Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1860
14 décembre 1860
Les circulaires et les actes par lesquels M. de Persigny a signalé le début de son ministère marquent davantage la couleur du nouveau régime ouvert par le décret du 24 novembre. On nous rendra cette justice, que nous avons toujours bien auguré de l’influence que M. de Persigny peut exercer sur la politique du gouvernement. Même dans un camp qui ne serait point le nôtre, nous préférerions hautement l’homme qui aurait toujours été séparé de nous par de francs et nets dissentimens aux hommes qui nous présenteraient dans les adversaires embarrassés d’aujourd’hui les amis inconstans d’autrefois. M. de Persigny est un homme de foi : il l’a été pendant les mauvais jours de la cause qu’il a épousée, et, grâce à sa fidélité à lui-même, il n’a point de difficultés à démêler avec son passé. Il reste encore un homme de foi : aussi nourrit-il une ambition courageuse pour le régime à la fondation duquel il a tant travaillé. On le voit bien aux intentions qu’il annonce et au ton de son langage. Les préfets doivent avoir été surpris de l’accent de ses instructions. Les prédécesseurs de M. de Persigny ne les avaient pas accoutumés à cette attitude généreuse et confiante dans sa brusquerie ; empêtrés dans le statu quo, ils n’avaient point cette confiance en eux-mêmes, cette possession et cette fierté de l’idée servie par eux, la désinvolture en un mot, qui rendent très intéressante la manière de M. de Persigny. Tel que nous avons connu M. le ministre de l’intérieur, nous ne sommes point étonnés du ton d’estime qu’il a conservé à l’égard d’anciens adversaires, et des ménagemens qu’il demande aux préfets pour les opinions indépendantes. Sur ce point, il ne fait que payer une honorable dette de réciprocité, et nous avons particulièrement le droit de dire que sa politesse ne nous u point devancés.
Ce que nous aimons dans le langage des circulaires de M. de Persigny, c’est donc sa rondeur, c’est le contraste heureux qu’il offre sur le fond sec. froid, terne et pédant des documens officiels ordinaires. M. de Persigny se soucie peu de la correction du style officiel ; il secoue cette raideur maussade du langage fonctionnaire, qui rend si ennuyeuses les élucubrations habituelles des interprètes jurés du principe d’autorité ; il ne nous morigène pas en régent de collège. Il encourage la discussion par sa façon d’entrer en matière, on pourrait dire qu’il la provoque par l’allure paradoxale de quelques-unes de ses assertions. Il a, comme on dit vulgairement, de l’entrain, et cet entrain est communicatif. C’est surtout sa curieuse circulaire sur la situation de la presse qu’en ce moment nous avons en vue.
M. de Persigny a fait preuve de son courage habituel en abordant tout de suite la question capitale de notre régime politique : la condition faite à la presse. Nous partageons, quant à nous, l’opinion qu’a exprimée M. Saint-Marc Girardin dans sa récente brochure, le Décret du 24 novembre ou la Réforme de la Constitution de 1852. « Qu’on le sache bien : l’épreuve du retour à la monarchie parlementaire ne sera décisive que lorsque la presse aura recouvré sa liberté légale, c’est-à-dire qu’elle ne dépendra plus que de la loi et des tribunaux. Jusque-là, la réforme de 1860 ne sera qu’une espérance à laquelle nous souhaitons tous les succès possibles, mais à laquelle aussi manquera le succès le plus significatif. » Qu’on l’aperçoive avec cette netteté sagace qui distingue M. Saint-Marc Girardin, ou qu’on le ressente instinctivement et confusément, tout le monde au fond est du même avis : la pierre de touche du régime politique de la France ne peut être que dans la condition légale qui sera faite à la presse. Nous oserons dire que M. de Persigny comprend comme nous la solidarité qui unit la liberté de la presse à la sincérité du rétablissement de la liberté politique en France. Cette préoccupation éclate partout dans sa circulaire ; elle respire dans cette forme de discussion apologétique adoptée par le ministre ; elle se trahit dans les efforts singuliers et imprévus qu’il tente pour justifier, par l’autorité des précédons anglais, la politique suivie depuis 1852 par le gouvernement envers les journaux. Ces efforts n’ont point été heureux : l’argumentation à laquelle ils ont abouti pèche au double point de vue de la théorie et de la pratique, des principes du droit et de l’expérience historique. En prenant acte de ce double insuccès, il nous sera permis de considérer comme le dernier effort d’une résistance prête à cesser cette vaillante sortie de M. de Persigny, et de voir dans sa circulaire une transition vers un meilleur régime légal de la presse.
Le décret de 1852 fait exception en deux points aux principes du droit moderne de la France tel qu’il est sorti de la révolution de 1789. D’une part, les principes de 1789 ont consacré l’égalité de tous les citoyens devant la loi ; de l’autre, ils ont assuré au pouvoir judiciaire, distingué fondamentalement du pouvoir exécutif, l’appréciation et la répression des infractions commises envers les lois. Le décret sur la presse fait exception à ces deux principes.
II soustrait au droit commun la faculté de créer ou d’acheter un journal, puisqu’il soumet à l’autorisation discrétionnaire du pouvoir exécutif l’acte par lequel les citoyens constitueraient ou se transmettraient un journal, c’est-à-dire cette forme de propriété au moyen de laquelle s’organise la manifestation des opinions politiques. Ainsi, suivant le décret de 1852, une catégorie de propriétés, celles que représentent les feuilles politiques, est, sur un point essentiel, retirée du droit commun ; pour créer cette propriété ou pour l’acquérir, il ne suffit pas, comme pour les autres propriétés, de se conformer aux lois générales qui régissent la propriété ordinaire ou ses mutations : il faut obtenir l’approbation, le consentement d’un agent du pouvoir exécutif, du ministre de l’intérieur. À cet égard, le texte du décret n’est pas resté une lettre morte, et de récens débats judiciaires nous ont appris jusqu’à quel point la pratique du décret a été poussée.
Nous ne discutons point ici le décret même, nous savons que, tant qu’il demeure en vigueur, il doit être obéi et respecté comme loi de l’état ; nous nous bornons à constater le fait établi par ce décret. Or le fait, c’est qu’en France tous les citoyens n’ont pas, en vertu de leur droit naturel, en vertu du droit commun, en vertu du principe de l’égalité devant la loi, le pouvoir de créer, de produire, d’acquérir, de transmettre cette forme de propriété qui s’appelle un journal à des conditions légales communes pour tous, constantes pour tous, égales pour tous. À l’origine et dans les mutations de cette propriété intervient un acte du pouvoir exécutif, — soit l’acceptation d’un cautionnement qui peut être refusé, soit la reconnaissance d’un gérant qui peut n’être pas agréé, — acte libre de la part du pouvoir exécutif, qui n’est déterminé pour lui par aucune règle légale, qui est abandonné à son appréciation et à sa volonté, acte par conséquent purement arbitraire et discrétionnaire. Il en résulte encore que, sous l’empire d’un décret que nous nous contenterons, comme M. de Persigny, d’appeler dictatorial, les journaux forment en France une sorte de propriété qui répugne à l’esprit de notre législation générale, et qui participe de la nature du privilège et du monopole dans un pays qui vit pourtant sur le pacte social et politique de l’égalité des droits et de l’égalité devant la loi.
Le pouvoir exécutif, dans le décret de 1862, ne s’est pas contenté d’attribuer à son domaine une si grande part du droit de propriété en ce qui concerne les journaux : il s’est encore assuré sur les journaux une sorte de pouvoir judiciaire ; pour des infractions inconnues à la loi, échappant à toute définition légale préalable, qu’il dépend uniquement du pouvoir exécutif de fixer suivant son appréciation accidentelle et variable, le pouvoir exécutif s’est réservé la faculté d’appliquer aux journaux une pénalité d’une nature à la fois répressive et préventive, et que nous serions curieux de voir analysée et définie un jour dans les commentaires d’un jurisconsulte qui ne voudrait être que jurisconsulte. C’est le régime des avertissemens, des suspensions et des suppressions, régime dont une piquante compilation, celle de M. Léon Vingtain, a permis au public d’embrasser la jurisprudence : étrange pénalité qui, dans un pays où l’on se faisait gloire d’avoir aboli la confiscation, peut aller jusqu’à supprimer une propriété, qui menace plus encore qu’elle ne frappe, et dont l’application n’est entourée d’aucune des garanties qui protègent l’administration de la justice ordinaire. Ici encore nous ne discutons point : nous énonçons simplement le fait. Nous ne décrirons pas même ce que ce régime a fait de la presse française, qui a pu avoir des torts et commettre des fautes à d’autres époques, mais qui a eu des jours si glorieux, et dont le patriotisme, le talent et la probité ont si souvent servi les intérêts et soutenu l’honneur du pays. Hébétée dans la grasse léthargie du monopole ou pétrifiée par les conditions qui rendaient son existence si précaire, elle a perdu tout ressort, elle s’est désintéressée de la vie publique intérieure du pays, elle a bercé, en le partageant, le sommeil du pays. En l’enlevant aux viriles et saines impulsions des opinions politiques, on l’a livrée aux intérêts. Et s’il est des gens qui rougissent aujourd’hui de la voir s’incliner sous les fourches caudines de la réclame, qu’ils aient au moins assez de logique dans l’esprit, assez d’énergie dans la conscience, pour remonter des effets à la cause, pour reconnaître que la liberté seule peut ramener les journaux au sentiment de leur responsabilité et de leur dignité, et leur donner la force de rendre à la morale publique les services qu’on leur demande.
De ces deux caractères fondamentaux du décret de 1852, lesquels constituent des dérogations positives aux principes de 1789 et à l’esprit de la législation française, M, de Persigny n’en aborde qu’un seul dans sa circulaire. Il laisse de côté l’investiture administrative, et ne s’occupe que du régime des avertissemens ; encore décline-t-il la défense théorique de la mesure et ne cherche-t-il à la justifier que par un argument tiré des nécessités politiques, par la raison d’état. L’argument fondé sur la raison d’état est simple : la presse, suivant M. de Persigny, ne peut jouir de la plénitude de sa liberté dans un pays où le principe même du gouvernement n’est point accepté par tous les partis. C’est surtout par l’exemple de l’Angleterre, et en invoquant l’expérience du régime légal auquel la presse a été soumise dans ce pays depuis la révolution de 1688 jusqu’à l’anéantissement du parti jacobite, que M. de Persigny croit justifier le régime exceptionnel imposé à la presse française. Certes on a pu trouver étrange que l’on empruntât à l’Angleterre d’il y a cent cinquante ans des exemples dont on voulût faire la règle de la France actuelle. Nous n’insistons pas sur ce qu’il y aurait de peu flatteur pour notre pays dans une assimilation qui tendrait à nous retenir un siècle et demi en arrière de nos voisins. Si la comparaison était même exacte quant aux principes qui ont régi la situation de la presse anglaise dans la première moitié du xviiie siècle et quant à ceux qui ont inspiré le décret de 1852, elle aurait bien peu de portée, si l’on songe au rôle restreint que les journaux jouaient dans les sociétés du xviiie siècle, et aux besoins véritablement sociaux auxquels la presse répond de notre temps ; mais l’analogie invoquée dans les procédés de législation n’existe même pas : la comparaison invoquée par M. de Persigny condamne sa thèse.
Il y a en effet une différence radicale entre la législation de la presse anglaise, même sous Guillaume III et les premiers Georges, et la condition actuelle de la presse en France. Nous avons vu qu’en France le régime de la presse, comme en convient M. de Persigny, est une exception au droit commun. En Angleterre, il fut au contraire toujours conforme au droit commun, sauf durant les sept premières années du règne de Guillaume III, où la presse fut soumise à la censure. Cette censure, qui exista ainsi quelque temps sous Guillaume III, était un héritage des Stuarts. Elle fut loin, sous le roi de la révolution, d’avoir l’importance d’un système fondé sur la raison d’état ; elle finit du reste d’une façon comique, et qui montre combien d’esprit et de portée elle différait du système de précaution employé depuis 1852 contre la presse française. Le censeur sous Guillaume III était un nommé Bohun, écrivain ridicule, qui croyait pouvoir concilier la doctrine absolutiste des jacobites avec la plus entière fidélité au roi de la révolution. En bel esprit indiscipliné de ce temps, un certain Blount, qui avait eu à souffrir de la sévérité du censeur, se vengea de lui par le tour suivant, au succès duquel le grand historien anglais, Macaulay, attribue l’origine de la liberté de la presse en Angleterre. Blount fit un livre calqué sur les opinions de Bohun, les outrant même de façon à les rendre odieuses à tout autre que le naïf censeur. Celui-ci, enchanté d’un si bon livre, se hâta d’en autoriser la publication. L’ouvrage parut sous le titre de Guillaume et Marie conquérans. C’était une théorie de l’absolutisme au profit du souverain révolutionnaire. En d’autres temps, en d’autres lieux, cet accouplement de doctrines hétérogènes eût obtenu peut-être un grand succès. Dans l’Angleterre de 1693, il produisit un violent scandale. La chambre des communes s’en émut, elle manda Bohun à sa barre, le punit pour avoir donné son visa à l’exposé d’opinions absolutistes aussi effrontées, et demanda au roi par une adresse la destitution du stupide censeur. Ce coup tua la censure, qui fut peu de temps après supprimée par un vote parlementaire, à la suite d’une discussion où, bien loin d’invoquer ces raisons d’état et cette politique de salut public dont parle M. de Persigny, on ne se décida que sur des raisons pratiques, triviales, vulgaires. On fit valoir les intérêts commerciaux et industriels, l’intérêt des capitaux engagés dans le commerce de la librairie et de l’imprimerie. À partir de ce moment, la presse fut libre en Angleterre ; c’est de cette époque que datent la multiplication progressive et la diffusion des gazettes. Jamais depuis lors la presse anglaise n’a été ramenée sous un régime d’exception.
On a peine à s’expliquer la confusion qui paraît régner sur ce point dans l’esprit de M. de Persigny. Le ministre de l’intérieur reconnaît dans sa dissertation historique que les délits de presse étaient du ressort du common law, c’est-à-dire étaient soumis au droit commun, et il avance que le système appliqué à la presse par les défenseurs de la maison de Hanovre n’était pas moins dictatorial que notre régime des avertissemens. Quel sens M. le ministre de l’intérieur attache-t-il donc aux mots liberté et dictature ? Il nous semblait que ces mots n’avaient plus guère besoin de définitions, que la dictature est le régime où le pouvoir exécutif, ne fût-ce que temporairement et partiellement, contrairement au principe tutélaire de la division des pouvoirs, s’empare des attributions du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire, que la liberté est le régime où chaque citoyen peut participer par la discussion et la délégation à la confection de la loi, le régime où celui qui applique la loi n’est point celui qui l’a faite, où l’on ne peut être recherché que pour des délits qui tombent sous la définition antérieure de la loi, puni que par l’application de peines édictées par la loi. Or il n’est pas nécessaire de suivre M. de Persigny dans le délicat parallèle qu’il trace entre le juge hanovrien et le ministre napoléonien pour comprendre cette différence profonde. Il y a eu en Angleterre des procès de presse sous la reine Anne, sous la maison de Hanovre ; qu’y a-t-il là d’incompatible avec la liberté ? Qui ne reconnaît que des délits, des crimes même peuvent être commis par la voie de la presse contre les personnes, contre les lois du pays, contre la sûreté de l’état ? On n’a jamais prétendu qu’en ce cas l’impunité de la presse fut une prérogative de sa liberté. Dans un pays où la presse est libre et jouit de toutes les garanties de la loi, il est possible que les écrivains et les journaux soient soumis à une législation sévère ; il est possible qu’accidentellement, exceptionnellement, la passion ou la corruption du juge fasse violence à la loi et entraîne des arrêts iniques : les partisans de la liberté de la presse, ou, pour mieux dire, les partisans de l’indépendance et de la dignité de l’esprit humain, n’en regarderont pas moins la liberté comme protégée par la loi. Or c’est cette garantie de la loi qui n’a jamais manqué à la presse anglaise, et que les juges hanovriens n’ont jamais songé à lui contester. Ils ont été moins offusqués du fantôme du jacobitisme que M. de Persigny ne le suppose.
Quand ce bon, honnête et courageux Daniel de Foë était, sous la reine Anne, condamné au pilori, c’était un révolutionnaire libéral qui subissait la vengeance d’un magistrat jacobite. Quand, sous Walpole, les légistes de la couronne intentaient des procès au Craftsman, le journal où Bolingroke lançait ses épigrammes acérées contre son heureux rival, le journal soutenu par l’éloquent et riche Pulteney, c’était simplement un organe de l’opposition, non une conspiration jacobite, que l’on poursuivait, car Bolingbroke était depuis longtemps brouillé avec les Stuarts, et Pulteney, ancien ministre, était destiné à rentrer encore dans le cabinet. Les journaux anglais de ce temps-là pouvaient compter, dans leur résistance au pouvoir, sur les sympathies de l’opinion et l’indépendance du jury. Le Craftsman, qui eut de nombreux procès, fut souvent acquitté, acquitté par les déclarations du jury, beaucoup moins lié que M. de Persigny ne le croit, ce qui faisait dire à Pulteney dans une épigramme contre l’attorney-général, sir Philip Yorke, qui devint plus tard le lord chancelier Hardwicke : « Sir Philip sait bien que ses insinuations ne lui serviront plus de rien, car douze braves gens ont prononcé sur la cause, douze braves gens qui sont juges du fait aussi bien que de la loi. » Les journaux anglais pouvaient compter sur l’indépendance des juges ; car dès le xviiie siècle les juges d’Angleterre avaient cette grande situation morale et matérielle qui assure l’indépendance du magistrat. M. de Persigny croit que les juges Hanovriens étaient révocables ; il se trompe, les juges étaient révocables sous les Stuarts ; ils tenaient alors leurs charges sous le bon plaisir du souverain, durante bene placito, comme dit la formule anglaise. Sous Guillaume III, les commissions de judicature furent placées dans une condition équivalente à l’inamovibilité, sous le régime de la formule quamdiu se bene gesserint. Seulement les commissions expiraient avec le souverain et avaient besoin d’être renouvelées pour le nouveau règne par son successeur. George III, à son avènement, fit cesser cette intermittence dans les commissions à chaque transition de règne, et donna l’entière permanence aux fonctions judiciaires ; mais entre Guillaume et George III il n’y eut à chaque règne nouveau qu’un très petit nombre de déplacemens parmi les juges : deux à la mort de Guillaume, trois à la mort de la reine Anne, un seul à la mort de George Ier. On voit donc que sous les Hanovriens il n’y eut qu’un juge révoqué à l’expiration de sa commission par suite de la mort du premier George. Ajoutez aux garanties d’indépendance que présentaient ces juges leur respect traditionnel pour les précédons, les bases qu’ont trouvées les libertés anglaises dans ce respect, l’obligation où ils étaient de prononcer publiquement, non de simples considérans, mais l’exposition raisonnée les motifs de leurs arrêts, cette publicité qui rendait encore les juges d’Angleterre justiciables de la presse, même au moment où ils la jugeaient, et dites s’il est permis d’appliquer à un pareil régime le mot de dictatorial. Au point de vue de la répression de la presse, il n’y a donc pas d’assimilation à établir entre le système pratiqué en Angleterre au xviiie siècle et le système appliqué chez nous depuis 1852. Il est heureux que M. le ministre de l’intérieur n’ait point touché à l’autre exception qui frappe chez nous la presse, et n’ait point recherché en Angleterre des analogies au système qui exige chez nous une autorisation ministérielle pour la fondation ou la transmission d’un journal ; il eût été obligé de remonter plus loin que 1688 pour trouver de telles analogies. Le règne du dernier Stuart les eût fournies. En effet, les juges décidèrent en 1679, neuf ans avant la révolution, que personne en Angleterre, d’après le commom law, n’avait le droit de publier des nouvelles politiques sans l’autorisation de la couronne ; mais c’est là un précédent archaïque trop peu agréable à rencontrer pour qu’il valût en effet la peine d’en faire la recherche.
Cette discussion historique nous ramène à ce terrible argument de la raison d’état : il est impossible de donner la liberté tant que le principe du gouvernement est contesté par l’existence de partis dynastiques. Cet argument, nous l’avouerons, est loin de nous accabler. Nous comprenons que, même sous un régime de liberté, un gouvernement ne laisse point attaquer son principe. Nous ne serions pas plus surpris de voir un journal poursuivi et condamné pour s’être livré à des provocations séditieuses que de voir arrêter un citoyen qui pousserait des cris séditieux dans la rue. Nous ne voudrions, quant à nous, imputer à aucun gouvernement la pensée qu’il lui serait impossible de se défendre par le droit commun et par la justice ordinaire du pays contre des attaques factieuses. S’il existe des partis chez nous, ce n’est la faute de personne ; cela tient aux révolutions qui se sont opérées violemment parmi nous. Nous avons vu dans l’espace d’une vie humaine plusieurs gouvernemens tomber successivement par des coups de force, et c’est par cette intervention de la force dans la chute des gouvernemens que nous nous expliquons l’indocilité que certains esprits ont opposée aux arrêts changeans de la fortune, la fidélité qu’ils ont eu à cœur de garder à des convictions désintéressées qui défient les triomphes de la force ; mais quand nous voyons opposer à ces fractions indépendantes là suprême autorité et la toute-puissance du suffrage universel, nous ne pouvons croire que cette poignée d’obstinés puisse nous priver longtemps encore du bienfait de la pleine liberté. Le suffrage universel se privant de la liberté par crainte de quelque minorité, c’est une mutilation et une contradiction qui surpasseraient notre intelligence. Le suffrage universel se condamnant à être aveugle, sourd et muet pour éteindre quelques regards malveillans, pour fermer quelques oreilles trop ouvertes, pour clore quelques bouches indiscrètes, nous paraîtrait pousser jusque par-delà les limites du croyable l’abnégation et l’humilité. Comment reculerait-il devant des expériences courageusement acceptées ou entreprises par des gouvernemens antérieurs, et dont le souvenir vaut à ces gouvernemens le bon renom qu’ils ont gardé ? Puis, et c’est une considération que nous soumettons à demi-voix à la loyale raison de M. de Persigny, il se mêle à cette question de liberté certains élémens de droit, certains principes de justice. Pense-t-on affaiblir ses adversaires quand on laisse entre leurs mains le dépôt du droit, la revendication de la justice ? Nous allons plus loin : nous supposerons tout ce que l’on voudra, que ceux en défiance de qui l’on suspend les progrès de la liberté sont de mauvais citoyens et des hommes pervers. Il y a une pensée qui nous a toujours fait frémir, c’est que des gouvernemens, des partis, des causes politiques, pussent de gaieté de cœur abandonner aux méchans cette fonction auguste en elle-même, terrible dans leurs mains, de défenseurs exclusifs d’une parcelle quelconque de la justice et du droit. Politique, vous commettez une faute envers vous-même, si vous laissez à vos adversaires cette supériorité sur vous ; honnête homme, vous commettez une prévarication véritable, si vous livrez un tel avantage aux doctrines et aux passions mauvaises.
Mais ce n’est pas contre M. de Persigny que nous plaidons cette grande cause, car il faut lui rendre cette justice que, s’il ajourne la réalisation de nos espérances, il est loin de les décourager. À la verdeur sympathique avec laquelle il parle de la liberté anglaise, on reconnaît la vivifiante vertu de ce bain de liberté, pour employer le mot de M. de Montalembert, qu’il vient de prendre en Angleterre. Aussi comptons-nous bien qu’il ne se contentera pas de témoigner d’honorables égards aux personnes, qu’il ne lui suffira pas de montrer sa sympathie à la presse par l’amnistie des avertissemens, et qu’il saura donner, lorsque les circonstances l’y aideront, les avis sagement hardis et les impulsions décisives.
Les préoccupations que nous inspire le nouvel ordre politique dans lequel entre la France seront notre excuse, si nous nous laissons plus difficilement distraire, par les questions extérieures, de l’intérêt qu’excite en nous la seule perspective de la renaissance de la vie politique dans notre pays. Nous prenons, sans choisir, les questions extérieures qui sont en ce moment posées. Il en est une qui s’élève sous une forme imprévue : l’état de la Turquie à propos de cet emprunt ottoman qui remplit de ses prospectus les vides colonnes de nos journaux silencieux. Certes, si nous avions eu besoin d’un fait pour démontrer l’influence qu’a eue sur l’esprit et les mœurs de la presse française le régime auquel on l’a mise depuis huit ans, il ne pouvait s’en offrir de plus actuel et de plus frappant que l’inertie muette de cette presse devant un emprunt qui soulève des questions politiques et financières si importantes. C’eût été à notre sens le moment pour la France d’examiner sérieusement la politique qu’elle veut suivre vis-à-vis de la Turquie, de se demander quelle vitalité réelle possède l’empire ottoman, quelles sont les réformes, si la Turquie doit vivre, que l’on peut exiger d’elle. Une presse active eût vivement interpellé sur ces questions notre gouvernement ; elle lui eût demandé si l’opération financière à laquelle on engage les capitaux français, surtout les petites économies de nos classes industrieuses, présente au point de vue politique une convenance réelle, et au point de vue financier une sécurité suffisante. Ces questions eussent été agitées et se fussent éclairées par la discussion. L’effort, paraît-il, a été trop grand pour le marasme chronique de notre presse. Tout s’est tu, et ce sont les prospectus de l’emprunt qui ont cette fois exposé à, notre usage, et au profit sans doute des prêteurs, la question d’Orient en 1860.
La situation financière de la Turquie est à la vérité depuis un an le point le plus compromis de cet empire malade. C’est par là que la vie matérielle de l’empire ottoman était, depuis un an, exposée à subir une perturbation profonde, et si la crise finale de la Turquie est aussi prochaine que quelques-uns le prétendent, on peut prévoir dès à présent que c’est par les finances qu’elle éclatera. Ce jour-là, s’il n’était pas possible de le prévenir, la Porte ne pouvant plus payer ses services publics, ne pouvant plus acquitter ses dettes, nourrir ses fonctionnaires et ses soldats, la décomposition de l’empire ottoman de chronique deviendrait aiguë, et tous les membres de ce grand corps se sépareraient avec des déchiremens et des violences dont l’humanité aurait à gémir. On a redouté à chaque instant, pendant la plus grande partie de cette année, d’être à la veille de ce jour suprême. On comprendra aisément le péril à côté duquel on a vécu, si l’on se fait une idée aussi nette que possible de l’état où se trouvaient les finances turques.
Le budget ottoman, qui, autant qu’il est permis de s’en assurer en face d’une comptabilité non contrôlée et vicieuse, porte en recette la somme de 286,187,000 francs et en dépense la somme de 293,721,000 francs, se solde par un déficit d’un peu plus de 7 millions et demi. En regard de ces chiffres, qui représentent les revenus et les charges ordinaires de l’empire, il faut placer le chiffre des dettes turques. L’ensemble des dettes de la Turquie s’élève approximativement à 846 millions de francs. Cette dette, égale à peu près au triple des revenus de la Turquie, ne serait peut-être pas trop effrayante, si elle était tout entière consolidée, et si elle n’imposait qu’un service d’arrérages annuels au budget ordinaire. Malheureusement il n’en est point ainsi. La dette consolidée, composée des trois emprunts conclus depuis six ans en Europe, et dont le service est compté au budget ordinaire des dépenses, est de 386 millions. La dette flottante est de 462 millions. Ce chiffre est énorme, si on le compare au revenu annuel, qui est de 286 millions.
Que l’on se représente un état européen vivant avec une dette flottante qui dépasserait dans une telle proportion son revenu : la France par exemple ou l’Angleterre demeurant sous le poids d’engagemens exigibles à court terme de 2 milliards et demi ! Le péril serait énorme même pour des pays disposant de ressources aussi considérables que celles de la France ou de l’Angleterre : que doit-ce être pour un empire aussi dépourvu d’ordre financier et de moyens de crédit que la Turquie ? Cette dette flottante se décompose, il est vrai, en deux catégories d’engagemens : les uns, à courte échéance, c’est-à-dire exigibles dès l’année 1860, et s’échelonnant jusque vers le milieu de 1861, forment une somme de 198 millions ; les autres, sur lesquels il est difficile d’avoir des renseignemens précis, mais qui sont à des échéances de plus d’une année, — quelques-uns vont jusqu’à dix ans, — donnent un total de plus de 264 millions et demi. C’est sous le poids de cette dette flottante de près de 200 millions, immédiatement ou très prochainement exigible, que la Turquie vient de passer la présente année. On sait de reste que ses services ont tous été troublés et interrompus, que la solde de ses troupes est restée due, que les ressources du prochain exercice ont été consommées par anticipation. Si le crédit obtenu à des conditions usuraires eût fait défaut, si la banqueroute du gouvernement eût disloqué l’administration et ruiné les créanciers de la Porte, on pressent ce qu’eût été la crise politique, et l’on juge que la crise financière eût retenti des banquiers de Constantinople sur les places européennes qui sont en correspondance avec eux. Un emprunt, un emprunt qui permît de consolider au moins la portion de la dette flottante qui allait échoir, tel est le cri de détresse qui depuis six mois arrivait sans cesse de Constantinople à Paris et à Londres.
L’on était donc en présence d’une catastrophe imminente, et cette catastrophe, on pouvait la conjurer ou l’éloigner par un emprunt. On voit comment la question financière soulevait la question politique. À notre avis, pour apporter un remède efficace à la situation de l’empire ottoman, il eût importé de ne pas scinder ces deux questions. Il eût été à désirer que les gouvernemens européens prissent en considération l’état de la Turquie. L’on sait de reste en Europe que l’on n’obtient quelque amendement de la Porte que lorsque, étranglée pour ainsi dire par la nécessité, elle est contrainte d’écouter les conseils qu’on lui donne. La Porte paraissait bien sentir le poids de cette nécessité, et pour tenter le crédit européen elle ne fit pas difficulté de prendre dans des documens officiels les résolutions les plus méritoires. Elle sembla vouloir inaugurer le contrôle de son budget en érigeant en conseil permanent la commission des finances précédemment instituée. Des sujets chrétiens de la Porte devaient faire partie de ce conseil de contrôle et de surveillance ; mais surtout pour donner des garanties à l’Europe on y appela des fonctionnaires européens : M. le marquis de Plœuc, inspecteur des finances français, M, Falconnet, qui veille à Constantinople aux intérêts des porteurs de l’emprunt anglais de 1858, et M. de Lackenbacher, conseiller privé autrichien, Fuad-Pacha annonça à l’Europe ces résolutions de réformes par une dépêche du mois de juin ; les intentions les plus louables et les plans de conduite les plus corrects y étaient annoncés. Le conseil des finances, d’après la dépêche du ministre, devait avoir les attributions les plus étendues pour surveiller et contrôler les budgets des divers ministères, dresser le budget général, établir les règles d’une comptabilité sincère et régulière, étudier les modifications à introduire dans le système des impôts, créer des ressources nouvelles, etc. Certes, si ces promesses ont été tenues, si la Porte a effectivement donné au conseil des finances l’autorité efficace dont elle l’investissait aux yeux de l’Europe, on peut ne pas désespérer des finances turques. Le mal financier de la Turquie provient surtout en effet des dilapidations de ses hauts fonctionnaires ; le ministre de la guerre et le ministre de la marine, pour citer les départemens les plus dispendieux, ont pu jusqu’à présent, sans rendre de comptes, suppléer aux insuffisances réelles ou supposées de leurs services par des émissions de bons spéciaux qui forment une partie considérable de la dette flottante exigible. S’il était possible de faire cesser ces abus ministériels, si des Européens compétens en matière financière étaient sincèrement consultés et réellement écoutés par la Porte, les ressources financières de la Turquie seraient peut-être assez vite replacées au niveau de ses besoins. C’est la raison qui, selon nous, rendait opportune l’action collective de l’Europe sur la Porte pour lui arracher des réformes sérieuses et lui porter un secours efficace. L’a-t-on tenté ? A-t-on échoué ? Pourquoi et contre quels obstacles ? Il y a là des obscurités sur lesquelles il eût été utile d’obtenir des éclaircissemens dans un moment où des capitaux français, privés de tout concours politique, s’aventurent dans cet Orient.
Nous savons que ces capitaux sont surtout attiras par l’appât d’un gros revenu, et que le taux niAme de ce revenu les avertit des risques qu’ils affrontent. High interest, bad security, disait le duc de Wellington avec son bon sens ordinaire : gros intérêt, valeur précaire ! Mais puisque l’argent français devait aller chercher fortune en Turquie, nous eussions mieux aimé qu’il y eût été précédé et soutenu par un actif concours politique. Nous aurions voulu avoir des garanties politiques que la Porte fera un bon usage (le l’emprunt qu’elle a contracté, qu’elle l’emploiera en effet à éteindre réellement les 200 millions de dette flottante exigible qui ont été la cause de cet appel fait au crédit français ; nous aurions désiré, pour que la situation financière de la Turquie fût améliorée par l’emprunt au lieu d’en être aggravée, que l’on exigeât de la Porte qu’elle mît la main à une modification de son système d’impôt qui lui permît de retrouver l’équivalent des 27 millions de francs qu’elle vient d’aliéner au profit des souscripteurs du nouvel emprunt. Les capitaux, ralliés par la spéculation parmi les épargnes françaises les plus modestes, méritaient bien, dans une aventure si nouvelle pour eux, d’être éclairés et guidés par une tutelle gouvernementale nettement accusée. Nous exprimons ce vœu ou ce regret, comme on voudra, à cause de l’étroite et naturelle union qui lie ici l’intérêt politique à l’intérêt financier : si la question était purement économique, nous nous garderions bien d’en appeler ainsi à l’état, car nous professons le principe anglais, que l’état n’a point à intervenir dans les affaires des particuliers, et que chacun doit rester maître de s’exposer aux chances qu’il veut courir.
Une remarquable brochure, l’Empereur François-Joseph et l’Europe, attaque avec une grande habileté et une rare maturité de raison un problème plus pressant et plus redoutable encore que celui des destinées de la Turquie. Il s’agit de cette guerre entre l’Italie et l’Autriche pour la possession de la Vénétie, guerre terrible dont l’approche répand sur cette fin d’année une ombre triste. L’auteur de cet écrit a le sentiment bien réel des maux que cette guerre, ou la menace qui la tient suspendue sur l’Europe, cause au monde, car ces maux, il les apprécie au point de vue économique, point de vue que trop peu d’hommes d’état en Europe ont présent à l’esprit. Dominé par la pensée du désordre, funeste pour tous, qu’engendrerait la reprise de la lutte, l’auteur plaide avec une conviction honorable la thèse de la cession de la Vénétie à l’Italie moyennant une indemnité qui pourrait relever les finances autrichiennes. Ce n’est, dira-t-on, qu’un lieu-commun et une utopie ; en tout cas, l’écrivain a fait de ce lieu-commun une conception originale par la convenance et la généreuse sincérité de sa discussion. Et que faudrait-il pour que cette solution cessât d’être une utopie et rendît l’Europe à elle-même et aux prospérités de la paix ? Une manifestation calme et souveraine de l’opinion publique.
e. forcade.
Le temps marche, et les heures qui en mesurent la durée sèment la route infinie qu’elles parcourent d’incidens toujours nouveaux. La vie est un mouvement, et ce mouvement se propage de l’esprit à la matière, qui, elle aussi, s’agite et se transforme incessamment : il n’y a d’immuable que l’immuable mobilité des choses et des hommes.
Un événement s’est produit depuis notre dernière revue musicale : je ne veux pas parler du changement qui a eu lieu dans les lois politiques de la France, changement dont auront à se réjouir, espérons-le du moins, tous les esprits généreux qui préfèrent la liberté morale au bonheur matériel, les agitations de la vie aux douceurs de la mort. Non, ces choses-là ne sont pas de mon domaine. J’entends parler d’un événement qui s’est accompli dans le petit monde sublunaire où je m’agite, de l’épanouissement d’un compositeur idole de la belle jeunesse et des petits journaux. M. Offenbach enfin, puisqu’il faut l’appeler par son nom, fondateur, directeur et compositeur du théâtre des Bouffes-Parisiens, a donné à l’Opéra, le 26 novembre, un ballet-pantomime en deux actes et quatre tableaux sous ce titre séduisant : le Papillon. La cour et la ville assistaient à cette solennité, préparée depuis longtemps par l’administration de M. Fould, qui, en quittant le ministère d’état, a voulu sans doute laisser aux arts qu’il a dirigés pendant huit ans ce dernier témoignage de son goût et de sa sollicitude! C’est que M. Offenbach n’est pas ce qu’un vain public pourrait penser! Il n’est pas né au hasard et spontanément, comme certains champignons après un jour d’orage; il a été planté, il a été arrosé et on l’a vu naître sous les yeux de l’autorité, ce beau rosier qui a donné à la France Orphée aux Enfers ! M. Offenbach est un type, il est le produit légitime de son époque ; sa musique correspond à toute une littérature, à une forme d’art qui sont écloses sous la même influence depuis une dizaine d’années. À ce titre, M. Offenbach appartient à l’histoire, et son portrait ne peut qu’être agréable à la postérité.
M. Jacques Offenbach est né à Cologne de la race sémitique (comme dirait M. Renan), dont il porte l’empreinte fatale. Ni la muse de la grâce ni celles de la beauté et du sentiment n’ont voulu veiller autour de son berceau. J’ignore par quelles vicissitudes l’auteur du Papillon a passé avant d’arriver à la renommée, et quels ont été les instituteurs d’une tête aussi chère; mais je sais que de très bonne heure il a eu le bon esprit de conformer son humeur à la nature de ses facultés, et de choisir le rôle qui convenait à ses aspirations. M. Offenbach est une figure légendaire, qui n’est pas sans analogie avec ce Méphistophélès des marionnettes dont parle Goethe dans ses mémoires : on le vit surgir et se produire dans Paris, vers 1848, au milieu des éclairs et au bruit de la foudre des révolutions, les cheveux longs et en désordre, le regard douteux, le sourire satanique, tenant à la main un violoncelle, dont il jouait comme d’un mirliton. Apparaître, plaire et séduire le public particulier dont il était le musicien prédestiné, fut pour M. Offenbach l’affaire de quelques mois. Comme il jouait faux! comme il se démenait sur le manche de son violoncelle, sur lequel il se courbait et se penchait ainsi que le spectre de la légende sur le cou de son cheval noir ! comme il était irrésistible alors que, secouant sa chevelure trop abondante, il se donnait les airs d’un petit Paganini ! Je le vis alors, je l’entendis, et je le compris, A son talent fascinateur de virtuose, M. Offenbach joignit bientôt le don précieux du compositeur. Il s’essaya sur toute sorte de sujets, et fit sur quelques fables de La Fontaine, selon l’énergique expression du poète,
Ce que les papillons, hélas ! font sur les roses.
Tant de talens réunis ne pouvaient pas rester longtemps sans récompense, et à peine M. Arsène Houssaye fut-il nommé directeur du Théâtre-Français que M. Offenbach fut mis à la tête du vieil orchestre du théâtre de la rue de Richelieu. M. Offenbach joua de cet orchestre vénérable comme il jouait du violoncelle. Se démenant au fond de son entonnoir comme un diable dans un bénitier, il donna la parade en plein Théâtre-Français. Son succès fut grand. Les faveurs pleuvaient sur la tête de M. Offenbach, et chaque année on lui arrangeait une belle représentation à son bénéfice, où toute la Comédie-Française paraissait comme dans la cérémonie du Malade imaginaire. Enfin l’empire se fait, M. Fould est nommé ministre d’état, et dès juillet 185& M. Offenbach obtient le privilège du théâtre des Bouffes-Parisiens, où il règne et gouverne depuis cinq ans. Ai-je besoin de parler de ce théâtre fameux, qui a inauguré en France un nouveau genre de musique dramatique que l’Europe nous envie ? qui ne connaît la série des chefs-d’œuvre qu’y a composés M. Offenbach : les Deux Aveugles, Ba-ta-Clan, Croquefer ou le Dernier Paladin, Tromb-al-Cazar, le Savetier et le Financier, enfin Orphée aux Enfers, qui a eu autant de représentations que le Robert le Diable de Meyerbeer ? M. Offenbach pourra s’élever encore dans l’admiration des hommes, mais je doute qu’il puisse dépasser Orphée aux Enfers, qui me paraît être le suprême effort de son bufonissimo genio.
Comme tous les hommes supérieurs, M. Offenbach a compris les besoins de son époque, et y a répondu. Son œuvre est le double produit d’une libre fantaisie fécondée par l’esprit de la génération dont il a deviné les penchans et caressé les instincts. Son succès n’est point un accident, c’est un phénomène social parfaitement légitime qui aurait pu ne pas être, si M. Offenbach n’eût pas existé ; mais l’auteur d’Orphée aux Enfers une fois admis, il devait pousser de vigoureuses racines sur le terrain où nous sommes. Les routiniers, les critiques pédans perdus dans les brouillards de l’idéal, comme j’en connais, les admirateurs intrépides du passé et des vieux chefs-d’œuvre, les esprits moroses, les politiques surannés, ont eu beau protester contre le théâtre et l’œuvre de M. Offenbach, qu’ils ont traité de haut en bas : l’auteur d’Orphée aux Enfers n’en a été que plus fort, plus acclamé, plus chéri par la jeunesse, par les femmes du monde, par tous ces hommes de bonne humeur, qui sont si nombreux et si puissans de nos jours ! Fort de l’appui de l’autorité et de la faveur de l’opinion, M. Offenbach a pu braver le dédain des grands journaux, qui se sont refusés à parler de son théâtre ; il a pu braver les anathèmes, les railleries des envieux, et vaincre tous les obstacles qu’on a voulu opposer à son essor. Il est arrivé, il est,… et bien aveugles sont ceux qui ont méconnu l’importance sociale d’un musicien qui a fait école, qu’on chante dans toutes les capitales de l’Europe, et qui a produit à Paris toute une littérature qui parle sa langue, reproduit ses types, et vit de ses idées. Je vous le dis en vérité, M. Offenbach est un grand homme ! Le public, lui, ne s’y est pas trompé. Qu’ils se pendent donc, tous ces critiques sublimes, ces mâcheurs d’esthétique, ces diseurs de billevesées métaphysiques, ces esprits fins et délicats qui, comme M. Montégut, cherchent la raison de l’art et du théâtre modernes dans d’ingénieuses combinaisons de vérité de mœurs, de style et d’imagination! Il s’agit bien de tout cela vraiment! M. Offenbach seul a compris son temps, et l’auteur d’Orphée aux Enfers est, comme l’auteur de la Vestale, le musicien de son époque.
Il ne faut pas s’étonner après cela que M. Offenbach ait été chargé d’écrire à la fois la musique d’un ballet pour le Grand-Opéra et un ouvrage en trois actes pour l’Opéra-Comique. Je suis même convaincu que M. Offenbach aura dû modérer le bon vouloir de ses illustres et puissans protecteurs, et que si on ne lui a pas confié la mission de composer un grand opéra en cinq actes pour le théâtre où nous allons bientôt entendre M. Richard Wagner, c’est que le fondateur des Bouffes-Parisiens aura été plus modeste qu’il n’en a l’air.
La scène du ballet-pantomime le Papillon, qui nous a suggéré les hautes considérations qu’on vient de lire, se passe en Circassie. Une fée méchante, vieille et jalouse, Hamza, tient sous sa dépendance une jeune servante, Farfalla, qu’elle maltraite fort. Un prince beau, jeune, amoureux et généreux, comme le sont tous les princes des contes bleus, le prince Djalma, survient dans la maison de la vieille fée, qui s’éprend pour lui d’une passion surannée et mal comprise. Le prince n’a d’yeux et d’oreilles que pour la jeune et jolie servante, qui danse à ravir. Hamza, la vieille fée, furieuse de se voir repoussée par le prince, s’en prend à la jeune servante Farfalla, qu’elle poursuit de sa colère et qu’elle transforme en papillon. De cette métamorphose naissent une foule d’incidens et de changemens à vue qui remplissent deux actes et quatre tableaux. Je n’ai pas besoin d’ajouter que Farfalla, redevenue la jeune fille du premier acte, finit par triompher des maléfices de la vieille fée, et qu’elle épouse le prince Djalma. On a vu cent fois à l’Opéra des ballets plus intéressans et plus variés que le Papillon, dont le scenario est de M. de Saint-Georges et de Mme Marie Taglioni, ce qui nous a un peu surpris; mais ce qu’on n’avait jamais entendu au grand théâtre de l’Opéra de Paris, c’est une musique comme celle qu’a écrite M. Offenbach. Nous qui nous attendions à quelque haute pasquinade digne de l’auteur d’Orphée aux Enfers, nous avons été surpris de la platitude et du néant de cette muse de fantoccini venant gambader sur le premier théâtre lyrique de l’Europe. La surprise a été générale, même pour ceux qui savent au juste ce que vaut M. Offenbach. Sa musique a produit sur moi l’effet de cet instrument que le montreur de marionnettes tient au fond de la gorge pour faire parler ses différens personnages, d’une pratique enrhumée. On peut dire littéralement, si ce n’est noblement, qu’en abordant l’Opéra, M. Offenbach a perdu son sifflet, et qu’il ne lui reste plus que les yeux pour pleurer sa profonde et légitime disgrâce.
Sans parler des costumes et des décors, qui ont de l’éclat, le seul intérêt de ce nouveau ballet que l’Opéra vient d’exposer aux yeux et aux oreilles de l’Europe ébahie, c’est le talent, la grâce et la jeunesse de Mlle Emma Livry, qui représente Farfalla en ses diverses métamorphoses. Elle vole, elle s’élance, elle bondit, elle marche sur les flots sans se mouiller la plante des pieds. Son succès est réel, d’autant plus mérité, que l’affreuse serinette de M. Offenbach n’est pas faite pour aider un papillon à quitter la terre où il est éclos par un beau jour d’été. Quand donc nous donnera-t-on un ballet comme je le rêve, le produit exquis d’un vrai poète et d’un grand musicien, un scénario tracé par un Lamartine, illustré par un compositeur comme Mendelssohn ou Schubert, au lieu de s’adresser, je ne dirai pas à un artiste qui est au-dessous de l’impossible, mais à un musicien ordinaire, qui n’a que du métier sans imagination ? Si l’homme d’esprit qui dirige l’Opéra n’avait pas été entravé de toutes manières, ce grand théâtre ne serait pas dans l’état affligeant où nous le voyons.
Le Théâtre-Italien continue le cours de ses agréables représentations, qu’il varie de plus en plus, et qui attirent dans la salle Ventadour un public empressé et parfois enthousiaste. M. Ronconi, après nous avoir donné un peu trop de comédie dans il Barbiere di Siviglia, a joué le rôle de Rigoletto avec talent et beaucoup de vigueur, surtout dans la scène finale du troisième acte. Je dis qu’il l’a joué et non pas chanté, car M. Ronconi n’a plus une seule note musicale au fond de son gosier tari. M. Mario chante la partie du duc de Mantoue avec charme et de manière à faire parfois illusion sur les irréparables outrages du temps. Tout récemment, le 4 décembre, le Théâtre-Italien a repris le charmant petit opéra de M. de Flottow, Maria. C’est de la musique légère, gracieuse, facile, qu’on écoute avec plaisir et sans contention d’esprit. Mme Alboni et M. Graziani y font merveille. Bientôt on nous donnera un nouvel opéra de M. Verdi, Il Ballo in maschera, dont on prédit le succès. Ainsi soit-il.
Le théâtre de l’Opéra-Comique fait peu parler de lui, ce qui n’implique pas qu’il en soit plus heureux pour cela. Il y a là aussi beaucoup de choses à refaire, un esprit nouveau à infuser dans ce vieux corps languissant, un personnel à remonter et à diriger avec sollicitude. Il est triste de voir tant de charmans chefs-d’œuvre, comme la Dame blanche, le Pré aux Clercs, les Diamans de la Couronne, la Pari du Diable, estropiés par des chanteurs sans voix, dont la province aurait de la peine à se contenter. On peut être excusable de n’avoir sous la main ni compositeur original, ni interprètes d’un ordre élevé ; mais on doit toujours, dans un théâtre de Paris subventionné par l’état, offrir une exécution passable et soignée du plus beau répertoire qui existe. Un petit acte sans importance, l’Eventail, a été donné le 4 décembre à l’Opéra-Comique. La musique de M. Ernest Boulanger, fils de l’ancienne et excellente cantatrice, a le mérite de rappeler un grand nombre de motifs bien connus qui ne sont pas de l’invention de M. Boulanger, mais qu’il a recueillis avec soin et qu’il a groupés avec goût. La pièce, qui n’existe pas, et qui forme une succession arbitraire de petites scènes à tiroir, est de l’invention de MM. Barbier et Michel Carré, grands faiseurs de bouts-rimés qui ne peuvent parvenir à tisser deux actes de vaudeville un peu raisonnables. Que l’Opéra-Comique se réveille, qu’on y donne autre chose que de petits actes d’une gaieté parfois excessive, et qu’on y respecte, plus qu’on ne le fait, un répertoire délicieux qui est un des titres distinctifs du génie de la France. Voyez le Théâtre-Lyrique, comme il se défend vaillamment contre la destinée cruelle qu’on lui a faite! Celui-là rend de vrais services à l’art musical, et il est grandement à désirer que l’autorité, soucieuse de l’avenir de la musique dramatique, tende une main secourable à un théâtre qui a fait entendre à la France les chefs-d’œuvre de Gluck, de Mozart, de Weber et de Beethoven.
Cependant l’année approche de sa fin, et nous ne voulons pas quitter les lecteurs de la Revue sans leur recommander quelques publications intéressantes, qui peuvent être mises entre les mains de vrais amateurs de musique. Recommandons-leur tout d’abord les Archives du chant de M. François Delsarte, vaste répertoire de morceaux tirés des principaux chefs-d’œuvre lyriques de la France depuis Lulli et au-delà jusqu’à Spontini et plus tard encore. M. Delsarte, qui est un artiste amoureux des vieilles formes que le temps a consacrées, et qui expriment plus directement l’accent prosodique et le sens moral de la parole que les morbidesses de la mélodie pure, laquelle n’a d’autre raison d’être que le charme qu’elle procure, M. Delsarte a recueilli et annoté avec soin les plus beaux airs, les plus beaux trios et les scènes les plus pathétiques des opéras de Lulli, Rameau, Gluck, Piccinni, Sacchini, Cherubini, Spontini, dans le genre sérieux, de Duni, Monsigny, Philidor, Grétry et Dalayrac dans le genre de l’opéra-comique. Chaque morceau porte en tête de la page le nom de l’ouvrage d’où on l’a tiré et la date précise où l’opéra a été représenté pour la première fois. À cette série de morceaux dramatiques, d’où Haendel, Hasse, Haydn, Mozart et Beethoven ne sont pas exclus, M. Delsarte a joint un choix des chansons les plus piquantes des XVIe et XVIIe siècles. C’est un vrai résumé de l’histoire du chant dramatique que les Archives de M. Delsarte, un ouvrage curieux, commode et très bien gravé, avec un simple accompagnement de piano, un beau cadeau à faire à une femme de goût, à un dilettante qui voudrait avoir sous la main les diverses manifestations que l’art musical a données des sentimens éternels du cœur humain.
Le Répertoire du chanteur, publié par la maison Brandus et Dufour, est pour ainsi dire, le complément des Archives du chant de M. Delsarte, dont nous venons de parler. Composé de huit volumes in-8o, dans le format connu des petites partitions, le Répertoire du chanteur contient les meilleurs morceaux des chefs-d’œuvre dramatiques modernes, en y comprenant des airs et des duos choisis dans des opéras plus anciens. Chaque genre de voix trouve dans un volume particulier les morceaux qui lui sont propres, et la réunion des huit volumes pour soprano, mezzo-soprano et contralto, ténor, baryton et basse, renferme la quintessence de la musique dramatique qu’on chante de nos jours sur les théâtres de Paris. Cette collection, commode et utile, fait partie d’une publication plus considérable, intitulée Bibliothèque musicale et composée de cent volumes choisis parmi les œuvres de tous les maîtres et de toutes les écoles.
Ce sont là, ce nous semble, de belles étrennes à donner à qui sait apprécier les belles choses qui ne passent pas de mode, et qui auront, en 1861, la jeunesse et l’enchantement qu’elles possèdent depuis si longtemps. Qu’on y joigne l’excellente méthode de chant de M. Panofka, que nous avons si souvent recommandée aux lecteurs de la Revue, ouvrage éminemment utile, où l’auteur a su approfondir tous les élémens d’un art délicat qu’il possède à fond. M. Panofka possède deux rares qualités : il guérit les voix malades et il conserve les voix saines qu’on lui confie. Je voudrais bien savoir si la faculté de Paris a beaucoup de médecins aussi forts que M. Panofka!
Et maintenant, alea jacta est ! que l’année nouvelle nous arrive avec son cortège inséparable de craintes et d’espérances! Nous l’attendons de pied ferme sans trop redouter l’énigme de l’avenir qu’elle nous réserve. Qu’elle nous soit bénigne cependant et toute pacifique, qu’elle achève par la persuasion, si c’est possible, le grand œuvre de l’entière émancipation de l’Italie, à l’aide de la puissante amitié de la France; que ces deux grandes et belles nations de la race lutine, qui ont civilisé le monde occidental, s’étreignent de plus en plus et resserrent l’antique alliance qui exista entre elles depuis César jusqu’à Charlemagne, et depuis Charlemagne jusqu’à nos jours. Quelle immense variété d’intelligences et de grands hommes ont enfantés la France et l’Italie! que d’événemens glorieux n’ont-elles pas accomplis ensemble depuis les croisades jusqu’à la chute du premier empire! Les civilisations des deux peuples sont si souvent fécondées l’une par l’autre, qu’on ne sait à quelle heure de l’histoire on peut trouver le confluent des deux fleuves, à quel moment les deux esprits et les deux langues se pénètrent et se communiquent leurs propriétés diverses. C’est dans les romans chevaleresques produits par la France du XIe au XIIIe siècle que l’Arioste puise les élémens de son merveilleux poème, c’est dans les historiettes de Boccace que La Fontaine prend le thème de ses contes charmans, dont il a eu bien tort de se repentir. Par la papauté, par la théologie scolastique des saint Anselme et des Pierre Lombard, par les arts, par la science du droit romain et des finances, par les hommes éminens en tout genre qu’elle nous a donnés, tels que Mazarin, Mirabeau, Napoléon, l’Italie n’a cessé d’avoir de l’influence sur l’administration intérieure et la politique de la France, qui à son tour a souvent secouru l’Italie de sa puissante épée et formé le projet de l’arracher à la domination de l’Espagne et de l’Autriche. Ce fait immense est presque accompli de nos jours, et il doit nous être permis de souhaiter que l’année 1861 voie s’achever une œuvre qui, depuis Henri IV surtout, a été le rêve des plus grands rois et des plus profonds politiques qu’ait eus la nation française.
En revenant au sujet qui nous intéresse plus particulièrement, souhaitons aussi que la bouffonnerie musicale soit refoulée là d’où elle n’aurait jamais dû sortir. Que la nouvelle administration à laquelle sont confiés les intérêts de l’art soit bien pénétrée de cette idée, que la France doit une grande partie de son influence sur l’Europe à son esprit, à son goût, à sa munificence envers toutes les grandes et nobles manifestations du génie. Ses poètes, ses philosophes, ses savans et ses artistes ont plus fait pour étendre son empire moral sur le monde que ses politiques et ses grands capitaines. Que le Conservatoire de musique, que l’École des beaux-arts, que les théâtres subventionnés, que l’Opéra surtout, soient l’objet d’une sollicitude éclairée et ne deviennent pas le refuge des médiocrités princières de l’Europe. Enfin ne protégez que les travaux sérieux et repoussez bien loin de vous les artistes et les écrivains qui contribuent à fausser le goût public et à corrompre le sentiment du beau dans sa source première.
P. SCUDO.
Le semestre d’hiver a commencé à la Sorbonne. M. Saint-Marc Girardin a, l’un des premiers parmi ses collègues comme de coutume, ouvert son cours de poésie française, et nous avons retrouvé l’auditoire et le professeur que nous connaissons et aimons depuis vingt ans.
C’est un curieux spectacle que présente ces jours-là la vieille Sorbonne. La France et l’Europe y sont représentées par les nouvelles recrues de jeunes étudians qu’envoient à Paris, au commencement de chaque saison d’hiver, nos académies provinciales et les universités étrangères. On y entend vingt langues ; on y est assis entre un Arabe et un Persan, et l’Orient chrétien, arménien ou moldo-valaque, n’y manque pas, lui qui reconnaît dans M. Saint-Marc Girardin, depuis longtemps déjà, un éloquent ami et un chaleureux défenseur. Assemblé des quatre coins de l’horizon, complété par l’appoint de ceux qui, comme nous, ont appris depuis la jeunesse à aimer la parole du maître et le maître lui-même, cet auditoire devient, en dépit des provenances et des nationalités diverses, tout français. Oui, lui qui mêlait tout à l’heure tous les langages, le voilà qui se plaît au beau parler de notre pays, qui saisit avec une singulière finesse cette expression délicate, cette nuance seulement indiquée, ce sous-entendu spirituel ; le voilà qui a du bon sens, de l’esprit et du goût. Et quant à l’ardeur, quant aux nobles entraînemens, quant aux sympathies généreuses, comme il frémit ! comme il retentit sous un mot qui tombe ! quel écho sensible ! quel métal sonore ! Où trouver ailleurs dans l’enseignement public un tel auditoire ? Est-ce dans nos provinces ? Il y a dans toutes nos grandes villes, cela est vrai, des facultés où un enseignement supérieur rend au pays des services que l’Université elle-même ne reconnaît peut-être pas assez. Cet enseignement ouvre à l’esprit du jeune homme des perspectives nouvelles que l’enseignement secondaire n’avait eu ni la mission, ni le temps de lui révéler ; il rappelle à l’homme fait, engagé quelquefois dans les préoccupations exclusives d’une industrie ou d’un commerce spécial, les intérêts intellectuels et les plaisirs littéraires ; surtout il perpétue et répand, — ce n’est pas le moindre de ses services, — les habitudes et les maximes de l’esprit français, sa critique intelligente et large, ses principes de composition claire et précise, son goût d’harmonieuse variété dans le cadre d’une unité savante.
Ce que répand de bon sens, de vraie lumière et de sage raison dans notre pays cet enseignement chaque jour répété, s’apprécierait difficilement, et le jour où cette source bienfaisante cesserait de couler, le ton général où s’est élevé l’esprit français dans le concert intellectuel de l’Europe commencerait à baisser. Plus d’une de nos facultés de province a réuni et réunit encore de nombreux et sympathiques auditoires, et plus d’un professeur habile s’y est fait un juste renom. Lyon, Toulouse, Montpellier, Bordeaux, Bordeaux au temps du regrettable M. Rabanis, en qui nous venons de perdre un esprit d’une rare vivacité et d’une singulière ardeur, ont offert à l’enseignement supérieur, avec bien d’autres de nos villes, une enviable carrière et un noble rôle à remplir ; mais pourtant il y manque en général cet élément vivant des auditoires parisiens, le grand nombre des jeunes gens. Il y manque aussi cet admirable concours des quatre bouts du monde que Paris seul peut offrir, et qui, réuni sous l’inspiration d’un enseignement depuis longtemps célèbre et justement vanté, crée autour de lui je ne sais quelle atmosphère électrique où la parole fait vibrer à l’instant les esprits et les cœurs. — Quant aux universités étrangères, interrogez tous leurs disciples: ils vous diront qu’elles tiennent en honneur dans leur enseignement littéraire la déduction savante, l’argumentation logique, non sans une science qui a valu aux professeurs la célébrité avec une juste reconnaissance de la part de l’Europe, mais ils vous diront aussi que l’enseignement y est moins libéral et moins vivant. Il y a certaines qualités que ne comporte pas l’allure ordinaire de leurs universités nationales, et qu’ils viennent chercher à Paris; comme autrefois leurs devanciers venaient s’asseoir sur la paille de la rue du Fouarre, ils viennent eux-mêmes, à six cents ans de distance, s’asseoir sur les bancs de l’antique Sorbonne; comme eux, en recherchant notre enseignement, ils deviennent Français pour deux ou trois de leurs plus belles années, et, quoi qu’ils fassent ou quoi que nous fassions, il leur en reste bien pour toute la vie quelque chose.
Il n’est pas un des cours qui leur sont offerts où leur avidité ne puisse rencontrer un bon nombre de traits de cette éducation française à laquelle ils rendent hommage; mais on peut dire que personne n’en a su réunir et présenter l’esprit et la forme avec autant de bonheur que M. Saint-Marc Girardin dans sa longue carrière. Si cet auditoire de plus de douze cents personnes devient tout à coup si intelligent, si bien doué, si généreux, c’est qu’il reflète l’esprit et le caractère de l’orateur qui l’anime, et ce dernier n’a pas cherché de meilleur instrument pour subjuguer et façonner de la sorte le milieu changeant et divers où sa parole devait jeter la lumière et l’ardeur que la méthode de haut enseignement inaugurée il y a trente ans par MM. Cousin, Guizot et Villemain, méthode éloquente dans le sens propre du mot, c’est-à-dire unissant la clarté et l’agrément de l’expression au choix sévère, à la subordination logique et à l’élévation constante des idées, méthode vraiment conforme à notre esprit national, et dont M. Saint-Marc Girardin est depuis si longtemps dans notre Université le maître et le modèle.
La première leçon du cours de cette année suffisait à elle seule pour montrer à l’œuvre toutes les ressources de cette méthode. Le professeur s’était proposé de comparer entre eux l’Art poétique de Boileau et le Temple du Goût. C’était déjà, rien qu’en instituant ce parallèle, saisir avec esprit deux hommes bien différens par leurs côtés communs, qui étaient leurs meilleurs côtés. La comparaison seule rendait justice à tous deux, en les présentant, avant même que le professeur n’eût parlé, comme les deux excellens défenseurs de la bonne critique littéraire et du goût, comme les deux sages amis des anciens contre les prétendus modernes, comme les deux adversaires également sensés de La Mothe et de Perrault. A l’un et à l’autre, à Voltaire comme à Despréaux, la comparaison profitait, et le souvenir des deux poètes gagnait à l’heureux rapprochement de l’élégance légère et de la grave raison. Ce n’était pas assez de montrer, comme l’a fait d’abord M. Saint-Marc Girardin, la conformité des jugemens littéraires, à un demi-siècle de distance, sous la plume de Boileau et sous celle de Voltaire. Fallait-il forcer la comparaison? la différence des dates ne parlait-elle pas très haut d’elle-même, et ne s’était-il rien passé dans ce demi-siècle qui avait compris la fin du grand règne et les premières années d’un temps nouveau ? La France avait-elle été témoin d’un simple changement de personnes sur le trône, ou bien l’esprit français n’avait-il pas subi une grave épreuve, dont les écrits de Voltaire, quels qu’ils fussent, devaient trahir les résultats ? Nous rencontrons ici un des plus remarquables mérites de M. Saint-Marc Girardin. Il sait dire la vérité à ses auditeurs, et il sait la leur rendre acceptable. Que de fois nous l’avons entendu faire doucement la leçon à tous les travers de la jeunesse, blâmer les folles amours et les vagues pensées, et rendre enviables aux moins réfléchis d’entre ses auditeurs l’honnêteté sévère, la douce et forte humilité, le droit sens et la vertu !
C’est un des charmes les plus puissans de sa parole, c’est un des secrets de ces applaudissemens prompts et faciles, mais toujours mérités, qu’on sait à l’avance la sûreté de son inspiration. Vous pouvez vous y abandonner en toute liberté et vous y laisser séduire ; elle ne vous trahira jamais, c’est-à-dire ne vous offrira jamais du suspect ou du faux brillant : son dessin léger, qui vous apparaît vif, alerte, sans apprêt, né sur l’heure, quelquefois aventureux, repose toujours sur une trame solide, ferme tissu de bon sens et de raison. Le désir de devenir sérieusement utile et la conscience de l’être s’ajoutent à ces qualités quand M. Saint-Marc Girardin exprime des conseils de conduite publique ou de vie privée. C’est ce qui fait accueillir de ce nombreux auditoire, bien qu’ils ne soient exempts ni de sévérité ni de tristesse, certains jugemens de l’orateur sur la façon dont nos aïeux, nos pères et nous-mêmes avons conduit en mainte occasion l’histoire de France. Il faut rendre cette justice à M. Saint-Marc Girardin, qu’il nous prêche dans la vie publique nos devoirs plus que nos droits. Et n’est-ce pas la sage conduite ? Aurait-on si peu de foi qu’on oubliât qu’au devoir bien rempli correspond un droit, cette fois inébranlable ? A ne considérer que les quinze années de la fin du règne de Louis XIV, qui résumaient facilement pour les auditeurs la période écoulée entre l’Art poétique et le Temple du Goût, il était du devoir de l’esprit français, au nom de la liberté civile, politique et religieuse, tout au moins au nom de la charité, au nom du bon sens, de ne pas se montrer exclusif et despote comme il l’a été envers les différentes oppositions qui se manifestaient alors. Louis XIV n’en voulut pas souffrir, et l’esprit français fut son complice. La révocation de l’édit de Nantes fut populaire en France, cela est triste à dire, mais facile à prouver, et détruisit la première opposition, celle des protestans. M. Saint-Marc Girardin a rappelé à ce propos un mot d’Alexandre Thomas, suivant lequel le malheur des protestans en France aurait été de se trouver à l’état de minorité chez un peuple qui a un goût décidé pour les majorités. N’est-ce pas aussi cependant à cette situation constante de minorité surveillée que les protestans ont dû une partie des vertus qui ont signalé les églises françaises et une partie de la considération morale qu’elles ont conquise dans notre pays ? Il n’en est pas moins vraisemblable que la liberté du culte reconnue sous Louis XIV aux protestans aurait été un contre-poids utile, qui aurait sauvé l’église catholique en France de ses erreurs pendant le XVIIIe siècle ; tout au moins la lutte pouvait-elle être salutaire aux esprits et profitable aux combattans. Avec les jansénistes a succombé une seconde opposition ; sommes-nous bien sûrs cependant d’avoir remplacé par quelque qualité équivalente cette austérité de vie chrétienne, cette ferme obéissance à la loi divine qui eût ajouté peut-être un élément précieux au caractère français, et qui nous eût donné dans la vie publique, avec un inébranlable respect de la loi politique et civile, une inébranlable stabilité des institutions se développant suivant la règle d’un proférés non interrompu?
Si l’on craignait plus que tout au monde l’esprit sectaire, que ne s’abstenait-on du moins d’étouffer une troisième opposition, celle de Fénelon, du duc de Chevreuse et du duc de Beauvilliers? Y avait-il de ce côté-ci assez de religion et de vertu, assez de pureté d’âme et de charité? On peut s’aventurer à croire que le duc de Bourgogne, s’il eût régné, eût gouverné la France par ses qualités plutôt que par ses défauts; mais non ; la majestueuse unité du règne de Louis XIV n’a rien voulu souffrir qui ternît son éclat officiel; la tolérance eût paru de la faiblesse; protestans, jansénistes, partisans de Fénelon et du duc de Bourgogne, on a écrasé par la persécution et les supplices, par la disgrâce et l’exil, ces trois oppositions diverses, et l’on a de la sorte déblayé la carrière devant une quatrième opposition, bien plus redoutable que celle-là, devant l’opposition dissolvante de ceux qu’on appelait les libertins, c’est-à-dire les railleurs et les libres esprits. Placée en face des autres partis et engagée dans une lutte loyale et au grand jour, peut-être la liberté d’esprit se fût-elle contenue dans de justes bornes, et aurait-elle été l’énergique levier des droits qui restaient à conquérir graduellement et légalement; mais mise en présence d’un despotisme royal qui, après avoir fait table rase, n’avait laissé vivre que les privilèges, elle engagea un sourd et obscur combat, avec le scepticisme et la raillerie pour dangereux alliés, avec l’épicurisme sensuel pour écueil. L’esprit philosophique du XVIIIe siècle, il est vrai, sauva une partie du naufrage, et pendant que l’église expiait par de cruels malheurs sa part de complicité avec le règne de Louis XV, il jeta sur le sable encore mouvant, comme bases d’un nouvel édifice, les principes de la révolution française; mais cette œuvre de nos pères est restée incomplète, et c’est à nous de ramener toutes les rênes, de reprendre en main toutes les forces vives, de les réconcilier ensemble, afin que le char de l’état ne reprenne pas, par le même chemin ou par quelque autre, sa marche écrasante, dangereuse à lui-même et à nous.
Notre analyse de cette première leçon ne serait fidèle que si elle rendait les citations et la forme toutes littéraires qui en adoucissaient l’allure, les mots heureux qui y répandaient le charme, la vive expression qui provoquait l’échange sympathique des idées et des sentimens, des regrets et des espérances, des repentirs et des aveux. S’il y a eu désillusions qui, hier encore, eussent paru suspectes à quelques esprits chagrins, ç’a été pour se réjouir de ce qu’apparemment elles ne l’étaient plus. Bien plus, M. Saint-Marc Girardin a exprimé l’espoir que ses auditeurs ne seraient pas surpris si, à la faveur des circonstances, il parlait plus librement encore désormais d’opposition et de liberté; ils le prendraient tout au plus pour un revenant, non pour un ressuscité, lui qui ne s’était jamais cru mort! En Sorbonne du moins, on n’avait jamais cru autre chose.
A. GEFFROY.
V. DE MARS.