Chronique de la quinzaine - 14 mars 1913

Chronique n° 1942
14 mars 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE





Le service de trois ans continue, comme il est naturel, d’attirer et presque d’absorber l’attention publique; on ne parle guère d’autre chose et on attend avec des sentimens divers, mais avec une égale impatience de part et d’autre, la discussion qui va s’ouvrir à la Chambre. Tout le monde comprend, en effet, que lorsqu’une pareille question est posée, elle doit être résolue promptement et que l’objet poursuivi serait en partie manqué, s’il n’était pas atteint très vite. Il faut pourtant, comme toujours, faire la part des exceptions : les socialistes unifiés, adversaires forcenés de la loi, et sans doute avec eux un certain nombre de radicaux, feront leur possible pour faire traîner le débat et en ajourner la solution. La manière dont ils ont accueilli le dépôt du projet donne à croire qu’ils useront de tous les procédés d’obstruction; ils déposeront à leur tour des contre-projets sur l’ensemble et des amendemens sur tous les articles ; mais l’accord du gouvernement et de la majorité déjouera leurs manœuvres si, comme nous l’espérons bien, il se maintient solidement et résolument jusqu’au bout.

Le dépôt du projet de loi a eu lieu le 5 mars. Il avait été précédé, la veille, par une réunion du Conseil supérieur de la Guerre qui, sous la présidence de M. Poincaré, avait donné une approbation unanime au principe du service de trois ans. Cet avis du Conseil supérieur, dont on s’était si légèrement passé pour abaisser la durée du service, a paru nécessaire pour la relever. Le nouveau projet se présente donc avec toutes les garanties désirables et, s’il a l’approbation des hommes les plus compétens, il a aussi l’appui de l’opinion publique. Rien n’est plus réconfortant que les manifestations qui se produisent en sa faveur, et dont les jeunes gens des lycées et des écoles ont la plus large part. Il y a là un vrai souffle de patriotisme et une réponse à ceux qui ont pu croire la France tombée dans une molle indifférence. À cette réponse, les socialistes en ont fait une autre, on sait laquelle. Ils ont accueilli le dépôt de la loi par des vociférations formidables, ou qu’ils ont du moins essayé de rendre telles. Pendant trois quarts d’heure, les protestations, les cris, les injures, les grossièretés de toutes sortes sont venus de l’extrême gauche avec une violence d’ouragan, d’ailleurs froidement calculée. Toute cette mise en scène était réglée d’avance et manquait de spontanéité. Le but des socialistes était d’empêcher M. le ministre de la Guerre de lire le texte du projet. Avons-nous besoin de dire qu’il n’a pas été atteint ? Les socialistes ont pu empêcher M. Étienne d’être bien entendu, mais non pas de poursuivre tranquillement sa lecture jusqu’à ce qu’elle fût terminée. Leur manifestation a été aussi puérile qu’indécente, et, s’ils l’ont crue de nature à leur ramener l’opinion qui leur échappe, ils se sont lourdement trompés. M. Jaurès, qui menait la meute et hurlait avec elle, n’a pas tardé à être personnellement victime du mauvais exemple qu’il avait donné. Étant allé à Nice pour y prononcer un discours contre le service de trois ans, il a été interrompu dès les premiers mots, outrageusement sifflé, mis matériellement dans l’impossibilité de parler. Profitera-t-il de la leçon ? Tout Paris s’est amusé en parcourant, le lendemain, le récit de l'Humanité, qui est le journal de M. Jaurès. Il faut croire que le compte rendu avait été fait avant l’événement, car on y lisait que M. Jaurès avait été acclamé à Nice et qu’il y avait provoqué un admirable enthousiasme. Fit-il pas mieux que de se plaindre ? Quoi qu’il en soit, et que sa parole ait été étouffée sous les acclamations ou sous les huées, M. Jaurès n’a pas pu prononcer sa harangue. Approuvons-nous ces procédés? Non certes, mais la violence appelle la violence, et M. Jaurès serait mal fondé à se plaindre puisqu’on ne lui a fait que ce qu’il avait lui-même fait aux autres. Patere legem quam ipse fecisti. Bien qu’il soit difficile d’être plus éloigné de nous que ne l’est M. Jaurès, ce n’est pas sans tristesse, ni sans pitié, que nous voyons un homme d’une aussi haute culture et d’un aussi réel talent tomber au niveau d’un agitateur de carrefour. Il n’a jamais eu le sens du patriotisme et lorsque ce sens est oblitéré, les autres s’en ressentent. Les socialistes unifiés sont aujourd’hui aussi en révolte contre le sentiment français. Mais leur parti en est pris et, au moment où s’ouvre à la Chambre la discussion du service de trois ans, il faut s’attendre à des séances terriblement agitées. La majorité n’en sera pas ébranlée.

La majorité, en effet, ne nous semble pas douteuse. Beaucoup de nos parlementaires ont fait silencieusement, depuis quelques mois, leur examen de conscience et quelques-unes de leurs illusions d’autrefois se sont dissipées. Ils ont leur amour-propre qu’il faut ménager et qu’on ménage soigneusement, mais, dans le secret de leur âme, quelque chose leur dit tout bas qu’ils se sont trompés. On leur assure qu’ils ont eu raison de faire, en 1905, le service de deux ans parce que l’état militaire de l’Allemagne le permettait alors, mais on ajoute que, les circonstances étant changées, et, l’Allemagne ayant augmenté ses effectifs dans des proportions redoutables, l’obligation s’impose à eux, aujourd’hui, de revenir à un service de plus longue durée. C’est une manière de raisonner toute parlementaire, et nous l’approuverons fort, si elle facilite le vote de la loi ; mais, pour peu qu’on prenne la peine d’en lire l’exposé des motifs, on s’apercevra vite que, si quelques-uns de ces motifs ont un caractère accidentel, la plupart en ont un d’un ordre permanent. L’accident, ici, est dans les armemens de l’Allemagne, qui ont fait de la prolongation de la durée du service en France une obligation immédiate et impérieuse; mais tous les autres motifs invoqués auraient eu la même valeur, qui est très grande, quand même l’Allemagne n’aurait pas fait l’effort gigantesque auquel elle se livre en ce moment. Il n’y a aucune relation nécessaire entre cet effort et le fait, enfin reconnu chez nous et qui l’a toujours été chez nos voisins, qu’on ne peut pas faire en deux ans un cavalier et un artilleur. L’Allemagne n’avait pas encore publié ses projets lorsque M. Millerand préparait les siens et s’apprêtait à demander aux Chambres le service de trois ans pour certaines armes spéciales. Les projets de l’Allemagne, divulgués avec fracas, ne nous ont pas donné des argumens bien nouveaux, ils ont seulement fortifié ceux que nous avions déjà. L’Allemagne, depuis deux ans, a fait, chaque année, une nouvelle loi militaire pour augmenter ses forces; mais, avant même qu’elle les eût faites, nos régimens, nos bataillons, nos escadrons, nos compagnies étaient, comme on dit, réduits à l’état de squelettes, et nos officiers en gémissaient. Ils constataient et ils avouaient que l’instruction militaire de nos recrues en souffrait grandement. Ils se préoccupaient aussi de l’extrême faiblesse où nous nous trouvions au moment du départ d’une classe instruite et de l’arrivée sous les drapeaux d’une classe qui ne savait encore rien du métier. Il y avait là, aux yeux de tous les hommes renseignés, des défauts graves sur lesquels on se taisait parce qu’on n’apercevait pas le moyen d’y porter remède, mais qui n’étaient l’objet d’aucune illusion.

Ce moyen qui manquait nous a été subitement procuré par les projets de l’Allemagne et par le pompeux étalage que le gouvernement impérial en a fait lui-même. Il était sans doute impossible de les exécuter sans le dire et, quand bien même on ne l’aurait pas dit, une réforme aussi importante n’aurait pas pu passer inaperçue; mais le gouvernement impérial aime à frapper les esprits par de solennelles et de bruyantes démonstrations, et il s’est livré plus que jamais, depuis quelques semaines, à cette tendance qui lui est naturelle. Les discours retentissans de l’Empereur et du chancelier n’ont pas permis au monde de se tromper sur leurs intentions. L’Empereur en particulier a enflé sa voix qui, même lorsqu’il en contient l’éclat, porte pourtant si loin. Son dernier discours a été prononcé dans les conditions les plus propres à faire impression, en face de ses troupes, dans l’allée du Thiergarten où sont, en longues files à droite et à gauche, les statues de marbre de ses ancêtres. Il s’est placé devant celle de Frédéric-Guillaume III, le vaincu de 1806, la victime de Napoléon Ier et là, après avoir rappelé les souvenirs d’il y a cent ans, il a établi une comparaison, bien arbitraire à coup sûr, entre 1813 et 1913. Il y a eu en 1813, en Allemagne, un admirable élan de patriotisme contre le despotisme d’un homme qui dominait l’Europe et avait abusé de son prodigieux génie : on chercherait bien vainement aujourd’hui une analogie même lointaine avec la situation d’alors. Ce n’est pas la France qui menace maintenant la paix ; mais peu importe à l’empereur Guillaume ; il sait ce qu’il veut et l’histoire qu’il évoque est pour lui un instrument politique. Son but est de développer encore sa force militaire et il a besoin, pour cela, de demander à son pays un immense sacrifice. Voilà pourquoi il a parlé si haut et si fort. Ce qu’il n’a pas dit nettement, la presse s’est chargée de le préciser, et la Gazette de Cologne a accusé la France de troubler la paix de l’Europe en vue de reprendre l’Alsace et la Lorraine. Les articles de journaux sont peut-être négligeables, mais la voix de l’Empereur ne l’est pas; elle n’a pas été entendue seulement en Allemagne, mais dans le monde entier et en France plus que partout ailleurs. Elle y a réveillé l’esprit public et nous a donné l’occasion de pourvoir, nous aussi, à nos insuffisances militaires, de perfectionner notre armement et, ce qui était plus important encore, de compléter nos effectifs. Cette occasion a été mise à profit pour obvier à des maux anciens et profonds qui diminuaient peu à peu la force de notre armée et l’auraient diminuée encore davantage dans l’avenir à cause de la faiblesse croissante de notre natalité. Il n’était que temps pour nous de prendre un parti, il n’y en avait qu’un à prendre puisque nous manquions d’hommes : c’était d’avoir sous les drapeaux trois classes au lieu de deux.

Nous n’étudierons pas aujourd’hui dans le détail le projet de loi; il serait d’ailleurs difficile de le faire dans une chronique ; un pareil travail demande un cadre plus large. On a dit que le projet était trop long, et nous craignons que cette critique ne soit fondée. Il aurait peut-être mieux valu réduire le texte à un petit nombre d’articles indispensables et renvoyer le reste à un règlement d’administration publique. L’inconvénient du projet plus étendu qui a été déposé sur le bureau de la Chambre est de provoquer les amendemens et, par conséquent, d’allonger une discussion qu’il y a intérêt, comme nous l’avons dit, à rendre rapide. L’esprit public est excellent aujourd’hui : ne lui laissons pas le temps de s’énerver. Il ne l’a pas fait jusqu’ici : tout au contraire, les tentatives d’obstruction des socialistes lui ont donné une force et un élan nouveaux. Tout le monde sent qu’il faut faire vite. L'attitude de l’opinion chez nous, son allure, son entrain ont produit le meilleur effet en dehors de nos frontières. L’Allemagne, qui paraît bien ne s’y être pas attendue, en a été étonnée. De là le changement de ton qui s’est produit dans la presse. Au début, les journaux allemands expliquaient les armemens par la nécessité de rétablir l’équilibre des forces en Orient : aujourd’hui, c’est l’ambition turbulente de la France qui les rend nécessaires. L’article de la Gazette de Cologne sera sans doute suivi de plusieurs autres, et nous nous en inquiéterions davantage, si nous n’étions pas habitués à nous entendre dénoncer comme les trouble-fête de l’Europe toutes les fois que l’Allemagne veut augmenter ses forces militaires : l’habitude émousse la sensibilité. Au surplus, nous nous intéressons moins à son opinion sur nous, qu’à celle de nos alliés et de nos amis. La rapidité et la fermeté de nos résolutions ont produit le meilleur effet en Russie et en Angleterre. Comment en aurait-il été autrement ? La Russie se rend fort bien compte que c’est plus encore contre elle que contre nous que sont prises les nouvelles mesures militaires qu’on accumule en Allemagne : il est donc tout naturel que nos alliés nous sachent gré de celles que nous prenons nous-mêmes et qui sont une garantie pour eux comme pour nous. Il est naturel aussi qu’ils joignent leur effort au nôtre et c’est ce qu’ils se disposent à faire ; leurs projets ne sont pas encore définitivement arrêtés, mais ils s’élaborent, et l’augmentation des forces allemandes aura bientôt une contre-partie à l’Est comme à l’Ouest. On annonce, en Russie, la prochaine création de trois nouveaux corps d’armée. Quant à l’Angleterre, elle suit avec une attention sympathique tous les détails de notre relèvement. L’ouverture du parlement, qui vient d’avoir lieu, a permis à M. Asquith de déclarer que, si l’Angleterre n’était liée par aucun engagement défini, elle entendait garder toutes ses amitiés. Mais qu’arriverait-il si notre élan venait à se ralentir et surtout hésitait et s’arrêtait ? Quelles pénibles déceptions chez les uns ! Quelles lourdes moqueries chez les autres ! Il aurait mieux valu cent fois ne rien faire que d’avoir tant annoncé et promis pour rester finalement à mi-route. Mais c’est un accident qui n’est pas à redouter. Tout le monde sent chez nous qu’à côté des raisons militaires si sérieuses qui nous ont imposé des résolutions énergiques, il y a aujourd’hui des raisons encore plus sérieuses de les exécuter. Ne pas le faire est impossible. On a dit autrefois qu’il fallait aboutir : c’est plus que jamais le moment de le répéter.

Nous avons parlé de la Russie : il semble que, depuis quelque temps, notre alliance avec elle, qui a toujours été très vivante, éprouve un surcroît de vitalité. De notre côté, nous prenons une part d’attention et de sympathie toujours très vive à ce qui se passe chez elle, et nous nous sommes intéressés, comme il convenait à des alliés et à des amis, aux fêtes qu’elle vient de célébrer du tri-centenaire des Romanof. Il y a trois cents ans, en effet, que cette illustre famille est entrée sur la scène du monde où elle était appelée à jouer un rôle si important. D’abord, elle a fait la Russie moderne; elle l’a tirée du chaos pour l’organiser en corps politique; puis elle l'a introduite comme une puissance de premier ordre dans la famille européenne dont l’histoire, à partir de ce moment, n’a plus été séparée de la sienne. Les fêtes russes devaient donc trouver et ont trouvé un écho en France. Mais si nous nous en sommes réjouis, la Russie s’est réjouie de son côté de ce qui se passait chez nous. Tous les Français ont été agréablement frappés de la lettre personnelle que l’empereur Nicolas a écrite à M. Poincaré lorsqu’il est entré à l’Élysée. Cette lettre n’était évidemment pas une œuvre protocolaire ; les sentimens qu’elle exprimait n’étaient même pas inspirés par les seuls intérêts politiques ; ils venaient du cœur, et avaient un caractère amical sur la sincérité duquel il était impossible de se méprendre. Depuis, et précisément à l’occasion du tri-centenaire, de nouvelles lettres ont été échangées entre M. le Président de la République et l’Empereur de Russie : elles n’ont pas été moins cordiales. On croyait entendre dans les paroles de l’Empereur et du Président les voix de deux grandes nations que rien ne sépare, que tout rapproche, et qu’une inclination véritable porte l’une vers l’autre. Ces sentimens sont restés les mêmes qu’il y a vingt ans lorsque l’alliance s’est conclue : le temps semble les avoir affermis au lieu de les avoir affaiblis, ce qui montre à quel point ils étaient d’accord avec la nature même des choses. Et s’ils l’étaient alors, ils ne le sont certainement pas moins aujourd’hui.

Les événemens qui viennent de se produire dans l’Europe orientale sont, en effet, le début d’une évolution dont la génération actuelle ne verra pas le terme. Il y aura des intermittences sans doute, des momens d’arrêt dus à la lassitude générale, des reprises subites que le malaise des uns et les ambitions des autres rendront inévitables. Le monde slave et le monde germanique en seront plus particulièrement agités, mais tous les deux auront besoin de trouver des points d’appui en dehors d’eux et ils les y trouveront, car le reste du monde ne saurait, quand même il le voudrait, rester étranger à des événemens dont le contre-coup se fera sentir partout. Ces événemens resserreront encore les liens qui existent déjà entre la Russie et la France : formés au milieu d’autres préoccupations, ils deviendront plus intimes et plus solides avec les nouvelles. Tout le monde en a le sentiment, l’intuition, l’instinct même : le mot n’est pas excessif, car il s’agit ici d’une de ces forces obscures que la nature élabore et où l'intelligence politique reconnaît une sorte de fatalité. Le passé qui continue de peser sur nous, l’avenir qui nous invite, des regrets, des espérances, tout concourt à nous rapprocher de la Russie et à la rapprocher de nous, au point que, si l’alliance n’était pas faite, elle se ferait certainement aujourd’hui. Ce n’est pas seulement à Saint-Pétersbourg et à Paris qu’on en a la claire vision. L’Allemagne ne se méprend pas sur ce que la situation actuelle a d’incertain ; les assises de la Triplice ne reposent plus sur un sol aussi solide; du moins ce sol a été ébranlé en quelques endroits. L’Autriche n’est plus aussi libre de ses mouvemens ; des préoccupations, des obligations nouvelles sont survenues pour elle ; ses hommes d’État d’hier et d’avant-hier croyaient avoir prévu toutes les éventualités et y avoir paré, mais subitement d’autres sont survenues auxquelles il faut parer aussi. Gardons-nous de rien exagérer : au milieu d’une situation aussi aléatoire que celle où nous sommes, les pronostics les mieux établis en apparence sont souvent déjoués par l’événement; les hommes d’ailleurs, par leur habileté ou par leur maladresse, par leurs vertus politiques ou par leurs faiblesses, peuvent singulièrement influer sur la marche des choses. Cependant il semble permis de dire que la Triple-Entente a été moins éprouvée que la Triple-Alliance par l’histoire, nous allions dire par les aventures de ces derniers mois. Cela explique les armemens de l’Allemagne : un peu désordonnés sans doute, ils ne sont pas plus une fantaisie que ne l’a été la mobilisation de l’Autriche; on aurait tort de n’y voir qu’une pensée ambitieuse alors qu’il n’y a peut-être qu’une pensée de conservation. Malheureusement, les intérêts humains sont enchevêtrés étroitement les uns dans les autres ; ils influent les uns sur les autres ; ils sont inséparables les uns des autres. La mobilisation autrichienne a amené celle de la Russie et il ne pouvait pas en être autrement; les armemens de l’Allemagne ont amené les nôtres, et il ne peut pas non plus en être autrement; et pendant que nous armons ou que nous nous apprêtons à le faire, nous regardons du côté de la Russie; et la Russie regarde du côté de la France; et nous échangeons avec elle des paroles de plus en plus amicales, de plus en plus affectueuses même. Tout cela est dans l’ordre. Qu’en sortira-t-il avec le temps ? Dieu le sait. Les hommes ne peuvent que prendre, suivant les circonstances, des dispositions provisoires et changeantes en vue de solutions dont le secret final leur échappe. Le seul point dont ils soient bien sûrs est qu’ils doivent être prêts à tout.


Non pas que la situation générale de l’Europe présente un danger immédiat; au contraire, elle semble s’être un peu détendue en Orient; elle ne l’a pas fait toutefois autant ou aussi vite qu’on l’espérait il y a quelques jours. La nouvelle du désarmement simultané de l’Autriche et de la Russie sur la frontière de Galicie s’était répandue et avait été accueillie avec une vive satisfaction. Le désarmement n’était que partiel et, au total, pas très considérable, mais il était un commencement et, après la déception qu’on avait éprouvée en voyant que la lettre de l’empereur d’Autriche à l’empereur de Russie, lettre apportée solennellement à Saint-Pétersbourg par le prince Hohenlohe, n’avait été suivie d’aucun effet apparent, on s’était repris à espérer. On n’y renonce pas, on continue de croire que la démobilisation annoncée aura lieu, mais elle est ajournée pour des motifs qui ne sont pas bien connus, et cet ajournement cause à son tour quelque déception. Avec de très bonnes intentions, on a en Autriche plus de velléités que de volontés. La politique un peu hésitante et flottante qu’on y suit laisse l’Europe incertaine. Il semble bien, pourtant, que les vues échangées dans ces derniers temps entre Vienne et Saint-Pétersbourg aient amené un rapprochement sur quelques-uns des points où le conflit était apparu naguère le plus inquiétant. On a dit que la Russie n’insistait plus d’une manière aussi péremptoire pour que Scutari appartint au Monténégro, tandis que l’Autriche continuait de se montrer irréductible sur le maintien de Scutari à l’Albanie dont il est la capitale. Une transaction s’était, dit-on, produite entre les deux gouvernemens, grâce à l’attribution de certains territoires à la Serbie. S’il en est ainsi, l’intention conciliante est évidente entre les deux pays, et nous espérons qu’elle portera ses fruits.

Qu’arrivera-t-il pourtant si les Monténégrins prennent Scutari ? Tous les projets convenus pourraient bien, alors, être remis en question. Nous ne savons pas, à vrai dire, où en est le siège de Scutari, ni si les Monténégrins sont sur le point, ou non, de s’emparer de la ville. On a dit si souvent que le fait ne pouvait manquer de se produire dans un bref délai, sans que rien de tel soit arrivé, que nous ne savons plus ce qu’il faut en croire : mais pourquoi Scutari ne succomberait-il pas, et aussi Andrinople, puisque Janina vient de le faire? Les trois villes opposaient la même résistance aux alliés balkaniques : l’analogie de leur situation permet de croire qu’elles auront finalement le même sort, et elles l’auront à coup sûr, si elles ne sont pas ravitaillées par des moyens inconnus. Quoi qu’il en soit, les Grecs méritent d’être félicités ; ils ont eu beaucoup de bonheurs dans cette guerre et on n’en a pas de si nombreux et de si persévérans, sans les avoir mérités. Les progrès qu’a faits leur armée sont éclatans. Ils ont profité avec adresse de toutes les occasions qui se sont offertes à eux et, quand il a fallu se battre, ils l’ont fait vaillamment. Janina ne s’est rendu que lorsque la résistance est devenue tout à fait impossible : il en sera de même un jour pour Andrinople et Scutari. Nous ne sommes pas à même de dire quand arrivera le dénouement, mais il est fatal, et le gouvernement ottoman semble commencer à s’en rendre compte. Il aura prolongé la résistance aussi loin que l’honneur le commandait : que peut-il faire de plus ? La seconde partie de la guerre, celle qui dure encore, a tourné moralement à son avantage; on le croyait à bout de ressources et il en a montré d’inattendues ; si on fait abstraction de Janina, les alliés n’ont fait sur aucun point un pas décisif. Le mauvais temps rendait, il est vrai, toutes les manœuvres difficiles, sinon impossibles. L’hiver, qui a été si doux dans nos régions occidentales, a été très dur dans les Balkans; les campagnes étaient couvertes d’une couche épaisse de neige; les armées étaient immobilisées. On dit que le temps s’améliore et que les opérations militaires pourront bientôt recommencer: il ne semble pas, toutefois, qu’elles doivent le faire avec beaucoup d’intensité, les armées alliées étant réduites et fatiguées et les Turcs étant presque invincibles derrière des fortifications.

Malheureusement, si la guerre n’avance pas, les négociations ne progressent pas davantage. Lorsque, il y a quelques jours, le gouvernement ottoman a demandé la médiation des puissances, on a cru qu’à bout de forces, il était résigné aux conditions nécessaires, dont la première est l’abandon d’Andrinople. On n’en est plus aussi assuré maintenant. Les puissances alliées n'ont pas encore répondu à la proposition de médiation et, de part et d’autre, les exigences restent entières. Une question nouvelle est venue compliquer les choses, celle d’une indemnité de guerre que réclament les alliés, et à laquelle les Turcs déclarent avec énergie qu’ils ne consentiront jamais. Qu’arrivera-t-il ? Les Japonais eux aussi, après leur guerre victorieuse contre la Russie, réclamaient une indemnité et, devant la résistance irréductible de M. Witte, ils ont fini par y renoncer. En sera-t-il de même des alliés balkaniques ? La Turquie leur abandonne d’immenses territoires et des villes importantes qu’ils n’ont pas encore prises : n’est-ce pas assez, et faudra-t-il encore qu’elle leur paie une indemnité en argent ? Les puissances créancières de la Porte, — nous sommes au premier rang et l’Allemagne est au second, — ont des réserves à faire, des mesures à prendre, des intérêts à garantir. Cette question qui n’est pas absolument imprévue, car on en avait déjà parlé, mais qui se présente aujourd’hui d’une façon plus précise et plus pressante, sera d’une solution délicate. Il serait pourtant regrettable que la médiation de l’Europe restât infructueuse. Nous ne blâmons pas la bonne volonté des puissances ; on leur a demandé leur médiation; elles l’accordent à ceux qui la sollicitent et la proposent aux autres, mais un peu machinalement, semble-t-il, et poussées par le seul amour de la paix. L’amour de la paix est le meilleur des sentimens : il est toutefois de la dignité de l’Europe de ne pas y céder aveuglément et sans avoir pris ses précautions. L’exemple du passé, et d’un passé tout récent, lui enseigne que, lorsque le médiateur s’interdit d’exercer la moindre pression sur ses cliens, il s’expose à tomber dans l’impuissance, ce qui est fâcheux quand cela arrive une première fois, un peu ridicule quand cela se reproduit une seconde. Une médiation, pour aboutir, ne saurait se passer de quelque autorité chez celui qui l’exerce. Ce n’est pas, en réalité, une médiation que l’Europe exerce, mais des bons offices qu’elle introduit timidement entre les belligérans, et ceux-ci les acceptent à condition qu’on leur donne raison. Ainsi conduites, les choses peuvent durer quelque temps encore; une guerre lente et partielle peut se prolonger sans qu’un dénouement s’impose. L’Europe, dans toute cette crise, montre plus d’embarras que de résolution.


Nous ne voulons pas terminer notre chronique sans dire un mot du vote par la Chambre du traité que nous avons enfin conclu avec l’Espagne à propos du Maroc : il a été voté à l’unanimité après un discours de M. le ministre des Affaires étrangères, qui a obtenu, chose rare, un assentiment général. M. Jonnart a eu la bonne fortune de satisfaire, tout le monde. Il a été longtemps, on le sait, gouverneur général de l’Algérie, et toutes les questions qui touchent à l’Afrique septentrionale lui sont familières. Bien qu’il n’ait pas eu l’occasion de traiter personnellement celle du Maroc, il la connaît, et il sait notamment qu’au Maroc, aussi bien qu’en Algérie dans la province d’Oran, nous avons affaire aux Espagnols et nous devons les traiter en amis. Leur situation n’est sans, doute pas la même des deux côtés de la Moulouya, mais ici et là, sous des formes différentes, ils sont nos collaborateurs dans l’œuvre de civilisation qu’eux et nous avons entreprise. Nous avons toujours demandé, pour notre compte, qu’on s’entendît cordialement et loyalement avec eux pour la détermination de nos zones d’influence, afin de supprimer dans l’avenir toute difficulté entre nous. Quant à leur droit de faire dans une partie du Maroc ce que nous faisons dans l’autre, il est fondé sur l’histoire, il est le prix de grands sacrifices qu’ils ont faits héroïquement et nous aurions eu mauvaise grâce à le contester aujourd’hui : au surplus, nous l’avions déjà formellement reconnu. Il y a eu à la vérité, par momens, quelques polémiques acerbes entre les journaux des deux pays, et l’opinion en a été excitée plus que nous ne l’aurions voulu; mais les deux gouvernemens ont toujours gardé leur sang-froid. C’était le devoir des négociateurs des deux pays de défendre leurs intérêts pied à pied et ils s’en sont acquittés de leur mieux. La négociation a paru longue, mais ne vaut-il pas mieux discuter longtemps si on doit aboutir à s’entendre pour toujours, et nous espérons bien que tel est le résultat que nous avons obtenu ? Le grand mérite de M. Jonnart, celui qui lui a valu les applaudissemens de toute la Chambre, est d’avoir exprimé les vrais sentimens de la France à l’égard de l’Espagne, sentimens que notre fraternité latine rend particulièrement cordiaux. Voisins de l’Espagne en Europe et en Afrique, nous avons une double raison de vivre avec elle en bons termes puisque, s’il en était autrement, les conséquences en seraient doublement graves pour elle et pour nous.

Notre situation est la même avec l’Italie qu’avec l’Espagne ; nous sommes aussi ses voisins en Europe et en Afrique ; le moindre dissentiment entre elle et nous jetterait une ombre sur le Nord de l’Afrique et sur la Méditerranée. M. le marquis di San Giuliano, ministre des Affaires étrangères du gouvernement italien, le sait mieux que personne et il ne l'a certainement pas oublié dans le récent et très éloquent discours qu’il a prononcé devant la Chambre des députés, bien que quelques-unes de ses expressions nous aient un peu étonnés. Il a parlé de la Méditerranée comme d’une mer qui n’appartenait à personne sur un ton qui donnait à croire que quelqu’un aurait pu avoir la prétention d’y étendre son hégémonie, mais que l’Italie ne le permettrait pas. Est-ce pour combattre cette chimère qu’il a fait allusion à un traité à conclure entre l’Italie et l’Espagne ? Non sans doute, et on a expliqué depuis qu’il ne s’agissait que d’un traité destiné à régler la situation des Italiens dans le Maroc espagnol, où il n’y en a pas beaucoup, et des Espagnols dans la Tripolitaine, où il n’y en a pas davantage. Le traité réglerait aussi, paraît-il, les intérêts commerciaux des deux pays. Réduit à ces proportions, il ne peut porter ombrage à personne, mais la chaude éloquence de M. di San Giuliano avait paru lui en donner de plus étendues. Elle avait semblé esquisser tout un plan méditerranéen à propos duquel l’Espagne et l’Italie auraient à s’entendre. Ce sont là des vues qui peuvent conduire loin.

L’Espagne a-t-elle besoin d’alliances et, si elle en a besoin, quelles sont celles qu’elle doit préférer ? La question est trop vaste pour être traitée ici : nous nous contenterons de dire, comme une vérité d’ordre général, que c’est surtout avec ses voisins qu’il importe d’être en bons termes. L’Espagne, depuis de longues années, n’a pas eu à regretter de nous avoir pour voisins en Europe : il en sera de même en Afrique, maintenant surtout que nos positions respectives sont nettement établies. Toutefois, avouons-le, les traités les mieux faits ne sont rien sans les intentions qui les animent. M. Jonnart a profité de l’occasion qui s’offrait à lui de faire connaître les nôtres, et le bon accueil que son discours a reçu de l’autre côté des Pyrénées montre que nous pouvons compter sur une amicale réciprocité.

Francis Charmes.


Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.