Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1860
31 décembre 1860
L’ombre que les questions extérieures projettent sur la politique intérieure de la France est trop épaisse pour qu’il nous soit encore facile de rendre aux questions intérieures proprement dites le rang qui leur appartient, c’est-à-dire le premier. À cette fin d’année (la fatalité veut depuis quelque temps que les années s’éteignent dans une brume morose), la vive attente de chacun se porte bien plus sur le dehors que sur le dedans. C’est en vain qu’une apparence de retour vers une politique libérale s’est naguère montrée, et que le droit nous est acquis de compter sur une prochaine renaissance de vie parlementaire. On est curieux sans doute de voir ce que deviendra à l’exécution le programme du 24 novembre ; mais l’on s’inquiète bien davantage des incidens européens que nous promettent les premiers mois de 1861. C’est la question de paix ou de guerre qui reprend la première place dans les esprits. C’est surtout de l’influence que les commotions extérieures peuvent exercer sur la France que l’on se préoccupe. L’Italie, l’Autriche, la Turquie peut-être, sont dans un état violent, qui peut à tout moment entraîner des perturbations profondes. Ces perturbations éclateront-elles à l’époque depuis si longtemps prédite, c’est-à-dire au printemps prochain ? Quelles en seront les conséquences pour le reste de l’Europe ? Telles sont les interrogations que l’opinion s’adresse avec une anxiété qui va croissant à mesure que l’on avance vers l’échéance commune qu’ont fixée les espérances des uns et les craintes des autres.
À notre avis, la grande importance des événemens européens auxquels nous touchons, au lieu de détourner l’opinion des discussions intérieures dont le mécanisme de notre gouvernement peut être l’objet, devrait au contraire l’y ramener avec plus de force. Nous sommes à la veille d’une grave crise européenne, soit ; mais alors de quoi s’agit-il pour la France ? Évidemment de deux choses : d’abord de bien connaître, la nature des problèmes européens qui vont s’agiter, la portée des engagemens de notre politique extérieure, et ensuite de prendre en connaissance de cause des résolutions décisives. N’est-il pas vrai que l’opinion chez nous est insuffisamment éclairée sur les engagemens de notre politique extérieure, que, sur des indices probablement incomplets, elle s’en donne à elle-même des interprétations contradictoires, que son ignorance même est la principale cause des inquiétudes qui l’assiègent ? N’est-il pas vrai (et la leçon de la guerre d’Italie n’est-elle pas là pour nous en avertir ?) qu’il y aurait non-seulement une violente injustice, mais une témérité, cruelle, à ne pas laisser au pays la participation la plus large dans le choix du système auquel la France devra lier son action future ? Que l’on peigne donc sous les couleurs les plus sombres la situation de certains pays de l’Europe, que l’on étende le cercle des responsabilités de la France dans les événemens prévus : — l’on n’aura démontré qu’avec plus de force qu’il ne fut jamais plus nécessaire que le pays prît une entière connaissance de ses affaires, et influât par tous ses organes naturels sur la conduite du pouvoir. Nous sommes bien dans un de ces momens où il faut que le gouvernement du pays par le pays soit une vérité, où le self-government est l’intérêt vital autant que le droit imprescriptible d’un peuple. Nous pouvons être mis en demeure de faire de grands actes de volonté ; il faut que nous sachions les motifs de ces actes et les conséquences auxquelles ils nous enchaîneront. Savoir et vouloir ! un peuple ne peut résoudre ce problème que par l’ordonnance et la mise en œuvre de ses institutions.
Nous ne sommes donc point de ceux qui croiraient faire injure au gouvernement en supposant que, dans sa pensée, le programme du 24 novembre, malgré ses lacunes, répondait au moins en partie à cette nécessité de situation que l’état de l’Europe suscite à la France. Ce programme est à nos yeux un signal : il est d’une extrême importance que ce signal soit compris, Le programme ne s’occupe guère que du parlement ; nous ne méconnaissons point ce qu’il fait pour les chambres en leur donnant la publicité des débats, le droit d’adresse et la participation de quelques ministres aux délibérations du corps législatif. À ne parler que de la question extérieure, de là nous viendront infailliblement de précieuses lumières. Il est impossible que, dans la discussion de l’adresse au corps législatif et au sénat, le gouvernement ne soit pas sérieusement et profondément interrogé sur la question extérieure. Nous ne serions même pas surpris si, pour donner aux débats une base substantielle et solide, le gouvernement, par une sage imitation du gouvernement anglais, communiquait aux chambres les principaux documens de ses négociations diplomatiques. Trois ministres pourront porter la parole au corps législatif ; mais, douze membres du cabinet sur treize étant sénateurs, à peu près tous les ministres pourront donner des explications au sénat. Il dépendra donc des membres du sénat ou du corps législatif d’obtenir non-seulement des éclaircissemens partiels sur quelques détails de la politique extérieure du gouvernement, mais l’exposé des grandes lignes, des tendances générales, du système de cette politique. Le grand jour, se faisant ainsi sur la politique étrangère, apportera au public quelque chose de plus que des informations utiles et sûres : les confidences du gouvernement sur le passé prendront aussitôt le caractère d’engagemens pour l’avenir, car des principes posés, des antécédent révélés, il sera facile à l’opinion de déduire les conséquences logiques. La nécessité que le gouvernement a volontairement acceptée d’exprimer et d’expliquer publiquement, à un moment donné, la pensée et les actes de sa politique étrangère lui sera utile à lui-même dans la conduite de cette politique, car elle l’obligera à porter avec une attention plus vigilante dans la conception et l’exécution de ses actes ce souci, ce scrupule, ce point d’honneur de la consistance dont sont possédés ceux qui savent qu’ils auront à rendre un compte public de ce qu’ils font. Voilà, notamment pour ce qui concerne la politique étrangère, le bien qui peut sortir, les sénateurs et les députés remplissant leur devoir, du programme du 24 novembre ; mais la publicité des débats des chambres, si elle fournit les informations les plus élevées à l’opinion, ne suffit point à satisfaire le besoin constant et universel d’informations que ressentent de nos jours les sociétés civilisées. La constance et l’universalité des informations, ces sociétés ne peuvent les trouver que dans une presse stimulée par la concurrence, vivifiée par la liberté. Chez un peuple où tous les citoyens sont appelés par l’universalité du suffrage à participer au gouvernement, les devoirs politiques ne sont point circonscrits dans l’exercice des fonctions législatives et ne sont point exclusivement imposés aux membres des assemblées. Les électeurs ont à remplir vis-à-vis du parlement, dans l’élection des députés et dans leurs rapports avec eux, des devoirs analogues à ceux que les députés eux-mêmes ont à remplir vis-à-vis du gouvernement. Or, après et avec le programme du 24 novembre, la presse a encore à reconquérir la liberté, et il reste aux citoyens à trouver dans la pratique la conciliation du suffrage universel avec la liberté. Le peuple et la presse, dans nos vastes sociétés, où les individus sont séparés par l’immensité du territoire, mais providentiellement rapprochés par ces conquêtes du génie humain, l’imprimerie, la vapeur, l’électricité, — le peuple et la presse, pour se mettre au niveau de la nouvelle vie parlementaire, ont donc de nouveaux droits à faire reconnaître et à exercer. Comment le citoyen aux élections, comment le journal dans les controverses politiques ne verraient-ils pas s’agrandir le cercle de leur activité dans la même proportion où s’étendent les prérogatives de la discussion parlementaire, et par suite la responsabilité des représentans du peuple vis-à-vis de celui de qui ils tiennent leur mandat ? Pousser l’enquête et la discussion qui doivent émanciper la presse du régime administratif et la ramener au régime légal, élucider la théorie de la constitution de 1852, se préparer par une étude attentive et, toutes les fois que l’occasion s’en offrira, par des essais sérieux à la pratique libérale du suffrage universel, c’est donc travailler à mettre le pays en état de se prononcer avec discernement, avec sûreté, sur les graves problèmes que les événemens européens peuvent lui proposer, et c’est en même temps répondre sérieusement au signal donné par le programme du 24 novembre.
Pour qui, sans être ni ministre, ni sénateur, ni député, ne veut pas cependant demeurer étranger aux affaires de son pays, voilà la tâche plus nettement tracée aujourd’hui que jamais. Ce n’est point ici le lieu d’essayer de la remplir ; depuis longtemps, et lorsque l’espoir du succès était moins permis que maintenant, nous y avons consacré plus d’un effort. La considération des affaires extérieures nous attire en ce moment comme tout le monde. Pourtant nous ne pouvons nous empêcher de signaler à cette heure des efforts distingués ou utiles qui ont été tentés naguère dans la voie que nous indiquons. Une récente et piquante brochure de M. d’Haussonville vient, suivant nous, de faire faire un pas important à la question de la presse ; un très spirituel volontaire, qui a eu aux dernières élections générales le mérite d’essayer la lutte avec ses seules ressources, et de réunir autour de sa candidature indépendante une très respectable minorité, M. Bosselet, vient de publier sous le titre de Lettres de M. Journal, une critique très fine et très juste du système d’où, nous l’espérons, nous sommes en train de sortir, et une protestation saine et sensée en faveur des principes libéraux. Un homme dont nos lecteurs connaissent et goûtent l’esprit net et juste et le rare talent d’exposition, M. Léonce de Lavergne, vient d’analyser le mécanisme de notre constitution et de montrer le parti qu’on en peut tirer dans l’intérêt de la liberté. Enfin le parti libéral vient de faire, dans les élections municipales de Marseille, une honnête et instructive expérience du suffrage universel. Dans ces publications et ces faits d’un intérêt tout actuel, deux points nous paraissent mériter d’être notés : c’est d’une part le curieux document que la polémique excitée par la Lettre au sénat de M. d’Haussonville a mis au jour, document qui occupera désormais une bonne place au dossier de la question de la presse ; c’est d’un autre côté le caractère significatif des élections municipales de Marseille.
Que ceux qui ont à souffrir des vives épigrammes de M. d’Haussonville fassent entendre des plaintes, c’est leur droit. Les rieurs ne sont point pour eux, et il faut convenir qu’à ce métier de tirailleur qu’il a galamment entrepris, M. d’Haussonville fait souvent chasse heureuse. Le noble écrivain est de ceux qui pensent qu’il n’est point mauvais, pour s’assurer de la sensibilité du malade, de s’exposer à le faire crier. Il faut citer aujourd’hui un bon trait à l’appui de sa méthode : un homme de talent qui a eu la rare bonne fortune, sous le régime de la loi de 1852, d’obtenir l’autorisation de créer un journal a cru voir un doute élevé sur son indépendance dans un passage de la Lettre au sénat. Le doute n’était point justifié assurément, et d’ailleurs la susceptibilité de l’écrivain s’était irritée à tort ; mais, personne, si ce n’est les partisans de la loi de 1852 et ceux qui en ont le difficile maniement, n’est fondé à regretter le résultat de cette double méprise. Nous ne connaissons point de témoignage plus concluant contre le système des autorisations en matière de journaux que le récit des péripéties qu’a dû traverser M. Guéroult pour obtenir l’autorisation de créer l’Opinion nationale. La sincérité de M. Guéroult ne ménage personne. Oubliant sans doute que le Moniteur en décembre 1858 avait frappé de blâme la polémique soutenue alors dans un autre journal par M. Guéroult à propos de la question italienne, le rédacteur de l’Opinion nationale attribue au contraire sans hésitation la faveur dont il a été l’objet à l’approbation que l’empereur aurait donnée à cette polémique. L’intervention réitérée du prince Jérôme fut nécessaire pour pousser l’affaire dans les bureaux du ministère de l’intérieur. L’indépendance de l’écrivain fut exposée à une rude épreuve dans le cabinet même du ministre. Celui-ci mit une condition à l’autorisation : c’est que M. Guéroult lui remettrait sa démission en blanc. Cette condition fut refusée, et il ne fallut rien moins que le retour de l’empereur, après la campagne d’Italie, pour rendre efficaces les hautes et exceptionnelles protections qui ont présidé à la naissance de l’Opinion nationale. Aucune des assertions de M. Guéroult n’a été démentie ; nous le répétons, l’indépendance de cet écrivain est incontestable et ne pouvait être mieux démontrée que par la franchise de son récit ; mais l’on voudra bien reconnaître que cette révélation est la critique la plus forte qu’ait encore soulevée le régime auquel la presse est soumise depuis 1852. Tous les écrivains indépendans ne peuvent certes avoir la présomption d’espérer qu’ils mériteront la haute et particulière approbation de l’empereur ; tous les écrivains indépendans ne peuvent compter parmi leurs titres l’amicale faveur d’un prince de la famille impériale. Enfin quels inconvéniens n’a pas pour le pouvoir lui-même un système qui a pu inspirer à un ministre aussi honnête homme que M. le duc de Padoue la pensée de l’expédient d’une contre-lettre ! Le libéralisme de M. de Persigny nous autorise sans doute à espérer la prompte réforme d’une telle législation ; mais, si les argumens pratiques eussent encore, été insuffisans à démontrer les fâcheux effets de l’exception au principe d’égalité consacrée par le décret de 1852, l’argument le plus décisif aurait été fourni par cette révélation qu’une inoffensive raillerie de M. d’Haussonville a obtenue de l’un des favorisés de ce régime exceptionnel.
Les élections municipales de Marseille sont d’un bon exemple et d’un heureux augure pour le réveil de la vie politique. Il est des esprits froids qui, à force de se mettre en garde contre les illusions, s’exposent à penser trop défavorablement de l’efficacité de leurs efforts au moment même où ils les tentent. Peut-être notre ami M. Léonce de Lavergne, tout en nous donnant son excellent catéchisme de la constitution, ne s’est-il point assez défendu contre cette inclination pessimiste. Des faits comme les élections marseillaises prouvent que lorsque ceux qui ont des devoirs politiques n’hésitent point à les remplir, le corps électoral montre plus d’intelligence et d’élan que quelques-uns ne le supposent. Les élections marseillaises sont intéressantes à plusieurs points de vue : elles font voir le parti que l’on peut tirer de l’action légale dans l’intérêt d’élections libérales ; elles donnent une idée des obstacles que les candidatures indépendantes doivent s’attendre à rencontrer dans l’influence considérable que le suffrage universel assure à l’administration ; elles fournissent un curieux échantillon des combinaisons que comporte dans le camp de l’opposition et dans le camp de l’administration l’état présent des opinions politiques dans notre pays.
Les élections municipales du mois d’août à Marseille avaient été annulées par un arrêt du conseil de préfecture. Ces élections avaient été entachées en effet de nombreuses irrégularités, de fraudes, de violations des lois. Quoique les élections du mois d’août n’eussent point donné lieu à une lutte très animée, les manœuvres répréhensibles qui y avaient été commises avaient appelé l’attention de quelques citoyens intelligens. Ceux-ci avaient fait acte d’initiative ; ils avaient dénoncé les vices flagrans de l’élection, et avaient mis, par l’action légale, le conseil de préfecture en demeure d’invalider le résultat faussé du vote. C’était une première victoire pour le libéralisme légal. Elle obligeait et encourageait ceux qui l’avaient obtenue à entrer plus résolument dans la lutte. Ils s’y sont présentés au nom de l’indépendance du suffrage Universel. « La condition vitale du suffrage universel, disaient-ils dans leur adresse, c’est l’indépendance des électeurs… En nous présentant sans désignation administrative, nous avons voulu que le choix des mandataires de la cité ne dépendît d’aucune autre initiative que celle du corps électoral. » Le nom d’un des membres les plus distingués du barreau marseillais, celui de M. Clapier, était en tête de la liste indépendante. M. Clapier, qui a été député dans la dernière chambre du règne de Louis-Philippe et président du conseil-général des Bouches-du-Rhône sous la république, a conduit cette campagne avec un grand zèle et une sagacité vraiment politique. Il s’agissait bien plus pour le parti libéral de faire une expérience vigoureuse du suffrage universel que de remporter la victoire du scrutin. L’arrêté du sénateur-administrateur des Bouches-du-Rhône, qui convoquait les électeurs pour le 15 et le 16 décembre, n’a été publié que le soir du 9, en sorte qu’il ne restait que cinq jours pour se préparer à l’élection, et il fallait composer une liste de trente-six candidats. À la difficulté du temps, le maire en avait gratuitement ajouté une autre. Par un arrêté du 10 décembre, il avait établi une division électorale de la commune toute nouvelle, sans faire connaître le principe de ce remaniement. La conséquence était que, pour savoir où ils devraient voter, les électeurs étaient forcés d’attendre qu’on leur envoyât leurs cartes. C’était aider singulièrement cette disposition indifférente dont le suffrage universel est depuis neuf ans accusé parmi nous. Toutes les cartes étaient loin d’arriver aux destinataires ; un grand nombre d’électeurs furent forcés de les réclamer par exploits d’huissiers. L’affichage et la distribution de la profession de foi et de la liste des candidats indépendans étaient interdits par les commissaires de police, mais l’interdiction ne frappait en réalité que les affiches de l’opposition ; celles de la mairie, malgré un arrêté préfectoral qui prohibait toute manifestation de ce genre, furent au contraire partout placardées. À cet arrêté du sénateur-administrateur, les électeurs indépendans opposèrent un acte extra-judiciaire, et obtinrent, mais seulement à la fin de la journée, la levée de la prohibition relativement à la distribution de la profession de foi des candidats. Disposant d’un temps si court, entravés par des obstacles arbitraires que l’on ne renversait tardivement qu’à coups de papier timbré, les partisans de la liste libérale de Marseille ont pu pourtant réunir 9,000 voix ; la liste de la mairie n’a eu que 4,000 suffrages de plus ; une portion même de cette liste n’a pas obtenu le nombre de voix nécessaire à la validité de l’élection. L’opposition reproche d’ailleurs à l’élection des vices semblables à ceux qui ont motivé l’annulation des scrutins du mois d’août ; elle ne se décourage ni ne se lasse : elle a dénoncé les fraudes commises dans une protestation adressée au sénateur-administrateur et au conseil de préfecture et dans une plainte déposée au parquet du procureur impérial. C’est ainsi que les causes politiques doivent agir : il faut chercher infatigablement dans la loi la défense de ses droits. Cette persévérance dans l’action légale est un salutaire exemple donné au pays par une des plus grandes et des plus importantes villes de l’empire.
Un autre fait instructif qui ressort des élections marseillaises, c’est la combinaison d’élémens divers qu’a présentée la liste de l’administration. Nous ne parlons point ici des recrues, pour ainsi dire obligées, que le suffrage universel fournit à l’influence administrative. On trouve jusqu’à présent naturel que ceux qui vivent du patronage de l’administration, ou qui ont eu à redouter le contrôle, se croient tenus d’obéir à ses mots d’ordre, que les douaniers, les employés de l’octroi, les cabaretiers, votent comme veut M. le maire. Il y a là pourtant un fort appoint du suffrage universel, et lorsqu’on sera entré plus avant dans la sérieuse concurrence des opinions, il y aura lieu de surveiller de près ce contrôle à rebours que l’administration, qui est mandataire du suffrage universel, est portée à s’arroger sur l’initiative de l’électeur, de qui elle tient son mandat et à qui appartient véritablement au contraire le droit de la contrôler. Cette question est encore trop en avant. L’influence administrative a procuré sans doute plusieurs milliers de voix à la liste du maire de Marseille ; mais d’autres influences, dont la réunion parait singulière, ont contribué à la grossir. L’administration a eu le talent de grouper autour d’elle les voix de l’extrême démocratie et les voix cléricales, exhortées, dit-on, par les jésuites et publiquement par l’évêque. Un comité démocratique invoquant les services rendus pendant de longues années à la démocratie, les traditions de la démocratie, etc., a prêté ses acclamations à la liste administrative. Ce comité a organisé dans une brasserie de la ville des réunions où un ancien membre de la montagne de notre dernière assemblée républicaine, M. Thourel, aujourd’hui avocat du barreau d’Aix, est venu plaider la cause de l’autorité municipale. Mais l’intervention la plus surprenante dans cette lutte électorale est celle de l’évêque de Marseille. Le 10 décembre, le vénérable prélat envoyait à ses curés une circulaire où il est dit : « M. le maire de Marseille croit avec moi que ses bonnes dispositions toujours persévérantes en faveur de nos églises sont assez comprises pour qu’il puisse avoir toute confiance dans votre concours. Vous lui prouverez que cette confiance est bien fondée. » Certes nous ne prétendons point contester au clergé et à l’épiscopat l’usage de leur influence politique dans les situations et à propos des questions où sont en jeu les grands intérêts du pays et les grands principes de la société et de la religion ; mais nous ne saurions nous expliquer ni approuver que dans les controverses auxquelles l’église n’est mêlée ni par ses intérêts, ni par ses doctrines, l’autorité épiscopale renonce à l’impartialité qu’elle doit à tous ceux qu’elle est chargée de conduire. Nous ne craindrons pas de dire que la neutralité en matière politique est ; prescrite au clergé dès qu’elle est permise à sa conscience. Nous avons donc peine à comprendre que l’évêque de Marseille se soit laissé distraire des prières que lui demande le pape en détresse, pour écrire des circulaires en faveur d’une administration municipale.
Nous ne nous dissimulons pas que l’exposé et l’appréciation d’un fait secondaire en soi, comme l’est l’élection d’une municipalité départementale, sortent un peu de notre compétence et appartiendraient plutôt à la presse quotidienne : ce sont les journaux qui devraient porter la lumière sur la pratique du suffrage universel, recueillir tous les élémens d’information qui sont de nature à perfectionner l’éducation du public en matière électorale ; mais nos journaux n’ont pas l’air de vouloir secouer encore l’indolence où les entretient depuis si longtemps le monopole. Si l’on trouve que nous avons prêté trop d’attention aux élections marseillaises, nous avons une autre excuse, et nous l’avons présentée d’avance. De si grandes décisions peuvent être avant peu demandées à la France, et par conséquent au suffrage universel, que rien ne nous parait trop petit et indigne d’étude dans ce qui peut nous apprendre quelque chose sur les mœurs du suffrage universel et sur la conduite d’un instrument à la fois si puissant et si difficile à manier.
Ce qui nous donne à réfléchir dans la situation extérieure, ce n’est point le détail des questions, les faits qui se déroulent au jour le jour ; c’est un ensemble de circonstances dont nous allons essayer d’exprimer le caractère général.
La crise qui travaille quelques-unes des grandes contrées de l’Europe est-une crise d’instabilité et d’affaiblissement. Il y a dans certaines parties du continent ou une débilitation ou une incertitude extrême. En vérité, quand on détourne son regard de l’Angleterre ou lorsqu’on sort de France, on ne voit plus partout qu’une désolante faiblesse : faiblesse en Italie, car si les populations de la péninsule ont éprouvé des transformations qui peuvent leur promettre dans l’avenir une nouvelle et forte vie, dans le présent rien n’est encore assuré ; les tronçons réunis de l’Italie ne se sont point encore assimilés dans une véritable unité : ceux qui augurent le mieux de la révolution sentent que, pour triompher, elle a encore bien des obstacles à vaincre, bien des hasards à traverser, et qu’un seul échec remettrait en question tout ce qui a été merveilleusement conquis jusqu’à ce jour. Faiblesse en Autriche, dont la misère financière éclate plus tristement à chaque instant, où la lutte des nationalités prend un caractère de plus en plus révolutionnaire, où le pouvoir dirigeant affiche de bonnes intentions frappées d’impuissance, cède et perd le bénéfice de ses concessions en les faisant trop tard, où le ministère a l’air de briguer par ses promesses libérales le suffrage des opinions généreuses de l’Europe et blesse ces opinions par des maladresses aussi impardonnables que l’extradition du comte Téléki. Faiblesse, quoique à un moindre degré, dans l’Allemagne, tiraillée par des tendances contraires, dont les gouvernemens ont tant de peine et sont si lents à s’entendre. Faiblesse en Russie, où l’incertitude de la solution de la question du servage paralyse tout, où l’armée n’est plus recrutée depuis plusieurs années, où l’incapacité du gouvernement laisse durer et s’aggraver une situation financière déplorable. Faiblesse en Turquie, la partie la plus malade du continent, et qu’il suffit de nommer pour exprimer l’excès du délabrement et de la décomposition.
Devant cet ensemble, le détail des événemens et des questions perd presque tout intérêt. La plus grande partie du continent est visiblement en proie à un vaste travail de dissolution, à quelque chose qui est au moins le symptôme d’une révolution générale, s’il n’est déjà cette révolution même. Pour se convaincre combien le détail des faits quotidiens a peu de valeur sur ce fond de tableau, il n’y a qu’à les passer rapidement en revue.
En Italie, l’annexion des dernières conquêtes du Piémont est officiellement promulguée à Turin, tandis que le roi de Naples poursuit à Gaëte son honorable, quoique tardive résistance, et qu’une dernière lamentation irritée du pontife s’échappe du Vatican. Est-il besoin d’attacher un grand poids à la question de savoir si l’escadre française sera retirée huit jours plus tôt ou plus tard de la rade de Gaëte ? Y a-t-il un intérêt bien sérieux à savoir jusqu’où vont les instances de l’Angleterre revendiquant pour l’Italie le principe de non-intervention, les sollicitations émues des puissances du Nord recommandant à notre protection un souverain malheureux traqué dans sa dernière forteresse ? Et n’est-ce point une curiosité frivole que de vouloir connaître exactement la cote mal taillée par laquelle le gouvernement français s’efforce de concilier ces deux exigences ? Cette conspiration savante et admirablement disciplinée des manifestations par lesquelles les Italiens ont partout préludé aux actes de révolution ou d’annexion opère maintenant à Rome sous le regard de nos soldats, et va même prendre pour théâtre la basilique de Saint-Pierre. Irons-nous là-dessus adresser aux Italiens des leçons de prudence ? Leur conseillerons-nous la réserve ? Leur prêcherons-nous le ménagement de la position de la France, le respect des intérêts généraux de l’Europe, et autres formules bonnes en saison de congrès et de protocoles ? Nous prendrions bien notre temps ! Le dernier parlement piémontais est dissous ; le premier parlement uni va être convoqué, et se réunira en février pour représenter 22 millions d’Italiens. Irons-nous, nous autres étrangers, pronostiquer à l’infini sur la composition, les difficultés, les tendances de ce parlement ? Irons-nous supputer les querelles que les députés napolitains pourront chercher aux députés du nord, les luttes possibles du piémontisme, du mazzinisme, du garibaldisme ? Féconde préoccupation ! comme si le parlement, quel qu’il soit, n’était point destiné à subir fatalement les nécessités de la situation de l’Italie. Or cette situation n’a que deux issues, la guerre ou la paix, la guerre avec ses hasards funestes, la paix avec ces émotions inquiètes, impatientes, dissolvantes, qui rendent non moins funeste que la guerre toute paix qui n’est qu’une trêve. Puis les choses ont pris un tel tour en Europe, que les Italiens n’ont peut-être plus leur libre arbitre dans l’option entre la paix et la guerre, et que c’est la force des choses qui fera le choix.
Entrons dans le fouillis autrichien. Nous sommes de ceux qui plaignent les gouvernemens et les peuples qui perdent ces occasions uniques où par des concessions mutuelles ils pourraient encore s’entendre et s’accorder. Le diplôme promulgué le 20 octobre par l’empereur d’Autriche nous paraissait être une de ces occasions de réconciliation, et l’avenir dira s’il n’est pas à regretter que la Hongrie, dans son irritation, l’ait repoussée. Ici encore les événemens partiels ne présentent d’intérêt que comme traits de la situation générale. Un nouveau ministre libéral, M. de Schmerling, prend la direction de la politique intérieure de l’empire. Ses promesses sont irréprochables : il veut constituer les diverses nationalités qui composent l’Autriche sur les bases de l’autonomie la plus large ; il se propose de fonder l’unité de l’Autriche sur le principe moral d’une fédération libre qui associera les intérêts de tous, et transigera sur les intérêts particuliers de chacun dans le conseil de l’empire, devenu une sorte de congrès général.
Des concessions importantes ont accompagné ou suivi le programme de M. de Schmerling. La loi électorale de 1848 réclamée dès les premiers jours par les comitats hongrois pour l’élection de la diète est accordée, la réunion de la Voïvodie à la Hongrie est décidée ; mais il semble que les Hongrois irréconciliablement ulcérés aient pris dès le premier jour le parti de répondre à tout : C’est trop tard. 1848 paraît être la date irrévocable de leurs aspirations et de leurs colères. Les comitats redemandent les lois de 1848. Le préfet de Pesth, le comte Karolyi, se présente avec ce mot d’ordre au comitat, et termine un discours applaudi avec enthousiasme en disant qu’il vient renouveler le seraient prêté par lui à la même place il y a douze ans. On est obligé de rendre aux villes les maires de 1848. Comme candidats aux comités départementaux, on propose aux acclamations de tous les noms de ministres ou de personnages qui ont joué les rôles les plus prononcés en 1848. Si par contre l’on vient proposer le nom d’un homme qui depuis douze ans ait occupé une place dans l’administration, un cri unanime part de l’assemblée : « il est mort ! » Les Hongrois raient ainsi du livre des vivans ceux qui ont pactisé avec l’Autriche. Si l’on détourne son attention de la Hongrie pour la porter sur les autres parties de l’empire, on ne peut se dissimuler les profonds ravages que la désaffection a produits partout. À la désaffection se mêle un sentiment non moins fatal au pouvoir, le découragement de populations qui ne croient point à la capacité des hommes placés à leur tête, et qui ne veulent plus voir autour du trône la main qui pourra les sauver. Certes, en prenant en main le gouvernement à une pareille heure, M. de Schmerling fait un acte remarquable de courage et d’abnégation, et mérite d’être soutenu par les encouragemens du libéralisme européen. On lui prête ce mot patriotique : « Je défendrai l’empire à l’intérieur comme le général Benedek saura le défendre au dehors ! » Hélas ! dans de telles circonstances, les bonnes volontés ne sont que trop souvent impuissantes. L’Autriche est engagée dans un dilemme semblable à celui qui est posé en Italie : la révolution sera-t-elle contenue ou fera-t-elle explosion en Hongrie ? L’alternative est plus douloureuse encore pour l’Autriche, car dans l’un de ces cas ce n’est plus seulement du sort de la Vénétie qu’il s’agît pour elle, mais de l’existence même. On attribue au général Benedek ce mot fier et résigné, qui peint bien cette situation menaçante : « L’enjeu de la partie qui va se jouer est la question de savoir s’il y aura encore une grande Autriche, ou si l’Autriche deviendra un état du rang de la Bavière. » Ici encore la partie sera engagée par la force des choses bien plus que par les volontés humaines. L’Italie et la Hongrie, représentées par leurs assemblées, exerceront l’une sur l’autre une attraction inévitable. Qui peut dire « qu’un tel état de choses ne prépare pas un nouveau théâtre aux glorieuses folies du solitaire de Caprera ?
Il y a dans les faits qui s’agitent en Italie et en Autriche une puissance d’excitation pour les populations voisines que personne ne saurait méconnaître. Nous ne voulons point en calculer ici les effets sur l’Allemagne et sur la Turquie. Nous dirons seulement que l’on se tromperait, si l’on attribuait à la majorité du peuple allemand une indifférence réelle sur les périls que courrait l’Autriche, ne fût-ce que du côté de l’Italie. On peut juger au contraire de la sympathie sérieuse que la cause de l’Autriche inspire même en Prusse par un amer et véhément article publié récemment dans la Feuille hebdomadaire prussienne à propos de la brochure française sur le rachat de la Vénétie dont nous parlions il y a quelques jours. Nous avons eu plusieurs fois à faire allusion à ce journal important, fondé et rédigé par les hommes qui sont aujourd’hui au pouvoir à Berlin. Son opinion sur la question de la Vénétie mérite donc d’être sérieusement pesée. L’article dont nous parlons porte un titre méprisant, qui annonce dès l’abord la pensée de l’auteur sur le projet du rachat de la Vénétie : « la spéculation sur les fonds et sur la politique. » Le patronage donné par un de nos journaux officieux à la brochure sur la Vénétie a d’ailleurs en Allemagne produit la plus mauvaise impression, même parmi les adversaires habituels de l’Autriche. Le comité militaire de la diète de Francfort s’occupe, aussi activement que les mœurs fédérales le permettent, de pourvoir l’armée de la confédération de canons rayés du système prussien. On dit aussi que l’interminable question du commandement de l’armée fédérale avance dans les négociations directes entamées à ce sujet à Berlin entre la Prusse et l’Autriche, et recevra une solution prochaine.
Revenons à ce caractère général de la situation extérieure qui donne lieu de craindre toute sorte de complications prochaines. Dans les idées de l’ancienne politique, qui ne comprenait point la grandeur des intérêts économiques, la France, satisfaite de sa force, matérielle qui présente en effet un aspect plus rassurant que son état moral, la France eût pu assister avec un secret plaisir à l’affaiblissement de ses voisins et à la décomposition des puissances sous la coalition desquelles elle succombait il y a cinquante ans. Dans cet ordre de considérations où l’on tient surtout compte de la force des états, il y aurait même lieu de dresser aujourd’hui un bilan instructif des résultats qu’ont eus les arrangemens de Vienne pour la France et pour les puissances qui ont vaincu Napoléon en 1814 et 1815. À la lumière de cette grandiose expérience, que l’on peut regarder comme terminée aujourd’hui après les ébranlemens qu’a reçus le système créé par le congrès de Vienne, il est permis de réviser bien des jugemens passionnés et rétrogrades portés par l’ancienne école politique. Cette école prétendait que la France avait été outrageusement affaiblie par l’arrangement du congrès de Vienne, et il se trouve qu’au bout d’environ un demi-siècle, c’est la force du vaincu seul qui s’est relevée et prodigieusement accrue, tandis que les vainqueurs, malgré les frontières qu’ils nous ont enlevées, sont allés en s’affaiblissant et en déclinant. C’est qu’entre les vainqueurs et les glorieux vaincus il y a eu depuis ce temps une différence profonde. Le vaincu a mené pendant trente-sept ans la vie orageuse, mais saine et virile de la liberté, tandis que les vainqueurs se sont étiolés dans les routines débilitantes du despotisme. Certes la leçon est grande, et l’enseignement opportun. S’il y a encore en France une école de politiques qui mettent en balance la vertu de l’agrandissement des frontières et la vertu du principe vital des institutions libres, conçoit-on une condamnation plus écrasante de ce matérialisme que celle que les faits prononcent sous nos yeux ?
Mais une solidarité morale et économique unit les peuples, et les sociétés contemporaines la ressentent trop pour tirer joie et vanité des perturbations qu’éprouvent des nations voisines. Le mal de celles qui souffrent rejaillit promptement sur les autres ; les plus saines n’échappent point à cette loi. L’Europe ne pourrait pas supporter longtemps, sans être atteinte tout entière d’une douloureuse langueur, la prolongation du désordre auquel l’Italie, l’Autriche et la Turquie sont en proie, lors même que ce désordre n’enfanterait point la guerre. Les intérêts sont trop mêlés dans notre civilisation moderne pour ne point être atteints partout, lorsqu’ils sont blessés quelque part. Ne voit-on pas en ce moment même les besoins financiers de la Turquie et un emprunt mal conçu compromettre des places françaises et soulever chez nous de difficiles questions morales et politiques ? L’attitude passive, l’inertie, ne mettent point les peuples et les gouvernemens à l’abri de cette contagion, et si l’on prend le parti de l’action, si l’on veut intervenir dans les luttes engagées, à quelles fausses mesures ne risque-t-on point de recourir ! à quels périls ne s’expose-t-on pas ! Le moment présent est donc grave, et c’est sur l’extrême gravité de la situation, considérée dans l’ensemble, que nous avons voulu appeler aujourd’hui l’attention. À cet ensemble de nécessités politiques, il faut faire face, non par de petits expédiens qui suivent maladroitement les faits et ne les gouvernent point, mais par une forte compréhension des choses et un large système.
Le romanesque succès de notre expédition de Chine fait une diversion heureuse aux préoccupations inquiètes qu’inspire l’état de l’Europe. Un épisode des découvertes et des conquêtes fabuleuses accomplies au-delà des mers par les héroïques aventuriers du XVIe siècle se trouve ainsi transplanté dans le XIXe dans le siècle des guerres savantes et correctes. Cette entreprise si hardiment conduite met enfin la civilisation en contact avec le dernier et le plus vaste boulevard de la barbarie, s’il est permis de ranger en effet parmi les barbares un peuple qui n’avait de barbare que son entêtement à demeurer fermé aux autres nations. Grâce aux habiles négociateurs de France et d’Angleterre, grâce à nos infatigables soldats, on peut croire qu’enfin la Chine est ouverte. La Chine ouverte, autant dire qu’il n’y a plus de Chine. Plût à Dieu que nous eussions le droit de pousser la même exclamation triomphante à propos de toutes les Chines intellectuelles, morales et politiques que l’ignorance, l’égoïsme et la mauvaise foi conservent parmi nous ! C’est notre souhait de bonne année.
e. forcade.
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Au mois d’octobre 1854, une diète extraordinaire était convoquée dans la capitale de la Saxe pour discuter, entre autres projets de lois, la réforme du code pénal et du code de procédure criminelle. À la suite de ces débats et comme appendice aux mesures qui venaient d’être votées, le gouvernement saxon conclut avec plusieurs cabinets de l’Allemagne des conventions relatives à l’extradition des accusés. Par une de ces conventions, en date du 28 novembre, la Saxe et l’Autriche s’engageaient réciproquement à se livrer les criminels réfugiés sur leur territoire. Il s’agissait de criminels, il s’agissait de crimes tels que les définissent les lois chez tous les peuples chrétiens ; dans l’esprit des chambres et, nous en sommes convaincus, dans l’esprit du ministère saxon, ce n’étaient pas des opinions politiques, ce n’étaient pas des regrets et des espérances que l’on voulait frapper. Non, sous le règne du prince qui a commenté la Divine Comédie et consacré de si nobles pages à l’exilé de Florence, ce n’était pas contre les exilés qu’on inscrivait sur les frontières de la Saxe les sinistres paroles : voi ch’entrate… Vous qui entrez dans ce pays, si vous êtes Italien et que vous ayez fait des vœux pour l’indépendance de l’Italie, si vous êtes de race slave et que vous ayez réclamé des institutions nationales pour la Galicie et la Bohème, si vous êtes Hongrois et que vous ayez défendu votre patrie aux heures décisives où il est impossible de rester neutre, sachez-le bien, nous vous livrerons à l’Autriche.
Le ministère saxon vient d’agir comme si cet écriteau honteux était planté en effet aux portes de Dresde et de Leipzig. M. le comte Ladislas Téléki, réfugié hongrois voyageant avec un faux passe-port, où il était désigné comme sujet de l’Angleterre, a été arrêté par la police de Dresde. Dans tout autre pays, il eût été simplement reconduit à la frontière ; le gouvernement saxon l’a livré au gouvernement autrichien, et le noble patriote hongrois est aujourd’hui dans ces prisons qui rappellent tant de tristes souvenirs.
Qu’est-ce donc que le comte Ladislas Téléki ? Un des plus dignes représentans de la noblesse magyare. Héritier d’un grand nom, disciple et successeur des hommes qui, vers 1820, ont commencé la régénération du pays par la régénération des hautes classes, M. le comte Téléki a consacré sa vie à l’étude des lois de son pays et des besoins nouveaux qui s’y produisent. Un célèbre écrivain hongrois, M. Moritz Jokay, dans un dramatique tableau de mœurs, a vivement peint, et l’une en face de l’autre, deux familles ou plutôt deux périodes de la noblesse de son pays : d’un côté l’ancienne aristocratie, façonnée aux usages de la cour de Vienne, n’ayant d’autre ambition que de montrer ses uniformes dans les salons, pleine de mépris pour la langue et les mœurs nationales, incapable d’une pensée sérieuse, d’un travail utile, dégradée enfin par l’inaction autant que par la bassesse des sentimens, et quand elle revenait séjourner quelque temps dans ses domaines, se livrant pour se désennuyer aux plus puériles extravagances ; de l’autre au contraire, la jeune noblesse, active, laborieuse, passionnée pour le pays natal, étudiant les ressources du sol et le travail des esprits, étudiant aussi l’Europe, s’initiant aux lumières nouvelles, s’efforçant de les répandre parmi le peuple, en un mot préparant par tous les moyens la renaissance intellectuelle et morale de la patrie, condition première et gage assuré de sa rénovation politique. Le comte Ladislas Téléki tenait dignement sa place dans cette jeune phalange quand les événemens de 1848 vinrent le mettre plus particulièrement en évidence ; c’est lui qui fut chargé de représenter le nouveau gouvernement de la Hongrie auprès de la république française. Sous la présidence du général Cavaignac, dans les premiers mois de la présidence du prince Louis-Napoléon, M, le comte Téléki, envoyé du gouvernement national de son pays, eut maintes fois l’occasion de défendre sa cause auprès de nos hommes d’état, et s’il ne réussit pas à leur faire partager ses vues, il leur inspira du respect par l’élévation de son caractère et la modération de son esprit. C’est le témoignage que lui a rendu ici même un fonctionnaire distingué du ministère des affaires étrangères, M. Hippolyte Desprez, dans une étude où il combat certaines idées politiques du parti auquel se rattachait le généreux Magyar. Depuis la défaite de la Hongrie en 1849, M. le comte Téléki vivait soit à Paris, soit à Genève, toujours occupé d’études sérieuses, les yeux tournés vers sa chère patrie, et ceux qui ont eu l’honneur de le connaître se demandent par quel enchaînement de sophismes, par quelle étrange interprétation des lois saxonnes, une âme si pure, si noble, un cœur si loyal et si désintéressé, a pu être assimilé aux criminels.
Ce n’est pas pour le comte Ladislas qu’une pareille assimilation est infamante. Certes nous avons le droit d’élever la voix dans cette affaire, et il y a même là un devoir sacré pour nous, car il est bien évident qu’un des principaux mobiles du ministère saxon a été l’espèce de haine qu’il porte à la France et qu’il affiche en toute rencontre. M. le baron de Beust, qui sans présider au ministère, en est l’âme depuis bien des années, ne dissimule guère ses sentimens à notre égard ; on l’a vu en deux occasions solennelles, pendant l’expédition de Crimée comme pendant la guerre d’Italie, nous chercher des ennemis par toute l’Allemagne. En 1854, il a été sur le point de brouiller la Saxe avec l’Autriche parce que l’Autriche refusait de faire cause commune avec la Russie ; en 1859, il a fait acte de vassalité envers la monarchie des Habsbourg dès le moment où les Habsbourg se sont trouvés en face de nous sur les champs de bataille d’Italie. L’extradition du comte Ladislas Téléki est un pas de plus dans cette voie, c’est un hommage obséquieux du vassal au suzerain ; et comment ne pas y reconnaître l’intention de jeter un défi, défi indirect il est vrai, et médiocrement courageux, aux principes de notre politique internationale ? Encore une fois, à part même toute question générale d’humanité, d’honneur, de civilisation, nous avons le droit de protester contre la conduite du cabinet de Dresde, et la presse française n’a pas manqué à sa tâche ; mais il y a un peuple, j’en suis sûr, qui ressentira plus vivement encore cette violation de tous les principes, car son honneur y est expressément et directement engagé : c’est le généreux peuple du royaume de Saxe. Et non-seulement la Saxe, mais la Bavière, le Wurtemberg, le grand-duché de Bade, le grand-duché de Saxe-Weimar-Gotha, la Hesse-Électorale, toute cette Allemagne, divisée sur la carte, mais unie de cœur et de pensée, tous ces états secondaires qui gardent leur originalité germanique en face des prétentions prussiennes et autrichiennes ont dû éprouver au même titre cette commune impression de honte et de douleur. Il y a en effet une solidarité particulière qui les relie au sein de la confédération générale, et puisque M. de Beust a eu plus d’une fois l’honneur de porter la parole au nom de ce groupe d’états, il est bien naturel que sur tous les points de cette Allemagne vraiment allemande tous les honnêtes gens, tous les cœurs libéraux se sentent également engagés, c’est-à-dire humiliés, par la décision du cabinet de Dresde.
Nous la connaissons, cette Allemagne loyale et généreuse ; nous savons ce qu’elle a souffert en maintes circonstances, sous des gouvernemens presque tous dévoués à l’Autriche ; nous savons qu’au moment où elle se vante de représenter dans le monde le principe de la liberté morale, le respect de l’individu, si indifférent, disent-ils, aux races romanes, ils reçoivent sans cesse de leur police les plus douloureux démentis ; nous savons quelle scission profonde s’établit de plus en plus entre les cabinets et l’opinion publique ; nous n’ignorons pas non plus la tendre et reconnaissante affection de ces peuples pour leurs princes, lorsque le prince porte un cœur allemand, et qu’il tient à honneur, comme le duc de Saxe-Weimar par exemple, d’être le premier défenseur de l’esprit germanique. À coup sûr, un acte comme celui qui nous arrache ces paroles est une humiliation, et la plus cruelle de toutes, pour ces âmes éprises du juste et de l’honnête. Nous espérons que les publicistes saxons n’auront pas attendu notre appel pour protester avec nous au nom de la justice, et avec leurs frères d’Allemagne au nom de l’honneur national.
Quant à l’Autriche, voilà une belle occasion pour le ministère Schmerling de confirmer immédiatement les espérances que son avènement a fait concevoir à l’Europe libérale. En renonçant à cet otage que lui a livré d’une façon inique l’obséquiosité du cabinet saxon, elle rejettera la responsabilité d’une mesure qui a soulevé la conscience publique, et qui peut lui faire de nouveaux ennemis en Allemagne et en Europe. Est-ce au moment où la Hongrie s’agite, où tous les cœurs frémissent, où chacun se demande si l’on peut se fier aux concessions et aux promesses de Vienne, qu’on aurait la folie de réveiller les souvenirs irritans ? Que le ministère nouveau, respectant un loyal adversaire, s’empresse de rendre au comte Ladislas Téléki la liberté de l’exil : un tel acte, dans les conjonctures présentes, sera le plus éloquent des programmes.
SAINT-RENE TAILLANDIER.
La destinée de la nouvelle pièce que M. Louis Bouilhet vient de donner à l’Odéon contient toute une leçon de haute philosophie pratique très propre à faire réfléchir, et qui, je l’espère, profitera aux poètes en général et à M. Bouilhet en particulier. La pièce a été froidement accueillie. Est-elle donc inférieure aux productions précédentes de l’auteur ? Non, elle est leur égale, et à plusieurs égards, autant que mes faibles lumières me permettent d’en juger, elle est leur supérieure ; mais elle paie le prix des applaudissemens exagérés et des complaisances trop empressées qui avaient salué l’entrée du poète dans la carrière dramatique. Quand je vois les poètes et les écrivains trop ardens à forcer la renommée, je m’étonne toujours qu’ils ne réfléchissent pas davantage à la profondeur de cet axiome qui est aussi vrai en morale qu’en physique : la réaction est toujours égale à l’action. Plus le mouvement agressif sera violent et exagéré, plus, à un jour voulu, la réaction sera douloureuse et imméritée. Il y a une souveraine imprudence à vouloir recueillir dès le début le plus gros prix possible de ses efforts, c’est le moyen le plus infaillible de se ruiner dans l’avenir. Si vous demandez beaucoup au public, et qu’il vous accorde, pour votre malheur, tout ce que vous lui demandez, il exigera beaucoup en revanche, il exigera trop peut-être ; ainsi le veut l’impitoyable loi des compensations. Et que pourrez-vous dire pour votre défense, lorsqu’il répondra à vos réclamations : « Je ne vous dois plus rien, je vous ai payé dès le premier jour, alors que je ne vous devais rien encore ? Vous m’avez demandé dès votre début le prix de toute une vie de travail, je vous l’ai donné sans autre garantie qu’une hypothèque très incertaine sur votre avenir et sur les chances de votre inspiration. C’est à vous de me rendre en efforts mes encouragemens et en enthousiasme poétique ma sympathie. Applaudissemens, couronnes, ovations, je vous ai tout donné et je ne m’en repens pas, mais je regrette que vous ayez mal interprété mes intentions et que vous ayez vu dans ma prodigalité le salaire légitime du travail que vous aviez accompli plutôt que le salaire anticipé du travail futur. » Sans doute le poète ne pourrait rien répondre, et cependant ce discours bien souvent n’est pas irréfutable et soulève plus d’une objection. Si le poète ne peut pas s’adresser au public, la critique alors doit parler à sa place. « Qui donc vous forçait, peut-elle répondre, d’être si docile aux vœux du poète, et pourquoi le prendre au mot avec tant d’empressement ? Est-ce par malice ? est-ce par caprice ? Si c’est par malice, le jeu est cruel ; si c’est par caprice, il est presque immoral. Le poète vous demandait votre enthousiasme, vous étiez libre de ne pas l’accorder : il ne fallait lui donner que votre attention ; il vous demandait vos applaudissemens, il fallait vous borner à l’encourager. Vous avez cru devoir faire plus : est-il juste qu’il en porte la peine ? Parce que vous lui avez trop donné autrefois, est-il juste que, pour rétablir l’équilibre, vous ne lui donniez pas assez aujourd’hui ? Ses productions précédentes ne valaient pas tout le bruit que vous avez fait autour d’elles, et vous l’en punissez sur son œuvre nouvelle, qui mérite mieux que la froideur avec laquelle vous l’avez accueillie. Pourquoi avez-vous fait des promesses que vous n’étiez pas sûr de pouvoir tenir ? pourquoi avez-vous fait contracter au poète une dette trop forte, si c’était pour la réclamer à une échéance trop courte et refuser l’à-compte très raisonnable qu’il vous offre aujourd’hui ? Il y a quelque chose de cruel et presque d’inique dans cette générosité capricieuse doublée d’une exigence tyrannique. Puisque vous avez cru devoir lui donner ce qu’il vous demandait, il faut maintenant attendre avec une patience sympathique qu’il ait eu le temps de s’acquitter envers vous. »
La conclusion de cet exorde, c’est que nous devons nous défier de cet axiome, très controversable, qui prétend qu’il faut obtenir trop pour avoir assez, et que nous devons moins désirer le succès que la justice. Ne demandons jamais que ce qui nous est strictement, étroitement dû, en sorte que notre récompense puisse toujours se confondre avec notre salaire, et nous n’aurons jamais à payer trop cher le prix de la renommée. La plupart des poètes et des écrivains sont heureux des louanges, même lorsqu’elles sont exagérées ; s’ils étaient plus sages, ces louanges les feraient trembler. Tenons-nous-en donc à la justice : rien n’est vrai, bon et durable que ce qu’elle donne.
La nouvelle pièce de M. Bouilhet a causé un désappointement général, qu’il nous est impossible de partager. Nous avons éprouvé une certaine surprise, mais nul désappointement. Nous nous attendions à un drame bourgeois, écrit en vers romantiques, avec l’exubérance de métaphores et d’images à laquelle le poète semblait vouloir nous faire prendre goût, et nous avions fait notre siège en conséquence. L’Oncle Million nous force à son honneur non d’abandonner le plan de ce siège, mais de le modifier légèrement. Nous nous proposions, les œuvres de M. Bouilhet en main, de lui démontrer qu’il se trompait de route, et que la nature de son talent le portail peut-être vers de tout autres genres que le drame et la comédie. Notre opinion, même aujourd’hui, après l’Oncle Million, est encore que M. Bouilhet ne connaît pas sa véritable originalité, ou que, par suite d’une fausse honte de poète romantique, il n’ose pas avouer le genre poétique dans lequel il pourrait exceller s’il le voulait. J’ose à peine nommer moi-même ce genre, un peu discrédité aujourd’hui, quoiqu’il ait produit plusieurs impérissables chefs-d’œuvre, par crainte que M. Bouilhet ne voie dans mes paroles une plaisanterie perfide qui est bien loin de ma pensée, et n’aille s’imaginer que je veux l’assimiler à des poètes qui paraissent surannés à notre génération, quoiqu’elle ne les ait jamais lus. Armons-nous de courage cependant, et prononçons le terrible nom : le genre pour lequel M. Bouilhet semble né, c’est le poème descriptif ; j’en atteste la remarquable pièce les Fossiles et quelques beaux passages de Melœnis.
Je sais que le poème descriptif est tombé en désuétude par suite de l’abus qui en a été fait, et que le nom de Delille se présente immédiatement à la mémoire ; mais c’est un genre qui en vaut un autre, et les plus grands poètes n’ont pas dédaigné de l’employer. Écartez, s’il vous déplaît, le nom beaucoup trop ridiculisé de Delille, et songez que le grand poète Lucrèce a écrit le De Naturâ rerum, et que les Géorgiques sont l’œuvre de Virgile. C’est un genre injustement discrédité, et regardé à tort comme artificiel ; il n’est pas artificiel, car il a sa raison d’être dans la nature du génie humain : il répond à une des catégories de l’imagination, et peut seul servir d’expression à certaines conceptions de l’esprit poétique. Il serait donc digne d’être ressuscité et renouvelé, et le beau poème des Fossiles montre que M. Louis Bouilhet pourrait tenter l’entreprise à son honneur. Partout ailleurs, dans la poésie lyrique pure, dans la fantaisie, dans le drame, M. Bouilhet imite volontairement ou involontairement ; mais dans la partie descriptive de ses œuvres, il retrouve son originalité, qu’il ignore ou qu’il méconnaît. J’entends beaucoup parler du lyrisme de M. Bouilhet ; il faut s’entendre sur ce mot. Son lyrisme est essentiellement descriptif : il a de l’ampleur, de la majesté et une certaine lenteur aisée ; il n’a pas d’élan ni d’essor. Le poète ne se mêle pas avec passion au tourbillon vivant des choses, mais les choses passent devant lui dans une succession lente et prévue ; elles semblent modérer et ralentir leur mouvement, de manière à lui permettre de les saisir et de les peindre. Comme il n’est pas mêlé à leur vie, elles ne lui livrent pas les secrets qu’il ne leur demande pas, elles lui livrent leurs surfaces, sur lesquelles il promène avec complaisance son œil de poète, et qu’il décrit avec une admiration émue et heureuse. Il jouit du mouvement de la nature et de la vie, non comme d’une passion et d’un tourment, mais comme d’un spectacle, et de la volupté la plus choisie qui se puisse rencontrer ici-bas. C’est là le lyrisme qui convient par excellence au poète descriptif. Ajoutons qu’il possède au plus haut degré une faculté qui est nécessaire pour réussir dans ce genre poétique : je veux dire la faculté d’assimilation, laquelle n’est autre que le don de s’oublier assez complètement pour décrire et imiter les choses qui nous sont étrangères et qui passent sous nos yeux. Toutes les imitations que l’on surprend dans ses poèmes lyriques ne sont que des égaremens, et je dirais volontiers des entraînemens instinctifs de cette faculté d’assimilation que le poète ne connaît pas ; il décrit dans ces imitations les poésies d’autrui qui l’ont frappé par leur beauté et leur harmonie, absolument comme il décrit ailleurs un horizon ou un paysage. L’objet de la description est changé, mais la faculté reste la même.
Le drame, l’action, la nature en mouvement, lui échappent malgré tous ses efforts ; il retombe involontairement dans la description, qui est naturelle aux inclinations de son esprit. Ouvrez le plus long de ses poèmes, Melœnis. C’est un roman en vers dont la scène se passe sous le règne de Commode. La fable choisie par le poète est pleine de germes dramatiques qui ne demandaient qu’à s’épanouir. Il contient une assez grande abondance de situations violentes, de passions échevelées, de caractères en contraste, pour fournir la matière de trois ou quatre poèmes à la manière de lord Byron et d’Alfred de Musset. Un caprice criminel de grande dame romaine, un inceste, une scène d’incantation, une vengeance de courtisane, un combat de gladiateurs, voilà bien des élémens de drame et d’action ; il serait difficile de trouver mieux dans le mélodrame le plus compliqué. Si le poète possède à un degré quelconque le génie dramatique, ce génie n’aura pu manquer de tirer bon parti d’une si riche matière. Eh bien ! non. Le poète se contente d’indiquer les diverses scènes du drame ; à chaque instant, on croit saisir l’action, mais elle s’échappe plus légère que l’héroïne du poème, lorsqu’elle danse dans les carrefours du quartier de Suburre ou devant ce légionnaire qu’elle veut enchaîner à sa vengeance. Lorsqu’il rencontre une situation émouvante, le poète l’esquive et se dérobe furtivement, un peu comme son héros Paulus s’esquive la nuit où il est surpris dans les jardins de l’édile Marcius. M. Bouilhet a lu Apulée, qu’il goûte en connaisseur et dont il parle fort bien, et cependant il ne lui a pas dérobé son art de magicien : la scène de l’incantation est manquée et n’agit pas sur l’imagination du spectateur. En revanche, s’il faut décrire un cirque, une fête publique, un dîner d’édile, un antre du quartier de Suburre, énumérer les plats exquis dus à l’invention d’un cuisinier romain, le poète reprend aussitôt tout son avantage. Autant il tournait court devant l’action, autant il devient abondant dans les parties descriptives de son œuvre. Il insiste avec complaisance sur la beauté ou l’étrangeté des objets qu’il veut montrer, il en énumère avec amour toutes les particularités, il se sent dans son élément naturel, et son imagination y nage avec joie, poussant devant elle, d’un mouvement plein d’aisance, les alexandrins, qui chez lui sont pareils à de molles vagues toujours renaissantes.
Poète descriptif : je ne suis pas bien sûr que M. Bouilhet accepte comme un compliment cette qualification, et cependant n’a-t-il pas dit à son insu le secret de son talent dans cette petite pièce de Festons et Astragales, où il avoue que la nature lui semble belle par elle-même, qu’elle ne doit rien de sa beauté aux illusions admiratives, aux souvenirs charmans ou amers du poète qui promène au milieu de ses paysages ses rêveries et ses passions ? Cet aveu naïf et très résolument exprimé dans la petite pièce en question est la confirmation par le poète lui-même de l’opinion que nous avons exprimée sur son compte : jamais poète lyrique pur et poète dramatique de naissance ne voudraient consentir à voir dans la nature autre chose que les emblèmes des sentimens qui les agitent, que les décors admirables des drames qu’ils veulent développer, ou le théâtre au milieu duquel se sont déroulés les amours, les haines et les souffrances d’acteurs humains mémorables ou inconnus. M. Bouilhet a donc pour la nature une admiration désintéressée de toute préoccupation personnelle, qui lui permet de la contempler sans diviser son attention. Qu’il applique cette faculté très particulière à la reproduction de quelques-uns des grands aspects de la nature ou à l’expression poétique de quelqu’une de ses grandes lois. Le remarquable poème des Fossiles est un gage certain du succès qui l’attend, s’il tente cette entreprise sérieusement, avec intrépidité et confiance.
Lorsque le poète s’est dirigé vers le théâtre, ce lyrisme descriptif l’a suivi avec fidélité et a refusé de le quitter. Il est vrai de dire que le poète n’a pas fait de bien vifs efforts pour s’en débarrasser, et que très probablement il a compté au contraire sur son appui pour conquérir le succès qu’il cherchait. Dans un temps où le réalisme et la prose ont envahi la scène et ont lassé même les imaginations les moins rebelles à la vulgarité, la poésie, sous quelque forme qu’elle se présente, à quelque heure qu’elle arrive, sera certainement la bien-venue. Sa visite ne pourra manquer de faire plaisir, puisqu’elle jettera une diversion dans l’entretien monotone que nous poursuivons avec le prosaïque théâtre contemporain, et nous fera oublier pendant quelques heures l’assiduité importune de cet hôte sans façons qui s’est installé si familièrement dans la littérature moderne, et qui refuse de quitter la place. L’entreprise de M. Bouilhet a été récompensée. Ceux même qui blâment l’emploi intempestif et intempérant de la poésie au théâtre n’ont pas songé à lui reprocher trop durement ses écarts, ses fantaisies et ses infractions aux règles nécessaires de l’art dramatique. Ses drames ont plu comme plaisent les nobles étourderies d’un esprit élevé, comme plaisent les courageux efforts d’une imagination dévouée à la cause de l’art, et qui relève une glorieuse bannière poétique qu’on croyait désormais abandonnée. Lorsque toutes les voix se taisaient, et que le système nouveau qui recommandait la reproduction exclusive de la réalité semblait avoir cause gagnée par la désertion des uns, par la complaisance des autres, parle mutisme de tous, quelqu’un se levait pour protester au nom de la poésie, et pour réclamer ses droits envers et contre tous, même aux dépens de l’art dramatique. Heureux le poète, s’il eût combattu pour cette cause avec des armes forgées par lui plutôt qu’avec les armes prises dans l’arsenal de ses prédécesseurs, si son ardeur s’était appuyée sur une pensée qui lui fût tout à fait personnelle, au lieu de s’appuyer sur un système déjà connu, propriété exclusive d’un grand poète ! Quoi qu’il en soit, cette résurrection du système romantique avait un certain imprévu qui n’était pas sans éclat et sans à-propos, et le poète réussit dans une assez large mesure ; mais il y avait dans les applaudissemens qui lui furent prodigués une réserve cachée qui lui indiquait l’écueil contre lequel il viendrait se briser, s’il s’obstinait à laisser flotter sa barque paresseusement au gré des alexandrins comme un poète nonchalant, enivré de la musique de ses vers, au lieu de la diriger vigoureusement comme un bon pilote dramatique. La meilleure critique que nous puissions faire de ses précédentes productions dramatiques est de répéter un mot qui nous fut dit par un jeune spectateur très bienveillant le soir de la première représentation de Madame de Montarcy : « Quels que soient les défauts de la pièce, cela fait grand plaisir d’entendre pendant quelques heures ce ramage mélodieux. » Le mot est juste : les premières pièces de M. Bouilhet sont un ramage mélodieux. Ce ne sont que murmures et chansons, festons et astragales. On dirait vraiment des drames joués dans une grande volière par des oiseaux de plumage et de ramage divers. Les personnages peuvent être assimilés à des oiseaux chanteurs qui gazouillent chacun dans le dialecte propre à son espèce ; la jeune fille gazouille et roucoule comme la timide colombe, le bourgeois croasse, la femme éprouvée par la vie gémit, le sceptique siffle, l’amoureux s’abandonne à toutes les roulades de sa fantaisie. Si cette comparaison vous paraît trop forte, changez-la, et dites que tous les personnages parlent comme des poètes, même ceux que l’auteur a voulu représenter comme rebelles à toute poésie. Ce n’est pas que l’action manque dans les pièces de M. Bouilhet ; mais les personnages ne demandent pas mieux que de l’oublier. Tout leur est prétexte à descriptions et à métaphores : un mot lâché dans le dialogue, la vue d’un objet, la mention d’un incident. Ils expriment moins leurs sentimens qu’ils ne les racontent, et sont plus préoccupés de parler en beaux vers du but qu’ils poursuivent que de poursuivre ce but lui-même. Ce défaut, assez heureusement dissimulé dans la première pièce de M. Bouilhet et pardonnable d’ailleurs, vu la nature du drame, a éclaté avec tout ce qu’il a de choquant et de contraire aux lois dramatiques dans Hélène Peyron, dont le sujet, pris dans la réalité contemporaine, ne supportait pas plus que ne les supporte notre vie moderne les longues tirades et le langage métaphorique. Il est à la rigueur permis à l’imagination de supposer que les personnages de la cour de Louis XIV pouvaient se passer dans la conversation toute sorte de fantaisies poétiques ; mais il en est tout autrement de nos bourgeois en habit noir et de nos bourgeoises en crinoline. Ici les ressources de la perspective font défaut à l’imagination ; il n’y a pas de lointains dans un sujet moderne, et nous savons que nos bourgeois parlent un langage fort différent de celui que leur prête M. Bouilhet.
M. Bouilhet a entendu le reproche qui lui était adressé, et il en a tenu compte. Sa nouvelle pièce est une tentative, sinon tout à fait heureuse, au moins très méritoire et très courageuse, pour concilier deux langages fort différens : le langage imagé et poétique de l’école romantique et le langage naturel et familier de l’ancienne école dramatique française. Sans renoncer aux habitudes de son esprit, il a fait effort pour les brider et les contraindre, et de ce travail est sorti le style de sa nouvelle pièce, métal mélangé qui n’est pas comparable peut-être au fameux métal de Corinthe, mais qui ne nous a paru dépourvu ni de force ni de sonorité. Ces deux élémens contraires, qui semblaient n’avoir aucune affinité, ont cependant adhéré assez heureusement l’un à l’autre : le vers imagé de Victor Hugo s’est fondu dans le vers sentencieux et robuste de Molière ; le mélange a pris beaucoup mieux qu’on ne l’a dit. Il était à craindre qu’il n’y eût trop de poésie dans une pièce destinée à la glorification des poètes ; il n’en a rien été. M. Bouilhet a soutenu son plaidoyer sans employer trop souvent le secours de la métaphore et de l’antithèse. Ses personnages parlent un langage sobrement imagé, et on leur sait gré d’avoir gardé pour un autre usage toutes les fleurs dont ils auraient pu si facilement émailler leurs discours. Il y avait une scène scabreuse, les habitudes d’esprit de M. Bouilhet étant données, une scène où nous avons craint un instant de voir le poète retomber dans le péché de l’exagération poétique, tant la pente était glissante, Nous voulons parler de la scène du troisième acte, où la jeune fille refuse la main du poète, qui veut renoncer pour elle au démon des vers, et l’engage à persévérer en dépit des obstacles. Nous avions tremblé d’entendre sortir de la bouche de cette jeune bourgeoise, haranguant un poète provincial, des accens qui auraient pu convenir à Laure haranguant Pétrarque ; mais un bon génie a préservé M. Bouilhet de cet écueil, contre lequel il lui était si facile de donner. En vérité, il n’y a, quoi qu’on en ait dit, rien de trop exagéré dans cette scène ; la situation des deux personnages, dans cet instant où ils luttent de délicatesse dévouée et d’affection, autorise parfaitement les effusions lyriques de la jeune fille et les conseils de fermeté qu’elle donne à celui qu’elle aime. Il nous importe peu de savoir si le poète qu’elle aime a ou non du génie ; il suffit qu’elle croie à ce génie pour être autorisée à parler comme elle parle. Et puis elle se sacrifie, et un peu d’exagération lyrique est bien naturel à quiconque se sacrifie, aussi obscur qu’il soit. Cette scène est le seul danger sérieux qu’eût à redouter M. Bouilhet, et à notre avis il l’a évité. Félicitons-le donc des progrès qu’il a accomplis dans la voie de la simplicité, du naturel et de la sobriété.
Cette pièce a un autre mérite auquel on n’a pas rendu assez de justice, et révèle chez M. Bouilhet une faculté que nous ne lui connaissions pas : c’est une certaine force comique, franche, naïve, qui arrache le rire sans efforts, ce rire innocent et facile dont nous ont déshabitués les pièces modernes. Le rire que fait naître le théâtre moderne est en effet un rire dépravé et nerveux assez semblable à celui qu’arrache à certaines personnes le chatouillement ; nos modernes auteurs l’excitent en nous par des procédés et des artifices, par des alliances de mots disparates, par des réticences ; il ne naît pas spontanément des paroles qui sont prononcées et du spectacle réel qu’on a sous les yeux. Le comique de la pièce de M. Bouilhet est plus sain et moins tortueux ; on rit parce que les personnages disent naïvement des choses plaisantes, ce que ne font jamais les personnages du théâtre moderne, qui ont d’avance l’intention, de faire rire et qui sont plaisans avec préméditation. J’indiquerai comme exemples de cette force comique les deux scènes qui me paraissent les meilleures de l’ouvrage, la scène qui termine le premier acte et la grande scène du cinquième acte entre le bourgeois Rousset et l’oncle millionnaire. L’incrédulité de M. Rousset à l’endroit du génie de son fils rencontre pour se justifier des traits tout à fait désopilans et qui n’ont rien d’exagéré ; plus d’un jeune contemporain aura sans aucun doute reconnu à la représentation de la comédie de M. Bouilhet quelques-uns des argumens par lesquels une sollicitude confuse et sans lumière, mais trop souvent justifiée, essayait de détourner de la carrière littéraire quelque jeune ambitieux de sa connaissance. Il n’est pas un des singuliers argumens qu’emploie M. Rousset qui n’appartienne strictement à la logique bourgeoise. Nous avons tous entendu cent fois quelque Rousset de notre voisinage exprimer les mêmes doutes sur l’avenir poétique ou littéraire des hommes qu’il a vus enfans, et employer, pour abattre leur ambition, les mêmes argumens saugrenus : « Voyons, parle, toi qui te permets d’écrire, pourrais-tu seulement faire une tragédie ? » ou bien encore : « Lui, du génie ! allons donc ! moi qui l’ai vu pas plus haut que cela ! » M. Bouilhet a fort bien exprimé sans le vouloir dans le bonhomme Rousset un certain sentiment qui est très particulier aux bourgeois français, et qui, selon moi, les honore infiniment. Leur amour paternel peut être étroit, exclusif, il n’est jamais présomptueux. Un bourgeois n’a pour son fils d’autres ambitions que les siennes propres, et n’aspire pas plus haut qu’à l’échelon immédiatement supérieur à celui qu’il occupe. Il applique fort singulièrement cette ambition graduée et divisée comme un mètre non-seulement aux choses pratiques telles que la fortune, le rang, les fonctions sociales, mais encore aux choses intellectuelles et morales. Il est très difficile de maintenir ce sentiment dans de justes bornes et d’exprimer ce qu’il a de plaisant sans l’exagérer ; M. Rousset pouvait devenir facilement une caricature. Tel qu’il est, il est très supportable et nous a rappelé, par son dédain amusant pour le génie de son fils, une certaine lettre paternelle que reçut un jour de sa province un garçon d’esprit qui venait de débuter dans la littérature : « Mon cher fils, disait cette lettre, pour que vous vous soyez décidé à écrire de telles sottises, il faut, en bonne logique, qu’elles vous rapportent bien de l’argent. Vous ne serez donc pas étonné d’apprendre qu’à l’avenir, je ne vous enverrai plus un sou. »
La donnée de l’Oncle Million n’est pas précisément neuve ; c’est la vieille et quelque peu puérile antithèse du poète et du bourgeois qui a fourni tant de plaisanteries aux ateliers de peinture et aux petits journaux depuis la date mémorable du 29 juillet 1830. Quand nous disons que le sujet n’est pas nouveau, cela ne veut pas dire qu’il ait été porté au théâtre plus souvent qu’un autre ; peut-être même a-t-il été exploité assez rarement, et pour ma part je ne me rappelle d’autre précédent dramatique qu’une comédie de deux jeunes auteurs, le Marchand malgré lui, jouée il y a deux ans sur cette même scène de l’Odéon où M. Bouilhet vient de plaider la cause du poète ; mais il en est de certains sujets comme du songe d’Athalie, du monologue d’Hamlet, de tous ces fameux morceaux de littérature dont sont excédés ceux même qui ne les ont jamais lus, et que l’on croit savoir par cœur à force d’en avoir entendu parler. Nous avouerons que le sujet, outre qu’il est rebattu, nous semble d’un goût douteux, car nous sommes de ceux qui ne comprennent pas très bien les épigrammes et les récriminations dont certains artistes poursuivent les bourgeois. J’ai toujours vu que les artistes qui pouvaient légitimement se permettre ces épigrammes s’en abstenaient soigneusement, et j’ai grand’peur que ceux qui se les permettent légèrement ne soient un peu trop fils de leurs pères, c’est-à-dire trop bourgeois eux-mêmes. Les poètes et les artistes contemporains sont généralement des fils de bourgeois, et qui oserait fixer chez certains d’entre eux le point où finit le bourgeois et où commence le poète ? Qui sait si, chez plusieurs des plus acharnés et des plus méprisans, le bourgeois n’entre point pour les trois quarts et le poète pour un quart seulement dans l’unité humaine qu’ils représentent ? Dans cette éternelle antithèse, le bourgeois est chargé de représenter toutes les petitesses et toutes les vulgarités, et le poète toutes les nobles aspirations. Je crains qu’il n’y ait dans ce contraste quelque chose de calomnieux, que les rôles ne soient pas aussi nettement tranchés dans la réalité. Je ne sais pas si les poètes et les artistes gardent toutes les bonnes qualités de leur nature pour leurs rapports avec les bourgeois, si dans leur conduite envers eux ils sont animés d’une générosité exempte de petitesses ; mais en vérité ils devraient bien conserver quelque peu de cette générosité dans les rapports qu’ils ont entre eux, car ces rapports ne sont pas plus exempts d’envie, de méchanceté, de rancune sourde et vulgaire que les rapports des bourgeois entre eux. Et puis est-ce une bonne manière d’exalter l’artiste que de le montrer perpétuellement en rivalité avec un mercier ou un bonnetier ? Mais, me dit-on, les bourgeois méprisent les artistes. Si cela est vrai, il faut avouer que les artistes le leur rendent bien : jamais il n’y eut plus complète réciprocité d’injures et plus exacte application de cet axiome de morale pratique : donnant, donnant.
Le mauvais goût et la puérilité étaient à craindre dans un pareil sujet, et nous rendons cette justice à M. Bouilhet qu’il a évité ce double danger. Ses bourgeois ne sont pas odieux, ils ne sont même pas trop ridicules ; ce sont d’honnêtes gens, têtus, bornés, très positifs, un peu secs et parfaitement dépourvus de toute espèce de vie morale, grave défaut assurément, mais qu’on ne peut leur reprocher avec justice, la vie morale leur étant parfaitement inutile pour diriger leurs affaires et gouverner leurs intérêts. Leur tyrannie sur leurs enfans ne dépasse pas les limites du pouvoir qui leur est accordé par la nature et par le code civil ; ils n’ont d’hypocrisie que ce qu’il en faut pour défendre leurs intérêts et éviter d’être les dupes les uns des autres ; ils ne sont jamais dans le vrai, mais ils ne sont jamais tout à fait dans le faux, et s’ils mentent, ce n’est que par à peu près, car ils sont gens prudens et savent que parole donnée est parole engagée. Un rôle seulement tourne à l’odieux, celui du notaire Gaudrier, qui engage et retire sa parole au gré de ses intérêts, et qui feint une maladie pour se dégager de ses promesses. Je crains que M. Bouilhet n’ait un peu calomnié ce pauvre notaire ; la tactique qu’il lui prête est tout à fait inexplicable. Lorsqu’il apprend que sa fiancée est déshéritée par suite du mariage de l’oncle millionnaire, qu’a-t-il besoin de tant s’ingénier pour rompre une union devenue impossible, et dont la fortune s’est chargée de le délivrer ? Les ruses qu’il emploie sont aussi inutiles qu’odieuses. Que ne va-t-il trouver tout simplement Mme Dufernay, la mère de sa fiancée, et ne lui explique-t-il que son mariage est rompu naturellement, puisque les conditions sur lesquelles reposaient ce mariage n’existent plus ? Je regrette que M. Bouilhet l’ait malmené si sévèrement et lui ait reproché comme un manque de générosité ce qui n’est, à tout prendre, qu’une nécessité de sa situation. Ce notaire Gaudrier, qui est le personnage sacrifié, le bouc émissaire de la pièce, est-il donc si odieux d’ailleurs qu’il ne puisse rencontrer, selon l’expression de messieurs les poètes, une âme qui réponde à son âme ? M. Bouilhet lui-même ne le pense pas. Odieux à Mme Alice Dufernay, le notaire paraît séduisant aux yeux de Mlle Clara Rousset, la propre sœur du poète, petite péronnelle pétulante et positive, qui déteste autant la poésie que son frère en raffole. Ce notaire est donc aimé, absolument comme le poète lui-même ; le cœur de Mlle Clara bat lorsqu’on l’annonce, comme le cœur de Mlle Alice bat lorsque son poète s’approche d’elle. Il y a au quatrième acte une assez jolie scène, où Mlle Clara vient réclamer à son amie cet amoureux si méprisé. « Rends-le-moi ! s’écrie-t-elle, qu’en ferais-tu ? Il n’est pas assez poétique pour toi, mon frère est bien mieux ton affaire. Moi, je l’aime tel qu’il est, et précisément pour les raisons qui font qu’il ne peut te convenir. » La scène est vraie, ingénieuse, et d’une nouveauté assez piquante. Eh ! mon Dieu, oui, diverses sont les âmes, et divers les attraits qu’elles inspirent. Cet amour sauve ce que le rôle aurait eu de trop odieux, et empêche que la balance du poète ne pèse trop fortement d’un seul côté. Il rétablit jusqu’à un certain point l’équilibre de la justice et prouve l’équité du proverbe vulgaire qui prétend « qu’il n’est pas de marmite qui ne trouve ici-bas son couvercle. » Je regrette que M. Bouilhet n’ait pas poussé la justice jusqu’au bout, et qu’il ait cru devoir terminer sa pièce par l’humiliation définitive du notaire. Pourquoi donc ne le donne-t-on pas pour mari à Mlle Clara, puisqu’il lui agrée si fort, et puisque lui-même, bien conseillé par son instinct, avait pour elle une inclination qu’il n’avait jamais ressentie pour Mlle Alice ? La dureté du bonhomme Rousset est injustifiable, car elle fera de la peine à sa fille, et elle ne fait aucun plaisir au spectateur.
Toute l’action de la pièce est dans cette rivalité entre le poète et le notaire. Il s’agit de savoir lequel des deux épousera Mlle Alice Dufernay. Les deux partis restent en présence sans aboutir à une conclusion jusqu’au moment où l’oncle millionnaire, de qui dépend la fortune d’Alice, rompt cette action mal engagée, et décide l’issue de la lutte en feignant de se marier, Alors le notaire se retire et va soigner aux eaux sa santé subitement compromise ; Mme Dufernay revient de ses préventions contre la poésie, et le triomphe reste au poète. L’action est un peu vide comme on voit : toutefois nous ne songerions pas à nous plaindre, si ce vide était rempli par un nombre suffisant de caractères ; malheureusement il n’en est que trois qu’on puisse signaler. L’oncle Million, qui est le personnage central de la pièce, celui autour duquel tourne l’action tout entière, n’a qu’une physionomie banale. Il représente dans cette pièce le Deus ex machinâ chargé de dénouer les difficultés et de permettre au drame de finir heureusement. Le notaire et le poète sont deux personnages de convention ; ils ne représentent pas deux individus, mais les deux termes d’une même antithèse. M. Bouilhet a introduit dans sa pièce un certain personnage épisodique, un petit vieillard intrigant et affairé, espèce de courtier officieux comme la province en produit souvent, mais dont on ne comprend pas l’utilité. Les caractères bien étudiés et dans lesquels M. Bouilhet a concentré tout ce qu’il a observé de la nature bourgeoise sont ceux de M. Rousset et de Mme Dufernay. L’étude n’est pas très profonde, mais elle est vraie, et elle est prise dans une bonne moyenne de cette nature humaine intermédiaire qui s’appelle la nature bourgeoise.
Somme toute, cette pièce est un progrès sur les précédentes productions dramatiques de l’auteur, car il y a montré des qualités que nous ne lui connaissions pas. Il a gagné en force, en sobriété, et prouvé que son talent était capable de souplesse. Plusieurs fois il a rencontré quelques traits de bonne comédie. Qu’il tienne ferme ce pan de la robe de la muse comique qu’il est parvenu à saisir, et s’il se peut, qu’il ne la laisse plus échapper. De toutes les muses, c’est la plus familière en apparence, c’est la moins facile en réalité : elle n’accorde ses faveurs qu’à ceux qui les méritent par une grande imagination unie à un solide bon sens, les deux qualités qu’il faut à tout poète dramatique, et que je souhaite à M. Bouilhet.
Avant que nous puissions nous occuper très prochainement des nouvelles merveilles que les théâtres lyriques ont déjà présentées au public de Paris, nous voulons recommander encore aux lecteurs de la Revue quelques publications musicales qui ne sont pas dépourvues de mérite. Un éditeur intelligent et fort zélé pour les intérêts des artistes, qu’il aime volontiers à grouper autour de lui, M. Heugel, a publié avec beaucoup de soin la partition réduite pour piano et chant de la Sémiramis de Rossini, telle qu’on l’exécute à l’Opéra. Cette partition de l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de musique dramatique qu’ait produits l’école italienne, où la traduction de M. Méry est contrôlée par le texte italien qui l’accompagne, contient deux beaux portraits lithographies du divin maestro, l’un qui le représente à l’âge heureux de vingt-huit ans, le sourire sur les lèvres et les yeux remplis des étincelles du génie, l’autre qui le reproduit tel que nous pouvons le voir chaque jour, jouissant en paix d’une gloire incontestée et impérissable. La Semiramide a été donnée tout récemment au Théâtre-Italien avec un bonheur d’exécution qui a vivement ému les auditeurs. Si Mme Penco n’a pas toute la puissance de voix et la splendeur de vocalisation qui seraient nécessaires pour interpréter ce grand rôle de la reine de Babylone, elle se fait pardonner ses défaillances par beaucoup de sentiment. Elle a été intéressante dans la première partie du grand finale du premier acte, si plein de terreur dramatique et pourtant si musical, ô M. Richard Wagner, qui nous en contez de belles dans l’incroyable préface du livre que vous venez de publier ! Mme Alboni, qui est un Arsace un peu trop élégiaque, a chanté le fameux duo du second acte avec une rare perfection. Et l’air d’Assur, le trio et la scène finale, quelle profondeur d’accent, quels détails dans l’instrumentation, quelle musique adorable, suivant les péripéties de la passion sans jamais oublier que la poésie est l’essence de son langage ! Disons-le sans hésiter, la Sémiramis qu’on exécute à l’Opéra, malgré la pompe du spectacle, malgré les deux sœurs Marchisio, malgré la puissance des chœurs et de l’orchestre, est à la vraie Semiramide, qu’on chante au Théâtre-Italien, ce que peut être la meilleure traduction au texte original d’un beau poème.
Un amateur, un homme de goût, un quasi-artiste qui a longtemps hésité entre un certain monde littéraire où son esprit s’est développé et le monde purement musical, où il n’est entré que timidement, M. de Vaucorbeil, a publié un recueil de mélodies qui se font plus remarquer par la distinction de l’idée poétique qui a préoccupé l’auteur que par la franchise et la nouveauté de la phrase musicale. La première fois que j’ai eu l’occasion d’entendre dans un salon quelques compositions légères de M. de Vaucorbeil chantées par M. Roger, je fus frappé de cette disparate entre la conception, qui est parfois élevée, comme les Chèvres d’Argos par exemple, et la réalisation, qui est maigre et frappée d’un caractère de préciosité qui accuse plus le littérateur que le musicien. M. de Vaucorbeil sait pourtant la musique, il aime et sait apprécier les vrais chefs-d’œuvre, et son goût épuré ne se laisse pas facilement surprendre par les théories fallacieuses. Cependant ses compositions manquent de vie et n’ont pas cet air de santé qui plaît à tous : elles ne peuvent être chantées avec succès que devant un public restreint et composite, devant des femmes, des lettrés, des peintres et des artistes en général, qui se complaisent dans les ingéniosités de l’esprit et dans la casuistique des cœurs incompris. M. de Vaucorbeil sera peut-être étonné que je lui dise que, toute proportion gardée, il est sujet au même genre d’illusion que M. Berlioz. Il croit avoir mis dans son œuvre une pensée qui hante son imagination délicate, mais qui ne se révèle que d’une manière incomplète et sous une forme qui trahit moins le musicien que le poète. M. de Vaucorbeil est trop jeune et trop éclairé pour ne pas répondre un jour victorieusement à nos scrupules.
La musique religieuse, l’expression de ce sentiment profond, mais indéfini, qu’éprouve l’âme en se recueillant, en s’inclinant devant la grande idée de Dieu, qui renferme tant de mystères, préoccupe et a toujours préoccupé un grand nombre d’esprits distingués. De tous les genres de musique, la musique religieuse est celui qui, en France, est dans l’état le plus déplorable. Un congrès s’est formé à Paris pour aviser aux moyens de relever l’art religieux, et pour s’entendre sur ce qu’il y aurait à faire pour restaurer cette chimère qu’on appelle le chant grégorien et pour donner au culte catholique la forme musicale qui convient à son esprit. Nous suivrons les travaux du congrès pour la restauration du chant religieux, sans nous faire cependant beaucoup d’illusion sur les résultats qui sortiront de ses débats. La cause du mal qu’on déplore n’est pas une cause simple. L’altération du plain-chant, la décadence évidente de la musique religieuse, proviennent d’un ordre d’idées qui a changé toute l’économie de la société moderne. Le clergé français fût-il plus éclairé, plus désireux qu’il ne l’est d’attirer à lui la vie, qui lui échappe, il serait encore douteux qu’il pût réussir dans sa louable entreprise de se faire le centre d’un mouvement de l’art religieux. Quoi qu’il en soit de ces idées, que nous nous proposons toujours de développer dans un moment de loisir, nous voulons dire aujourd’hui quelques mots d’un recueil de chants sacrés, à une et plusieurs voix, qui, sous le titre Alléluia, a été publié à Genève chez M. Joël Cherbuliez. C’est le travail pieux et soigné d’un ministre protestant, M. Théodore Paul, qui habite les environs de Genève. Composé des plus beaux morceaux de Haendel, de Mozart, surtout du grand Sébastien Bach, le recueil qui nous occupe est divisé en deux séries, formant deux volumes fort bien gravés, avec des paroles françaises et allemandes au-dessous. La seconde série, qui est d’un choix plus remarquable que la première, contient quarante-deux morceaux empruntés à Bach, Haendel, Haydn, Mozart, Mendelssohn, Weber, Léo, Marcello, Lotti, Vittoria, etc. Nous aurions bien quelques observations à faire sur le mérite et sur la prosodie souvent étrange des paroles françaises que l’auteur a mises au-dessous du texte original. Pourquoi aussi M. Théodore Paul n’indique-t-il pas l’œuvre particulière du maître d’où il a tiré le morceau qu’il a choisi ? Il ne faut pas craindre d’être trop explicite dans ce genre de publications, qui s’adressent à des esprits humbles.
M. George Mathias, dont nous avons quelquefois cité le nom dans la Revue, est l’un des meilleurs pianistes qu’il y ait à Paris. Élève de Chopin et de M. Barbereau pour l’harmonie et la composition, M. Mathias est un artiste fin, instruit, sérieux, dont le jeu rapide et délicat possède toutes les qualités qui distinguent l’école française sans en avoir les défauts. Il vient d’arranger et de transcrire pour le piano six grandes symphonies de Mozart, que publie l’éditeur Ahrand avec un soin digne de l’œuvre. Ces six grandes symphonies sont celle en si bémol, la symphonie qui porte le nom de Jupiter, celles en sol mineur, en ré majeur, en ut majeur et la dernière, qui est aussi dans le ton de ré majeur. J’ai parcouru avec attention le travail de M. Mathias, et il m’a semblé retrouver dans sa traduction toutes les nuances et tous les effets de l’original. Il faut être à la fois bon harmoniste, connaître à fond le mécanisme de l’instrument pour lequel on écrit, et posséder l’intelligence des effets multiples de l’orchestration, pour réussir à donner au pianiste une idée suffisamment exacte du poème symphonique qu’on se propose, de transcrire. Il est grandement à désirer que des travaux honorables comme celui de M. Mathias obtiennent le succès qu’ils méritent, et aillent dans les mains de cette simple jeunesse qu’on empoisonne d’abominables productions. On ne se fait pas une idée de la musique de piano qui se fabrique à Paris et que vendent impunément des éditeurs patentés !
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