Chronique de la quinzaine - 14 avril 1908

Chronique n° 1824
14 avril 1908


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous assistons, depuis quelques jours, à un conflit du capital et du travail dont il est difficile de dire dès à présent comment il évoluera et se terminera. La Chambre syndicale des entrepreneurs de maçonnerie, après avoir constaté que le travail ne pouvait plus durer dans les conditions actuelles, a prononcé le lock-out, mot que nous avons emprunté à la langue anglaise et qui signifie le licenciement des ouvriers. Pendant la première période qui a suivi l’application de la loi de 1884 sur les syndicats professionnels, les ouvriers seuls se sont mis en grève lorsque les patrons n’ont pas cru pouvoir céder à leurs exigences, et on sait à quel point ils ont usé et abusé de ce moyen de pression. Ils en avaient le droit, nous le voulons bien ; mais les patrons l’ont aussi, et il était à prévoir qu’un jour ou l’autre ils en useraient à leur tour. S’ils ne l’ont pas fait plus tôt, c’est qu’ils sont plus raisonnables que les ouvriers, et qu’ils calculent mieux ce que l’interruption du travail leur fait perdre aux uns et aux autres. L’épreuve est dure pour eux comme pour les ouvriers : nous espérons qu’ils ne s’y sont pas engagés à la légère et qu’ils sont à même d’en supporter toutes les conséquences.

Le lock-out a commencé le 4 avril. La Chambre syndicale des entrepreneurs, désireuse de mettre l’opinion de son côté et, en tout cas, de ne pas la laisser s’égarer, a expliqué par voie d’affiche les causes du conflit. L’origine en est déjà assez lointaine : elle date de près de deux ans. A la suite du 1er mai 1906, les ouvriers de la maçonnerie ont émis des prétentions que les patrons n’ont pas voulu subir, et il en est résulté une grève qui a duré six semaines. Au bout de ce temps, les ouvriers avaient épuisé leurs ressources ; ils ont demandé à reprendre le travail, et les chantiers qu’ils avaient désertés se sont rouverts devant eux. On pouvait croire le conflit apaisé, au moins provisoirement ; il n’en était rien ; les ouvriers avaient seulement changé de tactique. La guerre, au lieu de se faire hors des ateliers, devait se faire dans les ateliers mêmes, sous une forme nouvelle, hypocrite, sournoise, et qui n’en était que plus dangereuse. Une des revendications principales des ouvriers portait sur les heures de travail. Les patrons maintenaient une durée de dix heures, non pas d’une manière constante, mais pendant certains mois de l’année, tandis que les ouvriers voulaient appliquer uniformément la durée de neuf heures. Ils avaient encore d’autres prétentions qui portaient sur le taux des salaires, mais la question de la durée du travail était pour eux au premier plan. A quoi bon, ont-ils pensé, nous mettre en grève pour la résoudre ? Nous y perdrions nos salaires. Ne vaut-il pas mieux rester au chantier pendant dix heures, mais n’y travailler que neuf, ou même moins ? Les patrons finiront par s’apercevoir qu’ils jouent un jeu de dupe, et ils céderont. S’ils ne le font pas assez vite, eh bien ! nous emploierons la dixième heure à faire du sabotage : encore un mot nouveau, qui signifie détruire ou gâcher l’ouvrage déjà fait. Pénélope faisait la nuit du sabotage lorsqu’elle l’employait à défaire le travail de la journée. La dixième heure coûtera cher aux patrons, disaient effrontément les ouvriers, et ils s’arrangeaient pour faire de cette menace une réalité.

C’est alors que les patrons ont perdu patience : on l’aurait perdue à moins. Laisser le sabotage s’introduire dans les chantiers comme un régulateur nouveau des lois du travail, c’est plus qu’on ne pouvait décemment leur demander. Le jour où ils auraient capitulé, les ouvriers auraient eu en main un levier d’une puissance incomparable, et ils s’en seraient servi pour imposer l’intégralité de leurs revendications. Jusqu’où vont-elles ? Les ouvriers ne le savent pas eux-mêmes, ou ils ne le savent que très confusément : mais ils ne parlent de rien moins que d’une révolution complète dans les conditions du travail, révolution à la suite de laquelle les rôles seraient renversés entre les patrons et eux. Ils seraient les maîtres de l’entreprise, les patrons n’en seraient plus que les banquiers obligatoires. La Chambre syndicale a estimé qu’il fallait couper court à ce qu’elle considérait comme une marche à l’abîme et elle a prononcé le lock-out. Les ouvriers ont été invités à reprendre leurs outils de travail et à les emporter : la porte des chantiers s’est fermée derrière eux. Combien sont-ils ? On a donné d’abord, dans les journaux, des chiffres très élevés ; on parlait de 50, de 100 000 hommes, et même de davantage. Ces chiffres sont excessifs ; on n’a pas tardé à les ramener à des proportions beaucoup plus modestes. Le lock-out n’a privé jusqu’ici de travail que 20 à 25 000 ouvriers ; mais s’il se prolongeait longtemps, leur nombre grossirait vite, parce que toutes les industries qui se rattachent au bâtiment, et qui sont naturellement solidaires les unes des autres, finiraient par être atteintes. Comment échapper à ce danger ? M. Villemin, président de la Chambre syndicale des entrepreneurs, a conféré avec M. le président du Conseil et M. le ministre du Travail, et leur a annoncé que, d’ici à peu de jours, il présenterait aux ouvriers des propositions nouvelles. Si ces propositions sont acceptées, le lock-out prendra fin ; mais pour qu’il ne recommence pas bientôt, il importe qu’elles le soient sincèrement et loyalement. Après la dernière grève, les ouvriers avaient paru déjà s’incliner devant les propositions patronales. On n’a pas tardé à s’apercevoir que leur geste n’avait été qu’une démonstration vaine et trompeuse : aussi les patrons exigeront-ils vraisemblablement pour l’avenir des garanties plus sûres. Les ouvriers, en effet, ne demandent qu’à reprendre le travail : mais s’ils le reprennent dans les mêmes conditions qu’hier, c’est-à-dire avec le correctif du sabotage, la question n’aura pas fait un pas. Dans leurs affiches, — car ils en ont fait eux aussi, — ils se donnent comme des victimes de la barbarie patronale : on les a disent-ils, brutalement privés de leur pain quotidien et de celui de leur famille. Ils sont prêts à se remettre à la tâche après le lock-out comme avant : c’est aux patrons à reconnaître qu’ils ont fait une fausse manœuvre et se sont trompés. On voit que l’entente est facile, si on s’en tient à la forme, mais difficile si on va au fond des choses, et les patrons voudront certainement, cette fois, faire une œuvre sérieuse.

Nous ne sommes qu’au début d’une expérience nouvelle. On avait déjà parlé de lock-out ; on en avait même esquissé l’application, mais on s’était arrêté dès le premier pas ; aujourd’hui seulement on s’y est engagé avec une résolution qui paraît ferme, et qui l’est sans doute. Il est fâcheux, — mais ce n’est pas la faute des patrons, — que le fait se soit produit à la veille du 1er mai et des élections municipales. Si le lock-out n’est pas terminé le 1er mai, cette journée sera peut-être un peu plus mouvementée que les années précédentes. Les élections municipales du 3 pourront s’en ressentir à Paris. On a jugé à propos de créer un ministère du Travail : ce serait pour son titulaire une bonne occasion de montrer qu’il sert à autre chose qu’à éteindre les lumières d’en haut. S’il a acquis quelque influence sur les patrons, et surtout sur les ouvriers, il pourrait rendre un vrai service à la paix publique.


Le Sénat a voté, non sans l’avoir amendée heureusement, la loi de dévolution des biens ecclésiastiques. La discussion a été longue, parfois passionnée, mais brillante et finalement utile : elle s’est toujours maintenue à un niveau élevé et fait grand honneur à l’assemblée où elle s’est produite. Certes, la loi reste mauvaise, détestable même à quelques égards ; en dépit des efforts de l’opposition libérale, le Sénat lui a maintenu son caractère rétroactif. Toutefois, il en fait disparaître le trait le plus odieux, ce qu’on a appelé la confiscation des biens des morts, c’est-à-dire des sommes qui étaient affectées par les donateurs ou les fondateurs à la célébration de messes ou d’autres exercices religieux en vue du repos de leurs âmes. Déjà, à la Chambre, des voix éloquentes s’étaient élevées contre ce brutal abus de la force, mais la majorité n’avait pas tenu compte de leur protestation. Au Sénat, il en a été autrement, ce qui tient à deux causes : d’abord à ce que le milieu n’est pas le même ; ensuite à ce qu’un travail s’est fait dans les esprits en dehors du Parlement. On s’est ému, on s’est indigné de ce qu’avait de répugnant cette spoliation de morts qui ne peuvent pas se défendre, et qu’on privait par surcroît de la défense qu’ils pouvaient trouver auprès des vivans. Le Sénat a fini par entendre le cri qui s’échappait de la conscience publique. Cela prouve qu’il ne faut jamais désespérer d’une bonne cause. Les orateurs et les écrivains de l’opposition n’avaient pas grande confiance, au début, dans l’efficacité de leurs efforts. Cependant ils ont parlé, ils ont écrit, ils ont lutté. Peu à peu les résistances ont fléchi devant eux, et finalement elles ont cédé.

La discussion a été soutenue par un trop grand nombre d’orateurs pour que nous puissions citer et résumer leurs discours. A droite, M. de Lamarzelle a fait preuve, comme à son habitude, d’un courage infatigable et d’une éloquence à laquelle tout le Sénat rend justice. Il est impossible d’être plus vif et plus pressant, sans être jamais blessant. Il en est de même de M. de Las Cases, qui a ouvert le débat avec beaucoup d’éclat. Enfin un orateur nouveau venu dans la haute assemblée, où il a fait récemment ses débuts en défendant les écoles congréganistes d’Orient, M. Jenouvrier, a montré une fois de plus un talent qui lui assure une place très distinguée parmi les orateurs de son parti. Au centre, parmi les progressistes, il faut citer M. Boivin-Champeaux, orateur qui sait tout dire en peu de mots, fermes, précis, lucides, et MM. Louis Legrand, Guillier, Gourju, pour lesquels les questions de droit n’ont pas de secrets. Enfin, plus à gauche, M. Théodore Girard a prononcé un discours plein de force, qui était bien fait pour convaincre le Sénat du danger qu’il y avait à donner à la loi un effet rétroactif. Il ne l’a pourtant pas convaincu. La commission était représentée par son rapporteur, M. Maxime Lecomte, et par son président, M. Vallé. Les libéraux doivent quelque reconnaissance à ce dernier. Il a défendu tout le long du débat des théories qui sont loin d’être les leurs ; mais il s’est déclaré respectueux des fondations pour les morts, et sa déclaration a fait pencher la balance du côté où il se plaçait lui-même très nettement. Que dire de M. Briand ? Son talent, plein de ressources dont la subtilité avoisine parfois le sophisme, a certainement contribué à la bonne tenue de la discussion. Il a défendu, lui aussi, de bien mauvaises thèses ; mais il s’est rallié dans les meilleurs termes à l’amendement de M. Philippe Berger, à qui revient l’honneur d’avoir assuré le respect des morts.

Avant de parler de cet amendement, qui a été, en somme, le morceau capital du débat, il faut dire un mot d’un hors-d’œuvre dont M. Briand d’une part, et les orateurs de la droite de l’autre, ont longuement fatigué le Sénat. M. Briand en avait déjà fatigué la Chambre. — Ce n’est pas notre faute, a-t-il dit et répété, si nous sommes obligés de nous emparer des biens ecclésiastiques, et nous ne le faisons pas d’un cœur joyeux. Nous avons voulu les laisser à l’Église ; mais l’Église, en condamnant les associations cultuelles, a refusé de former l’organe qui devait les recueillir. Dès lors, que pouvions-nous faire ? Il a bien fallu nous résigner à garder ces biens par devers nous, c’est-à-dire à les affecter aux œuvres charitables des communes : ils sont devenus les biens des pauvres, ce qui est encore une affectation pieuse. En cela nous sommes sans reproche : tout le monde ne pourrait pas en dire autant. — Naturellement, les orateurs de la droite ont protesté contre ce langage. Ils ont expliqué que le Pape avait bien fait de s’opposer à la formation des associations cultuelles, qu’il n’avait pas pu faire autrement, que l’intérêt de la hiérarchie ecclésiastique lui avait imposé à lui-même la loi qu’à son tour il avait imposée à l’Église de France. C’est là une question très grave ; mais nous l’avons traitée en son temps, et nous n’y reviendrons pas. Il est d’ailleurs probable que, plus on la discutera, plus on amènera les uns et les autres à s’entêter dans leur opinion, sans aucun profit pour personne. Ce qui est fait est fait : on peut le regretter, on ne peut pas le changer. Nous avons rendu justice autrefois aux efforts qu’a multipliés M. Briand pour amener l’Église catholique à la conciliation ; nous continuons de croire qu’il était parfaitement sincère ; mais il employait, alors, bien qu’il n’ait pas réussi, des argumens plus habiles que ceux d’aujourd’hui. On a pu croire, dans certains passages de son discours au Sénat, qu’il regrettait de n’avoir pas vu établir une Église gallicane dont l’indépendance aurait été une limite pour Rome. N’est-ce pas expliquer la résistance de celle-ci ? N’est-ce pas surtout s’exposer à la perpétuer et à la fortifier ? Au surplus, tout cela n’avait aucun rapport immédiat avec la discussion actuelle. Il ne s’agissait plus de savoir si le Pape avait eu tort ou raison d’interdire les associations cultuelles, mais de déterminer quel serait le sort des biens en l’absence de ces associations. Une partie de ces biens aurait fort bien pu faire retour, soit au clergé, soit aux catholiques, sous des formes diverses. Ce qu’on vient de faire pour certaines fondations pieuses, qu’on a sans doute jugées plus intéressantes que les autres, on aurait pu le faire pour quelques-unes de celles-ci. On ne l’a pas fait parce qu’on ne l’a pas voulu, parce que le scandale de la confiscation a paru moins grand lorsqu’elle ne s’exerçait pas contre les morts parce que l’émotion des consciences a été moins vive, parce que les exigences de l’opinion se sont montrées moins impérieuses. Mais qu’on ne nous parle pas d’impossibilité. M. Briand a commencé par en parler pour les morts, aussi bien que pour les vivans ; il a invoqué les mêmes principes contre ceux-là que contre ceux-ci ; il a cédé toutefois lorsqu’il s’est aperçu que la majorité du Sénat ne le suivait pas. Il s’est ravisé alors et on a trouvé aussitôt l’organe de transmission qui permettait de respecter les fondations faites au profit des morts.

Deux amendemens étaient en présence : l’un était présenté par M. Chaumié, l’autre par M. Philippe Berger. Le premier était certainement le meilleur, mais M. Briand a préféré le second. M. Chaumié proposait tout simplement qu’une somme afférente aux fondations pieuses fût prélevée sur les biens transmis aux départemens ou aux communes, et mise à la disposition des prêtres qui officient dans les églises. M. Lhopiteau avait proposé quelque chose d’analogue à la Chambre et M. Briand l’avait combattu : il semble bien que ce soit pour ce seul motif qu’il Ta combattu aussi au Sénat ; il n’a pas voulu se déjuger. — Depuis la séparation, a-t-il dit, nous ne connaissons plus les prêtres catholiques ; ils n’existent pas pour nous ; nous ne pouvons pas avoir plus de rapports avec eux qu’avec le néant, et cette impossibilité qui nous incombe s’étend aux communes ; le maire connaît tous ses administrés, à l’exception du curé. — Nous avons parlé des sophismes de M. Briand : en voilà un, et des mieux caractérisés. La loi de séparation a détruit les rapports officiels d’une certaine nature qui existaient auparavant entre l’Église et l’État, mais elle n’a pas supprimé l’Église aux yeux de l’État. M. Briand a dit à la Chambre que les prêtres étaient des citoyens comme les autres et qu’ils avaient les mêmes droits : nous dirons à notre tour que l’Église est une association comme une autre, qui a le droit d’exister dans les conditions prévues par la loi, et qu’il est ridicule de prétendre ignorer. Elle a cessé d’être une institution d’État ; mais cette métamorphose ne la condamne nullement à la mort civile et politique ; elle ne lui met pas au doigt un anneau de Gygès qui la rend invisible pour l’État, tandis qu’elle reste visible pour tout le monde. Il y a de nombreuses associations indépendantes de l’État, et il s’en formera toujours davantage quand la loi de 1901 sera passée dans nos mœurs. Je suppose que je fasse un legs à l’État, à un département ou à une commune, à charge pour eux de remplir une condition quelconque à l’égard d’une de ces associations : est-ce que l’État, est-ce que le département, est-ce que la commune me répondront qu’ils ne peuvent pas remplir la condition parce que l’association n’étant pas une institution d’État est imperceptible pour eux dans le temps et dans l’espace ? Ce serait une réponse digne d’une comédie du Palais-Royal ! C’est pourtant celle que fait le gouvernement au sujet de l’Église catholique. M. Clemenceau reproche quelquefois à ses adversaires, et même à ses amis, d’avoir gardé la mentalité concordataire sous le régime de la séparation. Ne conserve-t-il pas lui-même, et M. Briand ne conserve-t-il pas comme lui l’obsession du Concordat, comme s’il existait toujours et s’il avait encore besoin d’être aboli ? Pour être plus sûrs de l’abolir, nos ministres abolissent l’Église elle-même : elle n’existe plus pour eux. M. Chaumié a eu le mérite de ne pas tomber dans cette puérilité.

Il a toutefois retiré son amendement. Nous ne le lui reprochons pas ; le gouvernement voulait le combattre, il était repoussé d’avance ; les esprits inclinaient du côté de l’amendement Berger ; on s’y était donné rendez-vous. L’amendement Berger se distingue de l’amendement Chaumié en ce qu’il crée un intermédiaire entre l’État ou les communes et le curé qui doit célébrer un office pour les morts : cet intermédiaire est une société de secours mutuels. Les prêtres, — nous avons dit qu’on veut bien reconnaître qu’ils sont des citoyens comme les autres, — peuvent former, comme les autres, des sociétés de secours mutuels en vue de pourvoir aux besoins de leur vieillesse, et l’État consent à ne pas en ignorer. C’est fort heureux : dans la voie où il était entré, il aurait fort bien pu pousser la pudeur jusque-là. Mais tout le monde cherchait, comme l’a dit M. Philippe Berger, « un biais » pour sortir d’embarras, et son amendement a offert ce biais. M. Berger l’a soutenu avec éloquence : il a eu la bonne fortune de rallier une majorité de 221 voix contre 56. Si quelque chose nous étonne, étant donné la disposition générale des esprits/c’est qu’il se soit trouvé 56 voix contre l’amendement. Mais, parmi ces voix, il y a celle de M. Combes, et cela explique tout. Ses fidèles ont suivi M. Combes dans son intransigeante opposition.

M. Berger est protestant : rendons justice à ses coreligionnaires qui, tous ou presque tous, ont dans cette circonstance combattu pour la cause de la liberté des vivans et du respect des morts. M. Richard Waddington s’était déjà fait leur interprète devant le Sénat : il avait protesté en leur nom contre une loi abusive et spoliatrice, et cela avec un désintéressement complet, puisque les protestans ont, pour leur compte, formé des associations cultuelles et que les biens de leur Église n’ont pas subi le sort des biens de l’Église, catholique. Nous en connaissons qui ont été au premier rang parmi ceux qui ont combattu la séparation de l’Église et de l’État, et surtout la manière dont elle s’est faite : on les a retrouvés au premier rang parmi ceux qui ont combattu la loi de dévolution et ont contribué à en faire disparaître les dispositions les plus iniques. Néanmoins, cette loi reste mauvaise, d’abord parce qu’elle appartient à tout un système qui est mauvais, ensuite parce que le Sénat lui a conservé un effet rétroactif. Pourquoi ? Il serait difficile de le dire. On comprenait que la loi eût ce caractère lorsqu’elle avait pour objet de faire tomber les procès en cours, peut-être même les jugemens ou les arrêts déjà rendus. Ce dessaisissement d’une nouvelle espèce avait, non pas sa justification, ni même son excuse, mais au moins son explication dans un intérêt réel et tangible. Mais aujourd’hui que l’amendement Berger est voté, la rétroactivité de la loi ne sert à rien, puisqu’il n’y aura plus de demandes en révocation ou en reprise pour cause de non-exécution des charges. Le Sénat a donc créé, sans motif, sans prétexte, sans avantage d’aucune sorte, un précédent extrêmement dangereux. Il est vrai que certains des amendemens qui enlevaient à la loi son effet rétroactif avaient été repoussés avant le vote de l’amendement Berger ; mais lorsque M. Théodore Girard est revenu à la charge, dans le langage le plus pressant, on pouvait déjà escompter comme certain le vote de cet amendement. La majorité a tenu bon, malgré tout. Elle a maintenu à la loi un caractère interprétatif qui est un défi à l’évidence, afin de lui maintenir aussi le caractère rétroactif. C’est le vice qu’elle porte avec elle. La Chambre, devant laquelle elle est revenue, aurait pu le faire disparaître ; mais elle n’en a rien fait. Elle était trop pressée de partir pour ses vacances ; elle a voté tel quel le texte du Sénat.


Le Sénat a amendé une autre loi venue du Palais-Bourbon, une loi d’amnistie. Le besoin d’une amnistie nouvelle se faisait-il vraiment sentir ? Au train dont vont les choses, il ne se passera bientôt plus une année sans qu’une amnistie vienne défaire l’œuvre que nos tribunaux répressifs auront faite l’année précédente. Il est à peine besoin de dire que l’énergie et l’efficacité de la répression en sont singulièrement affaiblies. Il y a un certain nombre de délits qu’on peut commettre en France à peu près impunément. Autrefois, c’étaient les délits de presse ; mais le vent a tourné, et on se montre aujourd’hui sévère contre la presse, au moins lorsqu’elle commet des délits de diffamation. Pour le reste, l’indulgence est extrême, et comme il y a dans presque tous les délits des circonstances plus ou moins atténuantes, on invoque ces circonstances pour supprimer la peine dont le délit a été frappé.

Nous ne voulons pas être plus rigoureux que les autres, et nous reconnaissons volontiers que les délits commis l’année dernière dans le Midi, pendant les troubles viticoles, n’étaient pas sans excuses. L’effervescence des esprits avait troublé la claire vision des choses ; l’entraînement était général ; enfin les souffrances étaient grandes, et, quelles qu’en fussent les causes, les effets en étaient cruels. Dans cette atmosphère surchauffée, les délits ont été matériellement plus nombreux, mais moralement moins graves qu’en temps ordinaire. Il fallait les réprimer énergiquement et rapidement, pour les empêcher de se multiplier encore davantage ; mais nous admettons fort bien que les peines prononcées ne survivent pas plus longtemps qu’il n’est nécessaire aux circonstances qui les ont provoquées. Quand le gouvernement a parlé d’amnistie pour le Midi, il a rencontré une adhésion générale. Bien que les délits soient d’hier, ils semblent être beaucoup plus lointains. Le Midi a retrouvé sa physionomie habituelle : sans doute une mesure de clémence, prise avec opportunité, contribuera-t-elle à apaiser les cœurs encore un peu émus. Tout en protestant contre les amnisties trop fréquentes, nous admettons celle-là. Le gouvernement y en a joint une autre, contre laquelle il n’y a peut-être pas non plus grand’chose à dire, c’est celle qui s’applique aux délits commis contre la loi relative au repos hebdomadaire. Nous sommes partisan du principe de cette loi, mais elle a été si mal faite et a été appliquée si maladroitement, que le Parlement et le gouvernement, s’ils font leur examen de conscience, doivent se sentir quelque peu responsables des infractions qui se sont produites et des condamnations qu’elles ont entraînées. On nous propose de passer l’éponge sur tout ce passé et de l’oublier. Soit : mais il fallait s’en tenir là. Le gouvernement l’aurait bien voulu, il l’a même essayé : malheureusement, il n’a pas eu assez d’autorité sur la Chambre pour la retenir, et la Chambre s’est livrée à une débauche d’amnisties comme on n’en avait encore jamais vu. Le spectacle a été à la fois épique et comique. Il faut se rappeler que nous sommes à la veille des élections municipales pour comprendre avec quelle largeur et quelle largesse la Chambre a éparpillé sa mansuétude sur les délits ou contraventions de chasse, de pêche, de roulage, de vaine pâture, etc., etc. Un député prenait en main la cause des cochers de fiacre, un autre celle des manifestans à la gare Saint-Lazare qui, il y a quelques semaines, ont brisé des vitres et cassé des bancs parce que les trains de la banlieue étaient en retard. La bonté de nos députés s’étendait vraiment sur toute la nature. Seuls, et cette exception a son prix, les antimilitaristes et les antipatriotes n’en ont pas bénéficié. Le gouvernement, honteux et désemparé, regardait passer ce flot trouble qu’il ne pouvait plus ni contenir, ni endiguer. Heureusement le Sénat y a mis bon ordre : il a rétabli, à peu de chose près, le texte primitif du gouvernement. Il l’a fait malgré le gouvernement lui-même, qui craignait sans doute d’avoir de la peine à faire accepter par la Chambre les amendemens à la loi de dévolution et les amendemens à la loi d’amnistie. Mais la Chambre a tout accepté, et toujours pour le même motif, parce que nous sommes à la veille des vacances, que les élections municipales sont prochaines, et que tout le monde est pressé de quitter Paris.


Toutefois, M. Jaurès n’a pas voulu laisser échapper le ministère sans lui adresser une dernière interpellation. M. Jaurès devrait être un peu fatigué lui-même de son éloquence ; mais il laisse cette impression aux autres ; il est toujours prêt à parler ; il parle ; c’est une fonction de sa nature, c’est un besoin pour lui. Son interpellation de l’autre jour était particulièrement inutile. Elle devait produire un effet opposé à celui qu’il s’en proposait, c’est-à-dire donner une grosse majorité au gouvernement. Ce n’est pas à la veille des vacances, ni surtout à la veille des élections, qu’on renverse un cabinet. À ce moment, les partis sont pris, les jeux sont faits, rien ne va plus.

Que reprochait d’ailleurs M. Jaurès au ministère ? De n’avoir encore exécuté aucune des grandes et belles promesses qui ont été faites à la démocratie : par exemple de n’avoir pas racheté le chemin de fer de l’Ouest, de n’avoir pas fait voter les retraites ouvrières, d’avoir laissé en plan l’impôt sur le revenu. Au fond de l’âme, la plupart des députés radicaux et radicaux-socialistes, qui sont toujours prêts à adresser des injonctions au gouvernement pour qu’il réalise ces réformes, seraient bien fâchés d’être pris au mot. Le rachat de l’Ouest est une question de politiciens qui laisse le pays indifférent, excepté dans les régions intéressées où tout le monde y est contraire. Les retraites ouvrières sont devenues un casse-tête où le gouvernement ne se retrouve plus. L’impôt sur le revenu est un sujet d’inquiétude pour tous ceux qui ont un revenu, même modeste. Mais M. Jaurès, impitoyable, ne pardonne pas au ministère de n’avoir encore fait aboutir aucun de ces projets. Un seul ministre, M. Caillaux, trouve grâce devant lui : tous les autres lui paraissent suspects de modérantisme, comme on disait au bon temps. Comment ne le lui paraîtraient-ils pas ? M. Jaurès a entendu un mot qui a déchiré son oreille : il en fait grief au gouvernement, bien que le gouvernement n’en soit pas responsable. M. Brindeau en est l’auteur. M. Brindeau a été nommé récemment président du groupe progressiste, et il a prononcé à cette occasion un excellent discours où il a dit quelque chose comme ceci : — Après les élections dernières, nous sommes entrés à la Chambre en vaincus, et aujourd’hui nos idées y triomphent. — Nous voudrions bien que cela fût vrai. Le mot est excessif ; cependant il contient quelque vérité. La situation des progressistes n’est plus tout à fait ce qu’elle était naguère, et si leurs idées ne triomphent pas encore, elles sont appréciées et sérieusement cotées. Ils sont eux-mêmes un des élémens de la majorité ; on compte avec eux ; on les ménage. C’est contre ce phénomène, incontestablement nouveau, que M. Combes a protesté avec une indignation douloureuse dans un banquet offert à M. Brisson : il y a eu le contraire d’un succès. Sa mésaventure aurait dû servir de leçon à M. Jaurès ; mais M. Jaurès s’est dit sans doute que M. Combes ne disposait pas des mêmes moyens oratoires que lui, et qu’avec son éloquence il ferait un tout autre effet. Il avait compté sans celle de M. Clemenceau, qu’il a le don de stimuler merveilleusement : que ne s’en est-il souvenu ?

M. Clemenceau, qui était en verve, n’a pas eu de peine à lui répondre. Il a dit beaucoup de choses qui n’étaient pas nouvelles, même dans sa bouche, et qui ne le seraient pas non plus ici : c’est pourquoi nous nous abstiendrons de les reproduire. Il a montré, hélas ! avec évidence que son programme n’était pas celui des progressistes ; mais, a-t-il ajouté, « de ce que mon programme est éloigné du leur, il ne s’ensuit pas que je m’arroge le droit de les excommunier du parti républicain. » Quelle différence avec M. Combes ! Quelle différence avec M. Jaurès. M. Clemenceau est allé plus loin. « Je déclare en outre, s’est-il écrié, que je ne prétends exclure aucune fraction de cette Chambre des droits attribués par la loi à tous les citoyens français : lorsqu’un membre de l’opposition se présente dans mon cabinet pour revendiquer son droit, mon devoir est de lui reconnaître ce droit. » Est-ce bien à M. Jaurès ? n’est-ce pas plutôt à M. Combes que s’adressait ce discours ? C’est la condamnation de toute la politique, de tout le système, de toute la méthode du bloc. M. Combes, néanmoins, a de quoi se consoler. Les discours de M. Clemenceau sont des mots agréables à entendre, et qui, si la réalité y était conforme, seraient de nature à ramener la paix, la tolérance, un peu de conciliation parmi nous. Mais si la parole de M. Clemenceau domine la Chambre, l’esprit de M. Combes continue de régner dans le reste du pays. L’administration s’en inspire, soit par goût, soit par crainte, et le cabinet de travail de M. Clemenceau est peut-être le seul où un membre de l’opposition puisse utilement invoquer un droit. Il y a loin, très loin, de la parole aux actes. La France est livrée au favoritisme le plus éhonté : il s’exerce exclusivement au profit de la bande qui la gouverne. Aussi, lorsqu’on en est venu au vote, les progressistes se sont-ils abstenus. Le gouvernement a eu 319 voix contre 86, ce qui est sans doute une belle majorité. Toutefois, cela ne fait pas 400 votans, et il y a près de 600 députés. Le ministère est-il consolidé ? Non ; il a eu une majorité de veille de vacances. Nous ne désirons pourtant pas sa chute, crainte de pire. M. Clemenceau était dans le vrai lorsqu’il a dit : « Vous vous plaignez que quelquefois M. Aynard, M. Ribot, M. Charles Benoist aient pour nous des mots aimables. Monsieur Jaurès, ils nous aiment contre vous. » Il est vrai que M. Clemenceau n’en aime quelquefois d’autres que contre M. Jaurès.


Nous ne dirons aujourd’hui qu’un mot sur la transformation qui vient de se produire dans le gouvernement anglais : elle était prévue depuis quelque temps déjà et ses conséquences, si elle doit en avoir, ne se produiront que plus tard. Sir Henry Campbell Bannerman a donné sa démission pour des motifs de santé, malheureusement trop sérieux. Il emporte dans sa retraite, non seulement les regrets des libéraux, mais encore l’estime des conservateurs. M. Balfour a tenu à les exprimer au nom de ses amis, par une coutume qui fait honneur au parlementarisme anglais, et qui le distingue de celui que pratiquent d’autres pays. Sir Henry Campbell Bannerman n’avait d’ailleurs pas J’ennemis personnels : son caractère aimable et bienveillant ne pouvait pas lui en susciter. C’était une lourde tâche pour lui de succéder à M. Gladstone à la tête de son parti : il l’a remplie fort honorablement, avec des qualités différentes de celles du grand vieillard, mais très réelles, et qui lui ont permis de n’être jamais inférieur à ce qu’on attendait de lui. Son successeur était indiqué d’avance : le Roi n’a pas hésité dans le choix qu’il avait à faire. Le chancelier de l’Échiquier, M. Asquith, parlait, depuis quelques jours déjà, au nom du gouvernement à la Chambre des communes. Ses collègues s’effaçaient et s’inclinaient devant lui. Il a à son tour, d’autres qualités que sir Henry Campbell Bannerman, plus de fermeté dans les allures et dans la parole, plus d’énergie dans la volonté, des vues plus étendues sur la politique générale, coloniale, internationale. Ses tendances impérialistes sont connues. Avec lui, la politique extérieure de l’Angleterre ne sera pas changée. Elle ne l’aurait d’ailleurs été avec aucun autre, car elle tient à des causes profondes et durables dont le pays a conscience, aussi bien que les pouvoirs publics. Il faut regretter surtout dans la retraite de sir Henry Campbell Bannerman les causes qui l’ont rendue nécessaire : son successeur ne mérite pas moins que lui confiance et sympathie.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.