Chronique de la quinzaine - 31 mars 1908

Chronique n° 1823
31 mars 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous approchons des vacances de Pâques, qui sont des jours de sécurité pour le ministère. C’est pourquoi ceux qui sont le plus pressés de le renverser, parce qu’ils ont l’espoir plus ou moins fondé de le remplacer, lui ont livré depuis quelques jours des assauts multipliés. Mais leur maladresse a été pour le moins égale à leur impatience, et le ministère s’en est trouvé consolidé, au lieu d’en être ébranlé. Consolidé est peut-être un mot excessif ; nous ne croyons pas le ministère bien solide ; il règne contre lui, au Palais-Bourbon, une mauvaise humeur presque générale. Malgré cela, lorsque derrière M. Clemenceau la majorité voit rôder M. Combes, ou M. Berteaux, prêts à profiter de sa chute, elle se reforme et se resserre autour de lui. M. Clemenceau est heureux d’avoir de pareils adversaires. Qu’ils se montrent, et le voilà remis en selle.

M. Combes n’est plus jeune : il estime n’avoir pas le temps d’attendre. Lorsqu’il a quitté le pouvoir, sentant bien que le pouvoir allait le quitter, on a cru être débarrassé de lui pour toujours. Son gouvernement avait jeté du déshonneur sur la République en ouvrant l’armée à la délation. Il avait notoirement affaibli la défense nationale sur terre et sur mer. Il avait mis le désordre et la désorganisation partout. Jamais l’anarchie n’avait été plus menaçante, et jamais non plus les divisions du pays n’avaient été plus profondes. Ce régime à toute outrance avait fini par s’épuiser sous ses propres excès, et M. Combes avait disparu. Mais on se rappelle qu’au moment même de disparaître, il avait essayé de prendre à l’égard de ses successeurs un rôle de conseiller et de protecteur. Ébloui lui-même par le succès inespéré, et assurément injustifié, de sa carrière politique, il prétendait, même dans sa retraite, exercer sur le gouvernement une influence durable : seulement, il eut le tort de le laisser trop voir, et ses prétentions provoquèrent une sorte de révolte. M. Combes fut remis à sa place naturelle, qui est modeste, et on commença même à l’oublier. Lui, toutefois, ne s’oubliait pas. Il n’a pas renoncé à ressaisir la direction de nos affaires ; il se considère comme un sauveur en disponibilité, qui a eu besoin de prendre un peu de repos, mais qui en a pris assez et qui est maintenant à la disposition de son pays. On l’a vu se remuer et s’agiter beaucoup dans les couloirs du Sénat. Il lui fallait une occasion : il a cru la trouver en dénonçant les scandales qui, disait-il, s’étaient produits dans la liquidation des biens congréganistes. Il pleurait de tendresse en songeant aux vieux moines qui se voyaient privés de leur pain quotidien, et qui peut-être, par suite d’un déplorable malentendu, l’accusaient de leur misère ! En conséquence, il provoqua la réunion d’une commission d’enquête, dont on le nomma président. Il avait attaché le grelot ; il était résolu à le faire sonner. Le tour était bien joué. Si M. Combes avait été sage, il s’en serait tenu là, au moins pour quelque temps ; mais se rappelant avec quelle rapidité il avait naguère parcouru en triomphateur toute l’arène politique, il a voulu une fois de plus brûler les étapes.

En prenant un jour possession de la présidence de son groupe, qui est, numériquement, le plus considérable du Sénat, il a prononcé un discours destiné à faire sensation. Il y célébrait la vertu politique de l’ancien bloc radical-socialiste. D’où vient, s’est-il demandé, que l’action parlementaire, si féconde naguère, est devenue déplorablement stérile ? Cela vient de ce que le bloc a changé de caractère, ou plutôt de ce qu’il n’existe plus. Il se dressait autrefois, rude et abrupt comme Gibraltar : aujourd’hui l’imposant rocher s’est abaissé, il s’est aplani et tout le monde passe par-dessus lui. On a vu entrer peu à peu dans la majorité gouvernementale des élémens du plus mauvais aloi, des progressistes et même, à des intermittences à la vérité plus rares, des conservateurs. Si cela durait, la République serait bientôt perdue, puisque M. Combes ne pourrait plus la gouverner. Il n’est que temps de conjurer un si grand péril, en procédant à l’épuration d’une majorité composite où M. Combes lui-même commence à ne plus reconnaître les siens et craint de les voir lui échapper. Telle est la thèse qu’il a développée sans aucun ménagement de forme, car il ignore l’art des nuances. Son discours a été remarqué ; les journaux l’ont reproduit et commenté ; mais au bout de huit jours, on n’y pensait déjà plus, car tout s’oublie vite en France. Aussi M. Combes a-t-il jugé à propos de se répéter, et il a choisi pour cela, avec une rare inconvenance, une occasion où tout le monde aurait dû mettre pour un moment de côté ce qui divise les républicains, et même les autres.. Les amis de M. Brisson avaient voulu fêter sa quinzième élection à la présidence de la Chambre des députés. Les fêtes de ce genre comportent inévitablement un banquet et des discours. M. Combes y a été invité et y a pris la parole. On peut n’être pas d’accord avec M. Brisson en politique, et tel a été bien souvent notre cas. Lorsqu’on a donné à sa candidature à la présidence un caractère politique, nous avons dû lui en opposer une autre. Mais la vérité nous oblige à reconnaître, et nous le faisons volontiers, que M. Brisson est professionnellement un bon président : il apporte dans une tâche difficile du tact, de la dignité, de l’autorité, de l’impartialité. Aussi la manifestation de ses amis à propos du quinzième anniversaire de son élection ne pouvait-elle déplaire à personne, à la condition de garder le caractère que M. Brisson lui-même avait toujours montré sur son fauteuil présidentiel. Peut-être en aurait-il été ainsi sans M. Combes ; mais M. Combes était là, et il n’a pas manqué d’en profiter pour prononcer un certain nombre d’excommunications.

Voici le passage le plus significatif de son discours. — « J’ai déjà dit, en conseiller désintéressé de mon parti, parlant et agissant en toute occasion sous l’empire dominant de la reconnaissance sans borne que je lui dois pour l’appui continu qu’il m’a donné dans l’accomplissement des réformes les plus considérables, oui, mes amis, j’ai dit, mais je tiens à redire que la raison des choses, non moins que l’intérêt supérieur de la République, exige la formation de deux partis bien tranchés au sein de la représentation nationale, à l’imitation de ce qui existe dans le corps électoral : le parti des républicains avancés, des républicains de gauche, et le parti des républicains progressistes ou libéraux, qui ont avec eux et derrière eux les autres conservateurs de nuances diverses, partout où ces derniers ne sont pas les plus forts. Il n’y a là rien qui soit offensant pour qui que ce soit, rien qui ne soit conforme à la logique et à la vérité des faits. J’ai conscience, en soutenant cette doctrine, de répondre au désir du pays républicain et, je le crois aussi, au sentiment de la véritable majorité républicaine des Chambres. » — On peut juger, par cet échantillon, de l’éloquence de M. Combes. Sa doctrine, comme il dit, nous importe peu : il faut voir le but réel de son discours, qui était d’atteindre le ministère à travers sa majorité. Cette majorité est, en effet, assez différente de celle qui l’a soutenu lui-même. M. Clemenceau ne s’y est pas trompé, et on n’a pas tardé à le voir dans ce qu’on peut appeler sa réplique. — « Sans doute, a-t-il dit, le succès définitif de la cause républicaine devait nécessairement amener des divergences entre républicains, soit sur les conséquences qui peuvent découler de principes communs, soit sur les méthodes d’action les plus propres à hâter l’application d’idées qu’il est trop souvent plus facile de faire passer dans le texte des lois que de réaliser dans les mœurs. Nous connaissons trop bien la misère de nos divisions lorsqu’elles ont pour effet de réduire la discussion des idées aux proportions d’un conflit de personnes… Il s’agit moins de gémir inutilement sur les conditions inévitables de l’action des partis que de chercher le remède aux défaillances naturelles de toute humanité dans la constitution au grand jour d’une majorité solide, formée, non sur des satisfactions d’intérêts, mais sur des réalisations d’idées. »

M. Combes avait été applaudi par ses amis ; M. Clemenceau l’a été bien plus encore. Les coups qu’il lui avait portés avaient atteint son adversaire en pleine poitrine. M. Combes était accusé de poursuivre un intérêt personnel, tandis que M. Clemenceau se targuait de travailler noblement, avec la majorité telle quelle qui voulait bien le soutenir, à des réalisations d’idées. M. Clemenceau s’est sans doute un peu vanté, mais il a eu les honneurs de la journée. En dépit de la boursouflure de sa harangue, M. Combes est tombé à plat : on a eu l’impression qu’il avait manqué son effet. C’est d’ailleurs une loi mécanique dont la manifestation a été depuis quelque temps assez fréquente dans les milieux parlementaires, que tout agresseur qui se découvre trop, et qui, en attaquant un ministre, pose évidemment sa candidature à sa succession, perd aussitôt tous ses avantages. Au moment des troubles du Midi, M. Millerand, sur lequel on comptait beaucoup et qui semblait alors très près du pouvoir, a pris à partie directement, hardiment, personnellement, M. Clemenceau : il a été repoussé avec pertes. La même chose est arrivée ces jours derniers à M. Combes et un peu plus tard à M. Berteaux. M. Berteaux, lui aussi, a la nostalgie du pouvoir. Il s’est mis à la Chambre à la tête de l’opposition ministérielle, comme M. Combes l’a fait au Sénat, et, malheureusement pour lui, avec le même genre de succès. C’est toute une histoire à raconter : elle édifiera nos lecteurs sur les mœurs parlementaires d’aujourd’hui.

Il s’agissait, originairement, de rendre à M. Joseph Reinach son grade dans l’armée de réserve. Rien de plus naturel puisqu’on avait rendu le sien, et même quelques autres en plus, à M. le général Picquart dans l’armée active. Nous trouvons même qu’on a fait attendre M. Joseph Reinach bien longtemps. Pourquoi n’a-t-il pas été réintégré en même temps que le général Picquart ? Ce retard a été fâcheux : la réintégration de M. Reinach n’aurait pas donné lieu autrefois aux mêmes conséquences qu’aujourd’hui. D’abord, il a fallu réintégrer avec lui un certain nombre d’autres officiers, coupables de divers manquemens à la discipline. Les assemblées n’aiment pas à faire une loi pour une personne, nominalement désignée ; elles préfèrent, comme la Providence, procéder par des lois générales. On a même trouvé le moyen, pendant le débat, de rayer le nom de M. Reinach du texte de la loi et de le faire rentrer lui-même dans le droit commun. Il aurait fallu s’en tenir là ; mais la Chambre était mise en goût de réintégration : en pareille matière, lorsqu’on a commencé, on ne sait plus où on doit finir. Pourquoi accorder une sorte de privilège aux militaires ? Est-ce que les civils ne sont pas aussi dignes d’intérêt ? Est-ce que les fautes qu’ils commettent ne méritent pas autant d’indulgence, sinon plus ? En conséquence, M. Paul Constans, socialiste, a proposé de « réintégrer dans l’exercice de leurs fonctions, pour prendre rang du jour où elles leur ont été confiées pour la première fois, les anciens fonctionnaires de l’administration publique frappés administrativement pour délit d’opinion ou action politique. » Le gouvernement, qui ne s’attendait à rien de pareil, a perdu la tête. Sans doute il s’est opposé à l’amendement de M. Paul Constans, mais avec quelle mollesse ! D’abord, c’est M. le sous-secrétaire d’État aux postes et aux télégraphes qui a parlé en son nom, et, en vérité, c’était trop peu. Cette appréciation ne s’applique pas à la personne de M. Simyan, mais à sa fonction. M. Clemenceau aurait dû prendre la parole lui-même, et combattre avec énergie une proposition en vertu de laquelle une absolution générale englobait indistinctement tous les fonctionnaires qui avaient manqué à leurs devoirs, qui avaient fait acte d’antimilitarisme, qui avaient signé et placardé une lettre insolente à M. le président du Conseil, comme l’instituteur Nègre. Tous devaient être réintégrés. Le gouvernement n’a paru se préoccuper d’abord que de quelques malheureux postiers, compromis dans la dernière grève, et voilà pourquoi M. Simyan a été seul à parler : il aurait dû voir que l’attaque contre lui prenait un caractère plus direct lorsque M. Berteaux a soutenu l’amendement Constans. — Le gouvernement, a dit M. Berteaux, promet toujours aux fonctionnaires de leur donner un statut personnel qui ne vient jamais. Dans l’état de choses actuel, ils sont livrés au bon plaisir : la Chambre doit faire quelque chose pour eux. — C’était blâmer le ministère des actes d’énergie intermittente qu’il a accomplis : cependant M. Clemenceau s’est tu, et, lorsqu’on est allé aux voix, l’amendement Constans a été voté par 330 contre 217. Les journaux ministériels ont expliqué depuis qu’il y avait eu surprise ; que l’attitude indifférente de la Chambre, pendant que M. Constans développait son amendement et que M. Berteaux le soutenait, n’avait pas permis de prévoir le vote qui allait se produire ; que le silence du gouvernement venait de sa trop grande confiance dans le bon sens de la majorité. Ce sont là de faibles excuses. L’intervention arrogante de M. Berteaux avait fort nettement caractérisé le mouvement agressif de l’opposition : le ministère s’est abandonné.

Grande victoire pour M. Berteaux, s’il n’en avait pas abusé ; mais, en proie au même démon qui avait égaré M. Combes, il a voulu pousser plus loin ses avantages et battre l’ennemi une seconde fois. Le lendemain du vote, le bruit a couru que le ministère avait réfléchi, qu’il s’était ressaisi et qu’il se proposait de reprendre la question devant le Sénat. Rien n’était plus correct : le gouvernement a le droit incontestable de reproduire devant le Sénat une opinion qui n’a pas prévalu devant la Chambre, et de mettre par là celle-ci en mesure d’en délibérer une seconde fois. Mais on ajoutait que le ministère poserait la question de confiance au Luxembourg, — ce qu’il n’avait pas fait au Palais-Bourbon, où son attitude nonchalante avait donné à croire qu’il n’attachait pas une grande importance à la question, — et, dès lors, M. Berteaux avait bien quelque droit de lui reprocher d’avoir laissé la Chambre s’engager sans l’avoir avertie suffisamment, et de l’obliger ensuite à se déjuger. Quant à lui, il voyait là une humiliation contre laquelle sa dignité se révoltait ! M. Clemenceau y a vu, de son côté, une occasion de réparer la faute qu’il avait commise en s’abstenant pendant la première passe d’armes, et de prendre sa revanche contre M. Berteaux. Interrogé sur ses intentions, il a été d’une netteté parfaite. Jamais son langage n’avait été plus vif, plus ferme, plus tranchant. — « Nous refusons, a-t-il dit, de réintégrer la totalité des fonctionnaires qui se sont mis en révolte contre le gouvernement de la République. Si vous voulez livrer le gouvernement de la République à une organisation anonyme de fonctionnaires irresponsables, qui exerceront une pression dans les bureaux sur le gouvernement et qui l’arracheront au contrôle de la Chambre, nous ne sommes pas les républicains de cette désorganisation-là. Il y a quelque chose d’anarchique dans la situation présente de l’administration française. La République est au suffrage universel, elle n’est pas aux fonctionnaires. Si vous voulez renverser les termes du problème, ayez le courage de le dire et de voter pour l’anarchie. On n’est pas obligé d’être fonctionnaire : quand on l’est, on a certaines obligations à remplir. Il y a encore en France un certain nombre de citoyens qui ne le sont pas : je prétends qu’ils ne doivent pas être à la merci des autres. Quant à nous, messieurs, nous n’avons jamais varié sur ce point. Si une confusion s’est produite dans les esprits, nous pouvons en avoir notre part de responsabilité. Mais vous nous concéderez qu’aujourd’hui la question est bien clairement posée. La Chambre sait parfaitement ce qu’elle doit faire : elle doit choisir entre des fonctionnaires révoqués, des fonctionnaires révoltés, et le gouvernement de la République. Qu’elle prononce ! » — Nous avons résumé et condensé le discours de M. Clemenceau, mais nous en avons respecté les termes. Ce langage fait plaisir. M. Méline, M. Ribot, M. Rouvier, M. Waldeck-Rousseau en son temps, M. Jules Ferry n’en auraient pas tenu un autre. On peut être surpris de le retrouver sur les lèvres de M. Clemenceau ; mais l’esprit souffle où il veut.

Quel parti allait prendre la Chambre mise en demeure de retirer son vote de l’avant-veille ? M. Berteaux a essayé de lui faire honte de se déjuger ; il a parlé éperdument ; il a été battu autant qu’on peut l’être ; il l’a été par 311 voix contre 169. Et, par un redoublement de soumission qui était peut-être inutile, la Chambre a voté un ordre du jour de confiance dans le ministère, à la majorité de 352 voix contre 130. La majorité grossit toujours quand on sait décidément de quel côté elle est. N’importe : il aurait mieux valu que M. Clemenceau tînt dès le premier jour le langage énergique qu’il a tenu le second ; il aurait remporté la même victoire à moins de frais et sans être obligé de rudoyer son monde. Une Chambre ressemble un peu au fauve que le dompteur fait reculer, en le regardant dans les yeux, mais qui recule en grondant et se venge quand il le peut. Ce sont exercices dangereux.

Avouons toutefois qu’il y a quelque chose d’un peu comique dans la disproportion, sans cesse renouvelée, entre les grandes résolutions du groupe radical-socialiste et les résultats parlementaires qui s’ensuivent : il est bien permis à M. Clemenceau de s’en amuser un peu., Après la bataille qu’il venait de perdre, le groupe s’est réuni la rage au cœur, et ses meneurs habituels, se sentant meurtris de la défaite qu’ils venaient d’éprouver sur un terrain à la vérité fort mauvais, ont décidé de porter leur action sur un autre, mieux choisi. Ils ont donc chargé leur président, M. Dubief, d’aller voir M. le président du Conseil et de lui poser trois questions dont il ne manquerait pas de sentir la pointe. La première était de savoir quand viendrait au Sénat la discussion du rachat de l’Ouest : le groupe désirait que ce fût avant Pâques. M. Clemenceau a répondu qu’il le désirait aussi, mais que le rapporteur de la Commission des finances du Sénat, M. Boudenoot, était malade, ce à quoi il ne pouvait rien. La seconde se rapportait aux retraites ouvrières. Là encore, il s’agissait de presser le Sénat ; mais ce n’est pas très facile au gouvernement, car il ignore lui-même à quel expédient final il s’arrêtera sur cette grave question. Les rapports du ministère et de la Commission du Sénat sont une véritable Odyssée, pleine des péripéties les plus étranges ; nous la raconterons un jour. Il n’y a pas urgence : le projet de loi n’est pas encore à point. M. Clemenceau a conseillé à M. Dubief d’aller en causer avec M. Viviani. La troisième question du groupe avait pour objet de savoir quand serait déposé le budget de 1909 : M. Clemenceau a répondu qu’il n’en savait rien, mais que M. Dubief pourrait peut-être en causer plus utilement avec M. Caillaux. M. Dubief a rapporté ces trois réponses au groupe, qui en a constaté le caractère négatif, ou évasif, et en a montré une vive irritation. Il l’a même traduite dans un ordre du jour menaçant pour le ministère, s’il n’exécute pas docilement certaines injonctions. Le malheur est qu’en séance publique, le groupe se débande et ne suit plus ses chefs, ce qui fait la partie belle à M. Clemenceau.

Il est à croire maintenant que le ministère atteindra les vacances de Pâques : on verra après. Tout le monde a des griefs contre M. Clemenceau. Les progressistes et les libéraux en ont autant que personne, car cette désorganisation et cette anarchie administratives qu’il dénonce si éloquemment à la tribune, M. le président du Conseil ne fait rien pour y mettre un terme. Frapper quelques fonctionnaires dont la révolte devient insolente est bien ; maintenir contre eux les peines qu’ils ont encourues est mieux ; mais cela ne suffit pas. On ne guérit pas un mal aussi profond et aussi invétéré par des topiques violens : il y faut tout un régime, et nous n’en voyons même pas les premières applications. Nos fonctionnaires devraient faire de l’administration ; ils font tous, on leur fait faire à tous de la politique, et quelle politique’. L’état intérieur du pays n’a pas sensiblement changé depuis M. Combes : les mêmes pratiques continuent de produire les mêmes effets. Nous croyons quelquefois à la bonne volonté de M. Clemenceau ; mais alors son impuissance est manifeste. A supposer qu’il donne les instructions qu’il devrait donner, il ne sait pas se faire obéir. Il a dans sa politique, comme dans ses paroles, des boutades heureuses ; mais ce sont des boutades ; elles ne constituent pas une action suivie.

Pourquoi donc les progressistes, sans faire aucun effort pour le soutenir, n’en font-ils non plus aucun pour le renverser ? C’est parce qu’ils ne savent pas qui le remplacerait. Ils n’ont aucune raison d’aimer M. Clemenceau, mais ils aiment encore moins M. Berteaux, et surtout M. Combes. Si M. Clemenceau venait à tomber, il semble bien qu’aujourd’hui son successeur ne serait ni M. Berteaux, ni M. Combes, car tous les deux, en cherchant à le frapper, ne se sont fait mal qu’à eux-mêmes : mais qui serait-ce ? Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? On ne voit rien. Avec une grande agitation apparente, il y a en réalité, à la Chambre, une grande inertie. Sans doute, le ministère est à la merci du moindre incident ; mais quand cet incident se produira-t-il ? Le proverbe dit qu’entre deux maux il faut choisir le moindre. On le supporte encore mieux quand on ne l’a pas choisi, et nous n’avons pas choisi M. Clemenceau.


La situation militaire au Maroc s’est améliorée d’une manière sensible à la suite des combats de ces derniers jours. Le général d’Amade a justifié la confiance que le gouvernement a mise en lui. Si ses premières opérations ont été empreintes de quelque incertitude, ces légers défauts ont été corrigés bien vite. Le général a finalement réparti ses troupes en colonnes solides, dont les mouvemens ont été heureusement combinés pour atteindre le but qu’il se proposait et, à deux reprises, il a infligé aux Chaouia des leçons qui ont dû produire sur eux quelque effet. Nous n’en dirons pas davantage, ne sachant pas encore si cet effet a été décisif : nous ne le saurons que quand nous pourrons remettre la région de Casablanca et Casablanca elle-même entre des mains chérifiennes, et nous dégager d’une aventure qui, sur ce point, ne peut nous conduire à aucun résultat utile.

La Chambre vient de se livrer à une nouvelle discussion sur les affaires du Maroc. L’occasion lui en a été fournie par une demande de crédits supplémentaires destinés à faire face à nos dépenses déjà effectuées, dépenses qui s’élèvent actuellement à 22 144 761 francs. Mais le rapporteur du projet, M. Doumer, a soin d’indiquer que ce chiffre ne comprend pas : 1° les frais de reconstitution des approvisionnemens généraux de l’armée, nécessitée par les prélèvemens qu’on a dû y faire ces derniers mois ; 2° les frais de reconstitution ou de réfection des armes et du matériel détruits ou détériorés ; 3° les dépenses pour travaux de réfection de nos navires, sans parler de la perte du transport la Nice. A quel chiffre montent toutes ces dépenses ? Nous n’en savons rien ; nous ne le saurons que plus tard ; peut-être ne le saurons-nous jamais exactement. Il n’y a pas lieu de croire que dans les chiffres qu’il nous donne, M. Doumer reste au-dessous de la réalité. Sa préoccupation semble être, au contraire, de faire valoir nos sacrifices de toute nature parce qu’il en résulte, à ses yeux, pour nous des droits correspondans. L’argent que nous avons dépensé devient une créance de la France sur le Maroc : peut-être en avons-nous de meilleures sur d’autres pays. De plus, nous avons perdu 99 hommes, dont 9 officiers, et nous avons 311 blessés, dont 19 officiers. Qu’un tel effort nous donne des droits nouveaux qui viennent s’ajouter, comme le dit M. Doumer, aux droits antérieurs et permanens que notre pays tient de sa position géographique et de son histoire, nous en conviendrons volontiers avec lui. Mais nous avons une tendance à croire que ce que nous disons entre nous, Français, devient, par le fait même que nous l’avons dit, une vérité pour tous les autres, habitude qui nous a déjà causé quelques déceptions et qui pourrait bien nous en causer encore. C’est là de la politique toute verbale : la question est de savoir si, dans le cas actuel, elle correspond à la réalité.


Une discussion sur la politique générale vient d’avoir lieu au Reichstag allemand. Elle a été retardée quarante-huit heures par la grève des journalistes parlementaires, épisode piquant qui n’a eu jusqu’ici d’analogue dans aucun autre parlement. Les journalistes allemands, injuriés par un député au cours d’une séance, ont déclaré qu’ils ne reprendraient leurs fonctions qu’après avoir reçu des excuses. Il a fallu leur en faire, car un discours entendu par quelques centaines de personnes n’est rien s’il n’est pas reproduit par les journaux, et M. le prince de Bülow, non plus que M. de Schœn, n’étaient d’humeur à parler dans le désert. Enfin, tout s’est arrangé, et nous avons pu lire leurs discours, qui sont parfaitement corrects, quoique empreints d’une réserve assez sensible. En somme, ils peuvent se résumer dans ce passage de celui du chancelier de l’Empire : — « On ne saurait méconnaître que l’application des plus importantes décisions de l’Acte d’Algésiras a été gênée par les troubles qui se sont produits au Maroc, et particulièrement par le conflit survenu au sujet du trône. Le gouvernement français ne peut pas nous reprocher d’avoir méconnu ces circonstances et d’avoir interprété l’Acte d’Algésiras avec petitesse et étroitesse. Nous ne le ferons pas non plus à l’avenir ; mais nous espérons que la France, de son côté, reconnaîtra de la même manière et respectera l’Acte d’Algésiras, pacifiquement et amicalement. » — Il serait tout à fait injuste de notre part de contredire la déclaration du prince de Bülow : le gouvernement allemand a interprété l’Acte d’Algésiras comme il devait l’être, et n’a nullement cherché jusqu’ici à l’opposer comme un obstacle, ou même comme une gêne, à notre action militaire à Casablanca. Mais son interprétation, quelle est-elle au juste ? On la trouve dans le discours de M. de Schœn, et notamment dans le paragraphe suivant : — « Il me semble que, pour l’appréciation des événemens du Maroc, il faut expliquer les points suivans. L’Acte d’Algésiras règle internationalement un terrain défini. Mais à côté de lui, il y a encore place pour des actes indépendans, de telle sorte que les puissances signataires de l’Acte international ne se dessaisissent pas du droit d’intervenir en cas d’atteinte flagrante portée à leurs droits et à leurs intérêts particuliers. » — La France a usé de ce droit dans des conditions légitimes, M. de Schœn le reconnaît ; mais il laisse entendre que le gouvernement impérial pourrait en user de même à l’occasion. Voilà pour le présent : quant à l’avenir, les ministres allemands ont déclaré qu’ils avaient confiance dans les promesses faites par le gouvernement français. « — Si nous mesurons les événemens du Maroc à l’Acte d’Algésiras, a dit M. de Schœn, nous devons constater qu’aucune violation formelle du traité de la part de la France n’a pu être constatée jusqu’à présent. » — La constatation aurait pu être faite dans des termes plus chauds, mais enfin elle est faite. Et M. de Schœn a ajouté : — « A plusieurs reprises, le gouvernement français a déclaré à la Chambre, au milieu des applaudissemens, qu’il ne poursuivait au Maroc aucune politique de conquête, qu’il ne songeait à aucun protectorat, qu’aucune expédition n’était préparée contre Fez ou Marakech, que l’action militaire n’avait d’autre but que le rétablissement de l’ordre, que l’occupation n’avait qu’un caractère provisoire, et qu’il se renfermerait exactement et correctement dans le cadre de l’Acte d’Algésiras… Le gouvernement impérial n’a aucun droit de douter de la sincérité et de la loyauté du gouvernement français. » — C’est un droit, en effet, que nous n’avons donné à personne.

Quant à la Chambre, elle a voté les crédits, comme elle devait le faire, à une grande majorité. Les socialistes seuls les ont repoussés, à la suite d’un discours où M. Jaurès a renouvelé ses déclamations habituelles, et s’est montré particulièrement dur pour nos officiers et nos soldats. La guerre a ses horreurs, mais elle a ses nécessités : M. Jaurès se plaît à décrire les premières et méconnaît les secondes. Il accuse notre armée d’inhumanité lorsque, surprenant l’ennemi en flagrant délit de formation, elle prend contre lui l’offensive. La Chambre ne pouvait pas s’arrêter à ce discours dont le gouvernement, dépêches officielles en main, n’a pas eu de peine à faire justice. Elle a accueilli tout autrement celui de M. Ribot qui a relevé une fois de plus les fautes commises, non pas pour en tirer des griefs contre le gouvernement, mais pour en empêcher autant que possible le retour ou l’aggravation. M. Ribot a indiqué la politique à suivre, politique d’abstention dans les affaires intérieures du Maroc et de neutralité sincère entre les partis ou les factions qui s’y disputent, à la condition toutefois qu’ils videront leur querelle ailleurs que dans la région des ports, où la France et l’Espagne ont des devoirs à remplir en vertu de l’Acte d’Algésiras. Parmi les fautes d’hier, M. Ribot a signalé l’imprudence avec laquelle on a fait ou laissé venir le Sultan à Rabat, et parmi celles qui restent à craindre pour demain, il a dénoncé l’imprudence plus grande encore qu’il y aurait à l’appeler dans le Chaouia : l’associer à nos succès militaires serait le compromettre définitivement avec nous et nous compromettre avec lui. La réponse de M. le ministre des Affaires étrangères est restée sur ce point un peu évasive, et nous le regrettons. Notre situation au Maroc se ressent du flottement qui existe dans la pensée gouvernementale. Lorsqu’on n’a pas une politique reposant sur des données très fermes, on est à la merci des moindres incidens, et on cherche ensuite dans ces incidens des explications et des excuses. Le langage de nos ministres nous a donné plus d’une fois cette impression depuis quelque temps : il n’a rien fait pour la dissiper dans ce dernier débat.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.