Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1860

Chronique n° 687
30 novembre 1860


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 novembre 1860.

Nous sommes contens, — ne disons pas satisfaits, la chose n’autorise point le mot, et puis il y a dans la destinée politique du mot une malencontreuse jettatura, — nous sommes contens de cette renaissance de vie politique intérieure qui nous est promise par le décret du 1er novembre. Nous embrassons avec une joyeuse confiance les perspectives nouvelles qui nous sont ouvertes. Un pas décisif dans la vérité politique vient d’être accompli : c’est peu de chose encore, si l’on ne regarde qu’aux dispositions positives du décret ; c’est beaucoup, ce peut être tout, si l’on considère seulement la direction prise. La ligne que nous allons suivre s’écarte décidément de celle qui a été suivie depuis huit années. Nous sommes encore au point où la bifurcation commence ; les deux lignes se touchent ou sont bien rapprochées, mais l’angle ira sans cesse s’élargissant. Nous marchons maintenant vers le gouvernement du pays par le pays, vers la véritable pratique du système représentatif, vers le régime parlementaire. Voilà la route dans laquelle nous sommes lancés. La triste réaction provoquée par 1868 prend fin en France. Nous le disions récemment à propos des réformes autrichiennes : la fin de la réaction absolutiste et dictatoriale, partout où elle se consomme, est une victoire pour le libéralisme européen, et ce n’est point à nous de déprécier nos victoires. On pourra trouver qu’il est trop orgueilleux ici de parler de victoire ; l’on aurait raison, si l’on supposait que quelqu’un en France pût s’attribuer le mérite d’avoir arraché au pouvoir les concessions qui nous sont faites. Une si ridicule fatuité est bien loin de nous ; il nous semble pourtant que ceux qui, au milieu des circonstances les plus décourageantes, sont demeurés fidèles aux idées libérales, et n’ont cessé de témoigner avec une fermeté sereine de leur confiance dans le triomphe de ces idées ont certes le droit de ne pas baisser la tête et de ne point afficher une fausse modestie à la première aube du succès.

Nous n’avons pas besoin de remonter bien loin en arrière et d’invoquer l’expérience d’autrui pour savoir le mérite qui revient à la persévérance de l’esprit libéral. Lorsque nous avons pris à tâche de faire retentir ici avec une obstination systématique le nom décrié de la liberté, sans parler des tracasseries encourues, à quelles dérisions et à quels reproches ne nous sommes-nous pas trouvés exposés ! Pour certains, nous étions des factieux ; d’autres s’épouvantaient de notre audace ; les plus indulgens nous taxaient de ridicule enfantillage. C’était le temps où des gens qui se croyaient habiles et profonds se faisaient les publicistes de la servitude, et décoraient leur lâche école du nom de littérature d’état. Quelles foudres on lançait sur les importuns qui osaient réclamer la liberté de la presse ! Quel sourire méprisant et étonné lorsqu’on s’avisait de demander pour le corps législatif « une participation plus directe au gouvernement ! » Mais l’abomination de la désolation, c’était le régime parlementaire. En prononcer le nom, c’était plus que de l’insolentfe, c’était de l’effronterie : on eût dit une sorte d’obscénité politique, et quand d’incorrigibles cyniques en osaient évoquer l’image, il faisait beau voir

Les fronts pâlir et rougir de colère !


En attendant que ces prudes d’hier aient accordé leurs instrumens pour le concert d’aujourd’hui, — ce qui ne sera pas long, — qu’il nous soit permis de nous distinguer d’eux. Forçons-les à reconnaître que nous avons sur eux l’avantage auquel ils doivent être le plus sensibles : nous avons apprécié mieux qu’eux la force des circonstances, et nous avons mieux qu’eux jugé le caractère et l’esprit de l’empereur. À nos amis, cette expérience apporte un enseignement plus consolant : elle prouve que c’est une erreur de mesurer, dans le progrès des idées et des institutions politiques, les chances de succès d’une cause aux forces apparentes dont elle dispose, et de puiser dans la disproportion des forces un motif au découragement et une excuse à l’inaction. Il n’est jamais inutile de tenir le drapeau déployé, même lorsque les soldats sont dispersés et quand les chefs divaguent ; il n’est jamais inutile de marquer le pas, même lorsqu’on ne peut avancer. Ce n’est pas seulement par l’effort des hommes que les causes politiques triomphent ; une part de succès, la plus grande peut-être, tient aux circonstances. C’est pour cela que la constance et la dignité des efforts sont un devoir, même lorsque les circonstances sont contraires, car les changemens dans les affaires humaines sont toujours si rapides et quelquefois si soudains que l’on ne peut jamais dire, au moment où l’aspect en est le plus défavorable, que l’on ne touche point au contraire aux occasions décisives. C’est en ce sens que ceux que la mauvaise fortune n’a ni corrompus ni lassés ont droit à revendiquer une part dans les victoires que les circonstances, bien plus que leurs propres efforts, viennent à l’improviste procurer à leur cause.

Rien n’est instructif, à ce point de vue, comme ce qui se passe aujourd’hui. L’opinion proprement dite, celle de la France du moins, n’est pas pour grand’chose, avouons-le, dans le nouveau tour que va prendre notre vie politique. Ce n’est point aux exigences de l’opinion qu’est dû l’amendement des institutions de 1852. Les moyens d’information, de discussion, de propagande, de discipline, manquaient en France à l’opinion : comment aurait-elle pu être et se montrer exigeante ? Cependant, à ne considérer que l’intérieur du pays, les esprits attentifs pouvaient déjà se convaincre depuis quelque temps de la nécessité d’une promptes réforme des institutions. Nous ne nous plaçons pas ici sur le terrain élevé où l’on peut revendiquer l’extension des libertés publiques comme un droit qui ne saurait prescrire pour une nation éclairée, aspirant depuis bientôt un siècle à la liberté, qui en avait longtemps joui, et qui ne l’avait perdue que par des accidens plus forts que sa volonté réfléchie. Nous ne méconnaissons pas la légitimité de cette revendication, nous n’abdiquons aucun des droits qu’elle nous assure, nous ne renonçons à aucune des restitutions qu’elle nous garantit ; mais nous n’envisageons la question, pour l’instant, que par le côté utilitaire et pratique. À ce point de vue, l’étude de notre situation intérieure démontrait la nécessité d’une prochaine réforme. Le développement des intérêts matériels exigeait visiblement une renaissance de vie politique. Il faut aux grandes sociétés industrielles et commerçantes une énergie qui ne s’acquiert que par la pratique de la liberté, une sécurité que l’on ne trouve que dans la liberté, une moralité dont la liberté seule est la garantie efficace. À une époque où les intérêts industriels et financiers occupent une si grande place et sont unis entre les divers peuples par une solidarité si étroite, comment serait-il possible à un pays aussi grand et aussi vivant que le nôtre d’être entravé ou gêné longtemps dans ce besoin d’informations et d’appréciations justes que la pleine liberté des discussions politiques peut seule satisfaire ? Ce que les chemins de fer, la navigation à, vapeur, la télégraphie électrique sont dans le monde matériel, la presse par exemple l’est dans le monde moral. La presse ne répand pas seulement les idées, ne réunit pas seulement les esprits, n’est pas seulement le plus puissant instrument d’éducation publique ; elle sert aussi les intérêts avec plus d’efficacité encore que la vapeur et l’électricité, l’était-il possible que le libre esprit pût être, sans un profond dommage, attardé à ce point qu’il fût distancé par les progrès de la matière esclave ? Le gouvernement n’exposait-il pas le pays et ne s’exposait-il pas lui-même à compromettre dans une trop longue éclipse de la liberté les ressorts de l’administration publique ? La liberté est en effet la seule école de gouvernement possible pour les hommes de notre siècle. C’est sous elle que tous les hommes politiques qu’emploie le pouvoir actuel ont fait leur apprentissage. La plupart des ministres présens sont des produits du régime parlementaire. Quand les choix du chef de l’état vont chercher des recrues dans les générations plus jeunes, ils rencontrent, comme cela vient d’arriver pour M. de Forcade-Laroquette, des hommes qui étaient nos camarades de jeunesse, et fondaient sur les leçons et les espérances du régime parlementaire leur vocation politique. Or pense-t-on que les huit années de silence relatif que nous venons de traverser aient été aussi fécondes pour l’éducation politique du pays que ce régime parlementaire dont le pouvoir actuel a recueilli les fruits ? Pouvait-on voir sans tristesse et sans inquiétude les effets de l’engourdissement de la vie politique sur l’éducation des nouvelles générations ? Là où la libre vie politique, au milieu de laquelle nous sommes nés, vient à s’arrêter, on croit voir se flétrir la jeunesse des cœurs et des intelligences. « L’année a perdu son printemps, » disait Périclès en pleurant les jeunes gens qui tombèrent les premiers dans la guerre du Péloponèse. Où est notre printemps, et comment le rendre à la France sans revenir aux libertés et aux émulations de la vie publique ?

Les intérêts positifs de la vie intérieure de la France, étudiés avec un prévoyant patriotisme, demandaient donc une prompte réforme des institutions. Une telle nécessité était sans doute d’un grand poids ; cependant, comme elle ne se manifestait point par une pression immédiate sur le pouvoir, la réforme eût pu être ajournée encore. Les influences de la politique extérieure étaient plus pressantes. Un des caractères éminens de la destinée de la France est d’exercer sur la vie intellectuelle, morale et politique de l’Europe une action constante. Nous pouvons sans jactance vaniteuse nous parer de cet ascendant naturel, puisque des esprits peu prévenus en notre faveur, M. de Maistre par exemple, y ont vu un attribut que nous possédions, suivant eux, par une sorte de droit divin. Louis XIV, la révolution, le xviiie siècle, les événemens contemporains, ont constaté avec éclat cette direction que nous imprimons aux autres peuples, même à ceux qui nous sont hostiles. Peut-être le dernier exemple heureux de cette influence générale, qui était alors d’autant plus légitime qu’elle s’exerçait sans violence et par Li seule propagande de l’exemple, s’est-il produit à la veille de la révolution de 1848, lorsque la contagion de notre régime parlementaire avait gagné la plus grande partie du continent. L’Espagne, le Portugal, la Belgique, le Piémont, les autres états italiens, la Prusse, pratiquaient ou inauguraient le régime représentatif, et la Hongrie conservait, en la rajeunissant, sa vieille constitution. La révolution de 1848 empêcha la France de s’apercevoir de la puissance d’assimilation qu’elle venait de révéler, et compromit ces heureux résultats d’abord dans une perturbation générale, bientôt dans une réaction universelle ; mais le mouvement contraire aux réactions de cette époque a commencé sur le continent plus tôt que chez nous. Cette fois l’Europe a pris les devans sur la France, si bien que, depuis le diplôme autrichien du 20 octobre 1860, nous semblions exposés à demeurer seuls dans le mouvement rétrograde. Nous étions entourés en effet d’états parlementaires, et nous allions faire sur l’ensemble de l’Europe une dissonance d’autant plus choquante, qu’elle est radicalement contraire aux tendances expansives et sympathiques de notre génie national. La France a contribué à donner la liberté à bien des peuples ; notre dernier exploit en ce genre est l’émancipation de l’Italie. Or il se trouvait non-seulement que les peuples que nous avons aidés à conquérir la liberté, — Grèce, Belgique, Portugal, Espagne, — l’ont conservée après que nous l’avions perdue, mais que le peuple dont nous venions d’assurer l’indépendance, le peuple Italien, était d’emblée bien en avant de nous quant à ses institutions politiques. Ce contraste donnait lieu contre nous à de poignans sarcasmes. La France, disait-on, en matière de liberté ne travaille donc que pour l’exportation ? Son refrain sera donc toujours : Sic vos non vobis ? — Elle prend la queue, même après l’Autriche, ajoutait-on après la publication du diplôme du 20 octobre.

La généralisation sur le continent des institutions qui assurent aux peuples une participation directe à la politique des gouvernemens créait une situation désagréable à notre politique et pénible à notre amour-propre national, si nous étions demeurés immobiles. Les difficultés de cette situation réagissaient d’ailleurs sur les affaires engagées. Nous l’avons répété maintes fois, le péril de l’état de choses qui paralysait chez nous cette activité intérieure inséparable de la liberté était de porter exclusivement l’imagination et l’activité morale de la France sur les questions de politique extérieure. Or la France ne peut avoir d’autre aliment que la politique extérieure sans que l’Europe entière soit inquiète et troublée. De là venait, au milieu des grandes questions internationales qui sont engagées, cette défiance générale que l’on voyait survivre à des articles officieux ou officiels, à des discours d’ambassadeur, et même à des déclarations impériales. Il eut été injuste d’en vouloir au sentiment public, chez nous et au dehors, de cette maladie chronique de la défiance. Il faut être de son temps ; or nous sommes d’un temps positif, où la confiance se fonde sur les choses et non sur les paroles, où les engouemens personnels sont rares et de peu de durée, où le mot sécurité est en train de devenir, comme chez les Anglais, identique à l’idée de garantie. Avec ce tour d’esprit positif, les peuples, dans leurs rapports internationaux, se sont mis à imiter les banques, qui préfèrent sur un billet deux signatures à une seule. Ils sont mieux rassurés sur la solidité d’un engagement souscrit par un gouvernement étranger, lorsque l’engagement est contrôlé et endossé par une manifestation constante et directe de la volonté de la nation que ce gouvernement représente. Le prix particulier qu’ils attachent à cette seconde signature se comprend d’autant mieux que les peuples ont les uns sur les autres cette idée bien arrêtée, qu’ils n’aiment point la guerre, qu’ils n’ont aucun profit à en retirer, qu’ils sont toujours disposés à terminer leurs disputes par d’intelligentes transactions, et qu’au contraire la guerre n’est à craindre que de la part des gouvernemens non contrôlés, lesquels seuls, comme on l’a vu de mémoire d’homme, ne reculent point devant cette cruelle effusion de sang et devant ce lamentable gaspillage de richesse. Il n’était donc point douteux, depuis quelque temps, que le seul gage efficace que le gouvernement français put donner de la sincérité de ses intentions pacifiques était une réforme qui ranimât la vie intérieure du pays en faisant participer à la politique générale les corps représentatifs. C’était la conclusion que nous avions en vue, lorsque nous annoncions, il y a un mois, qu’une diversion imprévue pourrait bien changer nos préoccupations extérieures et nous ménager quelque surprise heureuse ; c’était la solution à laquelle nous nous attendions, quand nous prenions, il y a quinze jours, la liberté d’interpeller M. de Persigny à propos de son discours au banquet du lord-maire, de lui dire que l’intérêt de la paix générale réclamait le retour de la vie politique de la France à un meilleur équilibre, que tout ce que nous regagnerions d’activité politique à l’intérieur serait infailliblement gagné par la paix et par la sécurité, et de témoigner l’espoir que l’amour intelligent de la paix ferait de M. de Persigny un partisan raisonnable des institutions libérales. Il n’y avait pas de sorcellerie dans notre prédiction ; nous avions simplement entendu chuchoter, depuis six semaines, que l’on s’occupait en haut lieu de quelque chose de semblable à ce que nous a donné le décret du 24 novembre, et en contrôlant une rumeur voilée par l’examen de ! a situation de l’Europe, nous nous étions convaincus de la nécessité d’une modification décisive de la politique intérieure du gouvernement.

Un remaniement ministériel a coïncidé avec les amendemens essentiels introduits dans la pratique de nos institutions. Un serviteur important et persévérant du régime actuel, M. Fould, quittait le ministère la veille du jour où la réforme était promulguée. Nous ne nous arrêterions point à ce fait, car le temps des questions et des crises de cabinet n’est pas encore venu, si la retraite de M. Fould n’avait pu donner lieu à une méprise. On a pu croire que M. Fould se retirait parce qu’il désapprouvait le changement opéré dans le système. Nous pensons qu’une telle supposition serait injuste envers un homme dont la perspicacité politique est généralement reconnue. Il faut chercher ailleurs l’explication de la retraite de l’ancien ministre d’état. Sur la question de réforme, bien loin de lui prêter une pensée de résistance, nous croirions volontiers que M. Fould, éclairé par les anciens souvenirs de nos assemblées, eût conseillé une restauration plus large du système parlementaire. O’Jant aux motifs personnels de sa démission, nous les abandonnons aux bruits de clubs et de salons. Nous ne nous arrêterons pas davantage pour le moment au remaniement qui s’est opéré dans diverses attributions ministérielles ; constatons seulement les importantes acquisitions du ministère d’état. Ce département gap,’no l’Institut et les haras. Au patronage des beaux-arts dont il jouissait déjà, il joint le haut patronage littéraire. Nous ne croyons pas que les académies aient à se plaindre de la mesure qui, dans leurs rapports avec le gouvernement, leur procure l’intermédiaire courtois de M. le comte Walewski. en les séparant du département de l’instruction publique.

Arrivons aux dispositions importantes du décret. Les changemens notables qu’il consacre peuvent se ramener à ces quatre points : la discussion d’une adresse dans les deux chambres, la publicité des débats parlementaires, le droit d’amendement conféré au corps législatif, et la participation de ministres sans portefeuille aux discussions des assemblées. Le public a bien fait, suivant nous, et nous ferons comme lui, d’attacher peu d’importance aux détails des dispositions arrêtées et d’en apprécier surtout la portée générale. La pensée-mère du décret est nettement exprimée dans le préambule. Il s’agit de donner aux grands corps de l’état une participation plus directe à la politique générale du gouvernement. La réalisation de cette pensée est assurée au moyen des adresses où les corps de l’état exprimeront leur avis sur la politique du gouvernement après avoir entendu les explications que les commissaires du pouvoir exécutif auront présentées sur la politique intérieure ; et extérieure de l’empire. Il est pourvu à la communication morale qui doit exister entre les assemblées et le pays par la publicité des débats. Il y a là les rudimens essentiels d’un système parlementaire ; peu nous importe que les rouages institués par le décret soient insuffisans ou incomplets. La machine constitutionnelle se fera à la pratique. La nature et la force des choses rendront progressivement aux assemblées la part d’initiative qui peut leur être encore trop avarement mesurée, et finiront bien, s’il le faut, par amener le cabinet tout entier dans le parlement. Nous n’avons pas la prétention de nous ériger en précoces Delolmes du supplément qui vient d’être donné à notre constitution. Nous ne pouvons pourtant nous dérober à la tentation de rechercher quelles seront par exemple ? Les conséquences du système des ministres orateurs et des ministres agissant.

C’est là, au point de vue pratique, l’anomalie la plus apparente du décret. On ne comprend pas au premier abord comment pourra fonctionner ce double cabinet, formé, derrière le rideau, de ministres qui feront les affaires sans les exposer et les défendre dans les délibérations législatives, et sur la scène de ministres qui ne feront rien, mais qui viendront expo er et défendre les actes de leurs collègues. Il semble que l’on ait voulu diviser l’indivisible, et demander à la nature humaine et à la nature des choses plus qu’elles ne peuvent donner. Nous ne serions pas surpris, quant à nous, que ce système imaginé pour éviter ce que l’on appelle dans le régime parlementaire la responsabilité ministérielle, et pour assurer la bonne expédition des affaires, ne nuisît au contraire à la conduite des affaires, et n’aboutît nécessairement à la responsabilité ministérielle et à la formation de véritables cabinets parlementaires sous la conduite d’un premier ministre. Notre conclusion paraîtra peut-être paradoxale ; nous croyons qu’on peut dès à présent la justifier.

La constitution actuelle n’a pas encore reconnu la responsabilité ministérielle, et c’est probablement à cette circonstance que nous devons l’institution transitoire des ministres de l’action et des ministres de la parole. D’après la constitution de 1852, les ministres ne sont responsables qu’envers l’empereur, lequel assume vis-à-vis de la nation l’entière responsabilité de son gouvernement. La responsabilité est nécessairement proportionnée au pouvoir, et à ce point de vue la constitution de 1852 est parfaitement logique ; mais les chambres ont, elles aussi, des pouvoirs considérables : la sénat peut réviser la constitution, le corps législatif vote l’impôt. En leur donnant le droit d’adresse, en les appelant à participer plus directement à la politique générale, l’empereur ne vient-il pas encore d’accroître leur pouvoir, de mettre en partage avec les chambres une certaine portion au moins de celui qu’il exerce lui-même dans la politique générale ? S’il en est ainsi, et il faut qu’il en soit ainsi, à moins de retirer aux mesures du 24 novembre la portée qu’on leur attribue, l’empereur mettant lui-même dans une certaine mesure son ministère en contact avec les chambres, il est inévitable que le ministère devienne responsable envers les chambres dans cette même mesure. Il faut écarter la fantasmagorie qui obscurcit ce gros mot de responsabilité et ramener au véritable sens pratique cette expression formidable. Il ne peut être question que d’une responsabilité d’opinion, et le principe de la responsabilité ministérielle signifie qu’il est indispensable que le ministère s’inspire des opinions et de l’esprit qui prévalent dans les assemblées auprès desquelles il est chargé de représenter le gouvernement. Responsable d’une part envers la couronne, de l’autre envers le parlement, le ministère doit être le produit de la transaction qui s’opère entre le souverain et les chambres, l’expression de l’accord du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Il n’y a donc point de préventions à soulever contre cette conséquence. S’il y a partage réel de pouvoir entre le chef de l’état et les assemblées représentatives et si le chef de l’état entre en communication par ses ministres avec les assemblées, la conséquence est inévitable.

Elle sortira infailliblement, suivant nous, de l’institution même du double ministère, qui semble imaginée pour la retarder ou la détourner. Il y a des ministres qui dirigent les divers départemens du pouvoir exécutif, et des ministres orateurs qui vont au parlement. Croit on que la responsabilité sera évitée parce que les premiers ne seront point directement commis vis-à-vis des chambres, parce que les seconds ne seront point engagés devant elles pour leur propre cause, et s’y présenteront comme les avocats d’une partie absente ? Mais que l’on rende compte en personne ou par délégué, la compromission n’est-elle pas la même ? Plus le ministre d’action aura de mérite, plus ses mesures auront d’importance, et plus il sera jaloux d’exposer lui-même l’économie de ses plans, de réfuter les objections qu’ils soulèveront ; plus il aura d’influence personnelle pour en obtenir l’adoption : un tel ministre se résignera-t-il longtemps à n’agir sur l’opinion que par procuration et par l’intermédiaire d’une plaidoirie conçue et exécutée par un autre ? Renversez l’hypothèse, mettez-vous à la place du ministre orateur ; dans le conseil, il est l’égal de ses collègues. Osera-t-il se charger de la défense de leurs plans, s’il n’en a pas étudié et par conséquent délibéré lui-même tous les détails, s’il n’en a pas pour ainsi dire fait l’élaboration complète de concert avec les ministres à portefeuille ? Homme de mérite et habile orateur, il croira devoir prendre une part très large à la préparation des mesures, et il en aura toute la gloire publique ; si ses informations sont insuffisantes, s’il manque de connaissance ou de zèle, s’il plaide mal, il peut compromettre et décréditer les mesures les mieux combinées. Comprend-on qu’un ministre d’action puisse travailler en sentant sans cesse par-dessus son épaule le regard du ministre orateur, on ayant perpétuellement à compter avec les objections et l’influence du collègue qui tient dans ses mains le succès de ses mesures et le sort de sa réputation politique ? Se figure-t-on que la réforme commerciale entreprise cette année eût pu être soutenue dans une vaste discussion législative par un ministre amateur, en l’absence de celui qui avait combiné une mesure si grave et si complexe, qui en avait ajusté tous les détails, qui avait conduit toutes les enquêtes préparatoires ? Se fait-on une idée d’un ministre des affaires étrangères s’exposant, le cœur tranquille, à voir sa politique affaiblie ou compromise par les imprudences involontaires et l’inexpérience d’un tel suppléant ? Si l’expédient du double cabinet arrivait jusqu’à la pratique, ce rouage ne pourrait fonctionner efficacement qu’aux conditions suivantes. Jusqu’à présent, il n’y a que deux ministres orateurs ; il est probable que ces deux ministres se partageront les départemens ministériels qu’ils devront représenter devant les chambres. On pourrait concevoir le cabinet comme composé de deux comités de ministère, chacun de ces comités ayant son organe parlementaire spécial. Pour que la bonne expédition des affaires pût se concilier avec la bonne représentation du cabinet devant les chambres, il faudrait que le ministre choisi pour être l’organe parlementaire d’une des deux sections du ministère eût sur cette section une autorité reconnue de ses collègues. Alors chacun des deux ministres parlementaires pourrait être considéré comme président d’une moitié du conseil des ministres. Ce serait un cabinet avec deux présidons du conseil, c’est-à-dire encore une anomalie : mais on ne séjournerait guère dans celle-là : on reviendrait vite à la vérité des choses, qui est la présence de tous les ministres au parlement, leur responsabilité devant les chambres, l’unité et l’homogénéité du cabinet assurée par l’autorité acceptée d’un président du conseil.

Mais, nous le répétons, c’est de la pratique que nous attendons ces divers progrès constitutionnels, et nous ne nous laissons pas offusquer par les imperfections probables d’un système qui n’a point été éprouvé par l’expérience, puisque c’est à cette pratique, attendue par nous avec tant de confiance, que ce système nous mène. Les Anglais ne sont pas arrivés du premier coup à la perfection des ressorts de leur machine constitutionnelle. Ils avaient une chambre des lords et une chambre des communes longtemps avant d’être, arrivés à cette forme de transaction entre les pouvoirs que représentent dans un régime parlementaire l’unité et l’homogénéité du cabinet. Ce n’est qu’après le règne de Guillaume III, et par la foi-ce des choses, qu’ils ont été conduits à cet achèvement de la forme constitutionnelle. Lord Macaulay a consacré, dans la seconde partie de son histoire, quelques-unes de ses pages les plus ingénieuses et les plus lumineuses à expliquer comment s’établit ce ressort si important du régime parlementaire. L’utilité de la fonction de premier ministre, la nécessité de la fonction du leader, du ministre dirigeant dans les assemblées, ont été également enseignées aux Anglais par l’expérience, par l’intérêt de la bonne expédition des affaires, par les mouvemens et les combinaisons des divers partis politiques. Nous voudrions que, sans se préoccuper des questions de la métaphysique constitutionnelle, sans argumenter à vide sur la nature et les conflits théoriques des divers pouvoirs, sans rechercher des solutions artificielles et prématurées à des problèmes hypothétiques, on se mît de bonne foi, et le plus tôt possible, à la pratique, que l’on appelât les forces vives du pays à cette nouvelle vie politique intérieure qui s’ouvre à lui, et que l’on attendît de l’usage et du temps le redressement des appareils maladroits qui peuvent gêner chez nous l’action publique.

Aussi n’insisterons-nous pas aujourd’hui sur les lacunes et les imperfections que peut offrir le décret du 24 novembre. Le droit d’adresse conféré aux chambres est un des points capitaux du décret, puisque c’est celui qui fera pénétrer l’opinion du pays dans la direction de la politique générale. Nous avouerons cependant que, parmi les moyens d’arriver au même résultat, la forme des adresses en réponse au discours du trône n’est point celle qui nous plaît le mieux. Parmi les emprunts qu’il y avait à faire à nos anciens usages parlementaires, ce n’est point celui que nous eussions choisi. Les discussions de l’adresse étaient trop longues, elles portaient sur des questions trop générales, elles provoquaient des manifestations de principes trop abstraits, elles fournissaient des thèmes trop vides aux déclamations et aux passions de partis. Nous ne sommes pas certains que ces débats de l’adresse n’aient pas nui chez nous au régime parlementaire. Le droit d’initiative dans la proposition des projets de loi et le droit d’interpellation sont plus utiles à la vie parlementaire que de vagues débats sur une adresse. Puisque cependant nous n’avons pu avoir mieux, il faut être prêt à tirer de ce droit d’adresse tout le profit possible. Quelques personnes ont pensé que la convocation d’un nouveau corps législatif était la conséquence naturelle du système nouveau promulgué dans le décret du 24 novembre. Il est clair que la chambre actuelle n’a pas été élue pour remplir les fonctions qui sont aujourd’hui conférées au corps législatif, et que l’extension des pouvoirs des députés semble appeler logiquement un prochain renouvellement du mandat : nous n’éprouvons quant à nous, sur ce point, aucune impatience. Nous sommes également moins pressés que ceux qui auraient désiré que le décret rendît aux journaux leurs anciennes franchises. Ce n’est pas, on le sait assez, que nous soyons insensibles à la liberté de la presse ; le rétablissement de cette liberté, qui est la sauvegarde de toutes les autres, nous paraît aujourd’hui certain. Seulement, s’il nous était permis, dans la triste situation où est la presse, d’avoir des délicatesses, nous aimerions mieux devoir cette liberté à une loi précédée et éclairée par une discussion approfondie qu’à un décret.

Il faut le redire pour conclure, l’intérêt du moment n’est point dans la discussion minutieuse des détails du décret du 24 novembre ; il est dans la portée générale de ce décret. Une issue est rouverte à la vie politique intérieure. Un pays. La question n’est pas du plus au moins lorsqu’on sort du néant et que l’on commence à exister. Nous pouvons tous avoir désormais notre part, une part quelconque, d’inffluence sur la direction des affaires du pays. Cette situation nous crée un devoir certain, le devoir d’employer pour le bien du pays et au service de nos idées toute la part d’action qui nous est dévolue, le devoir de ne pas nous laisser engourdir, par erreur de jugement ou faiblesse de caractère, dans l’oisiveté politique où nous avons été trop longtemps retenus par les circonstances contraires.

Lorsque, dans l’examen des questions extérieures qui ont contribué à ce retour de liberté qu’il nous est enfin permis d’entrevoir pour la France, nous nous tournons vers l’Italie, il nous semble entendre les libéraux italiens ; ils nous disent : « Nous vous promettions bien au commencement de la guerre que l’Italie s’acquitterait des services que vous nous rendiez en vous apportant la liberté ! » Cette prophétie ne nous trouvait point incrédules. Parmi les heureuses conséquences qui pouvaient résulter de la guerre d’Italie, nous rangions bien l’espoir d’une renaissance libérale pour la France. Un si grand ébranlement du monde européen, un choc si violent donné aux imaginations ne pouvaient pas laisser la France intérieure immobile et inerte ; il était bien juste que la nation, après avoir tenu si brillamment sa partie sur les champs de bataille, reprît sa place dans la délibération de ses affaires. C’était un effet indirect que l’on pouvait attendre de l’entreprise italienne. Nous donnons d’autant plus volontiers quittance sur ce point aux patriotes italiens qu’ils semblent sortir de la phase contestable de leur œuvre, et qu’ils s’appliquent en ce moment à une œuvre de réorganisation dans laquelle ils doivent avoir désormais les vœux de tout ce qu’il y a d’intelligent non-seulement parmi les libéraux, mais parmi les conservateurs de l’Europe. Nous faisons allusion au travail dont s’occupe en ce moment un des esprits les plus élevés du mouvement italien, M. Minghetti, aujourd’hui ministre de l’intérieur. On vient de discuter, dans plusieurs séances du conseil des ministres à Turin, les principes de la loi projetée sur l’organisation administrative de l’Italie. L’on est tombé à peu près d’accord sur les points suivans : institution de régions correspondantes aux grandes divisions naturelles et historiques de la péninsule ; décentralisation administrative largement appliquée ; distinction entre les communes rurales, qui seront sous la tutelle du conseil provincial ou régional, et les communes urbaines, qui posséderont la pleine liberté administrative ; le maire élu par les membres du conseil communal sans participation du gouvernement central ; abolition du ministère de l’instruction publique et liberté d’enseignement, le gouvernement se réservant la création d’une université modèle et la nomination d’inspecteurs de l’enseignement primaire, etc. Après les faits qui se sont accomplis en Italie, — le malheureux roi de Naples ne résistant plus que dans Gaëte et ayant peut-être compromis la force de sa résistance et diminué la durée du siège qu’il pourra soutenir en gardant dans la place deux fois autant de soldats qu’il ou pourra abriter dans ses casemates, — le gouvernement piémontais assurant qu’il ne veut point troubler la paix et s’appliquant en effet avec une sérieuse ardeur à la réorganisation de la péninsule, — l’Europe ne peut plus qu’assister avec sympathie à cette grande expérience d’une nation qui cherche à fonder à la fois son indépendance, son unité, sa liberté civile, religieuse et administrative, et qui, pour l’accomplissement de cette œuvre immense, se sert de la liberté politique avec une si remarquable fermeté. Nous ne partageons point et nous ne pouvons partager l’indifférence italienne sur les moyens qui ont été employés pour en venir là ; mais, quand nous oublions momentanément ce côté hasardeux de la révolution italienne, nous ne pouvons nous empêcher d’être saisis de la grandeur de l’œuvre tentée par M. de Cavour et d’admirer la robuste confiance que son langage respire. C’est le sentiment que nous éprouvions en lisant sa remarquable dépêche adressée à la Prusse. Pourquoi faut-il que, par une rencontre malheureuse, le jour où paraissait dans la presse française ce beau document diplomatique, quelques journaux se soient avisés maladroitement de publier une lettre du prince Murat à un duc napolitain ? Le prince Murat est allié à la famille impériale et siège dans le sénat français. Que signifient dans une telle situation, et en présence de l’état critique que traverse l’Italie, ces allures de prétendant ?

Nous ne finirons point sans saluer d’un applaudissement le succès que le parti républicain vient de remporter aux États-Unis. L’élection de M. Lincoln à la présidence est aussi un signe du temps et un puissant encouragement donné aux causes politiques qui savent résister aux longs échecs. Le parti démocratique américain est battu et a mérité sa défaite. Par un de ces calculs immoraux auxquels ce parti n’est que trop accessible, et qui, dans certains pays, en font le satellite du despotisme, le parti démocratique a lié son sort en Amérique à la cause de l’esclavage. Devenu le parti de l’esclavage, il n’a reculé devant aucun excès, aucune corruption, et il tombe aujourd’hui sous une réaction morale qui venge l’honneur des États-Unis. e. forcade.


ESSAIS ET NOTICES.

DE LA PRESSE PÉRIODIQUE
ET DE LA LITTÉRATURE NATIONALE EN FINLANDE

Un récent épisode donnera peut-être un certain intérêt d’à-propos à ces lignes, qui contiennent une protestation contre un permanent oubli d’une nationalité intéressante et trop peu connue. Le nom de la Finlande a retenti, il est vrai, en Europe pendant la guerre d’Orient, alurs que nous pouvions penser que nos soldats et nos marins, de concert avec la Suède, allaient réparer, en partie du moins, l’erreur de Tilsitt. Ce que nous avons fait connaître ici même des belles poésies de Runeberg[1] a séduit, nous le savons, un certain nombre d’esprits, et, à côté de ce grand artiste populaire, nous avons annoncé que la poésie nationale nous offrirait tout un cycle de poèmes antiques conservés depuis le paganisme par la seule tradition orale, formant aujourd’hui, écrite seulement depuis 1830, une magnifique épopée de vingt mille vers au moins[2]. C’en était assez pour attester chez le peuple finlandais un grand sentiment poétique et d’harmonieux rapsodes. Ce même peuple avait montré en 1809 ses sympathies politiques; il avait résisté avec un admirable courage aux Russes, à qui on l’avait livré; on en savait suffisamment enfin, de ce côté encore, pour désapprouver en 1854 les ravages exercés par les navires anglais sur ses côtes, au risque d’aliéner un allié naturel et un ami décidé.

Voici pourtant qu’à en croire certains organes semi-officiels parlant au nom de la Russie, il existe à peine une nationalité finlandaise méritant d’être nommée, ou bien cette nationalité n’est pas de celles à qui il importe en quelque chose d’être informée des grands changemens qui peuvent survenir en Europe : une paternelle censure doit lui mesurer l’instruction, et, par le temps qui court, on ne lui devra pas parler, par exemple, des affaires d’Italie, qui concordent mal (ce seraient les expressions mêmes du haut fonctionnaire qui gouverne cette censure) « avec les principes d’ordre, de moralité et de sentiment du devoir convenant à un peuple obéissant! » Il existe à ce sujet une curieuse circulaire attribuée à M. Le comte de Berg, gouverneur-général de la grande-principauté de Finlande, et dont nous croyons pouvoir assurer l’authenticité. Les feuilles suédoises, dont l’attention ne cesse pas d’être dirigée vers la Finlande, en ont donné des fragmens, qui méritent une large publicité. Voici ceux que nous apporte la feuille suédoise Dagligt Allehanda (13 novembre) :

«J’ai vu avec un véritable regret que les journaux publiés en Finlande pour le peuple ne répondent qu’imparfaitement à leur mission, en ce que trop souvent ils s’occupent de sujets qui ne peuvent être pour le peuple d’aucune utilité, et en négligent d’autres qui contribueraient à éclairer et à élever les classes inférieures. En conséquence, j’indiquerai ici brièvement les différens objets sur lesquels pourrait s’exercer le talent de chaque rédacteur en particulier. On pourrait vanter au peuple la vie du foyer, la bonne conduite et l’économie,... l’instruire des premiers soins à donner aux enfans, l’ignorance générale sur ce point important devenant une des causes principales de la mortalité dans les campagnes,... lui recommander le silence et le bon ordre pendant le service divin avec la bonne exécution du chant à l’église,... lui présenter des réflexions sur les devoirs du chrétien, sur le profit d’une constante assiduité aux sermons et aux lectures sacrées, ainsi qu’à la sainte communion. Que les rédacteurs prennent soin toutefois de ne jamais sortir, en traitant de tels sujets, du cercle des formules orthodoxes ! »

La liste continue de la sorte en trente paragraphes du même style, recommandant aux journaux, comme sujets de développemens utiles, l’hygiène, l’instruction des filles, la tempérance, la mendicité, le vagabondage, l’entretien des routes, la grande et la petite voirie, l’élève du bétail, la manière de sécher la tourbe, et la maladie de la pomme de terre. L’article 28 recommande aux journaux un bien autre service; ils feraient bien, suivant M. le comte de Berg, de signaler à l’autorité les gens errans dans les campagnes, gens de vice et de débauche qui gâtent la santé publique! — L’article 29 revient à des conseils plus honnêtes, permettant de traiter de la géographie, des sciences naturelles, de la statistique, de l’astronomie et de la navigation. — Les plus pressans conseils sont pour la fin. « Article 30. Il serait par-dessus tout souhaitable que le peuple fût engagé de la manière la plus pressante à se conformer aux sages et bienfaisantes prescriptions du gouvernement. Il faut lui faire remarquer que des hommes expérimentés et bien intentionnés ont longtemps et profondément réfléchi et délibéré entre eux avant la promulgation des actes publics et des lois. On leur inspirera de la sorte une confiance bien méritée, et ils regarderont l’obéissance envers la loi comme un devoir nécessaire et profitable.

« Dans les sujets d’articles indiqués ci-dessus, un rédacteur bien intentionné trouvera une source abondante de développemens et de réflexions utiles au peuple ; mais je regarde comme tout à fait hors de propos de vouloir entretenir le peuple d’événemens et d’objets qui lui sont tout à fait étrangers. Je compte dans ce nombre des informations et des articles sur les événemens politique du Japon, de la Chine, de la Syrie, de la Sicile, de la Calabre, de l’Ombrie, du Maroc et du Mexique, dont certains rédacteurs parlent à leurs abonnés. Ces sujets-là ne sont pas à leur place dans des feuilles publiées pour la population des campagnes.

« J’invite M. Le gouverneur de la province de... à communiquer ces réflexions à MM. Les rédacteurs et éditeurs de journaux pour le peuple, et à donner aux censeurs qui dépendent de lui des instructions en conséquence. Les journaux populaires qui ne voudraient pas suivre ces principes devraient être considérés comme des organes, non-seulement peu utiles, mais même fort nuisibles, de la presse périodique. »

Telle est donc la part qu’on voudrait faire à l’esprit public en Finlande; mais c’est trop nous arrêter sur cet incident. Nous ne rechercherons pas si c’est un mal ou un bien que les nationalités secondaires demandent leur place à la vie morale, qui ne se sépare pas pour elles de la vie politique : nous ne voulons que constater l’existence et l’énergie incontestables de l’une d’entre elles; la condamne ensuite qui voudra! — En premier lieu, la race à laquelle appartient celle-ci n’a rien de commun avec les peuples qui l’ont successivement conquise ni avec presque tout le reste de l’Europe. On en peut juger soit par les traditions de son paganisme, soit par sa langue. Le finnois, d’origine oural-altaïque, n’a pas de racines communes avec nos langues indo-européennes; avec le hongrois, l’esthonien, le lapon, le samoiède, il forme un idiome à part. Ces dernières branches se sont peu développées, et elles n’ont pas brisé l’enveloppe d’une forte synthèse primitive; mais le finnois s’en est affranchi davantage et s’est approprié un notable élément analytique qui, sagement combiné, lui a fait un organisme d’une rare souplesse, propre à exprimer les délicatesses de la pensée humaine. Il a une grande variété de formes et en même temps pour le fond une fixité parfaite: quinze cas, avec un grand nombre de prépositions flexibles, y constituent le mécanisme des noms; la flexion des verbes y est moins abondante, mais suffisante encore et pleine de grâce originelle; les ressources de dérivation y sont inépuisables.

Cette langue n’a été toutefois véritablement cultivée qu’à partir de la réformation. Ce grand événement religieux et social fut pour chaque peuple, parmi ceux du moins qui étaient capables d’une vie propre, le signal d’un retour sur lui-même et d’une revendication de sa personnelle énergie. Le travail interne des langues devait être le symptôme et à la fois l’instrument de cette initiation à la culture moderne. En 1548 parut le Nouveau-Testament en traduction finnoise, et le traducteur, l’évêque Agricola, y ajouta quelques ouvrages sur des sujets religieux. La littérature religieuse s’accrut encore considérablement pendant le siècle suivant; mais, comme le pays était soumis politiquement à la Suède, qui s’honorait d’ailleurs par un remarquable respect de la personnalité finlandaise, la langue suédoise resta celle de l’administration, celle des emplois et des honneurs, celle de la haute église luthérienne et des tribunaux. Toutefois, quand, après la conquête russe de 1809, la Finlande fut constituée, comme elle l’est encore aujourd’hui, en nation particulière et distincte, avec l’empereur de Russie pour grand-prince, on recueillit les fruits de la libéralité suédoise : le peuple de Finlande, paysans et armée, avait conservé sa langue nationale et même, grâce à un certain nombre d’écrivains, l’avait développée en la cultivant. Ainsi se trouva-t-elle prête aux efforts d’une renaissance dont une volonté commune donnait le signal. Le pasteur du haut de la chaire, le grammairien dans l’école, le philologue à l’université, le poète enfin, tous se mirent à l’œuvre. Les efforts furent quelque temps dispersés, ils s’associèrent ensuite. Le 16 mars 1831 fut fondée la Société de littérature finnoise, grâce à laquelle, avec le concours d’hommes énergiques et dévoués comme M. Elias Lönnrot, ont été réunies et pour la première fois écrites ces innombrables poésies du Kalevala et du Kanteletar et ces « proverbes et énigmes » qu’une muse populaire avait imaginés dès les temps mêmes du paganisme, et que la tendre enveloppe d’une langue incomparablement harmonieuse et flexible avait conservés et transmis à travers les âges.

C’en est assez sans doute pour démontrer que la nationalité finlandaise s’est fait une place dans l’heureuse variété de la société européenne. Précisément parce qu’elle ne ressemble pas à ce qui l’entoure, il faut la prendre en grande considération, quand même elle ne se recommanderait que par ce privilège. Qui pourrait apprécier les trésors d’imagination et de traditions perdus chaque fois qu’au milieu de notre vieille Europe une nationalité est opprimée ou se meurt? Qu’on calcule ce que M. Lönnrot et le zélé Castrén ont recueilli de la race finlandaise, qu’on relise les poésies de Runeberg, et que l’on dise si ce peuple n’a pas déjà payé son tribut. Ce sont trois millions d’hommes seulement, il est vrai, quinze cent mille dans la grande-principauté, quinze cent mille sur le sol russe, dans les provinces d’Ingermanland, d’Olonetz et d’Arkhangel; mais ces trois millions n’ont pas vécu inutiles ; l’avenir lui-même ne doit pas les dédaigner : après s’être fait respecter par leur développement intellectuel et moral, ils pourraient être un jour appelés à remplir un rôle politique important en Europe.

En effet, si les Finlandais appartiennent à une race qui ne peut pas se confondre avec celles des grands états qui l’entourent, ce n’est pas qu’ils soient complètement isolés en Europe. D’abord ils s’étendent eux-mêmes, comme nous l’avons dit, en dehors de la grande-principauté, sur les bords des grands fleuves et dans toute la partie nord de l’empire moscovite, et ils touchent presque par là aux peuples de la Sibérie, auxquels par l’origine ils sont alliés. Au sud même de la Baltique, les Esthoniens sont leurs frères, et la langue esthonienne est seulement un dialecte de la leur. Enfin tout le groupe des Magyars se reconnaît avec eux une affinité véritable, et ils forment ainsi, eux et leurs alliés, tout un mur entre le système de l’Europe centrale et la Russie. Les Finlandais n’ignorent pas l’importance politique de ces conditions naturelles, et ils ne se sentent pas dépourvus de sympathies pour des nations sœurs, isolées, comme eux, parmi les peuples de l’Europe, et plus d’une fois maltraitées, comme eux, par les combinaisons de la politique ou les chances de la guerre. Les épreuves de la Hongrie ne sont jamais restées sans échos en Finlande. Lors de l’insurrection hongroise de 1848, les Finlandais s’émurent; la Russie en prit ombrage, et, la lutte une fois terminée, c’est contre la langue nationale de ces peuples qu’elle dirigea ses efforts : une ordonnance du 8 mars 1850 interdit aux journaux imprimés en finnois d’autres articles que ceux concernant des sujets d’économie domestique ou de religion. Vint la guerre d’Orient, qui fit craindre à la Russie un soulèvement de la Finlande; l’ordonnance de 1850 tomba alors en désuétude, et la presse redevint politique. Arrivent les affaires d’Italie avec de nouveaux appels aux Hongrois, et de nouveau se montrent aujourd’hui les défiances du gouvernement russe envers la presse finlandaise.

Cela n’a rien qui doive étonner : la presse finnoise, comprenant les publications périodiques, journaux ou recueils, destinées spécialement au peuple, est singulièrement active. Nous avons sous les yeux quelques-unes de ces publications, avec une liste qui les comprend toutes, et nous y comptons à peu près une douzaine de journaux en finnois, sans compter une douzaine de feuilles en suédois, toutes imprimées dans le pays, et une demi-douzaine de recueils périodiques. Le principal des journaux finnois est le Suometar, ou la Fille de la Finlande, , qui paraît à Helsingfors. Fondé en 1847 par MM. Oksanen, Tikkanen, Polén et Varelius, il s’est depuis lors fort habilement soutenu. Il a parfois compté plus de quatre mille abonnés. Ce sont les correspondances locales qui ont fait tout d’abord son succès. Chacun y adresse ses questions et ses réponses, ses objections ou ses renseignemens. Littérateurs, prêtres, maîtres d’école et paysans s’y rencontrent également, pour discuter les intérêts des paroisses, des communes, du pays tout entier. Les autres journaux ont bientôt suivi l’exemple du Suometar, et ces libres discussions, dans un cercle restreint il est vrai, ont fait l’éducation du pays. Il y a là des paysans qui écrivent avec un rare bon sens, quelquefois avec une netteté et même une élégance remarquables. Un d’entre eux, Anti Manninen, s’est acquis de la sorte une véritable renommée littéraire que plusieurs ouvrages d’économie rurale par lui publiés ont étendue et confirmée. Après le Suometar viennent le Suomen Julkisia Sanomia, c’est-à-dire le Journal officiel de Finlande, fondé il y a quelques années par le gouvernement finnois à Helsingfors; — le Sanomia Tarusta, ou Journal d’Abo ; — le Haemaelaeinen, ou Tavastien, qui parait à Tavastehus, sous l’habile direction de M. Eurén, philologue et publiciste distingué; — le Oulun Wäkko-Sanomat, ou Journal hebdomadaire d’Uteaborg. C’est sans doute le journal le plus septentrional du monde après celui de Romsö en Norvège; il est rédigé avec une grande habileté par M. Le pasteur Baeckuall, etc. — Parmi les recueils périodiques, il faut nommer le Suomi, ou la Finlande, servant d’organe à la Société de littérature finnoise fondée en 1831, que nous avons déjà nommée. Ce recueil s’imprime soit en finnois, soit en suédois; il comprend des mémoires surtout historiques et littéraires. Le Mehilaeinen, c’est-à-dire l’Abeille, est rédigé principalement par MM. Polén, Koskinen et Lavonius. Le Literatar-blad enfin, publié en suédois par M. J. G. Snellman, philosophe et critique remarquable, admet quelquefois aussi des articles en langue finlandaise, et se dévoue d’ailleurs entièrement aux intérêts intellectuels, moraux et religieux de la cause nationale.

Les journaux que nous venons de citer, et bien d’autres encore dont la liste se fût trouvée ici trop longue, ont pour abonnés et pour lecteurs fort assidus les paysans de l’intérieur de la Finlande, car nous ne parlons pas ici principalement des villes, qui lisent aussi des journaux suédois imprimés en Finlande, ou qui reçoivent les feuilles étrangères, toujours, bien entendu, selon le bon vouloir de la censure. Les feuilles finnoises viennent animer et instruire les pères de famille dans leur isolement au milieu de vastes déserts. C’est le prêtre de la paroisse qui reçoit les cotisations de chaque village et à qui la poste apporte de la ville la moins éloignée les différens journaux. On arrive le dimanche de tous les points de la paroisse à l’église, construite d’ordinaire sur une hauteur voisine de quelque point de débarquement, sur la rive d’un de ces lacs, innombrables en Finlande, qui font communiquer entre eux hiver et été les différens hameaux. Chaque père de famille amène les siens dans sa barque ou dans son traîneau. Avant de mettre pied à terre, on refait en un instant la toilette des femmes et des enfans, puis chaque groupe monte vers l’église. On entend l’office, on chante le psaume, on écoute le pasteur. A la sortie du temple, on reçoit les journaux arrivés de la ville. Les plus pressés en font déjà la lecture, et si les événemens sont graves, s’il s’agit, par exemple, de la guerre d’Orient, d’un traité, du roi Oscar avec les puissances occidentales, de vastes projets, d’espérances inattendues et hardies, on se groupe, on se consulte, on se prépare ensemble à l’avenir. Sinon, les journaux une fois distribués et reçus, on descend vers les traîneaux ou les barques; alors commence un exercice traditionnel et favori, une lutte de vitesse : les avirons battent les eaux du lac de leurs coups répétés, ou bien les traîneaux sillonnent rapidement la glace; les juges du camp sont, avec le pasteur, ceux qui habitent auprès de l’église ou qui s’en vont à pied par la rive, et les lutteurs eux-mêmes ; bientôt on se dit adieu en passant les uns auprès des autres, on se salue de loin du chapeau et de la main; les lignes qui couraient parallèlement s’éloignent, celles-ci à l’est, celles-là vers l’occident; les baies et les îles rappellent leurs habitans; on retrouve ses foyers, on prépare le repas du soir, que la veillée suit. C’est ici que se fait la longue lecture, et les journaux y ont leur bonne part. S’ils sont rédigés avec patriotisme, quelle influence ne peuvent-ils pas exercer sur des esprits simples et honnêtes, qui se concentrent dans un cercle d’idées peu étendu, mais qu’une vie énergique maintient sans cesse dans le respect du devoir et du droit!

Les organes officiels ou prétendus tels du gouvernement de Saint-Pétersbourg nuisent à la bonne réputation de ce gouvernement en même temps qu’à celle de tout un peuple en parlant et agissant de manière à faire croire à l’Europe trop peu instruite que ce peuple est dédaigné ou mérite de l’être. Il est bien vrai que la grande-principauté de Finlande n’a pas eu toujours à se louer de l’administration russe pendant le règne de l’empereur Nicolas. Il est vrai qu’actuellement encore, — bien qu’en Russie, comme nous le disent expressément les feuilles semi-officielles, la presse périodique ne dépende en aucune manière de l’administration, — en Finlande le gouverneur-général, M. Le comte de Berg, exerce à tort ou à raison un souverain pouvoir sur les journaux, étouffant les uns à leur naissance, supprimant les autres, arrêtant certains articles, etc. Il est vrai que, la grande-principauté formant une nation, un état politique à part, dont l’empereur de Russie est le grand-prince, ayant des douanes et une monnaie particulière[3], la convocation constitutionnelle de ses états ou de sa diète se fait pourtant attendre et regretter depuis 1809. Tout cela n’empêche pas cependant, grâce à l’énergie des Finlandais, que le gouvernement russe ne respecte en une certaine mesure leur autonomie. Les efforts qu’on a faits pour introduire dans toutes les écoles l’enseignement de la langue russe n’ont pas réussi; l’armée nationale a conservé le privilège de ne point être appelée hors du pays. La Finlande enfin, après avoir subi encore depuis 1809 quelques mauvais jours, a fondé des espérances, qu’on aime à croire légitimes, sur le règne d’Alexandre II ; elle demande, pour l’honneur de ses maîtres et pour son honneur à elle-même, qu’on la respecte aux yeux de l’Europe, avec laquelle, bien que d’une race différente, elle entre en communion d’idées et d’intérêts; elle a sa vie propre, indépendamment du costume officiel qui la couvre, et elle invoque, pour se faire reconnaître, sinon les chancelleries et les cours, du moins l’opinion publique et l’histoire.

A. GEFFROY.


REVUE LITTÉRAIRE.

{{c|UNE MISSION DIPLOMATIQUE EN CHINE ET AU JAPON.[4]

Le gouvernement anglais a publié, dans un document officiel qui a été soumis au parlement, la correspondance diplomatique de lord Elgin sur les évenemens qui se sont accomplis en Chine et au Japon de 1857 à 1859. Cette publication, qui relate les principaux incidens des négociations engagées avec les gouvernemens chinois et japonais pour la conclusion des traités de Tien-tsin (20 juin 1858) et de Yedo (26 août 1858), est pleine d’intérêt : elle contient des révélations fort instructives sur les mœurs et les institutions politiques de ces deux empires, qui représentent à l’extrémité de l’Asie une civilisation si différente de la nôtre. Elle n’est pas complète cependant. Une correspondance officielle, à supposer même qu’elle soit toujours véridique, ne peut pas tout dire; son moindre défaut est de pécher par omission. Il y a des faits qu’un diplomate juge prudent de ne pas exposer trop longuement par écrit; il y a des impressions qu’un gouvernement préfère ne point livrer à la curiosité indiscrète du public ou à l’incommode critique d’un parlement. Cela est vrai en Angleterre comme ailleurs. D’un autre côté, il ne faut pas s’attendre à trouver dans un blue-book ces mille détails de descriptions pittoresques qui souvent éclairent d’une vive lumière les plus graves événemens de la politique. Le caractère sérieux d’une dépêche ne se prête guère aux grâces du récit, et il est rare qu’un diplomate s’expose à égayer de loin son gouvernement. Lord Elgin, on doit lui rendre cette justice, s’est quelque peu écarté de la règle commune : il n’a point dissimulé ce qu’il y a d’amusant et d’étrange dans les habitudes chinoises; il a raconté à l’occasion de curieuses scènes de mœurs, et ses dépêches prennent parfois l’empreinte de la couleur locale ; mais ici encore il a dû omettre bien des traits piquans, bien des épisodes qui appartiennent cependant à l’histoire de sa mission diplomatique. La publication officielle présentait donc de nombreuses lacunes. Ce que lord Elgin ne pouvait ou ne voulait pas écrire, son secrétaire particulier, M. Laurence Oliphant, l’a raconté au public dans une narration détaillée qui a obtenu en Angleterre un légitime succès, et qui ne sera pas moins appréciée en France, où elle se produit sous les auspices et avec une introduction de M. Guizot.

Nous avons déjà exposé dans la Reçue, à l’aide des dépêches de lord Elgin et des lettres familières de M. Wingrove Cooke, correspondant du Times, l’historique de la campagne de Chine et des négociations de Tien-tsin et de Shang-haï. Le livre de M. Oliphant fournit un complément d’informations que l’on devra mettre à profit pour l’étude des relations européennes avec le Céleste-Empire. Il contient sur la conduite même de la guerre des renseignemens qui, écrits avec l’approbation et peut-être sous la dictée de lord Elgin, seront très précieux à consulter. Ainsi l’ambassadeur anglais croyait avoir à se plaindre de la lenteur et du mauvais vouloir de l’amiral Seymour, qui, disait-on, n’avait pas envoyé au Peï-ho en temps utile les canonnières nécessaires pour attaquer immédiatement les forts de Takou et pour ouvrir aux alliés la route de Pékin : accusation très grave, que lord Elgin n’avait pas exprimée nettement dans ses dépêches officielles, M. Oliphant a pris moins de ménagemens pour incriminer la conduite de l’amiral, et ses critiques ont eu pour résultat, non-seulement de provoquer au sein du parlement une discussion très vive dans laquelle l’amiral Seymour a dû se défendre contre les altérations du secrétaire de lord Elgin, mais encore de déterminer le gouvernement à concentrer, pour la guerre actuelle, tous les pouvoirs, diplomatiques et militaires, entre les mains de l’ambassadeur, afin d’assurer l’unité de direction et d’exécution qui est indispensable au succès des expéditions lointaines. De même encore, c’est par la plume de M. Oliphant que lord Elgin a cherché à justifier, aux yeux du public, la clause du traité relative à l’installation d’un ministre anglais à la cour de Pékin, puis les concessions qu’il crut devoir faire aux susceptibilités chinoises quant à l’exécution de cet article, que l’on peut considérer comme le point de départ de la seconde guerre. Au point de vue politique, la narration de M. Oliphant est le commentaire des comptes-rendus officiels, et cela seul suffirait pour la recommander à notre attention.

En même temps, si l’on ne s’attache qu’au point de vue pittoresque, le livre de M. Oliphant n’offre pas moins d’intérêt. C’est une description rapide et spirituelle de ce panorama si complexe que présentent aux yeux de l’Européen les horizons du Céleste-Empire; c’est un portrait animé de ces mandarins et de ces Chinois de tout rang, que tant de caricatures, esquissées par les touristes, nous ont si souvent défigurés. On sait qu’après avoir terminé à Shang-haï les négociations diplomatiques, lord Elgin a remonté le fleuve Yang-tse-kiang jusqu’à la ville d’Han-tcheou, l’une des cités les plus commerçantes de la Chine, à près de deux cents lieues de la mer. Cette campagne aventureuse à l’intérieur du Céleste-Empire est racontée jour par jour dans le récit de M. Oliphant. Aucun navire européen ne s’était encore engagé si loin. L’expédition visita Nankin, traversa les provinces occupées par les rebelles, assista aux combats peu meurtriers des troupes de Tae-ping avec l’armée impériale, brûla même un peu de poudre pour son propre compte, et put voir de près les ruines que dix années de guerre civile ont accumulées dans les plus riches provinces de l’empire. C’est là, sans contredit, la partie la plus intéressante du livre de M. Oliphant. Nous la signalons particulièrement, parce qu’elle contient des descriptions tout à fait neuves sur une région qui bientôt, il faut l’espérer, sera définitivement ouverte au commerce européen.

Les opinions de M. Oliphant s’accordent sur beaucoup de points avec celles de M. B. Fortune, qui, le premier après les jésuites du XVIIIe siècle, a osé dire quelque bien de la Chine et des Chinois. La nation vaut mieux que son gouvernement; elle est intelligente, industrieuse, d’un caractère doux et inoffensif, moins hostile aux étrangers qu’on ne le suppose généralement, et assez disposée à nous accueillir quand nous nous présenterons à elle avec des marchandises, et non plus avec le canon. Nos ennemis les Chinois seront facilement nos amis, quand nous aurons eu raison du gouvernement orgueilleux et débile qui siège à Pékin. C’est un renseignement et même un enseignement dont il convient de tenir compte dans nos relations politiques avec la Chine. Pourquoi ne pas ajouter que le secrétaire de lord Elgin se montre ordinairement plus favorable pour les Chinois, ses ennemis, que pour les Français, ses alliés? Quand il est question de nous, de notre coopération militaire, M. Oliphant laisse volontiers percer un sentiment de fâcheuse humeur, et même une pointe d’ironie qui traduit trop fidèlement la répugnance que les Anglais éprouvent à nous voir à côté d’eux sur le territoire chinois. Il décrit, par exemple, la prise d’un fort de Canton. Nos matelots, plus alertes, sont arrivés les premiers sur les remparts, où l’un d’eux plante notre drapeau. Quoi de plus simple? Les Anglais auront leur tour, et nous aurons le bon goût d’applaudir; mais non : M. Oliphant n’aime pas ce drapeau tricolore qui flotte sur le fort, et alors qu’imagine-t-il? Voici son récit : « Comme les matelots français portent souvent de petits drapeaux tricolores dans les poches de leurs larges pantalons, ils peuvent proclamer promptement leur triomphe. Dans cette occasion, le matelot qui était arrivé le premier, ayant eu la précaution de se munir d’un pavillon national, s’élança sur les murs, le drapeau à la main, en criant à pleine poitrine: Vive l’amiral! l’empereur! la France! l’Angleterre! De là grand enthousiasme...» Nos braves matelots riraient bien, s’ils lisaient ce burlesque épisode. Ils jouent franc jeu, surtout à l’assaut, et ils n’ont rien dans les poches. Un pareil trait serait bien mieux placé dans le rapport d’un général chinois. Heureusement pour lui, M. Oliphant a d’ordinaire la plaisanterie plus attique et plus juste.

Le séjour de lord Elgin au Japon et la conclusion du traité de Yedo remplissent la moitié du second volume. Là, M. Oliphant n’est point incommodé par le voisinage du drapeau français, et nous le retrouvons avec son tempérament naturel, avec son talent et sa verve de description qui rencontrent dans la population japonaise de nombreux sujets d’observation et d’étude. D’après lui, le Japon serait de beaucoup supérieur à la Chine. Le gouvernement y est plus éclairé, et le peuple plus intelligent. Le sol paraît fertile et bien cultivé; l’industrie japonaise a atteint un degré de perfection qui mérite l’admiration des Européens. La description de Yedo, les entrevues avec les dignitaires chargés de négocier le traité, les scènes intimes, officielles ou populaires auxquelles assista le secrétaire de lord Elgin, et dont il nous a conservé le procès-verbal, tous ces incidens forment autant de chapitres qu’on lira avec un vif intérêt dans la traduction qui vient d’être publiée. Nous commençons à être blasés sur la Chine; mais pour nous le Japon est encore tout neuf : c’est peut-être le seul pays au monde où nous n’ayons pas tiré quelques coups de canon.

Il nous reste à parler de l’introduction; elle rappelle un épisode peu connu de l’histoire du gouvernement de juillet, qui, lors de l’envoi d’une ambassade en Chine, avait eu la pensée d’occuper un point militaire dans ces parages. M. Guizot publie les instructions qui furent adressées à M. de Lagrené, ainsi que les dépêches auxquelles donnèrent lieu les projets formés au sujet de l’île de Bassilan. « La France, écrivait-il dès 1843, ne possède actuellement dans les mers de Chine aucun point où les bâtimens qui composeront la station navale puissent se l’avitailler, réparer leurs avaries, déposer leurs malades; c’est donc à la colonie portugaise de Macao, ou à l’établissement anglais de Hong-kong, ou enfin à l’arsenal de Cavite, dans l’île espagnole de Luçon, que la division française devrait demander un point d’appui, un point de refuge, un point de ravitaillement. — Cela n’est point possible. Il ne convient pas à la France d’être absente dans une aussi grande partie du monde, lorsque les autres nations de l’Europe y possèdent des établissemens. Le drapeau français doit flotter aussi dans les mers de Chine, sur un point où nos navires soient assurés de trouver un abri et des secours de toute espèce. Il faut donc, comme les Anglais l’ont fait à Hong-kong, comme nous venons de le faire nous-mêmes aux îles Marquises, y fonder un établissement militaire pour notre marine, un entrepôt pour notre commerce... » Les vues du gouvernement s’étaient portées sur la petite île de Bassilan, située au sud-ouest de l’archipel des Philippines. L’exploration à laquelle se livra M. de Lagrené, de concert avec l’amiral Cécille, était de nature à encourager les projets d’occupation. Malheureusement, en présence de la situation générale de l’Europe et des embarras intérieurs de la France en 1845, on crut devoir renoncer à cette partie du programme politique tracé dans les instructions de 1843. Les argumens que faisait valoir à cette époque M. Guizot s’appliquent encore à la situation actuelle. Il n’était pas inutile de les rappeler au moment où les intérêts de la France se trouvent si gravement engagés dans l’extrême Orient.


CH. LAVOLLEE.


UNE NOUVELLE TRADUCTION d’ARISTOPHANE[5]


Le temps est passé où l’on parvenait aux plus hautes dignités littéraires à l’aide d’une traduction de quelque auteur ancien, et jamais cependant l’art de traduire les grands maîtres, de serrer de près la pensée, de reproduire le ton et la couleur du style, n’a été poussé aussi loin que de nos jours. Par un singulier contraste, c’est au moment où cet art a fait le plus de progrès qu’il doit se résigner à l’indifférence du public. Certes, à l’époque où l’abbé Goujet ne craignait pas de consacrer cinq volumes de sa Bibliothèque française aux traducteurs des ouvrages grecs et latins, à l’époque où les Dacier, les d’Ablancourt, les Marolles, les abbé Gédoyn étaient des personnages dans la république des lettres, il s’en fallait bien que les poètes et les orateurs de l’antiquité eussent encore trouvé dans notre langue des interprètes dignes d’eux. On ne doit pourtant ni blâmer ni regretter les honneurs accordés à ces tentatives incomplètes. L’éducation des langues se fait comme celle des écrivains eux-mêmes. En luttant avec les modèles antiques, les idiomes de la moderne Europe développaient maintes qualités natives qui auraient pu demeurer longtemps engourdies. Rien de meilleur que de tels exercices pour acquérir la force et la souplesse. On comprend donc l’intérêt particulier qui devait s’attacher à ces études dans les périodes où la langue se débrouille. Aujourd’hui que nous avons d’autres modèles fournis par notre littérature elle-même, aujourd’hui qu’il ne s’agit plus de façonner un idiome informe, mais de conserver une langue consacrée par les plus glorieux chefs-d’œuvre, en lui imprimant, si nous pouvons, la marque de notre siècle, ce n’est plus dans un intérêt de grammaire ou de rhétorique que nous cherchons à reproduire les maîtres de l’antiquité. Une inspiration plus désintéressée soutient les traducteurs de nos jours. Nous songeons moins à nous et davantage à l’écrivain qui nous occupe. Ce n’est plus le perfectionnement de notre langue qui est notre principal souci, c’est le désir d’attraper la ressemblance, d’exprimer la physionomie vraie du modèle, de lui rendre, sous une nouvelle forme, le mouvement et la vie. Aussi, bien que les meilleures traductions écrites par nos contemporains ne conduisent plus leurs auteurs à l’Académie, elles auront peut-être en définitive un succès plus durable que celles des d’Ablancourt et des Marolles. Fidèles et expressives, profitant des ressources agrandies de notre idiome et des lumières de la critique, habiles à reproduire la simplicité des temps primitifs et l’élégance des âges cultivés, sachant en un mot se conformer aux lois qui résultent de la réalité même et substituer l’art vrai à la convention oratoire, elles appartiennent, on peut le dire, iv ce mouvement de rénovation historique qui sera un des titres les plus glorieux du XIXe siècle.

Assurément, si un nouvel abbé Goujet s’amusait à cataloguer, à examiner, à comparer entre elles toutes les traductions d’auteurs grecs et latins publiées seulement depuis une quarantaine d’années, il en pourrait signaler un grand nombre dont le succès est assuré pour longtemps. Sans parler du Cicéron de M. Victor Leclerc et du Tacite de M. Burnouf, combien d’études excellentes composées par de jeunes maîtres! Citer M. Pessonneaux, à qui l’on doit une version pure et harmonieuse de Virgile, M. Talbot, qui a rendu avec un égal bonheur la vivacité de Lucien, la grâce de Xénophon, la tendresse de Térence; M. Cass-Robine enfin, qui a traduit Horace avec une fidélité hardie au moment même où M. Patin en donnait une traduction si savamment composée, et M. Jules Janin une transposition si spirituelle; citer ces noms, disais-je, c’est rappeler les progrès d’un art qui recule, s’il n’avance, car il est tenu de mettre à profit tous les perfectionnemens de la critique et de l’histoire littéraire. Parmi ces interprètes du génie antique, une place particulière est due aux écrivains qui essaient de traduire les poètes dans cette langue des vers qui est une si grande partie de leur charme. Il y a une dizaine d’années, un jeune professeur de l’Université, M. Eugène Fallex, avait donné une traduction en vers du Plutus d’Aristophane; ses vers étaient francs, nets, incisifs, et l’on voyait que l’auteur, pour traduire le maître de l’antique comédie, avait étudié avec amour les maîtres de la comédie française. Encouragé par le succès de cette première tentative, M. Fallex a essayé d’assouplir encore son style, afin de nous rendre la douce gaieté des Adelphes de Térence; puis, revenant à Aristophane, il a entrepris de reproduire en vers toutes les variétés de son inspiration comique.

Mais quoi ! traduire Aristophane ! le traduire tout entier en des vers joyeux et brillans! Si l’on fait œuvre de science, oui, sans doute, c’est l’Aristophane complet qu’il faut donner; ses énigmes et ses effronteries, ses allusions perpétuelles et ses cyniques peintures ne sont-elles pas pour la critique de précieux documens? Si vous le traduisez pour être lu du public, si vous n’écrivez pas pour quelques savans, mais pour les Français du XIXe siècle, supprimez ces longueurs, effacez ces souillures, détachez de l’œuvre tumultueuse du poète les tableaux éternellement vrais qu’elle renferme : vous aurez alors le grand inventeur comique, l’imagination audacieuse et sensée, le bouffon dont la gaieté bruyante cachait des pensées si profondes, en un mot celui dont Platon disait : « Les Grâces, cherchant dans le monde une demeure impérissable, trouvèrent l’esprit d’Aristophane. » C’est ainsi que M. Fallex a compris sa tâche. A chacune des comédies du maître il emprunte ses situations les plus originales, ses dialogues les plus vifs, et cette galerie de scènes bouffonnes nous révèle tout d’abord quelle était l’abondance de la veine comique chez l’auteur des Chevaliers et de l’Assemblée des femmes. Nous savions bien qu’Aristophane avait traité tour à tour la comédie politique, la comédie de mœurs, la comédie littéraire, qu’il avait attaqué les innovations de la philosophie, qu’il avait bafoué le socialisme de ses contemporains; peut-être avait-on moins remarqué combien le poète rassemble de petites comédies particulières dans chacune de ses œuvres. M. Fallex en trouve jusqu’à trois dans les Chevaliers; il les intitule l’Homme d’état malgré lui, un Succès de tribune devant le peuple athénien, et A corsaire corsaire et demi. Voici dans les Acharniens deux comédies à côté l’une de l’autre : la première s’appelle une Séance à l’assemblée d’Athènes, la seconde est intitulée Petits Inconvéniens des grandeurs militaires. Les Nuées, les Guêpes, la Paix, les Oiseaux, les Fêtes de Cérès, les Grenouilles, l’Assemblée des femmes et Plutus passent ainsi tour à tour devant les yeux du lecteur, avec leurs tableaux comiques très ingénieusement mis en relief.

N’y a-t-il pas un peu trop d’art dans cette combinaison ? La puissance des peintures aristophanesques n’est-elle pas un peu diminuée dans cette distribution par fragmens? Je sais tout ce que l’on peut dire contre le système des morceaux choisis. Au point de vue de l’histoire et de la critique, rien ne saurait remplacer l’étude complète d’un poète comme celui-là ; au point de vue de la beauté littéraire, il fallait nécessairement faire un choix. M. Fallex n’a pas un culte superstitieux pour les anciens; sans parler des choses que la morale condamne, il sait bien qu’il y a dans ce poète tant admiré de Platon plus d’une page vulgaire et insipide. « Comment, s’écrie-t-il, transporter en bloc dans notre littérature ces comédies toutes de fantaisies burlesques et d’imaginations bizarres ou surannées? A quoi bon donner d’un bout à l’autre ces pièces dépourvues d’intérêt dramatique, ce vaste échafaudage d’épigrammes, d’allusions, de violences, de personnalités perdues pour nous? Et quel profit à dévoiler ces tableaux cyniques, ces peintures farcies d’obscénités et d’ordures, qu’il faut laisser dans la langue qui les a produites, chez le peuple qui a pu les tolérer ou les applaudir? » Rien de plus juste; voulant faire lire Aristophane, il fallait bien qu’il en retranchât tout ce qui est inintelligible ou rebutant. Ce qu’on justifierait moins aisément, ce sont ces titres tout modernes, ces étiquettes dans le style du jour, ces dénominations inattendues qui font ressembler la liste des scènes d’Aristophane à quelque programme de nos théâtres. L’auteur des Guêpes et des Nuées aurait-il intitulé une de ses comédies Un Congrès, et cette autre Apologie des femmes par elles-mêmes? Aurait-il mis sur la scène le Communisme en théorie, le Communisme en pratique, l’Homme d’état malgré lui, le Dieu sans le savoir? Je sais bien l’excuse de M. Fallex, il a vu là un moyen de piquer la curiosité du public. C’est une façon vive et brusque de dire à son lecteur ; «Ne t’arrête pas à cette première page, lis encore, lis jusqu’au bout, tu verras qu’Aristophane a bafoué des travers, des vices, des folies dont nous sommes encore les témoins et quelquefois les victimes. De te fabula narratur. La scène est indifféremment dans Athènes ou à Paris. » Ce qu’un autre eût mis dans la préface, M. Fallex le met lestement dans ses titres. Si ce procédé n’est pas tout à fait conforme i la simplicité antique, il est vif, ingénieux et assez grec au moins par ce côté.

Je crois pourtant (pic le traducteur des Scènes d’Aristophane aurait pu s’abstenir d’un tel moyen. La verve et la grâce de son style suffisent à soutenir jusqu’au bout l’attention du lecteur. On sait comment Aristophane, parlant à une démocratie spirituelle; et lettrée autant que turbulente et fougueuse, savait passer sans effort de la familiarité la plus hardie à la poésie la plus pure. Pour exprimer des tons si différens, M. Fallex a fréquenté plus d’une école; après maintes pages où se révèle le studieux disciple du Misanthrope et des Plaideurs, on voit tout à coup l’écrivain qui a suivi André Chénier aux bords de l’Ilissus. Tel est ce passage des Nuées où le Juste essaie d’arracher à l’Injuste le cœur et l’esprit du jeune Athénien :

Donc, ô mon jeune ami, suis-moi, viens hardiment.
J’enseigne la raison, non le raisonnement.
Je veux t’apprendre à fuir, à l’égal de la peste.
L’agora, lieu maudit; le bain, lieu plus funeste;
A rougir des propos qui blessent la pudeur,
Et si quelqu’un se moque, à braver le moqueur.
Avec moi tu sauras par quelle bienséance
L’enfant doit se lever quand le vieillard s’avance,
Doit aider ses parens, doit, type de candeur,
Ne jamais s’avilir ni forfaire à l’honneur...
Viens, brillant de fraîcheur en ta fleur jeune et belle,
Enfant, viens au gymnase où la vertu t’appelle...
Là, loin des ergoteurs, des parleurs, des brailleurs.
Loin du troupeau hurlant des pâles chicaneurs,
Dans ses jardins fleuris, la docte académie.
Sous ses verts oliviers, Minerve, ton amie.
Recevra ta jeunesse; et de joncs couronné.
D’un sage et jeune ami toujours accompagné.
Respirant les parfums du smilax, sous l’ombrage
Des peupliers vers vous baissant leur blanc feuillage,
Au sein d’un doux loisir, au retour du printemps.
Quand tout renaît rempli de parfums et de chants.
Quand le platane et l’orme unissent leur murmure.
Heureux, tu goûteras une volupté pure!

Nous citerons encore la dispute d’Eschyle et d’Euripide dans les Grenouilles, le dialogue de Démosthène et du charcutier dans les Chevaliers, celui de Praxagora et de Blépyre dans l’Assemblée des femmes. M. Fallex est arrivé à son but; il nous a donné un Aristophane que chacun peut lire. Réservé naguère aux gens du métier, condamné à une gloire de bibliothèque et d’académie, ce poète de la place publique, le plus hardi lutteur de son temps, essaie de rentrer aujourd’hui au sein de la littérature vivante; les esprits les moins initiés à la connaissance de l’antiquité peuvent s’intéresser à des peintures vieilles de plus de deux mille ans, et dans cette satire de la démocratie athénienne ils retrouveront en souriant bien des traits de notre histoire.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre 1854 et du Ier septembre 1857.
  2. Pour donner un chiffre exact, il y en a 22,705, divisés en cinquante runor ou chants, suivant la nouvelle édition (Helsingfors, 1849, fort différente de l’ancienne.
  3. Le markka, divisé en 100 penni, c’est-à-dire le franc partagé en centimes.
  4. Narrative of the Earl of Elgin’s Mission to China and Japon, by Laurence Oliphant, 2 vol. London, 1859 ; W. Blackwood; — le même ouvrage, traduction française, précédée d’une introduction, par M. Guizot, 2 vol. Paris 1860; Michel Lévy.
  5. Plutus ou la Richesse, comédie d’Aristophane traduite en vers français; — les Adelphes, comédie de Térence, traduite en vers français; — Scènes d’Aristophane, traduites en vers français par Eugène Fallex, professeur au lycée Louis-le-Grand. Paris, Durand, 1859.