Chronique de la quinzaine - 14 février 1913

Chronique n° 1940
14 février 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le 3 février, à la fin de la journée, le canon a retenti dans la péninsule des Balkans. Depuis quelques jours, on s’y attendait : à partir du moment où les Jeunes-Turcs étaient revenus au pouvoir en passant sur le cadavre de Nazim pacha, la guerre était devenue inévitable. Rien n’a pu empêcher les alliés de déclarer rompues les négociations de Londres, et cette rupture devait avoir pour conséquence logique la dénonciation de l’armistice. Elle a été immédiate en effet et, au bout du délai de quelques vingt- quatre heures qui avait été prévu, les hostilités ont recommencé. On a remarqué cependant que si les négociateurs de Londres étaient partis, quelques-uns, de moindre importance que les chefs de délégations, étaient restés pour attendre les événemens. Lorsque le moment reviendra, et nous souhaitons qu’il revienne bientôt, de reprendre la conversation brusquement interrompue, il sera facile de le faire. Mais, pour le moment, la parole est à la poudre et le bruit qu’elle fait couvre les autres.

Ce bruit toutefois, quelque strident qu’il soit, ne résonne pas tout à fait comme dans la première partie des opérations. La guerre a changé de caractère ; il ne faut probablement pas s’attendre aux grandes opérations et aux grandes batailles d’il y a quatre mois. Les alliés ont conquis, à peu de chose près, tout le territoire qu’ils ont l’espoir de conserver : seules quelques villes résistent encore, et c’est cette résistance qu’il s’agit de vaincre aujourd’hui. Aussi les Bulgares ont-ils tourné presque tout leur effort du côté d’Andrinople. Ils n’ont rien tenté de sérieux à Tchataldja, dont les lignes sont peut-être imprenables : en tout cas, ils ne pourraient les prendre qu’au prix des plus lourds sacrifices. Dans ces conditions, Tchataldja devient plutôt pour eux un avantage qu’il n’est un inconvénient, puisqu’il immobilise la principale armée turque, la seule qui survive à l’effondrement général. Au sujet d’Andrinople, le gouvernement turc a proposé une transaction que les Bulgares ont jugée inacceptable. La ville serait coupée en deux : une rive de la Maritza serait cédée aux alliés, l’autre resterait à la Turquie. Cette solution n’en est pas une ; elle présenterait, dans la pratique, des difficultés inextricables et sans cesse renaissantes ; nous ne sommes pas surpris qu’elle ait été repoussée. Mais les Turcs ont un argument qui est très fort, au moins en logique. — Eh quoi ! disent-ils aux alliés, non contens de conserver tout le territoire que vous avez conquis, et même davantage, vous prétendez que nous vous cédions une ville qui continue de résister et dont l’héroïsme sauve l’honneur de nos armes ! N’est-ce pas abusif ? N’est-ce pas excessif ? — À cela les Bulgares n’avaient qu’une réponse à faire, et c’est bien celle qu’ils font : — Vous arguez, disent-ils aux Turcs, de ce que nous n’avons pas pris Andrinople : eh bien ! nous allons la prendre. — Les choses en sont là. Il est clair que, lorsque les Bulgares seront maîtres d’Andrinople, sans que les Turcs aient la moindre chance ni la moindre espérance de la reconquérir jamais, la situation sera changée.

Une pluie de fer et de feu tombe donc sur la ville. Si c’est pour préparer un assaut, il n’y a qu’à attendre le résultat ; mais si le but des Bulgares est d’amener la capitulation en profitant de ce qu’on a appelé, dans une autre circonstance, le moment psychologique, leurs espérances pourraient bien ne pas se réaliser aussi vite qu’ils l’espèrent. Le défenseur d’Andrinople, Chukri pacha, a une âme de soldat : il résistera aussi longtemps qu’il aura des vivres et des munitions et on commence à ne plus savoir combien il lui en reste. La défense d’Andrinople a dépassé en durée toutes les prévisions qu’on avait faites : aussi n’ose-t-on plus en faire. Nous avons entendu dire, non pas une fois, mais dix fois et même davantage, qu’il n’y avait plus que pour huit jours de vivres dans la ville et que, par conséquent, la résistance ne pouvait pas dépasser ce terme. Huit jours s’écoulaient, puis huit jours encore et ainsi de suite ; les prophéties continuaient, mais larésistance également. Aujourd’hui, on ne sait plus ce qu’il faut croire. Il est évident qu’Andrinople avait beaucoup plus de vivres et de munitions qu’il n’en fallait pour sa défense normale ; on en avait accumulé dans ses magasins de quoi pourvoir au ravitaillement de toute une armée à laquelle la place devait sans doute servir de point d’appui. Le jour viendra où Andrinople succombera, car tout a une fin ; mais il est impossible de dire si ce jour est très prochain ou s’il est encore assez éloigné. Sera-ce demain, ou dans plusieurs semaines ? Un assaut heureux interrompra-t-il brusquement cette résistance acharnée ? Qui pourrait le dire ? Le dénouement est pourtant inévitable, et, tout en admirant, comme il convient, l’indomptable énergie dont les Turcs font preuve sur ce point particulier, nous ne pouvons pas souhaiter qu’Andrinople tienne encore longtemps, car beaucoup de vies humaines sont sacrifiées sans résultat bien appréciable, et la situation générale reste obscure, avec les dangers que nous y avons souvent signalés.

Que ces dangers ne soient pas dissipés, un fait tout récent en est la preuve : nous voulons parler de la lettre que l’empereur d’Autriche vient d’adresser à l’empereur de Russie. Cette lettre est jusqu’ici restée secrète ; peu de personnes savent ce qu’elle contient, et si cette incertitude permet toutes les suppositions, elle conseille encore plus de n’en faire aucune. La lettre a été remise à l’empereur Nicolas avec un apparat inaccoutumé : le prince Godefroy de Hohenlohe a été envoyé de Vienne à Saint-Pétersbourg pour la déposer entre les mains de l’auguste destinataire. Évidemment on a voulu attirer l’attention sur cette démarche, comme pour indiquer qu’elle était très importante. Si le texte de la lettre justifie cette mise en scène et les espérances qu’elle a fait naître, c’est ce qu’on ne saura que plus tard, peut-être même beaucoup plus tard. À dire le vrai, la lettre impériale n’aura eu un réel intérêt politique que si elle a proposé, sur une base un peu précise, une diminution des armemens que l’Autriche et la Russie ont accumulés dans ces derniers temps ; mais il n’est pas prouvé que la lettre ait contenu rien de semblable. Il y faut voir, néanmoins, une tentative loyalement faite pour amener une détente entre les deux pays. Que l’empereur François-Joseph la désire, personne n’en doute ; il est sincèrement pacifique ; l’expérience qu’il a faite de la guerre dans sa jeunesse ne l’a pas engagé à la continuer dans son âge mûr, ni à plus forte raison dans sa vieillesse ; il désire sincèrement que les choses s’arrangent ; mais, comme dit le proverbe, qui veut la fin veut les moyens, ou du moins doit les vouloir, et il n’est pas sûr que le gouvernement austro-hongrois se rende bien compte des moyens nécessaires pour écarter les dangers qui, de son fait, pèsent sur l’Europe. Nous ne sommes pas de ceux, on le sait, qui, après les événemens balkaniques où tant de calculs ont été déjoués, se sont quelque peu déchaînés contre l’Autriche-Hongrie à cause de ses armemens. Loin de là, nous avons reconnu les intérêts particuliers très sérieux, très complexes, très graves, que l’Autriche avait dans les remaniemens à introduire dans la carte d’Orient. Toutefois, ses arméniens nous ont paru dépasser la mesure, soit par leur intensité, soit par leur durée, et ils devaient avoir pour conséquence inévitable ceux qu’on ferait ailleurs pour y servir de contrepoids. Ce qui devait arriver est arrivé : la Russie a retenu sous les drapeaux la classe libérable en janvier dernier. Le malaise général a progressivement augmenté par suite de la difficulté où on s’est trouvé de comprendre clairement ce que voulait l’Autriche. Qu’elle ait fait des armemens en vue d’un but déterminé, soit ; mais quel était ce but ? On n’est pas encore parvenu à le démêler. Où commencent, où finissent les prétentions de l’Autriche ? Nous prenons le mot de prétentions dans le bon sens, en reconnaissant qu’il peut y en avoir ici de très légitimes ; mais on voudrait savoir ce qu’elles sont en réalité. L’Autriche a demandé d’abord que le territoire de la nouvelle ou future Serbie n’allât pas jusqu’à la mer Adriatique : on le lui a concédé, la Serbie elle-même a fait savoir qu’elle s’y résignait. Elle a demandé ensuite la constitution d’une Albanie indépendante : on y a consenti en principe, sauf à régler la question, épineuse sans doute, mais non pas inextricable, des frontières à donner à la nouvelle ou future Albanie. Que veut encore l’Autriche ? Elle ne l’a pas dit et son silence préoccupe. Si l’Autriche a ce qu’elle désire, pourquoi ne désarme-t-elle pas ? Si elle désire encore quelque chose, pourquoi ne le dit-elle pas ? L’empereur François-Joseph l’a-t-il dit dans sa lettre à l’empereur Nicolas ? On voudrait le croire : malheureusement rien n’autorise à le faire, et il s’en faut de peu que la lettre n’apparaisse une énigme de plus. Qu’elle soit une preuve de bonne volonté, tout le monde en est convaincu ; mais que cette bonne volonté ait découvert les voies pratiques qui conduiraient à la détente et à la concihation, tout le monde continue de l’ignorer. Les pessimistes sont même aUés jusqu’à dire que, si la lettre n’améliorait pas la situation, elle l’aggraverait ; nous ne les suivrons pas jusque-là ; la lettre peut être simplement inoffensive et inopérante ; mais alors, elle sera une déception, et cette déception aura été augmentée par les circonstances mêmes qui ont entouré la mission du prince de Hohenlohe.

S’il y a là une ombre persistante, il y en a une autre dans les rapports de la Roumanie et de la Bulgarie. Que demande la première ? Que refuse la seconde ? On fait à la Roumanie la même querelle qu’à l’Autriche, et non moins injustement. L’une et l’autre ont été surprises par le résultat de la guerre, et sans doute il est fâcheux pour elles de ne pas l’avoir prévu, mais qui donc l’a fait ? À coup sûr, ce n’est pas l’Europe qui, à la veille de la guerre, déclarait si impérieusement que, de quelque façon qu’elle tournât, le statu quo balkanique ne serait pas modifié. Il l’a été cependant, et dans des proportions formidables, et il a été alors très naturel et très légitime que les puissances le plus directement intéressées à établir un nouvel équilibre en cherchassent anxieusement le moyen. L’Autriche l’a fait ; la Roumanie s’est mise en mesure de le faire à son tour. On lui a reproché dans la presse d’émettre des exigences auxquelles on s’attendait d’autant moins qu’elle n’avait eu aucune part à la guerre et n’avait pas tiré un coup de fusil. Argument dangereux : c’est celui dont les Turcs, comme nous l’avons vu plus haut, ont usé à l’égard des Bulgares qui voulaient Andrinople sans l’avoir prise. — Qu’à cela ne tienne, ont répondu les Bulgares, nous allons le prendre. — À force de répéter aux Roumains qu’ils n’ont rien fait, on les expose à la tentation de faire quelque chose. L’opinion, chez eux, est montée à un haut degré d’exaltation, et là aussi il y a un danger. Nous ne contestons ni le droit de l’Autriche, ni celui de la Roumanie, car l’histoire n’offre aucun exemple d’une nation qui en ait vu une autre grossir brusquement et démesurément sur sa frontière et ne s’en soit pas préoccupée. La politique, la diplomatie n’ont pas d’objet plus élevé que de pourvoir à ces situations nouvelles, et il est d’autant plus désirable qu’elles y réussissent que, si elles échouent, il n’y a de recours que dans la force. Après s’être demandé quel était le but que poursuit l’Autriche, on se pose la même question au sujet de la Roumanie. La principale négociation entre la Roumanie et la Bulgarie semble avoir eu lieu à Londres et avoir été conduite par M. Take Jonesco et M. Daneff. A quoi a-t-elle abouti ? A rien de décisif sans doute, puisqu’elle se poursuit encore entre Bucarest et Sofia. C’est à Silistrie qu’est la difficulté principale. Les Roumains demandent la ville, les Bulgares proposent seulement de la démanteler : ils donneraient de préférence un territoire plus étendu sur le rivage de la Mer-Noire. Les Roumains jugent la satisfaction insuffisante et insistent pour avoir Silistrie. Les Bulgares, désireux d’ajourner du moins la solution, usent d’un argument dont la force est plus spécieuse que réelle : ils disent que la guerre n’est pas finie, qu’ils n’ont pas pris Andrinople, que la ville ne leur a pas été cédée, que le sort de la Macédoine est encore incertain et qu’il est trop tôt, par conséquent, pour leur demander une compensation à un agrandissement qui n’est pas réalisé. Mais les Roumains répondent que l’agrandissement bulgare se réalisera sans aucun doute et ils pensent, sans le dire, qu’il sera alors trop tard pour obtenir le leur. L’occasion perdue ne se retrouve pas toujours : il y a dans notre propre histoire un précédent fameux qui vient à tous les esprits et qu’on n’a, à Belgrade, nulle envie de renouveler. Voilà pourquoi les Roumains insistent et se montrent pressans. Il faut d’ailleurs avouer que, si la situation est délicate de leur côté, elle ne l’est guère moins du côté bulgare. Il y a à Bucarest et à Sofia deux rois d’importation étrangère que les deux pays acceptent et soutiennent sous la condition tacite qu’ils leurs apporteront des succès, et surtout des succès extérieurs. Cette condition a été admirablement réalisée jusqu’ici. Mais les peuples deviennent plus exigeans à mesure qu’ils sont mieux servis, et ces monarchies, sans racines lointaines dans le passé, n’en ont de solides dans le présent que si elles satisfont des exigences sans cesse renouvelées. Le roi de Roumanie a annoncé que sa parole serait entendue et son gouvernement en a donné à son tour l’assurance à la Chambre des Députés. Le bruit avait couru qu’on avait renoncé à Silistrie ; il a été officiellement démenti. Le conflit existe donc toujours, et si nous espérons que les deux pays, aussi bien que les deux gouvernemens, ne pousseront pas les choses à l’extrême, il n’y en a pas moins là ce qu’on a appelé autrefois un point noir à l’horizon. Les marins savent ce qui peut sortir du moindre point noir.

Est-ce aux préoccupations que cette situation inspire qu’il faut attribuer le changement de ton assez inopiné qui s’est produit en Allemagne à l’égard de l’Angleterre à propos de leurs armemens navals ? Avant de le rechercher, il importe de préciser exactement les faits, leur caractère véritable ayant été, au premier moment, quelque peu exagéré.

On a parlé, en effet, d’une entente entre l’Angleterre et l’Allemagne au sujet de leurs armemens, et nous ne voyons, au moins jusqu’à présent, rien qui puisse être qualifié d’entente. Ce mot signifie accord, et il n’y a, semble-t-il, aucun accord. Il y a seulement que, dans une Commission du Reichstag, le ministre de la Marine allemand, l’amiral de Tirpitz, a dit qu’au moins pour le moment, pour quelques années, il ne voyait pas d’inconvénient à se tenir, au point de vue des constructions navales, dans la proportion qu’a fixée le gouvernement britannique de 10 navires allemands contre 16 anglais. Ce n’est pas dans une simple chronique que nous pourrions même résumer l’histoire de toutes les tentatives qui ont été faites depuis quelques années pour amener, entre les deux pays, une diminution proportionnelle des constructions navales : nous nous contenterons de dire qu’en dépit de la bonne volonté qu’on y a souvent apportée de part et d’autre, elles ont toutes échoué. Et cela pour deux motifs principaux. Le premier est que chacun des deux pays, à tour de rôle, a estimé que tout engagement de ce genre serait une diminution de sa souveraineté, de son indépendance, qui, en pareille matière surtout, devait rester absolue. — Nous ferons, ont-ils dit, dans la mesure de nos ressources, tous les navires dont nous jugerons avoir besoin : faites de votre côté ce que vous voudrez, — Le second motif est que l’Allemagne ne s’est jamais restreinte à la question navale ; elle y a toujours mêlé des considérations politiques, soit qu’elle ait voulu obtenir de l’Angleterre l’engagement, que celle-ci n’a jamais pris, de garder la neutralité en cas de guerre, soit qu’elle ait voulu se faire attribuer, dans le domaine colonial, des avantages territoriaux. Le gouvernement britannique s’est toujours refusé à entrer dans l’une ou dans l’autre voie. La tentative la plus considérable qui ait été faite à ce sujet a eu lieu lorsque lord Haldane est allé à Berlin, non pas spontanément, mais pour satisfaire à une suggestion du gouvernement impérial, qui avait exprimé le désir de causer avec un membre du gouvernement anglais. Lord Haldane avait de nombreuses relations en Allemagne et il éprouvait lui-même des sympathies sincères pour ce pays ; il était partisan d’un rapprochement avec lui, si le rapprochement était possible ; cependant son voyage n’a pas produit de résultat ou, s’il en a produit un, ce résultat a été tout négatif : la difficulté de s’entendre est apparue insurmontable.

Le gouvernement allemand a repris alors ce qu’on peut appeler sa thèse fondamentale, à savoir qu’il était de sa dignité aussi bien que de son intérêt de ne subordonner ses constructions navales à aucune considération venue de l’étranger. Il prétendait conserver toute sa liberté. Le gouvernement anglais en a jugé de même pour lui. S’il avait cru un moment, ou, pour être plus exact, si quelques-uns de ses membres avaient cru qu’une entente, en vue de la modération des constructions navales, était possible avec l’Allemagne, cette erreur était dissipée et tout donnait à croire qu’elle ne renaîtrait pas. Il y a onze mois, en mars 1912, M. Winston Churchill, premier lord de l’Amirauté ou ministre de la Marine, a exposé avec force le point de vue anglais. — À quoi bon des négociations, a-t-il dit, des ententes, des accords ? La situation est très simple et elle peut être réglée unilatéralement. Sa supériorité maritime est pour l’Angleterre une question de vie ou de mort ; reste seulement à savoir dans quelle proportion cette supériorité doit être actuellement maintenue : 60 pour 100 est celle qui convient. — L’Angleterre n’avait plus qu’à régler ses constructions en conséquence sur celles de l’Allemagne : si l’Allemagne ralentissait les siennes, l’Angleterre l’imiterait et elle l’imiterait aussi, si l’Allemagne les accélérait, de manière que la proportion de 60 pour 100 fût toujours observée. Ce discours avait quelque chose, non seulement de ferme, mais de sec, de péremptoire, de coupant ; on a pu se demander au premier moment quel effet il produirait à Berlin ; mais il a été difficile de s’en rendre compte car, à Berlin, on est demeuré impassible et muet. C’est seulement aujourd’hui, au bout d’un an, que l’amiral de Tirpitz est venu dire à une Commission parlementaire que la proportion déterminée par l’Amirauté anglaise pouvait suffire à l’Allemagne, — pour quelque temps. Qu’il y ait quelque chose de nouveau dans ce langage, c’est incontestable, puisque l’idée d’une proportion, c’est-à-dire d’une limitation dont la règle serait prise à l’étranger, avait toujours paru odieuse au gouvernement allemand et qu’il l’avait rejetée avec hauteur ; mais si le langage est changé, les faits restent les mêmes. Il n’y a pas trace d’une entente entre les deux pays, et c’est seulement d’une intention du gouvernement allemand que l’amiral de Tirpitz a fait part à la Commission du Reichstag. Il juge la situation actuelle provisoirement suffisante : soit, l’Angleterre s’y tiendra de son côté, conformément à l’assurance que M. Churchill en a donnée l’année dernière. Si l’Allemagne construit moins de navires, l’Angleterre en construira moins. Si l’Allemagne n’en construit pas du tout, l’Angleterre s’abstiendra également. Contrairement à ce qui s’est passé à Fontenoy, c’est à celui qui ne tirera pas le premier. Tout cela à terme d’ailleurs, et le terme sera fixé par chaque partie suivant sa convenance. M. Winston Churchill n’a-t-il pas dit que, dans quelques années, dans peu d’années même, à mesure que la vieille flotte de l’Angleterre deviendra hors d’usage, les constructions se régleront suivant des proportions différentes ? Celles d’aujourd’hui sont toutes provisoires ; elles n’enchaînent pas l’avenir ; les deux pays gardent leur liberté. À les examiner de près, les paroles de l’amiral Tirpitz ne veulent dire que cela et celles qu’y a ajoutées M. de Jagow, le nouveau ministre des Affaires étrangères, n’y ont pas apporté d’autres lumières. L’impression éprouvée par quelques-uns de nos journaux, qui ont vu là le commencement d’une politique nouvelle, ne s’explique donc pas très bien. Ils ont même ajouté que le développement de cette politique amènerait un remaniement de la carte coloniale d’Afrique, ce qui est du domaine de la pure fantaisie.

Que la résolution prise à Berlin cause de la satisfaction à Londres, cela n’est pas douteux. Le gouvernement anglais, comme tous les autres, est enchanté de n’être pas obligé de dépenser de l’argent en constructions navales ou en armemens militaires : il aime mieux en faire un autre emploi. Les dépenses de ce genre, de la part d’un gouvernement pacifique, sont en corrélation avec celles du voisin : on ne les pousse pas au delà du strict nécessaire. Mais est-ce pour donner cette satisfaction à Londres qu’on s’est arrêté à ce parti à Berlin ? Non certes, ou du moins cette considération n’a été ici que subsidiaire. Le gouvernement allemand sait que l’opinion est maîtresse en Angleterre et il met à profit toutes les occasions d’exercer sur elle une influence favorable. L’opinion est pacifique, le gouvernement qui la représente l’est aussi, à la condition, bien entendu, que le maintien de la paix ne lèse aucun intérêt britannique. Nous irons plus loin : l’opinion anglaise verrait d’un bon œil un rapprochement avec l’Allemagne, si elle le croyait possible et durable, mais la vérité est qu’elle n’y croit guère et qu’elle est à cet égard pour le moins divisée. Une partie de l’opinion incline dans le sens allemand ; ce n’est ni la plus importante, ni la plus éclairée, mais enfin elle existe et nous n’avons pas besoin de dire que la diplomatie allemande fait ce qui dépend d’elle pour l’encourager et la fortifier. Quant au gouvernement, il est resté toujours fidèle à la politique de la Triple Entente et cette politique est, en ce moment, aussi énergique qu’elle l’a jamais été : ce n’est pas la nouvelle attitude du gouvernement allemand qui la modifiera.

Quoi qu’il en soit, l’amiral de Tirpitz a présenté fort habilement ses intentions comme une concession faite au désir du gouvernement britannique : il ne l’a pas dit, mais il l’a laissé entendre. Il est d’ailleurs très vraisemblable que, si le gouvernement impérial a choisi le moment actuel pour faire sa déclaration, ce n’est pas sans motif. L’Angleterre pèse d’un grand poids dans les affaires orientales, qui restent encore confuses et périlleuses : tout ce qui peut dissiper ses susceptibilités, lui inspirer confiance, être à ses yeux une preuve de bon vouloir est d’une incontestable opportunité. Il est fâcheux toutefois que le ralentissement des constructions navales en Allemagne concorde avec une augmentation très imposante de son armée de terre. Comment ne pas se demander si ceci n’est pas la cause de cela ? Le plus grand empire et le plus riche ne peut pas pourvoir à la fois à des dépenses sur mer et à des dépenses sur terre, lorsqu’elles sont formidables les unes et les autres : il va donc naturellement aux plus pressées, et les plus pressées sont en ce moment les dépenses pour l’armée de terre. Voilà ce qui résulte clairement de la double attitude prise par l’Allemagne : diminution d’armemens d’un côté, augmentation de l’autre. Est-ce à dire qu’il faille voir là une menace pour nous ? Non, assurément. L’Allemagne est pacifique et ce serait méconnaître le caractère de l’Empereur, aussi bien que celui de tout son règne, que de croire de la part de son gouvernement à des intentions agressives. Mais si on ne veut pas la guerre, on s’y prépare à Berlin avec une intelligence réaliste et une actidté remarquables. Bien que les chances de paix restent de beaucoup les plus grandes et que toutes les puissances considèrent la guerre comme une éventualité redoutable qu’il est de leur devoir d’éloigner autant que le permettent le souci de leur honneur et celui de leurs intérêts primordiaux, qui pourrait aujourd’hui se porter fort pour l’avenir, même le plus prochain ? Notre regard doit se diriger sans cesse de lautre côté de nos frontières. Nous y voyons les Balkans en feu, l’Autriche et la Russie qui ont mis sur le pied de guerre une partie de leur armée, l’Allemagne enfin qui augmente la sienne dans des proportions anormales. N’y a-t-il pas là un avertissement ?

Mais ces considérations d’ordre général ne se rattachent que par un fil à la nouvelle attitude de l’Allemagne à l’égard de l’Angleterre. Il n’y a aucune raison de croire que l’attitude de cette dernière elle-même puisse en être modifiée, car elle repose sur des raisons solides et d’un caractère quasi permanent. Ce n’est donc pas du côté de l’Angleterre que nos préoccupations doivent se tourner, mais du côté de l’Allemagne, non pas pour lui attribuer de mauvais desseins qu’elle n’a pas, mais pour nous inspirer de ce que sa politique a de simple, de réaliste et de fort. L’exemple qu’elle nous donne est celui de la fidélité à ses alliances, toujours et quand même, de la prévoyance de toutes les éventualités possibles, de l’adaptation, de la préparation à ces éventualités, enfin d’une souplesse de mouvemens qui lui permet de donner un semblant de satisfaction à l’Angleterre tandis que son principal effort se porte d’un autre côté. Et s’il faut faire demain le mouvement inverse, elle le fera. Telle est la leçon qui nous vient de l’Allemagne : nous aurions tort de ne pas l’entendre.


À l’intérieur, peu de choses. Le nouveau ministère s’installe, au milieu d’une situation qui reste encore un peu flottante et indéterminée. La phase qu’il traverse est d’ailleurs délicate, entre un président de la République qui ne l’est plus que pour la forme et un autre qui ne l’est pas encore en réalité. Si on revise jamais la Constitution, on fera bien d’abréger ce délai qui ne sert à rien et qui peut devenir nuisible. Qu’arriverait-il si des événemens sérieux venaient tout d’un coup à se produire ?

Le premier assaut qui a été livré au ministère n’a pas été grave pour lui. Comment aurait-il pu l’être, puisqu’il avait pour prétexte l’affaire du Paty de Clam dont le ministère actuel n’était pas responsable ? Il n’y avait rien fait puisqu’il n’était pas né. En réalité, c’est M. Millerand qui était en cause pour avoir réintégré M. du Paty de Clam, et M. Messimy pour avoir promis de le faire tout en se réservant de s’en abstenir. Mais on ne pouvait renverser ni M. Millerand ni M. Messimy, l’un et l’autre n’étant plus ministres : aussi leurs explications ont-elles eu quelque chose de rétrospectif qui n’intéressait plus que médiocrement. L’affaire du Paty de Clam aurait été une très petite affaire si elle s’était produite après l’élection présidentielle, et elle l’était redevenue, l’élection une fois passée. On ne saurait trop regretter qu’un incident d’une importance aussi provisoire ait obligé M. Millerand à quitter le ministère, provisoirement aussi sans doute, mais c’est encore trop. Les interpellateurs ont essayé d’embarrasser M. Étienne en lui demandant ce qu’il aurait fait à la place de ses devanciers et ce qu’il ferait à présent. Il a déclaré n’avoir pas à s’expliquer sur le premier point et il l’a fait sur le second en termes qui ont été aussi brefs que nets : la presse lui a attribué une éloquence toute militaire. Il a réuni la quasi-unanimité de la Chambre contre le lieutenant-colonel du Paty de Clam. C’est la faute du colonel : pourquoi a-t-il cédé à la démangeaison d’écrire ? Pendant plusieurs jours, les journaux ont été remplis de sa prose. Il y reprenait, bien mal à propos, les accusations formulées dans une plainte en justice, qu’il avait retirée. Cette imprudence l’ayant mis sous le coup de mesures disciplinaires, M. Etienne a déclaré qu’il les exercerait contre lui dans toute leur sévérité : la révocation était probablement au bout. Si le lieutenant-colonel du Paty de Clam n’avait rien dit, sa situation était inattaquable : il n’a pas assez compris que la parole est d’argent, mais que le silence est d’or. L’incident, — au moins au point de vue parlementaire, — a été vidé en quelques paroles, en quelques secondes, et le ministère est sorti sain et sauf d’un danger qui n’était pas bien grand pour lui, tout au plus d’un embarras.

Il rencontrera plus de difficultés au Sénat à propos de la loi électorale. On se demandait, nous nous demandions nous-même dans notre dernière chronique quelle serait son attitude devant la Commission : elle a été excellente. M. Briand a dit qu’il n’abandonnerait pas le principe de la loi, qui est la représentation des minorités au moyen du quotient calculé sur le nombre des votans. Pour le reste, il sera conciliant, il acceptera les transactions les plus propres à rallier la majorité républicaine la plus forte possible. On lui en saura peu de gré. C’est précisément du quotient que la Commission et la majorité du Sénat sont les adversaires résolus : il faut donc s’attendre à ce que la bataille soit très vive devant la haute assemblée. Elle ne pourra être gagnée que si le gouvernement s’engage à fond, comme il paraît d’ailleurs décidé à le faire et s’il pose la question de confiance. Le temps passe, il commence à presser. Les élections générales auront lieu dans quatorze mois : il importe de savoir sous quel régime elles seront faites. La discussion aura lieu sans doute avant Pâques. À ceux qui auraient un peu oublié les détails de la loi votée par la Chambre, nous recommandons la dernière publication qui a été faite à ce sujet : c’est un volume de discours que M. Joseph Reinach a prononcés en faveur de la représentation proportionnelle et qu’il a réunis sous le titre de : La réforme électorale. Il les a fait suivre de quelques documens indispensables et précéder d’un avant-propos qui résume clairement les principes de la loi. Ce livre contient d’excellens argumens, mais nous craignons que les argumens, quelque bons qu’ils soient, ne suffisent pas devant le Sénat. Le président de la Commission n’est autre que M. Clemenceau. Son rapporteur est un homme distingué, M. Jeanneney. M. Briand aura affaire à forte partie, d’autant plus forte que derrière les adversaires qui lutteront contre lui au grand jour de la tribune se grouperont les intérêts coalisés du vieux parti radical et radical-socialiste qui gouverne depuis quinze ans la République et qui, à tort ou à raison, a mis dans le scrutin d’arrondissement toutes ses complaisances et ses espérances. M. Combes est ici l’allié de M. Clemenceau. Battus à l’élection présidentielle, ils cherchent à prendre leur revanche sur un autre terrain. Mais si le Sénat écoute la voix du pays, comme le Congrès l’a écoutée à Versailles, malgré ses préférences intimes son vote ira à la réforme et le ministère Briand triomphera.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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