Chronique de la quinzaine - 31 mars 1913

Chronique n° 1943
31 mars 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La chute du ministère Briand a-t-elle créé une situation inextricable, ou l’a-t-elle seulement révélée ? Quoiqu’il en soit, cette situation commence à apparaître avec une inquiétante netteté. La grande popularité personnelle de M. Poincaré, l’heureuse composition de son ministère, sa fermeté et son talent ont pu faire, pendant quelque temps, illusion sur l’état d’anarchie où nous sommes tombés ; mais aujourd’hui, le danger se manifeste par les symptômes les plus significatifs, et les appétits radicaux-socialistes, un moment comprimés ou réprimés, s’apprêtent à prendre leur revanche et se montrent de plus en plus exigeans. Tel est le spectacle auquel nous assistons, et il serait difficile de dire quel en sera le résultat immédiat. Quant à son résultat plus lointain et définitif, on peut plus aisément le pressentir, car, bien qu’il reste encore très fort dans les Chambres, le parti radical-socialiste est profondément usé dans le pays. Son règne approche de sa fin ; mais, en attendant, il veut jouir de son reste, et ses convulsions se traduisent par des troubles qui mettent malheureusement en péril les intérêts vitaux du pays. Dans cette lutte entre des élémens contraires, M. Briand n’a pas tardé à se montrer impuissant : il a succombé au bout de deux mois. Nous souhaitons meilleure fortune au ministère Barthou, tout en convenant que ses débuts n’ont pas été rassurans.

C’est le Sénat qui a renversé M. Briand, et nous serions surpris si l’histoire l’en approuvait : il a eu, dans le passé, des initiatives plus opportunes. Mais si l’acte politique qu’il vient d’accomplir nous afflige, n ne nous étonne pas outre mesure. Sous l’Empire, on qualifiait le Sénat de conservateur : on pourrait lui appliquer la même épithète sous la République. Il repousse, ou il est enclin à repousser toutes les réformes qui portent atteinte au fonctionnement traditionnel de nos institutions. C’est une tendance qui n’est pas toujours à blâmer ; encore moins faut-il toujours l’approuver. Plusieurs régimes ont sombré, en France, parce qu’ils n’ont pas su se renouveler et que, sous prétexte de fidélité à leurs origines, ils se sont voués à l’immobilité. On les a renversés faute pour eux de se réformer : ce manque de souplesse leur a été funeste. En sera-t-il de même de la troisième République ? Elle a, sans nul doute, des ressources de vie que n’avaient pas les gouvernemens antérieurs, mais elle souffre des mêmes maux qu’eux et elle montre, au moins dans quelques-uns de ses élémens, la même inaptitude à y remédier. Cette inaptitude s’est particulièrement manifestée au Sénat. Beaucoup de républicains, sentant que le scrutin d’arrondissement avait épuisé toutes ses vertus et qu’il commençait à mettre au jour tous ses vices, avaient entrepris de lui substituer le scrutin de liste. Ne pouvant pas, toutefois, en méconnaître les dangers, ils avaient voulu le tempérer par la représentation des minorités. Le succès de l’entreprise, sa popularité, l’adhésion qu’elle a rencontrée dans les partis les plus divers et, on peut le dire, dans la fraction la plus éclairée de ces partis, permettent d’affirmer qu’elle répondait à un besoin. Les élections dernières ont envoyé au Palais-Bourbon une majorité qui lui était favorable et, sur ce point du moins, on ne peut pas dire que la Chambre ait été infidèle à son mandat, car à diverses reprises et avec des majorités qui se sont quelquefois rapprochées de l’unanimité, elle a voté la réforme. Il semblait que le Sénat aurait dû tenir grand compte de ce vote de la Chambre, puisqu’il s’agissait d’elle et qu’elle avait, plus que personne, qualité pour choisir le mode électoral qui lui serait désormais appliqué. Rien n’y a fait. En vain, M. Briand a-t-il déployé tout son talent, et ceux mêmes qui l’ont renversé avouent qu’il n’avait jamais eu plus de souplesse, de force et d’éclat. L’esprit de routine l’a emporté. En face de M. Briand s’est dressé M. Clemenceau, qui a retrouvé toute la verdeur de sa parole pour ajouter un ministère de plus à la longue liste de ceux qu’il a autrefois mis à mort. L’engagement a été vif, rapide, très court. M. Briand avait posé la question de confiance et, quoi qu’on en ait dit, il ne pouvait pas ne pas la poser. Mis en minorité, il s’est retiré et, quoi qu’on en ait dit aussi, il ne pouvait pas faire autrement. Beaucoup de sénateurs, qui avaient voté contre lui, lui proposaient de lui donner, aussitôt après, un vote de confiance qui l’aurait remis en selle. Il ne s’est pas prêté à une opération qui l’aurait laissé affaibli, amoindri, voué à une chute prochaine, inévitable, peut-être humiliante. Il a mieux aimé tomber tout entier que de s’en aller en morceaux : qui pourrait l’en blâmer ?

Mais, pour bien comprendre le sens du vote, il ne faut pas s’en tenir à la représentation des minorités : elle n’était pas seule en cause, et M. Clemenceau ne s’y est pas attardé. La plus grande partie de son discours a été une critique, beaucoup moins de la réforme proposée que de M. Briand lui-même et du désordre qu’il a apporté autrefois dans le corps politique par des initiatives téméraires et des paroles imprudentes. M. Clemenceau a encore, il aura toujours sur le cœur le discours de Périgueux, où le mot de « mares stagnantes, » relevé par tous les journaux, a eu dans la France entière l’immense retentissement que l’on sait. — Qu’entendez-vous par « mares stagnantes, » a demandé M. Clemenceau, sinon les arrondissemens, et qui avez-vous voulu viser, en tout cas, qui avez-vous atteint à travers les arrondissemens, sinon leurs représentans parlementaires, dont la majorité appartenait au parti radical ? C’est donc le parti radical lui-même que vous avez dénoncé au pays, et cela à la veille même des élections dernières, c’est-à-dire à un moment où ce parti était en droit de compter sur vous pour l’aider à traverser une passe difficile. — Tel a été, dans son fond, le discours de M. Clemenceau, auquel il faut rendre la justice qu’il est allé droit au fait, dédaignant de discuter une fois de plus les modalités de la réforme devant une assemblée qui en était excédée et prenant hardiment la défense du parti radical contre la force des choses, contre la force d’opinion dont il se sent menacé. La vieille, la tenace rancune du parti s’est exprimée sous la forme d’un réquisitoire véhément, et devant une assemblée dont la majorité est elle-même radicale. Aussi tous les coups ont-ils porté. M. Briand, a-t-on dit, est sorti du combat vaincu, mais non pas diminué. Nous le voulons bien, mais il a quitté le ministère. Les radicaux, qui ont été vainqueurs, n’ont pas été diminués non plus, loin de là ! Mis en goût par leur victoire, ils ont repris avec audace toutes leurs ambitions anciennes et se sont apprêtés à rendre la vie très dure au successeur de M. Briand, en attendant qu’ils pussent la lui rendre impossible.

Ce successeur est M. Louis Barthou : il a du talent, de l’adresse, de la présence d’esprit, il était tout indiqué. Nous n’avons pas été toujours d’accord avec lui dans le passé, mais il n’est que juste de reconnaître les qualités brillantes qui ont attiré sur lui l’attention de M. Poincaré. Aussitôt désigné, il s’est mis à l’œuvre. Faites vite, lui disait-on de partout ; les journaux ont été unanimes à le lui conseiller ; on sentait que, dans les circonstances actuelles, il était dangereux de laisser le pouvoir en déshérence ; soit au dedans, soit au dehors, des questions sont posées qui exigent une vigilance sans intermittence et des solutions rapides. M. Barthou a entendu le vœu de l’opinion ; il a été expéditif dans la formation de son ministère ; la crise inopinément ouverte a été vite fermée. Fermée ? Le mot est sans doute exagéré. Le nouveau Cabinet est né, mais il s’agit maintenant de le faire vivre et on a vu tout de suite que ce n’était pas chose facile. Sa première confrontation avec la Chambre a rappelé celle de M. Briand, il y a deux mois : elle a été froide. Veut-on comparer des chiffres ? 324 voix s’étaient prononcées pour M. Briand, 77 contre, et il y avait eu 173 abstentions : 225 voix se sont prononcées pour M. Barthou, 162 contre et il y a eu 164 abstentions. 225 voix ne sont pas la majorité matérielle de la Chambre, qui se compose de tout près de 600 membres : néanmoins M. Barthou ne s’est pas découragé et il a eu raison. On a vu durer longtemps des ministères dont les débuts avaient été extrêmement laborieux et pénibles. L’opposition avait annoncé une seconde interpellation et a renoncé à la faire, ce qui semble bien indiquer quelque hésitation de sa part : elle a craint de voir grossir la majorité du ministère. En somme, le premier assaut qu’elle a livré a laissé la Chambre incertaine : et la suite est remise après les vacances.

Qu’a-t-on reproché à M. Barthou ? Les griefs contre lui sont de deux sortes : les uns portent sur les personnes, les autres sur les choses, c’est-à-dire sur le programme. Nous parlerons d’abord des premiers, non pas que nous les considérions comme les plus importans, mais parce que ce sont ceux auxquels les orateurs radicaux ont donné le plus de développement. Ils avaient beau jeu à signaler le caractère composite, bigarré, hétérogène du nouveau Cabinet. Eh oui ! il y a là des hommes appartenant à toutes les nuances du parti républicain, à l’exception des socialistes unifiés. M. Barthou a étendu fort loin le champ de la conciliation et, s’il a introduit dans la combinaison des radicaux-socialistes très avancés comme M. Massé et M. Charles Dumont, il y a admis M. Joseph Thierry qui, bien qu’il ait depuis quelque temps un peu évolué vers la gauche, n’en est pas moins un progressiste notoire : il est de plus un homme de mérite et de talent qui est parfaitement à sa place aux Travaux publics. Nous n’en dirons pas autant de M. Dumont ; il n’est certainement pas à la sienne aux Finances ; sa présence y a causé une véritable stupéfaction. Mais passons. Si M. Barthou a cru désarmer les radicaux en attribuant des portefeuilles à quelques-uns d’entre eux, il s’est bien trompé ; l’effet produit a été tout à fait contraire à celui qu’il avait espéré, peut-être escompté ; les radicaux-socialistes ont considéré M. Massé et M. Charles Dumont comme des renégats et ils ont lancé contre eux les foudres de l’excommunication ; leur présence dans le ministère ne portera bonheur ni à eux, ni à lui. M. Franklin-Bouillon, M Thalamas, M. Violette n’ont fait qu’un discours à eux trois : ils se sont appliqués à constater que divers membres du ministère étaient, à la veille d’en faire partie, en contradiction, en opposition les uns avec les autres sur les questions qui ont composé le lendemain leur programme commun. Comment, ont-ils demandé, par quelle intervention merveilleuse, par quelle grâce d’état miraculeuse, ces conversions subites se sont-elles produites ? L’opinion comprend mal, effet, et admet plus difficilement encore, ces volte-face rapides qui concordent tantôt avec l’entrée d’un homme politique dans un ministère, tantôt avec sa sortie, car, à la sortie, il reprend les opinions qu’il avait en quelque sorte déposées au vestiaire et le second mouvement n’est pas moins déconcertant que le premier. On en a vu, dans ces derniers temps, des exemples que nous ne nous chargeons pas d’expliquer. Mais pour ce qui est du défaut d’homogénéité du Cabinet, comment y échapper avec une Chambre où il n’y a pas de majorité ? Il ne faut pas être, à ce point de vue, trop sévère pour M. Barthou. On conçoit d’ailleurs très bien que des hommes politiques venus de milieux différens se rallient, dans un moment grave pour le pays lui-même, à un programme commun qui s’éloigne sur certains points de leurs programmes particuliers. C’est ce qu’ont fait les membres du Cabinet Poincaré et, au lieu de le leur reprocher, on les en a approuvés : pourquoi se montrer plus rigoureux envers les membres du ministère Barthou ? Est-ce parce que, au lieu de s’appeler Bourgeois, ils s’appellent Dumont ou Massé ? Est-ce parce qu’ils sont d’une grandeur et d’une autorité moindres ? Est-ce parce qu’ils ont moins de défense ? Les contrats de ce genre, lorsqu’ils sont imposés par les circonstances et qu’ils sont d’ailleurs loyalement avoués et tenus, sont quelquefois défendables : ce qui ne l’est pas, c’est que des ministres de la veille, une fois rentrés dans le rang, fassent un grief à leurs successeurs de se plier aux mêmes nécessités qu’ils ont subies les premiers. M. Barthou a affirmé que tous ses collègues étaient d’accord, pleinement d’accord, sur tous les points du programme ministériel. Soit. Contentons-nous de dire qu’ils donneront un rare exemple de probité politique s’ils conservent les mêmes opinions quand ils ne seront plus ministres, ou même s’ils se contentent de ne pas attaquer les successeurs qui les adopteront à leur tour. L’optique du gouvernement n’est pas la même que celle des partis ; elle vient de ce que le gouvernement tient compte d’autres nécessités que les partis ; il a le sentiment d’une responsabilité plus lourde et mieux éclairée.

N’est-ce pas ce qui arrive aux ministres actuels ? Quel qu’ait été le passé de quelques-uns d’entre eux, lorsqu’ils se trouvent aujourd’hui en présence des questions militaires, ils les envisagent de la même manière. Sur ce point de son programme, M. Barthou a été d’une fermeté et d’une énergie dont on ne saurait trop le féliciter. « Aucune préoccupation, a-t-il dit dans la Déclaration ministérielle, ne domine aux yeux du gouvernement la nécessité d’assurer la défense nationale par des mesures indispensables et urgentes. L’accroissement déjà acquis des forces militaires des autres peuples avait imposé au précédent Cabinet le devoir de vous soumettre un projet de loi portant à trois ans la durée du service égal pour tous. Ce devoir et ce projet, nous les faisons nôtres. Nous ne dissimulons pas la lourde charge qui en résultera pour le pays ; mais un tel sacrifice n’est au-dessus, ni de son patriotisme réfléchi, ni de sa volonté de vivre… La France républicaine a prouvé, au cours d’événemens récens, son attachement désintéressé à la paix du monde ; mais elle ne saurait, sans se trahir elle-même, renoncer aux efforts qui peuvent seuls maintenir la protection de sa liberté, de sa dignité et de sa sécurité. » On ne saurait mieux dire, ni s’engager plus à fond. Sur le principe du service de trois ans, le gouvernement sera donc irréductible : cela suffit pour que le parti radical-socialiste esquisse déjà une campagne en sens contraire. Au premier moment, le mouvement de l’opinion a été si vif en faveur du service de trois ans, son adhésion a été si ferme, sa résolution a été si décidée qu’à l’exception des socialistes unifiés, les radicaux-socialistes n’ont pas osé protester ; mais peu à peu ils ont repris de leur assurance et ils se sont encouragés les uns les autres à la résistance. Nous ne mettons pourtant pas en doute que le projet sera voté ; il suffira pour cela que le gouvernement mette la Chambre en face des responsabilités qu’il assume, mais dont une partie lui incombe à elle-même ; elle est patriote, elle ne reculera pas. Déjà, à la demande de M. Barthou, la Commission de l’armée a voté, par 20 voix contre 9, le principe de la loi : il est fâcheux seulement que la suite de l’affaire soit remise après les vacances.

Pour ce qui est de la question électorale, nous ne saurions en parler avec la même assurance et, en tout cas, ce n’est ni la Déclaration ministérielle, ni les explications dont elle a été suivie, qui nous donneront de vives lumières sur le sort qui l’attend et qui reste obscur. C’est regrettable, certes, mais peut-être serait-il injuste de le reprocher amèrement au ministère. Quel que soit l’intérêt que présente la question électorale, la question militaire occupe aujourd’hui la première place dans nos préoccupations, et M. Barthou a eu raison de la lui donner dans sa Déclaration. S’il la résout conformément aux principes qu’il a posés, nous n’irons pas jusqu’à le tenir quitte de tout le reste, mais nous le presserons moins de nous le donner. Faut-il d’ailleurs l’avouer ? Mieux vaut, à nos yeux, renvoyer la réforme électorale devant le pays, aux élections prochaines, que d’avoir une réforme mal faite, insuffisante, tronquée et manquée, qui donnerait au pays l’illusion, bientôt dissipée, que sa volonté aurait été obéie, tandis qu’elle aurait été sournoisement éludée. Et c’est à cela que nous allons. La Déclaration ministérielle est pleine d’optimisme ; elle regarde la conciliation comme possible, comme facile entre les deux thèses opposées des deux Chambres. « Nous ferons appel, dit-elle, à l’esprit politique du Sénat pour accorder, avec le principe majoritaire qu’il a adopté, une représentation équitable des minorités. » C’est ce qu’on appelait autrefois marier le Grand Turc avec la République de Venise. « Le problème n’est pas insoluble, » dit M. Barthou, et il propose d’en confier la solution à une Commission interparlementaire, ce qui est le meilleur et le plus sûr moyen qu’on ait trouvé jusqu’ici de traîner les choses en longueur. Mais laissons la Déclaration pour en venir aux commentaires qui l’ont suivie. Là, les nuages sont dissipés : M. Barthou abandonne résolument le quotient pour l’attribution aux minorités des sièges qui doivent leur revenir. Alors, il n’y a plus de réforme, car il n’y en a pas sans quotient. Sur ce point, la faillite est complète et probablement irrémédiable. Faut-il en prendre son parti ? C’est au pays de répondre : il aura bientôt la parole. Quant aux Chambres, elles ont montré leur impuissance. Elles sont, en effet, impuissantes, lorsqu’elles sont divisées et qu’elles se placent aux antipodes l’une de l’autre. Qu’on le reconnaisse ou non, le vote du Sénat a blessé à mort la réforme électorale : si le pays y tient vraiment, comme il l’a témoigné jusqu’ici, qu’il la ressuscite. Lui seul peut le faire et nous ne saurions trop approuver les partisans les plus ardens et les premiers auteurs du projet de représentation proportionnelle, s’ils ont, comme on le dit, l’intention de reprendre leur campagne de propagande devant les électeurs, car la solution dépend d’eux.

Que dire du reste de la Déclaration ? Tous les hommes de sens rassis et de bon goût ont regretté d’y lire le passage qui se rapporte à la défense de l’école laïque. Vouloir nous faire croire, aujourd’hui, que l’école laïque est menacée et que les pouvoirs publics doivent voler à son secours avec tout un arsenal d’armes défensives, qui sont en réalité des armes agressives contre l’école libre, est une gageure difficile à soutenir. La Déclaration affirme la nécessité, l’urgence de « protéger les écoles publiques contre des outrages, des campagnes et des manœuvres qui deviennent de plus en plus intolérables. » » Voilà de bien gros mois. Que M. Barthou nous pardonne, si nous disons qu’il a cru ici devoir hurler avec les loups : peut-être y était-il obligé, et en ce cas, il faut l’en plaindre. Si l’école laïque était menacée, nous serions les premiers à la défendre, mais c’est là un danger illusoire qui ne deviendrait réel que le jour où, pour obéir à certaines suggestions, elle se mettrait elle-même en contradiction avec l’esprit des familles et cesserait de respecter leurs croyances. La défense laïque, l’impôt sur le revenu, dans les conditions où la Chambre l’a voté, sont les reliquats du passé radical ; le ministère aura quelque peine à les faire aboutir dans le peu de temps dont il dispose avant les élections ; il n’aura que celui de faire des manifestations à leur sujet, et peut-être la Chambre ne lui demandera-t-elle pas autre chose. Nous entrons dans l’année de la législature où la politique électorale passe au premier plan, et tout le monde sait que la politique électorale est la pire de toutes.

Puisse le ministère Barthou ne pas s’y inféoder. En attendant, il mérite qu’on lui fasse crédit. « Hommes de bonne foi et de bonne volonté, dit la Déclaration, nous avons, à une heure difficile, accepté le gouvernement moins comme un honneur que comme un devoir. » Il n’y a pas lieu de croire le contraire. L’heure est difficile en effet ; elle ne l’est pas seulement par suite des préoccupations qui nous viennent du dehors, elle l’est aussi par le fait de complications qui se multiplient au dedans. M. Barthou a voulu faire œuvre de conciliation, il n’y a pas réussi. Plusieurs radicaux-socialistes, dont il avait sollicité le concours, le lui ont refusé. Ceux qui le lui ont donné ont été reniés par leurs amis. Le parti ne veut pas seulement quelques portefeuilles, il les veut tous ; il revendique, à la veille des élections, la totalité du pouvoir. L’œuvre de pacification qui s’est faite dans le pays, et à laquelle M. Briand et M. Poincaré ont successivement attaché leurs noms, est l’objet de leurs colères et de leurs haines. C’est toute l’œuvre de ces dernières années qu’ils veulent détruire pour restaurer purement et simplement la politique étroite et sectaire qui a été la leur lorsqu’ils ont été les maîtres. M. Barthou est trop intelligent pour revenir à une politique périmée dont le pays ne veut plus. Sera-t-il assez ferme pour faire une politique nationale, celle que le pays attend et qu’il a acclamée dans la personne de M. Poincaré ?


La situation extérieure, toujours inquiétante, s’est pourtant améliorée par la prise d’Andrinople : mais, avant d’indiquer les traits principaux qu’elle présente aujourd’hui, nous devons exprimer l’horreur qu’a inspirée à la France entière l’assassinat du roi Georges de Grèce. Jamais prince n’a moins mérité une fin tragique, car le roi Georges était personnellement simple et bon ; tous ceux qui l’ont connu en ont témoigné, et il avait rendu les plus grands services à son pays d’adoption. C’est à lui, pour une grande part, que la Grèce doit d’être devenue ce qu’elle est. Il l’a longtemps représentée auprès des cours étrangères, comme la Bulgarie l’a été par un autre prince non moins diplomate. Il plaidait sa cause avec autant de cœur que d’intelligence, et ce n’est pas sa faute si les résultats qu’il poursuivait n’ont pas été obtenus plus tôt : il a su attendre l’occasion favorable, il a eu le bon esprit de s’y préparer, et, quand elle est venue, il ne l’a pas laissée échapper. La tâche, en plus d’un cas, a été pour lui difficile. Ses sujets mêmes ne lui ont pas toujours rendu justice. Il a eu à traverser des momens douloureux. En fin de compte, sa persévérance a été récompensée : il est mort au milieu de son armée victorieuse, dans cette ville de Salonique qu’il avait conquise, qu’il ne voulait plus abandonner, et qu’il a arrosée de son sang. Avant tout peut-être, il a été un homme de bonne volonté et de grand bon sens. Les sympathies de l’Europe lui étaient acquises. Il avait notamment celles de la France, et nous avons toujours cru qu’il les lui rendait, La France aimait la Grèce, c’est chez elle une vieille tradition, mais elle aimait aussi son roi. Elle reporte aujourd’hui ses sentimens sur le jeune prince que la victoire a sacré et qui, nous l’espérons bien, en recueillant tout l’héritage de son père, aura pour principal souci de le continuer.

Au moment où le roi Georges est mort, l’armée hellénique venait de prendre Janina : elle avait accompli toute son œuvre militaire. Des trois villes qui résistaient encore aux alliés balkaniques au moment de la reprise des hostilités, il n’en est bientôt plus resté que deux entre les mains des armées ottomanes, Andrinople et Scutari. La première vient à son tour de succomber ; la seconde seule tient encore en échec les forces du Monténégro, mais sa situation ne ressemble ni à celle de Janina, ni à celle d’Andrinople, car les Puissances européennes se sont préoccupées de son sort et ont pris soin de le régler. La situation d’Andrinople était tout autre. Depuis longtemps déjà les Puissances avaient donné à la Porte le conseil formel de l’abandonner à la Bulgarie : si elle l’avait fait, la guerre aurait été moins longue et moins sanglante, elles exigences des alliés auraient été finalement moins élevées qu’elles menacent de l’être à présent. On n’a pas oublié que Kiamil pacha, alors grand vizir, avait, avec l’adhésion à peu près unanime d’un Divan solennel, décidé de se conformer à la suggestion de l’Europe : c’est alors qu’une émeute de caserne, fomentée par Enver-bey, a renversé Kiamil pour lui substituer Mahmoud Chefket pacha, qui est arrivé au pouvoir en enjambant le cadavre de Nazim. A quoi a servi ce dernier coup de main, ce dernier spasme de la Jeune-Turquie, on le voit aujourd’hui. Son objet avoué était précisément de s’opposer à la cession d’Andrinople : les Bulgares n’avaient qu’une réponse à faire, celle qu’ils ont faite en prenant la ville. Sans doute, la résistance d’Andrinople, prolongée au delà de toutes les prévisions, est un beau fait d’armes qui honore l’armée ottomane au milieu de ses malheurs ; mais cet effet était déjà produit avant que les hostilités recommençassent, et quelques semaines de plus n’y ont rien ajouté. D’autre part, les fatalités premières qui ont, du côté ottoman, pesé sur cette guerre, ont continué d’accabler jusqu’au bout l’infortunée Turquie. Pouvait-il d’ailleurs en être autrement ? Si Andrinople n’était pas prise d’assaut, elle aurait succombé inévitablement un jour prochain, quand les vivres et les munitions auraient été épuisés. Les Bulgares auraient pu se contenter d’attendre ; mais ils ont voulu remporter un dernier trophée et finir la guerre par un coup d’éclat, comme ils l’avaient commencée. Ils y ont brillamment réussi.

Revenons à Scutari. Sur ce point, la situation était plus compliquée. Depuis longtemps déjà, l’Autriche avait déclaré que si Scutari tombait entre les mains des Monténégrins, il n’y resterait pas. Scutari devait appartenir à l’Albanie ; il était indispensable à la solidité de la nouvelle principauté. Cette prétention de l’Autriche pouvait être contestée ; elle l’aurait été sans doute si les Monténégrins s’étaient emparés de la ville ; mais ils n’en sont pas venus à bout, et la longueur du siège a permis au Cabinet de Vienne de faire triompher sa politique. Il a réussi d’abord à y rallier l’Italie et, ce qui semblait encore plus difficile, à décider la Russie à y donner son consentement. Des alliances politiques, des alliances de famille avaient resserré des liens anciens entre le Monténégro, la Russie et l’Italie : la diplomatie autrichienne a réussi à les détendre, à les dénouer, peut-être à en briser quelques-uns. Ce n’a pas été, bien entendu, sans faire des sacrifices en manière de compensations. Dans l’idée de créer une Grande Albanie, l’Autriche avait voulu lui attribuer Ipeck, Prizrend, Diakoya : elle a successivement abandonné à la Serbie chacune de ces villes. Sa résistance sur la dernière a été très longue, acharnée même : hier encore, on se demandait si elle ne serait pas insurmontable. Finalement, l’Autriche a cédé : elle s’est rendu compte qu’elle jouait un jeu dangereux et que Diakova ne valait pas la peine qu’elle se donnait pour la conserver à l’Albanie. Obtenir gain de cause au sujet de Scutari était plus important pour elle comme pour la future principauté.

Ces résultats, qui sont considérables, ont été lentement, patiemment acquis à la réunion des ambassadeurs à Londres. On l’a quelquefois accusée d’impuissance ou d’inertie : reproche injuste, comme l’événement l’a prouvé. Dans un discours récent qu’il a prononcé devant la Chambre des Communes, sir Edward Grey a rendu plus de justice à la réunion qu’il avait présidée. Elle a poursuivi deux buts principaux et les a atteints. Le premier consistait à maintenir toutes les Puissances en quelque sorte dans le rang, de manière qu’aucune d’elles, malgré la diversité d’importance des intérêts qu’elles représentaient, ne prit des initiatives séparées et ne les exécutât isolément. Le renoncement qu’elles avaient consenti à tout avantage territorial avait rendu cette réserve possible, sinon toujours facile. Quand même la réunion des ambassadeurs n’aurait pas eu d’autre résultat, il faudrait encore lui savoir gré de celui-là. Elle en a eu un autre : l’action des ambassadeurs se produisant tantôt sur l’Autriche, tantôt sur la Russie, tantôt sur d’autres puissances, les a finalement mises toutes d’accord sur les limites à donner à l’Albanie au Nord et au Nord- Est. Il reste à faire la même opération au Sud, mais on y réussira : les principales difficultés sont résolues. Les choses en étaient à ce point lorsque l’Autriche a paru sortir de la ligue commune où toutes les Puissances s’enfermaient. Peut-être y a-t-il eu là une apparence plus encore qu’une réalité : en effet, ni la Russie, ni l’Italie, ni personne n’a protesté lorsque l’Autriche a appuyé d’une démonstration dans la mer Adriatique l’espèce d’ultimatum qu’elle a adressé au Monténégro. Cet ultimatum portait sur plusieurs points : le plus important était l’obligation imposée au Monténégro d’interrompre le siège de Scutari pour permettre à la population civile de sortir de la place. Le Monténégro a cédé et ne pouvait pas faire autrement. Le siège de Scutari sera-t-il repris ? A quoi bon, puisque la ville, quoi qu’il arrive, ne doit pas appartenir aux Monténégrins ? Sir Edward Grey a dit que les Puissances ne permettraient pas une nouvelle et inutile effusion de sang. Cette guerre, qui a été si heureuse, si fructueuse pour la Bulgarie, la Serbie et la Grèce, finit plus médiocrement pour le Monténégro. C’est lui pourtant qui l’a déclarée avant tous les autres ; c’est lui qui a tiré le premier coup de fusil. Se doutait-il alors des déceptions qui l’attendaient ?

Mais la guerre est-elle finie ou le sera-t-elle bientôt ? On ne peut pas encore le dire d’une manière certaine puisque le canon continue de gronder le long des lignes de Tchataldja et que les Bulgares portent déjà de ce côté les forces que leur victoire d’hier a rendues disponibles ; on peut l’espérer toutefois puisque la question d’Andrinople est résolue et qu’elle seule tenait tout en suspens. D’autres restent, il est vrai. L’Europe devra faire accepter par la Bulgarie triomphante la frontière de Midia à Énos, qu’elle a tracée entre les provinces cédées et la Turquie. Elle devra aussi amener les alliés à renoncer au principe d’une indemnité qu’ils revendiquent avec force. Ce sont des difficultés, elles ne semblent pas insurmontables. Après cela, les Bulgares pourront déposer l’épée pour reprendre la charrue, et l’Europe aura sans doute quelque temps de demi-tranquillité. Quelque temps, disons-nous, car cette tranquillité sera provisoire et instable, comme les solutions qui auront été adoptées : elle sera due surtout à l’épuisement général. Qui pourrait croire d’ailleurs qu’après l’effondrement et la presque suppression de la Turquie d’Europe, l’avenir de l’Orient aura été fixé d’un seul coup, pour toujours ? Il faudrait, pour cela, ne pas connaître les races qui restent en présence, les intérêts qui les divisent, les passions qui les opposent les unes aux autres. Mais à chaque jour, à chaque période historique suffit sa peine. La période qui s’achève a été honorable pour l’Europe, puisque, après avoir réussi à localiser la guerre, après lui avoir laissé prendre les développemens inévitables, après en avoir surveillé l’évolution, elle est, à l’heure opportune, intervenue utilement pour y mettre fin.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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