produisent une grande monotonie qui gâte l’effet général. Aussi sommes-nous convaincu que si M. Halévy, au lieu d’écrire une vingtaine d’opéras, eût condensé ses efforts dans cinq ou six ouvrages comme la Juive et la Reine de Chypre, sa renommée et ses intérêts s’en fussent mieux trouvés.
Le sujet du Val d’Andorre est un gros mélodrame un peu dans le genre de la Pie voleuse, tout rempli de sanglots et de lazzi de caporal. Seulement Rossini a transformé le cadre grossier qu’on lui a confié en une œuvre de génie, tandis que M, Halévy n’a fait du poème de M. Saint-George qu’un opéra intéressant par quelques bons morceaux, tels que la chanson du chevrier au premier acte, le trio piquant qui vient après, et qui n’a pas les défauts ordinaires des morceaux d’ensemble du maître, la romance ingénue que chante Rose-de-Mai : Marguerite, qui m’invite, l’ariette de Stéphan le beau chasseur, et la stretta du finale : Destin qu’on dit terrible. — Au second acte, on remarque la romance que chante Rose-de-Mai, et que je trouve monotone, le trio et le quatuor qui en forme la conclusion d’une gaieté un peu forcée, les couplets de Jacques et le finale, morceau d’ensemble trop compacte, trop touffu et d’un effet dramatique qui dépasse peut-être la condition des personnages. Il y a encore au troisième acte des choses intéressantes sur lesquelles nous ne voulons pas insister. L’exécution du Val d’Andorre aurait été bien meilleure, si l’administration du Théâtre-Lyrique et les auteurs de cette œuvre distinguée eussent confié le rôle charmant de Rose-de-Mai à une autre cantatrice que Mme Meillet. Celle-ci a prêté au caractère de cette jeune fille des champs des airs et des emportemens de mélodrame qu’on aurait beaucoup applaudis en province, mais qui à Paris ont été jugés d’un goût détestable. M. Monjauze, qui autrefois faisait partie du Théâtre-Lyrique, y est revenu avec sa voix blanche et glapissante, et ne chante pas sans succès la partie du beau Stéphan, le chasseur. M. Battaille a presque retrouvé dans le rôle important du chevrier Jacques Sincère, qu’il a créé dans l’origine, l’accent qu’il lui donnait il y a douze ans.
On vient aussi de reprendre tout récemment au Théâtre-Lyrique l’Orphée de Gluck avec Mme Viardot et une nouvelle Eurydice qui s’appelle Mlle Orwill. Nous ne défendrons pas le chef-d’œuvre de Gluck ni le talent supérieur de la cantatrice qui l’a fait revivre contre ceux qui auraient le malheur de ne pas sentir de telles délicatesses. Dans l’ordre des sensations que procurent les beaux-arts, la romance d’Orphée : J’ai perdu mon Eurydice, et la musique de la scène de l’Elysée au second acte valent mieux et comptent plus devant Dieu et devant les hommes que trente opéras comme ceux que je pourrais citer. Il faut en prendre son parti et se résigner à reconnaître qu’il y a dans ce monde, comme dans l’autre, un petit nombre d’élus auxquels sont plus particulièrement destinées certaines œuvres de l’esprit humain.
En terminant cette chronique des faits accomplis dans l’art de Mozart et de Rossini, que ne pouvons-nous y ajouter quelque bonne nouvelle que nous réserve l’avenir! De quel côté de l’horizon s’élèvera l’homme prédestiné à renouveler les formes de la vie, et à communiquer à l’art, qui s’abaisse et qui se matérialise de plus en plus, l’impulsion féconde dont il a tant besoin? Est-ce l’Italie régénérée, l’Allemagne ou la France qui enfantera ce prophète des nations, ce musicien de l’idéal qui mettra en fuite cette tourbe de maçons et de chaudronniers qui nous accablent de leurs grossiers labeurs? D’où qu’il surgisse, ce révélateur d’une beauté nouvelle, il sera le bienvenu. Nous mourons d’ennui et d’inanition, la médiocrité nous opprime, le scandale des réputations surfaites soulève la conscience des gens de goût. qui ont bien de la peine à se défendre contre la corruption de la foule, qui envahit les théâtres et les salles de concert. Il semble que l’âme ait perdu sa virtualité d’affirmation, qu’une politesse banale envers les individus et de coupables ménagemens envers les intérêts nous aient enlevé le courage d’amer hardiment ce qui est beau et de repousser le laid. On n’ose plus rien blâmer, plus rien haïr, et les œuvres de l’esprit, quel qu’en soit le mérite, sont accueillies avec une égale bienveillance, qui tue l’émulation et décourage le vrai talent. Je ne puis pas faire ces réflexions sans porter ma pensée vers l’écrivain éminent qui, pendant près de trente ans, a rempli ce recueil de pages vigoureuses d’une saine critique. Il serait aisé de prouver aujourd’hui que l’opposition que fit Gustave Planche au mouvement littéraire, et surtout au théâtre de la nouvelle école de 1828, a été salutaire, qu’il a empêché que les effluves d’un faux enthousiasme et les exagérations d’une sensibilité maladive ne fussent considérés comme des traits de génie et des Inventions sérieuses et durables. Or cette mission de la critique d’éveiller la conscience publique, de protester contre le mal, d’exciter les talens généreux et d’empêcher que les formes corruptrices de l’art ne fassent oublier ce qui est éternellement vrai, cette mission, que Gustave Planche a remplie avec tant d’éclat et d’honnêteté, est la plus belle et la plus noble qu’on puisse ambitionner après le don divin du génie créateur.
P. SCUDO.
Il y a un peu plus de trente ans que l’illustre M. Royer-Collard prononçait ce mot, qui est resté célèbre : « La démocratie coule à pleins bords. » Que dirait-il s’il revenait parmi nous? Ce n’est plus à pleins bords qu’elle coule aujourd’hui, c’est, si l’on veut bien nous passer cette expression, à pleine écluse. Ce qui se passe dans le monde politique, nous le savons tous; mais ce qui se passe dans le monde de l’intelligence et de l’art est bien plus significatif encore. Il est vraiment curieux de suivre les corrélations mystérieuses qui existent entre le monde politique et social et le monde de l’intelligence, de voir combien les faits extérieurs répondent exactement aux faits moraux, de saisir les affinités qui unissent ces deux ordres de phénomènes, distincts en apparence. Il y aurait une étude très instructive à faire sur le développement parallèle de ces deux ordres de faits; mais un bulletin de théâtre ne peut pas être un cours de psychologie sociale, et nous nous bornerons à quelques observations plus directement en rapport avec le sujet qui nous occupe. Avez-vous remarqué la condition bizarre que les événemens ont faite à la démocratie dans notre société? Elle est souveraine en réalité, tout se fait pour elle et même par elle, et cependant personne ne veut lui donner le titre de reine. Tout le monde obéit à ses ordres, et cependant chacun se prétend gouverné par un code qui n’est pas le sien. Les journaux tonnent contre ses coupables exigences, ses folles espérances, ses doctrines anarchiques; mais ils dépensent leur éloquence en pure perte, car au moment même où déborde leur écritoire, quelque petit fait significatif vient révéler aux esprits clairvoyans que la démocratie peut se consoler de ces diatribes. Nul ne veut s’abaisser jusqu’à elle, ni amis, ni ennemis, et tous la servent à leur manière, en se vengeant, à la vérité, des services qu’ils lui rendent par des quolibets gratuits et des plaisanteries irritantes, aussi déplacées souvent que peu charitables, ce qui, pour le dire en passant, ne lui rend pas le caractère mieux fait. Le même phénomène se produit en littérature; ici la démocratie règne aussi souverainement que dans la société, et personne ne veut reconnaître son titre et sa puissance.
Pour nous, qui avons suivi depuis des années la marche et les progrès de la démocratie en littérature, nous ne pouvons nous étonner qu’elle soit pour beaucoup un objet d’épouvante, et même pour quelques-uns un objet d’horreur. La démocratie en littérature est encore moins avenante qu’en politique; elle est lourde, gauche, grossière, inexpérimentée. Elle a les défauts les plus contraires : tantôt elle se perd dans l’emphase, tantôt elle est simple jusqu’à la niaiserie. Toute semblable aux hiboux éblouis par la lumière, elle se trouble et s’effare devant ce qu’elle ne comprend pas. Ainsi les idées générales lui font peur, et, portant dans la littérature les habitudes de l’artisan façonné selon les modernes méthodes de la division du travail, elle s’attaque à des détails, à des particularités, et paraît ne pouvoir saisir l’ensemble des choses. Je conçois donc la répugnance de beaucoup d’excellens esprits pour notre moderne littérature dramatique, l’éloignement où ils s’en tiennent, et cependant chaque année qui s’écoule diminue forcément cette répugnance. Ceux qui veulent parler de littérature dramatique sont obligés d’aller la chercher là où elle se trouve encore, fût-ce sur des scènes de vaudeville ou dans des théâtres forains. Il faut s’y résigner, à moins de se résoudre à un silence absolu, qui ne serait ni profitable ni équitable pour personne. La démocratie littéraire force donc la critique à descendre et à regarder plus bas qu’elle n’avait l’habitude de regarder, et ce n’est pas le moindre de ses triomphes. Elle force la critique à s’occuper d’œuvre s qu’elle passait sous silence avec dédain il n’y a pas vingt ans encore, à compter pour quelque chose ce qu’elle comptait autrefois pour rien, à suivre où ils se sont réfugiés la verve et le talent. Ainsi autrefois la critique se gardait bien de signaler une pièce de théâtre dont l’unique mérite était d’être amusante, et ce dédain était fort juste; aujourd’hui cette qualité inférieure deviendra une qualité supérieure dans bien des cas, et il y aura du mérite pour une pièce à être au moins amusante lorsque toutes les pièces qui l’auront précédée et qui l’accompagneront seront même dépourvues de ce médiocre attrait. Dans le royaume des comédies ennuyeuses, un vaudeville amusant mérite d’être roi, et c’est pourquoi nous dirons à ceux qui craignent avant tout l’ennui : — Vous vous plaignez de la platitude et de l’indécence des spectacles qui vous sont offerts; eh bien! allez au Gymnase un soir où l’on donnera le Voyage de M. Perrichon. Ce n’est guère qu’un vaudeville, mais la pièce est amusante, sensée, honnête; elle vous procurera quelques heures de gaieté inoffensive, et vous arrachera quelques bons éclats de rire que vous n’aurez pas à vous reprocher, ce que vous ne pouvez probablement pas toujours dire des éclats de rire que vous arrachent les spectacles modernes. Êtes-vous assez exempt de préjugés pour ne plus vous laisser abuser par les rabâchages débités d’un ton solennel et par les pompeuses inutilités ; êtes-vous ennuyé des platitudes mélodramatiques, et en un mot êtes-vous pour votre bonheur assez blasé pour n’être plus amusé que par les œuvres où se rencontre un grain d’originalité, aussi petit qu’il soit : eh bien ! alors, bravant l’habitude, allez-vous-en courageusement aux Variétés par exemple, voir la pièce de M. Henri Meilhac, Ce qui plaît aux Hommes. Cette pièce, qui est la contre-partie de la comédie de M. Ponsard, n’est certainement pas bonne ; mais elle contient une idée excellente, et c’est plus qu’on ne pourrait dire de la plupart des pièces contemporaines : l’idée est même si jolie, qu’il serait dommage qu’elle fût perdue. L’auteur n’a pas aperçu la bonne fortune que son imagination lui fournissait, et il serait à souhaiter qu’un écrivain plus heureux reprît cette idée et lui fît rendre ce qu’elle pouvait facilement donner : une critique dramatisée de notre théâtre contemporain. Imaginez en effet les personnages du monde de l’art, le peuple issu de Shakspeare et de Molière, en quête de plaisirs excentriques, se donnant par manière de divertissement le spectacle d’une comédie réaliste. Voyez-vous d’ici leur étonnement ? entendez-vous leurs éclats de rire ? voyez-vous leur indignation et peut-être leurs larmes en face de ces réalités qui leur paraissent des chimères, de ces platitudes qui prennent à leurs yeux des proportions extravagantes ? Les voyez-vous variant à l’infini les dégoûts délicats du chevalier de la Critique de l’École des Femmes, et répétant le mot réalité avec l’effroi dédaigneux que ce célèbre personnage ressent pour le mot tarte à la crème ? Il y avait dans cette idée une critique très fine du théâtre contemporain, et nous regrettons pour le jeune auteur de l’Autographe qu’il ait passé à côté de son sujet sans l’apercevoir.
La critique dramatique, qui ne se paie pas de mots, mais de raisons, et qui n’accepte pas les œuvres sur leur étiquette, mais sur leur valeur intrinsèque, sera donc plus d’une fois à notre époque forcée de déroger et d’aller en voyage à travers les théâtres inférieurs. Ce voyage n’est pas sans périls, et ne doit jamais être fait à l’étourdie ; cependant on peut le pousser très loin, si l’on sait bien s’orienter. Ainsi vous pouvez aller sans scrupule à un petit théâtre qui porte le nom de Mlle Déjazet les soirs où l’on jouera une petite comédie intitulée M. Garat, par M. Victorien Sardou. Cette légère comédie, qui n’a d’autre prétention que celle de vous amuser un instant, vaut mieux littérairement que bien des œuvres pompeuses qui auraient tort de la regarder avec trop de dédain. Le verre de M. Sardou est bien petit, mais il boit dans son verre. Vous pourrez observer, en écoutant cette petite comédie, un des efforts les plus curieux, parce qu’il est un des plus naïfs et des moins réfléchis de nos jeunes auteurs dramatiques. Il y a une tendance chez la plupart des jeunes auteurs dramatiques à transformer le vaudeville en comédie, et cette tendance vague, que depuis longtemps on avait pu remarquer, vient de se déclarer ouvertement dans les pièces amusantes de M. Sardou, M. Garat et les Pattes de Mouche. Ces pièces ne sont, à proprement parler, que des vaudevilles agrandis, des vaudevilles qui essaient d’atteindre à la hauteur de la comédie. Je ne sais si cette tentative réussira et si l’on pourra dire bientôt :
Le jour du vaudeville est à la fin venu ;
mais des signes trop évidens indiquent que le vaudeville partage les mœurs du
temps : il est devenu ambitieux et tend à s’élever. Et vraiment, si l’on y réfléchit bien, cette tendance n’a rien que de raisonnable, et mérite beaucoup
plutôt d’être encouragée que d’être condamnée. Si la comédie, depuis si longtemps morte, doit renaître, d’où sortira-t-elle, je vous prie, et avec quels élémens se constituera-t-elle ? Pourquoi donc ne naîtrait-elle pas du vaudeville?
Elle est bien née une fois déjà de la farce italienne, laquelle n’était, j’imagine,
ni très raffinée, ni fort bien élevée. Vous trouvez que cette origine ne serait
pas assez noble pour la comédie; mais vous oubliez que le théâtre de Molière
n’en a pas eu d’autre, et que d’ailleurs la comédie est de tous les genres littéraires celui qui peut le plus aisément se consoler de n’être pas de noble
extraction et de ne pas avoir de généalogie aristocratique. La comédie est
d’essence populaire; son origine est humble toujours et part de bas : elle ne
se pique pas d’être noble, même lorsqu’elle est grande ; elle se pique d’être
humaine, et cela lui suffit. Bien loin de blâmer l’effort instinctif et aveugle
qui pousse nos jeunes auteurs dramatiques à transformer le vaudeville en
comédie, nous serions donc plutôt tentés de l’encourager, car le vaudeville
moderne pourrait facilement devenir, entre les mains d’un homme de génie,
ce que devint la farce italienne entre les mains de Molière. Il trouverait facilement dans ses types, ses bouffonneries et même dans ses licences les élémens premiers, la matière informe et vivante de ses œuvres, et il ne les trouverait pas ailleurs. De l’ancienne comédie que reste-t-il en effet? Rien, si ce
n’est un cadre presque hors d’usage et des traditions de déclamation morale
et sentencieuse, ainsi que vous pourrez vous en convaincre aisément, si vous
allez entendre quelques-unes de ces œuvres estimables et édulcorées qui se
décorent du nom de comédies. Si la grande comédie a chance de revivre,
elle sortira de la farce parisienne, car il y a de nos jours, qu’on ne s’y
trompe pas, une farce parisienne, comme il y eut au XVIIe siècle une farce
italienne, et voilà, pour le dire en passant, une des raisons pour lesquelles
il ne faut pas trop mépriser cette démocratie littéraire dont nous parlions
en commençant : elle peut fournir tous les matériaux d’une grande œuvre.
Qu’un homme de génie, exempt de sots dédains et de répugnances académiques, prenant comme Molière son bien où il le trouve, vienne à paraître;
il n’aura qu’à se baisser et à ramasser, et la comédie renaîtra.
Bon gré, mal gré, la critique est donc forcée d’aller là où se manifestent des signes d’activité et où se rencontrent des phénomènes intéressans à étudier. Ce n’est pas sa faute, si la vie se retire des genres honorés de la considération traditionnelle, et si elle se réfugie dans des genres dédaignés. La vie est une flamme en apparence capricieuse, aussi difficile à fixer que l’esprit, dont il a été dit qu’il soufflait où il voulait. Combien de fois ne nous est-il pas arrivé, en écoutant quelqu’une de ces comédies nouvelles si irréprochables, qui prétendent continuer les traditions de l’ancien répertoire, de répéter le mot de Mme de Maintenon en contemplant les carpes des piscines royales, et de regretter la bourbe du vaudeville! J’ai regret de dire que j’ai ressenti quelque chose de cette émotion mélancolique, qui n’est pas sans amertume, en écoutant la comédie de M. Camille Doucet: la Considération. Je dis que cette émotion n’était pas sans amertume, car je me reprochais vivement de ne pas prendre assez d’intérêt à la fable simple et honnête qui se déroulait sur la scène, de ne pas écouter avec assez de recueillement et d’onction les leçons morales et sensées dont la pièce est remplie. Il est certes amer de ne pas pouvoir assez admirer ce qu’on honore. Jamais pièce ne fut en plus parfait rapport avec son titre : la Considération. Elle est en effet digne de considération sous tous les rapports ; ses draperies ne font pas un pli, et ce n’est pas pour son visage d’une impassibilité mondaine si correcte que fut jamais inventé le masque de Thalie. Son regard digne et froid impose involontairement le respect; elle ne rit pas, elle sourit à peine d’un sourire imperceptible, comme celui qui distingue les personnes auxquelles une haute situation interdit les manifestations trop extérieures de leurs sentimens. Sa tenue est parfaite, et vraiment c’est une comédie irréprochable. Cette perfection, et la considération qui en est la conséquence, ne laissent pas d’être assez embarrassantes pour la critique. C’est en vain qu’elle chercherait à entamer cette œuvre, ses dents de serpent ne trouveraient point une place où mordre. J’ai beau regarder de tous côtés, je n’aperçois aucun angle, aucune anse, aucune anfractuosité par où l’on puisse la saisir : comme toutes les personnes entourées de considération, elle ne donne prise à la critique par aucun endroit. Aussi, en désespoir de cause, je lui ferai le reproche de trop bien justifier son titre. Votre pièce, dirai-je à M. Doucet, mérite trop la considération pour une comédie; qu’est-ce, je vous prie, qu’une comédie qui ne rit pas, qui sourit à peine, et qui, pendant quatre actes, nous glace de respect? La comédie ne s’accommode pas d’une tenue si parfaite ; elle n’a pas besoin d’être réservée, elle n’a besoin que d’être honnête. Je voudrais qu’à l’avenir M. Doucet eût le courage de chercher pour ses comédies d’autres titres de succès que cette glaciale estime. Si M. Doucet pouvait interroger les grandes œuvres dramatiques, et que celles-ci pussent lui parler, elles lui répondraient qu’elles ne se sont jamais souciées de tant de considération, et que leur unique ambition était d’imposer le respect au public non par la tenue et la réserve, mais par la sympathie, la cordialité et la familiarité.
Tout est d’ailleurs à l’unisson dans cette pièce, les sentimens, les caractères et le langage. Les sentimens sont d’une morale inattaquable, mais sans grande force; les personnages sont supportables, même quand ils sont odieux; le langage est agréable, facile, mais un peu éteint. La morale de M. Doucet est vraiment trop optimiste. Au point de vue mondain, je suis loin de lui en faire un reproche; mais l’optimisme, à moins d’être tout à fait résolu et déterminé, a un grand défaut dans l’art, qui est de rendre impossibles les types accentués. Quand on écrit une comédie avec un partipris de bienveillance bénigne, on se retranche nécessairement le droit de mettre les caractères humains en relief. Ce parti-pris impose au poète le devoir de ne rien accuser par crainte d’exagération, de ne blâmer qu’avec mesure, de louer sans emportement, de critiquer sans amertume, d’aimer sans chaleur, de haïr sans passion. Pour obéir à son parti-pris, le poète est donc obligé de sacrifier les caractères et les passions et de se jeter forcément dans les sentences et les tirades morales. Nous avons décoré ce parti-pris de l’épithète d’optimiste; mais est-ce bien optimiste qu’il faudrait dire? En y regardant bien, il est évident que l’optimisme de M. Doucet n’a rien de particulièrement philosophique, et qu’il est chez lui une affaire de forme et de convenance. M. Doucet est un homme du monde, et il transporte au théâtre l’esprit de l’homme du monde, qui consiste à n’appuyer sur rien, à indiquer la pensée plutôt qu’à l’exprimer, à insinuer le blâme, à modérer les mouvemens des passions les plus violentes, à mettre une sourdine à toutes les paroles. Cet esprit est parfait chez un homme du monde; mais le poète dramatique doit s’en défendre et se l’interdire sévèrement. — Quoi ! direz-vous, vous interdisez au poète dramatique la convenance du langage, la modération, la politesse? — Non certainement; mais la politesse et la modération du poète ne doivent pas être celles de l’homme du monde. Avez-vous remarqué dans le Misanthrope que le sauvage Alceste, qui dit si crûment leurs vérités aux gens, ne fait pas une seule infraction aux règles de la bienséance? La politesse d’Alceste est la politesse qui convient à l’auteur dramatique. En composant sa comédie dans le ton de l’esprit mondain et selon les règles de l’esprit mondain, M. Doucet s’est rendu, sans le savoir, coupable d’une hérésie dramatique. Rien n’est plus contraire au drame que l’esprit mondain, et deux minutes de réflexion suffiront pour en expliquer la raison. Cet esprit mondain, si mesuré, qui n’insiste sur rien et qui glisse sur toute chose, a été inventé précisément en haine du théâtre et du drame; il a été inventé afin de mettre une digue aux débordemens violens des passions, de prévenir les explosions dramatiques, en un mot afin d’empêcher que le théâtre ne fût transporté dans le monde. Rien n’est donc plus éloigné du théâtre que l’esprit mondain. Je livre ces quelques lignes aux méditations de M. Doucet. S’il veut à l’avenir créer des caractères dramatiques, qu’il astreigne un peu moins ses personnages aux convenances mondaines, et qu’il leur donne la permission de développer plus librement leurs caractères et leurs passions. N’est-il pas curieux que le seul de ses personnages qui ait un caractère véritable soit précisément le seul qui s’affranchisse à demi des convenances mondaines pour satisfaire ses passions, le personnage de l’envieux Duchesne? Lui seul pourrait dire, en continuant son rôle d’envieux : «Moi seul ici j’existe, car j’ai au moins une passion humaine, tandis que les autres ne sont que des ombres. »
On pourrait appliquer une partie de ces observations au drame que M. Belot, l’un des auteurs de l’interminable Testament de César Girodot, vient de donner à l’Odéon sous le titre : la Vengeance du Mari. Il y a beaucoup de soin, de recherche, de désir de bien faire dans ce petit drame, dont la donnée est absurde, et qui est conçu d’après un plan tout à fait faux. Je n’insiste pas sur la donnée : on a déjà fait remarquer à M. Belot qu’il fallait être le Jacques de Mme Sand pour se permettre certains paradoxes d’héroïsme conjugal; mais j’insiste sur le plan, qui est vraiment des plus singuliers. M. Belot a eu l’intention de concilier deux systèmes opposés et tout à fait inconciliables, à savoir le système de la tragédie classique et le système romantique. Imaginez un drame à la façon d’Antony et d’Angèle, un drame bourgeois rempli de passions de la plus extrême violence et des situations les plus horribles jeté dans le moule de la tragédie française. Les règles d’Aristote ont été pleinement observées, et nous avons le déplaisir de voir
une action bourgeoise étroitement enfermée dans les trois unités de temps, de lieu et d’action, ni plus ni moins que Polyeucte et Athalie. Ainsi emprisonné dans les formes sévères et froides qu’emploie Corneille et Racine, ce drame à passions équivoques et violentes me fait vraiment l’effet d’un de ces faux aristocrates dont la nouvelle loi sur les titres est en train de démolir la noblesse. Il y a un contraste choquant entre le cadre et le tableau, et la simplicité de moyens qu’a recherchée M. Belot dans une très louable intention, loin de concentrer et d’augmenter l’intérêt, l’étouffe au contraire et le diminue. C’est, je le crains, une chimère que de vouloir donner à nos passions modernes la sévérité du théâtre classique. Les héros du drame de M. Belot sont trop tranquilles pour m’émouvoir, et je ne puis m’empêcher de trouver que leur langage est trop faible pour les passions qui les agitent. Pourquoi donc sont-ils si mesurés dans l’expression de leurs douleurs ? Leur situation est bien violente pour leur permettre tant de modération. Leur condition leur permet d’être moins réservés et de se livrer avec plus de liberté aux émotions" de la nature. Après tout, ils ne sont que des bourgeois, personne ne les regarde, ils ne posent pas devant l’univers, et une fois que les portes sont closes et les domestiques éloignés, ils ont parfaitement le droit de se livrer à toutes les violences de leur désespoir. L’impression qui m’est restée de ce petit drame est justement l’impression opposée à celle qu’éprouve d’ordinaire le spectateur ; j’ai trouvé qu’il finissait trop vite. Le spectacle était terminé avant que j’eusse pris cette habitude de l’émotion qui est nécessaire pour sympathiser avec les personnages du drame, le rideau tombait au moment même où je commençais à être touché, et cela grâce à la trop grande simplicité des moyens employés par l’auteur et au respect tout à fait bizarre qu’il a cru devoir témoigner aux trois unités. Et c’est ainsi que les meilleures qualités, la modération, la simplicité, la décence et la réserve mondaine peuvent devenir des défauts lorsqu’elles sont hors de leur place.
EMILE MONTEGUT.
V. DE MARS.