Chronique de la quinzaine - 28 février 1913

Chronique n° 1941
28 février 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La transmission des pouvoirs de l’ancien au nouveau président de la République s’est faite, le 18 février, à l’Elysée sous la forme la plus cordiale. M. Fallières y a mis la plus parfaite bonne grâce et M. Poincaré n’a pas été en reste de bonnes paroles et de bons procédés envers son sympathique prédécesseur, dont il a annoncé qu’il suivrait les exemples. Il ne faut pourtant pas se dissimuler qu’à sept années d’intervalle le caractère des deux élections n’a pas été le même et que le pays attend de M. Poincaré quelque chose de nouveau. En 1906, M. Fallières a été l’élu d’un parti qui a voté pour lui avec une parfaite unanimité et dont le pivot était formé par les radicaux-socialistes. Il n’en a pas été ainsi de M. Poincaré : les radicaux-socialistes ont montré et continuent de montrer pour lui plus que de la froideur. L’année dernière, lorsqu’il a formé son ministère au milieu de circonstances difficiles, tout le monde a appliqué à ce gouvernement l’épithète de national. Une pensée, une préoccupation supérieure à celles qui agitent d’habitude nos assemblées politiques avaient présidé, en effet, à sa composition et il faut rendre à M. Poincaré la justice qu’il est resté fidèle à ses origines. Là est le secret de sa popularité.

Le pays est très las des querelles de groupes et de sous-groupes parlementaires : il n’y a plus d’écho en lui pour certains mots qui retentissent encore avec sonorité dans les couloirs du Palais-Bourbon. Les générations qui montent cherchent ailleurs leur orientation. Les dangers subitement apparus au delà de nos frontières ont éveillé dans les consciences le sentiment d’obligations et de devoirs nouveaux. En présence de ces réalités menaçantes, l’objet de nos disputes d’hier paraît mesquin et démodé. C’est pour cela que le pays a voulu à la présidence de la République un homme qui eût donné des preuves d’une intelligence supérieure et d’un grand sang-froid dans la poursuite de ses desseins. Il s’est attaché à M. Poincaré et il en espère beaucoup. Cette espérance explique l’accueil que Paris lui a fait. Aussitôt après avoir pris possession de ses fonctions, il s’est rendu à l’Hôtel de Ville. Une foule nombreuse s’est pressée sur son passage et l’a acclamé, plus que ne l’avait été aucun de ses devanciers. La satisfaction de tous était évidente, mais dans cette satisfaction il y avait de l’attente. Il ne faut pourtant pas demander à M. Poincaré plus qu’il ne peut faire. Ceux qui ont cru qu’il lui suffisait d’entrer à l’Elysée pour que la situation générale fût changée comme par enchantement se sont exposés à quelque déception. De semblables transformations ne s’opèrent pas en un jour, quelque bonne volonté qu’on y mette. Ce serait rendre un mauvais service à M. Poincaré que d’entretenir autour de lui de semblables illusions. Sans doute son influence personnelle, son autorité, sa connaissance des affaires, la longue pratique qu’il a des choses et des hommes parlementaires produiront un effet utile et qui, peu à peu, deviendra sensible ; mais, pour qu’il en soit ainsi, la collaboration du temps est indispensable. Tout ce qu’on peut demander à M. Poincaré est de le bien employer, non pas de s’en passer. La bonne politique est un travail de patience.

Le premier acte du nouveau président a été un Message qu’il a adressé aux Chambres et qui a été lu simultanément, au Palais-Bourbon par M. le président du Conseil, au Luxembourg par M. le ministre de la Justice. Ce Message a produit sur l’opinion un effet excellent ; il est conçu en termes sobres et précis dans lesquels on retrouve toutes les qualités d’esprit de son auteur. M. Poincaré a énuméré les principales réformes que le gouvernement de la République a faites dans ces derniers temps et dont quelques-unes sont restées incomplètes et devront être complétées. Il a usé intentionnellement d’expressions un peu générales quand il a parlé de la nécessité de mettre encore plus de justice dans l’impôt, ou de perfectionner l’instruction publique en la développant davantage. Tout cela est d’ailleurs passé sans difficulté devant la Chambre ; mais, quand le Message a fait allusion à la loi électorale, un frisson a couru sur les bancs radicaux- socialistes, et même quelques protestations s’y sont élevées. Les radicaux ont écouté tout le reste dans un silence glacial, les bras croisés et les traits immobiles. Le document a été au contraire très applaudi au centre, à droite, sur quelques bancs à gauche. La dernière partie semblait de nature à obtenir une adhésion unanime. M. Poincaré y a parlé, dans le langage le plus élevé, de la situation internationale de la France et de la nécessité de la maintenir grande et forte dans l’intérêt de la paix et de la civilisation. Il a trouvé quelques-uns de ces mots qui, partis du cœur de l’orateur, vont à celui de l’auditoire et l’impressionnent vivement ; mais les radicaux-socialistes ne voulaient pas être impressionnés ; ils ont laissé cette faiblesse à la majorité de la Chambre et au pays. Peu importe. Le Message de M. Poincaré restera comme l’expression d’une politique de réforme prudente au dedans, de conciliation et de fermeté au dehors : cette politique sera celle du septennat qui commence.

Pour le moment, si nous faisons abstraction de la réforme électorale qui est l’objet de tant de passions diverses dans le monde parlementaire, c’est surtout et presque exclusivement la politique extérieure qui préoccupe les esprits. Il est devenu impossible de rester à rêver sur les rives des « mares stagnantes, » alors qu’une partie de l’Europe est en feu, que deux grandes puissances ont fait l’une à l’encontre de l’autre des armemens imposans et qu’une troisième, notre voisine de l’Est, s’apprête à refondre ses lois militaires pour augmenter dans des proportions redoutables la force numérique de son armée de première ligne et de premier choc. Ces projets de l’Allemagne ont été précédés de discours importans prononcés par l’Empereur lui-même et par le chancelier de l’Empire, discours qui avaient pour objet de réveiller, d’échauffer le sentiment public et de le préparer à de grands sacrifices. Il semble, à entendre ces paroles enflammées, que l’heure soit grave et que l’Allemagne doive prendre des décisions rapides en vue de renforcer son armée de terre, même au prix d’un ralentissement provisoire dans le renforcement de l’armée de mer. Nous avons dit un mot, il y a quinze jours, de ce dernier côté de la situation. Après avoir arrêté ses résolutions, l’Allemagne les a fait connaître dans une forme habilement combinée pour exercer une influence apaisante sur l’opinion britannique en éloignant d’elle, jusqu’à un horizon lointain, le danger dont elle a été le plus vivement préoccupée depuis plusieurs années. Donc ralentissement dans les armemens maritimes, augmentation, accélération dans les armemens continentaux. Quelle sera l’importance exacte de ces derniers, c’est ce que nous ne saurions dire avant de connaître les projets eux-mêmes ; mais, de l’aveu de tous les hommes compétens, il semble bien que la force militaire de l’armée active doive être augmentée en Allemagne d’environ 200 000 hommes et portée, dans un bref délai, au chiffre de 850 000 en temps de paix. C’est l’effort le plus considérable qui ait jamais été fait : comment les voisins immédiats de l’Allemagne, soit à l’Est, soit à l’Ouest, n’en seraient-ils pas frappés et ne se mettraient-ils pas à même de rétablir entre elle et eux l’équilibre militaire qui va être si profondément modifié à leur désavantage ? Nous n’avons ici à parler que de nous. Les uns disent que la force militaire de l’Allemagne sera relativement à la nôtre dans la proportion de 3 contre 2, les autres de 4 contre 3 : il semble bien qu’elle la dépassera d’un bon tiers !

Quand ces projets allemands ont été connus en France, ils y ont produit une vive impression : on y a vu, on ne pouvait pas ne pas y voir, sinon une menace directe, au moins un péril certain. Les journaux allemands ont expliqué alors qu’on se méprenait sur les intentions de leur gouvernement et que ses armemens ne visaient nullement la France : ils étaient la conséquence des événemens qui venaient de se produire en Orient et qui, de ce côté, avaient déjà modifié profondément les conditions de l’échiquier européen. L’Autriche, l’allié de l’Allemagne et celui peut-être sur lequel elle compte le plus, se trouvait subitement placée en face d’obligations nouvelles, lourdes et inquiétantes, auxquelles ses armemens précipités avaient pourvu d’une manière insuffisante et par des moyens de fortune. Avant la guerre des Balkans, si un conflit avait éclaté entre la Russie et l’Autriche, cette dernière n’aurait pas eu à s’inquiéter beaucoup des royaumes balkaniques, dont tout le monde ignorait la force et qui l’ignoraient eux-mêmes ; elle aurait pu porter la plus grande partie de ses forces au Nord et à l’Est en se garantissant au Sud par un simple rideau militaire. Il n’en serait plus de même aujourd’hui. Dans l’hypothèse d’un conflit austro-russe, les Slaves des Balkans, victorieux de la Porte et entraînés à la guerre, prendraient fait et cause pour la Russie dont ils deviendraient des auxiliaires très précieux. L’Autriche, un peu affolée par la rapidité des événemens et par le danger qui en résultait pour elle, n’a pas toujours été adroite dans les précautions qu’elle a prises contre les Slaves du Sud ; elle a froissé bien des susceptibilités ; elle a fait brutalement bien des blessures ; elle a provoqué bien des rancunes. En cas de guerre avec la Russie, ce n’est pas seulement un ou deux corps d’armée qu’elle devrait placer sur la frontière serbe, mais une partie importante de ses forces qui, dès lors, lui manqueraient d’un autre côté. L’équilibre entre elle et la Russie serait renversé au grand détriment, non pas de l’Autriche seule, mais du germanisme lui-même dans, sa lutte inévitable contre le slavisme envahissant. L’Autriche, en effet, est l’avant-garde du germanisme ! en Orient, et ses échecs retomberaient sur lui. Qu’on s’en soit préoccupé à Berlin, rien n’est plus naturel, et que cette préoccupation ait été pour quelque chose, pour beaucoup même, dans les mesures militaires qu’on s’apprête à y prendre, rien n’est plus vraisemblable. Quand les Allemands disent que ce n’est pas à la France qu’ils ont songé, mais à la Russie, ils sont sans doute sincères : seulement, nous ne pouvons pas oublier que nous sommes les alliés de la Russie, que nos intérêts sont liés aux siens et que les événemens qui la mettraient en cause nous mettraient en cause nous-mêmes. L’Allemagne donne un trop bel exemple de fidélité à ses alliés pour trouver surprenant que, nous pratiquions la même vertu. N’est-il pas d’ailleurs évident que si la Russie venait à succomber dans la lutte qui se prépare entre le monde slave et le monde germain, la France resterait découverte et isolée sur le continent ? S’exposer à ce danger serait de sa part une suprême imprévoyance. Au surplus, nous demeurons convaincu, comme nous l’avons dit bien souvent, que le gouvernement allemand désire la paix et que, s’il augmente sa puissance militaire, c’est pour être mieux à même de la maintenir, au besoin même de l’imposer ; mais ce qu’il fait pour cela, nous devons le faire aussi parce que, lorsqu’il y a une disproportion trop grande entre les forces de deux pays voisins, la juxtaposition du pot de fer et du pot de terre finit toujours mal pour ce dernier. Les meilleures dispositions, les plus pacifiques, les plus pacifistes même, ne suffisent pas à retenir la logique immanente des choses. La brusquerie d’un premier mouvement peut avoir des conséquences inéluctables, et l’Allemagne a montré, sans qu’il faille remonter très haut pour en trouver des exemples, que son premier mouvement la porte souvent à user de l’intimidation comme moyen diplomatique. C’est un moyen qui s’use quand on l’emploie trop fréquemment ; il ne s’use pas seulement : le moment vient où il produit un effet contraire à celui qu’il se propose et où il fait naître une irritation et des impatiences avec lesquelles il est dangereux de jouer. Le meilleur moyen de maintenir la paix entre deux pays est d’assurer entre eux un respect réciproque dont une certaine égalité dans les forces qu’ils peuvent s’opposer est de beaucoup la plus sûre garantie.

Le gouvernement de la République s’en est rendu compte : il a fait savoir tout de suite, par la voix de la presse, qu’il allait demander un crédit d’un demi-milliard pour procéder à des améliorations devenues urgentes dans notre armement. C’est fort bien et on ne peut qu’applaudir à cette initiative ; mais, après l’avoir approuvée, il faut en constater l’insuffisance. S’il y a dans notre armement des imperfections à réparer, et si cette réparation est d’une extrême urgence, comment ne s’en est-on pas aperçu plus tôt ? Et si on s’en est aperçu, pourquoi n’a-t-on rien fait ? Pourquoi enfin a-t-on attendu la manifestation d’un danger direct et immédiat, venu du dehors, pour demander aux Chambres les crédits indispensables ? On nous dit sans cesse, on nous a encore répété ces jours derniers que, parmi les reconstitutions et les réorganisations que la France devait à la République, figurait au premier rang celle de l’armée. Ce sont là de belles paroles ; elles font très bien à la tribune de la Chambre et dans des professions de foi électorales : le malheur est que, lorsque le moment vient de demander à l’armée un effort de quelque importance, on reconnaît aussitôt qu’elle n’est pas à même de le fournir. Rendons grâce une fois de plus à l’Allemagne : nous lui devrons d’avoir corrigé quelques-uns des défauts de notre armement ou d’en avoir complété certains élémens. Mais hâtons-nous de dire que cela n’est rien et que le gouvernement doit maintenant demander au pays un tout autre sacrifice, plus difficile et plus méritoire.

Bien que notre situation financière soit, elle aussi, sérieuse et inquiétante, toutes les fois qu’on demandera aux Chambres de l’argent pour la défense nationale, on l’obtiendra sans trop de peine ; mais quand on leur demandera des hommes, le résultat sera moins assuré. Or c’est d’hommes que nous avons besoin. La crise dont notre armée souffre est avant tout celle qui résulte de la pénurie des effectifs, et la pénurie des effectifs résulte de la loi qui a établi chez nous le service de deux ans. Cette loi a été funeste ; on s’en aperçoit aujourd’hui et une clameur générale s’est élevée contre elle ; elle est poussée par les hommes les plus compétens, et les autres font chorus. L’opinion, — nous parlons de celle qui est exprimée par les journaux, — n’est pas loin d’être unanime et, malgré cela, nous nous demandons si le service de deux ans sera supprimé et si le service de trois ans sera rétabli.

On a commencé par dire qu’une durée de deux ans était insuffisante pour certaines armes, notamment pour la cavalerie et l’artillerie montée ; la démonstration en a même été faite avec une force si convaincante que nous ne voyons pas comment on pourrait en détruire l’effet ; mais si le mal est moins grand ailleurs, il n’en existe pas moins et toute notre armée en souffre. On entend répéter partout que nos compagnies d’infanterie comme nos escadrons de cavalerie sont réduits à l’état de squelettes et que pendant quelques mois de l’année, après le départ de la classe qui est la plus instruite, et l’incorporation d’une nouvelle qui ne sait encore rien du métier l’armée serait incapable de faire face à un danger qui surviendrait à l’improviste. Tout cela était si facile à prévoir qu’il est surprenant qu’on ne l’ait pas prévu. Nous admirons la conversion de certains généraux qui, après avoir prôné autrefois le service de deux ans, se frappent maintenant la poitrine et déclarent qu’ils se sont trompés ; mais nous reconnaissons plus d’autorité encore à ceux qui, dès le premier jour, ont dénoncé le service de deux ans comme néfaste et ont refusé de l’approuver. Il est vrai qu’on ne les a pas consultés et qu’ils n’ont pas toujours osé parler comme ils le font aujourd’hui. Connaissant l’opinion du gouvernement, ils se taisaient. Le gouvernement, en effet, avait pris son parti du service de deux ans et lorsque l’opposition dans les Chambres lui demandait, le suppliait de consulter le Conseil supérieur de la guerre, il s’y refusait obstinément : à quoi bon l’opinion du Conseil supérieur ? la sienne ne suffisait-elle pas ? C’est ainsi que, dans le silence imposé aux autorités compétentes, le service de deux ans a été voté, ce service que, de tous les points de l’horizon, on accuse à présent d’avoir vidé nos escadrons et nos compagnies et mis notre armée dans un état d’infériorité telle, à l’égard de l’armée allemande, qu’elle serait incapable d’en soutenir le premier choc. Si cela était déjà vrai hier, combien plus cela le sera-t-il demain, lorsque l’armée allemande, ayant été élevée au chiffre de 850 000 hommes en temps de paix, aura ses escadrons, ses compagnies, ses batteries montées avec un effectif si nombreux et si complet qu’elle n’aura pas besoin d’attendre sa mobilisation pour fondre sur notre armée et empêcher notre mobilisation ! C’est presque la reconstitution des armées de métier d’autrefois, mais accrues dans une proportion sans précédens. Là est pour nous le vrai danger. Après une déclaration de guerre, si nous avions le temps de réunir nos réserves et de les mettre en ligne, notre armée aurait en quelque sorte atteint son plein ; mais c’est ce temps qu’on ne nous laissera pas, et au premier moment, si important au point de vue moral comme au point de vue matériel, la disproportion sera si grande entre nos forces et celles de l’ennemi que nous aurons tout à redouter. Nous avons tort toutefois de parler au présent, ou au futur, quand il faudrait le faire au conditionnel. Ces conséquences extrêmes se produiraient si nous ne faisions rien ; mais il semble bien que le gouvernement soit décidé à faire quelque chose et qu’il ait mesuré l’étendue de sa responsabilité. Ces voix, qui se sont tues jadis, parlent aujourd’hui très haut et le pays les entend. Le gouvernement n’en aura pas moins un immense effort à faire s’il veut, comme nous l’espérons bien, obtenir des Chambres le rétablissement du service de trois ans. Il s’agit de remonter un courant très fort, très impétueux, très puissant et de ramener en quelques jours l’opinion publique à une vérité qu’on lui a longtemps cachée.

Ce serait, en effet, toute une histoire à écrire que celle des procédés par lesquels on a peu à peu égaré l’opinion sur cette question, la plus grave qu’on puisse poser devant un pays, puisque son existence même en dépend. La loi de 1872, œuvre de M. Thiers, est peut-être la meilleure que nous ayons jamais eue. Faite immédiatement après la guerre, elle s’inspirait des terribles leçons que nous venions de recevoir : l’intérêt militaire y avait été garanti sans toutefois que les autres intérêts du pays, et notamment ceux qui se rattachent à sa culture intellectuelle, y eussent été sacrifiés. Mais, à peine la loi a-t-elle été faite qu’elle a été combattue et l’illustre homme d’État qui en avait été l’auteur a pu voir, avant de mourir, les assauts dirigés contre elle : il a usé ses dernières forces à les repousser. Elle lui a survécu pourtant : c’est seulement en 1889 qu’a été voté le service de trois ans. La nouvelle loi était inférieure à la précédente, mais on pouvait encore en tirer bon parti : malheureusement, le principe des dispenses, qui y avait été introduit, a donné lieu à un si grand nombre d’abus, qu’elle n’a pas tardé à en être profondément discréditée. Lorsque Gambetta, non sans de longues hésitations, non sans une grande perplexité d’esprit, a accepté le service de trois ans, il y avait mis pour condition expresse qu’il n’y aurait aucune dispense : il ne cessait de le répéter dans la Commission de l’armée qu’il présidait et où, à son tour, il a usé ses dernières forces. La loi a été votée après sa mort, on s’est même appuyé sur son autorité pour la recommander aux Chambres et on y a introduit des dispenses dont le nombre a été sans cesse en grandissant. La loi a péri par là et le service de trois ans a été remplacé par le service de deux. La loi qui l’a établi n’a pas été présentée par le gouvernement ; elle l’a été par un sénateur obscur ; mais le gouvernement l’a acceptée, appuyée, patronnée, garantie ; aussi longtemps que le gouvernement s’opposait, d’abord au service de trois, puis à celui de deux ans, les députés pouvaient résister à la terrible poussée de leurs électeurs qui le désiraient, le demandaient, l’exigeaient ; mais que pouvaient-ils faire lorsque le gouvernement lui-même venait déclarer que le service de trois ans, puis de deux, était possible et qu’il en conseillait le vote ?

On avait vu tous les quatre ans, à chaque élection générale, la question posée autour du scrutin ; chaque fois la même surenchère se produisait ; les candidats qui voulaient être élus à tout prix promettaient, contre des concurrens mieux éclairés ou plus consciencieux, la diminution de la durée du service militaire ; ils étaient élus en effet, les autres étaient battus. C’est tout ce travail de démolition qu’il s’agit de démolir maintenant ; il faut réagir contre ce long passé ; il faut faire entrer dans l’esprit du paysan, dont la masse compose la grande majorité du corps électoral, une vérité qu’on y a combattue, obscurcie, contestée, niée ; les élections prochaines, qui sont la principale préoccupation de la Chambre, en dépendent. Œuvre difficile, mais nécessaire ! La nécessité en est d’autant plus impérieuse qu’on a diminué de huit jours la durée des périodes d’exercices qui ont pour objet l’instruction des réserves. C’est toute une autre histoire : elle ressemble, hélas ! à la première. Quand on a raccourci la durée du service, on a dit que désormais la force principale de notre armée serait dans les réserves et qu’on maintiendrait celles-ci en haleine par des périodes d’exercices de 28 et de 13 jours. C’était un système ; nous préférions l’autre, celui d’une armée active à service prolongé ; mais enfin le système se soutenait. Qu’avons-nous vu ? Le pays a mal supporté ces dérangemens annuels qui gênaient ses habitudes ; une réaction s’est faite contre la durée des périodes d’exercices ; on en a proposé l’abréviation. Le gouvernement s’y est-il opposé ? Non, il a fait le contraire, il a sacrifié une fois de plus les intérêts permanens de l’armée à la popularité d’un jour. Celui qui s’y est opposé, c’est M. de Freycinet, qui a prononcé ce jour-là devant le Sénat un des discours les plus émouvans qu’ait entendus une assemblée politique. Mais le Sénat a passé outre, puisque le gouvernement l’y encourageait, et, après avoir affaibli l’armée active par la diminution du service sous prétexte que notre force militaire résidait surtout dans les réserves, on a affaibli à leur tour les réserves, de sorte que l’affaiblissement a été partout, dans l’armée active et dans l’armée de réserve, successivement, mais également atteintes par le même mal provenant de la même cause, la faiblesse des Chambres encouragée par celle des gouvernemens.

Ce sont là de tristes choses à rappeler : il faut le faire cependant pour montrer d’où sont sorties les conséquences inquiétantes que ‘tout le monde dénonce aujourd’hui. La responsabilité des gouvernemens antérieurs est écrasante ; celui d’aujourd’hui aura raison de s’en dégager. Les gouvernemens antérieurs avaient, non pas certes une excuse, mais une explication à leur conduite : ils ne croyaient pas à la possibilité de la guerre. Il est difficile au gouvernement actuel de partager cette puérile illusion. Nous devons tout faire pour empêcher la guerre, mais nous devons toujours y être prêts parce qu’elle est toujours possible. M. le Président de la République l’a rappelé dans son message : ce ne sera pas sa faute si les Chambres et le pays n’entendent pas l’avertissement. Quant au gouvernement, son devoir est clair. Nous n’avons atténué ni les difficultés de sa tâche ni la force des résistances qu’il y rencontrera : mais à cette force il en a une autre à opposer, celle que lui donnent les circonstances présentes. Les formidables armemens de l’Allemagne sont pour lui un argument très fort. Il y a là un fait contre lequel nous ne pouvons rien, sinon prendre nos dispositions en conséquence. Le ferons-nous ? Cela dépendra de l’énergie que le gouvernement mettra à le demander, à l’imposer. Nous n’invoquerons pas ici l’opinion du pays, puisqu’on l’a trompée et qu’elle est toute à refaire, mais l’opinion réfléchie de la partie du public la plus éclairée et la plus compétente qui soutient le gouvernement, l’encourage et le pousse. Elle attend de lui, non pas des demi-mesures et des tâtonnemens, mais des projets décidés et décisifs, une attitude ferme, des résolutions rapides. En toutes choses il y a l’occasion, qui est aussi une force. Si on la laisse passer, on risque de ne plus la retrouver.

Dans un autre ordre d’idées, qui se rattache pourtant à celui dont nous venons de parler, le gouvernement a montré qu’il se préoccupait d’affermir notre situation au dehors en donnant une vie plus active à notre alliance avec la Russie : il a nommé M. Delcassé ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Nous avions là un ambassadeur du plus haut mérite, d’une compétence affermie par une longue expérience et d’un jugement très sûr : malheureusement, la santé de M. Georges Louis ne lui permet plus de continuer la mission que le gouvernement lui avait confiée ; il a donc fallu pourvoir à son remplacement-Le choix auquel on s’est arrêté est significatif. Ministre des Affaires étrangères pendant plus de sept années consécutives, M. Delcassé a fait au quai d’Orsay beaucoup de choses dont quelques-unes ont été diversement jugées, mais qui toutes ont révélé chez lui une vive intelligence et un patriotisme ardent. Si nous laissons de côté son œuvre marocaine qui intéresse la France seule, pour considérer son œuvre internationale, cette dernière se caractérise par quelques faits principaux : M. Delcassé a pratiqué activement et fidèlement l’alliance russe ; il a été l’auteur de notre rapprochement avec l’Angleterre, autrement dit de l’entente cordiale ; enfin il a commencé et poussé déjà assez loin le rapprochement entre notre alliée et notre amie. Si la triple entente existe aujourd’hui et si un accord sincère s’est établi entre tous ses membres, on le lui doit plus qu’à personne, et c’est un titre dont bien peu de nos hommes politiques pourraient présenter l’équivalent : nous ne faisons exception que pour M. de Freycinet et pour M. Ribot, qui ont conclu l’alliance russe, point de départ de toute notre politique ultérieure. Aussi ne sommes-nous pas étonné de l’adhésion empressée que l’empereur Nicolas et son gouvernement ont donnée, dès qu’elle leur a été faite, à la proposition d’envoyer M. Delcassé à Saint-Pétersbourg où il y était d’avance persona gratissima. Notre alliance avec la Russie n’a Jamais eu aucun fléchissement ; on l’a retrouvée intacte, toutes les fois qu’on en a ou besoin, et cela des deux côtés ; mais il est arrivé de temps en temps que, dans la pleine confiance qu’inspirait justement sa solidité foncière, on n’en ait pas fait un usage quotidien, on ne lui ait pas maintenu le caractère d’une réalité sans cesse agissante. Le contact doit être continuel entre deux alliés, dans les petites choses le plus souvent, dans les grandes toujours : comment leur politique ne serait-elle pas commune, puisque) l’une peut subitement engager l’autre et qu’elles doivent se prêter un mutuel appui ? Avec M. Delcassé, qui a donné tant de preuves d’activité, il en sera ainsi. A Saint-Pétersbourg, son rôle passé inspirera confiance. On le sait d’ailleurs, partout aujourd’hui, conciliant, modéré, ami de la paix, et sa nomination a été accueillie comme une chose naturelle dont personne n’avait à prendre ombrage. Chacun attend M. Delcassé à l’œuvre.

Il trouvera à Saint-Pétersbourg les regards fixés sur l’Orient balkanique, comme ils le sont d’ailleurs dans toutes les autres capitales. Que se passe-t-il dans les Balkans ? Rien de saillant, rien de brillant, rien qui ressemble aux marches héroïques qui ont rempli la première phase des hostilités. C’est maintenant la guerre de siège, avec ses lenteurs inévitables et les déceptions qu’elle inflige à ceux qui escomptent des résultats rapides et retentissans. Les Turcs donnent une fois de plus la preuve de leur habileté, de leur ténacité admirables à se défendre derrière des fortifications. Nous ne voulons pas dire par là que le courage leur manque pour combattre en rase campagne ; le soldat turc reste un des premiers du monde, mais il est mal commandé par des officiers insuffisamment instruits des manœuvres de la guerre moderne. En revanche les Turcs ont toujours eu et ils ont conservé une sorte de génie pour défendre des fortifications et en élever, en improviser au besoin. Ceux qui ont cru que quelques obus suffiraient à provoquer la chute d’Andrinople se sont trompés. Andrinople résiste encore, et aussi Janina, et aussi Scutari. Disons-le, la guerre traîne, et on ne voit pas sur quel point pourraient désormais se manifester des événemens éclatans : peut-être dans la péninsule de Gallipoli, mais là aussi on ne voit rien venir. Les Turcs, battus à Boulaïr, se sont retranchés dans la péninsule et y semblent inexpugnables. Si les choses continuent de la sorte, la guerre se prolongera jusqu’à l’usure complète des vivres et des munitions dans les villes assiégées. Combien de temps y faudra-t-il ? Nul ne le sait. L’hiver même, qui est très rude cette année dans les Balkans couverts de neige, ralentit les opérations. Pendant que la guerre se poursuit lentement, les questions qu’elle a fait naître restent aussi sans solution. La discussion continue entre la Roumanie et la Bulgarie ; elle n’aboutit pas. On parle un jour d’arbitrage, le lendemain de médiation : ni l’un ni l’autre ne se produit. La Conférence des ambassadeurs s’est de nouveau réunie à Londres : elle a eu de longues séances et sans doute s’est-elle occupée des frontières à donner à l’Albanie de demain, mais il ne semble pas qu’elle ait résolu ce problème difficile. Quand on pense à tous ceux qui restent encore à résoudre, on commence à croire qu’il faut s’armer surtout de patience. Un événement militaire de quelque importance pourrait seul modifier la situation ; mais cet événement ne semble pas être prochain. L’opinion s’en rend compte et en éprouve quelque lassitude. Elle a toutefois le sentiment que, sous ces apparences d’une activité en décroissance, se cachent des intérêts qui restent très éveillés, très attentifs, très âpres, et que l’on sait de nature à provoquer des événemens très graves. Aussi l’Autriche et la Russie demeurent-elles armées, dans l’attente, et tous les gouvernemens se préparent-ils à quelque chose, peut-être sans savoir très bien à quoi. Enfin aux armemens austro-russes viennent s’ajouter ceux de l’Allemagne et de la France qui, pour avoir un tout autre caractère, ne témoignent pas moins de préoccupations sérieuses.

C’est dans ces conditions que s’ouvre le septennat présidentiel de M. Poincaré, et que son gouvernement doit prendre, sans perdre un moment, des résolutions politiques, diplomatiques, militaires qui influeront sur l’avenir du pays et même de l’Europe. Heureusement M. Poincaré a terminé son éloquent Message par le mot d’ « énergie. »


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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