Chronique de la quinzaine - 31 mars 1905

Chronique n° 1751
31 mars 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 mars.


Le budget une fois voté, la Chambre a pris quelques jours de repos ; puis elle a entamé la discussion de la séparation de l’Église et de l’État. La discussion générale, qui se poursuit en ce moment, permet à toutes les opinions de se produire et à tous les partis de prendre position ; elle permettra aussi à la Chambre et au pays devoir un peu plus clair dans une question qu’ils ne connaissent pas encore très bien, quoiqu’ils en aient beaucoup entendu parler ; mais les solutions seront remises à plus tard, c’est-à-dire au moment où on en viendra à la discussion des articles. Le passage à la discussion des articles est inévitable : il sera certainement voté. Les propositions qui ont été faites par M. Georges Berry et par M. l’abbé Gayraud de tout ajourner jusqu’après les élections prochaines n’avaient aucune chance d’être adoptées. Il aurait sans doute été convenable et désirable que le pays pût se prononcer le premier sur une réforme aussi profonde. La Chambre actuelle n’a nullement reçu de lui le mandat de séparer l’Église et l’État : la question n’a pas été posée aux élections dernières, et, si elle l’avait été, elle aurait été résolue négativement. On n’a pas oublié que M. Combes lui-même, lorsqu’il a formé son ministère, était opposé à la séparation. Mais, depuis lors, les hommes ont changé à défaut des choses ; l’opinion a été violemment agitée dans les sens les plus divers ; et, quelles que soient les pensées secrètes de chacun, personne ne veut avoir l’air de se dérober au débat.

Le long rapport de M. Briand n’a pas tenu tout en que d’avance on en avait dit. M. Briand s’est proposé de construire un grand monument ; mais c’est à peine s’il en a élevé la façade. Il a exposé et raconté une fois de plus toute l’histoire des rapports de l’Église et de l’État en France, et, pour n’en rien omettre d’essentiel, il a pris les choses à l’origine : la première période qu’il retrace à grands traits va « de Clovis à Mirabeau. » Il ne nous épargne d’ailleurs ni Grégoire VII, ni Innocent III, ni Boniface VIII, ni le concile de Bâle, ni la Pragmatique de Bourges, ni rien enfin de ce qui peut réveiller dans notre mémoire le souvenir des grandes luttes entre les papes et les rois ou les empereurs. Avons-nous besoin de dire que, dans l’opinion de M. Briand, les papes ont eu toujours tort et les rois ou les empereurs toujours raison ? Les premiers attaquaient, les seconds se défendaient, et ils défendaient avec eux la liberté des peuples. A côté des grands faits qui sont familiers à nos écoliers, M. Briand en cite beaucoup de plus petits, au sujet desquels on peut se demander pourquoi il choisit ceux-ci plutôt que ceux-là. Il s’appuie le long du chemin sur l’opinion de quelques grands esprits, mais il lui arrive parfois de ne pas la comprendre, ou de ne pas l’interpréter très bien. C’est ainsi qu’il fait intervenir Machiavel au profit de sa thèse. Machiavel, étant ambassadeur en France en 1501, écrivait, dit-il, au cardinal d’Amboise : « Les Français n’entendent rien à la politique ; autrement, ils ne laisseraient pas l’Église devenir si grande. » Et voilà Machiavel embrigadé parmi les partisans de la séparation de l’Église et de l’État ! M. Charles Benoist, qui a beaucoup pratiqué cet auteur et qui ne le connaît pas seulement pour en faire des citations, a constaté l’exactitude matérielle de celle qu’en a tirée M. Briand ; mais il a expliqué à la Chambre qu’il ne s’agissait nullement là de l’Église en France. Machiavel faisait allusion aux conquêtes de César Borgia dans les Romagnes, et il exhortait le roi Louis XII à s’y opposer par la force. Il y a beaucoup d’autres traits du même genre dans le rapport de M. Briand, et M. Charles Benoist pourrait s’amuser à les relever. Mais à quoi bon ? La question, la vraie, la seule, est de savoir si le Concordat qui a été fait il y a un peu plus de cent ans, et qui nous a donné, quoi qu’on en dise, un siècle de paix religieuse, a perdu toute sa vertu et s’il est désormais incapable de continuer à nous rendre le même service. Pour la résoudre, il faudrait étudier nos mœurs actuelles ; relever ce qu’elles ont conservé de nos traditions anciennes » faire une enquête impartiale dans le pays tout entier ; interroger les corps élus qui le représentent, conseils généraux, conseils d’arrondissemens, conseils municipaux ; interroger aussi les représentons du gouvernement, et écouter enfin toutes les réponses avec un esprit dégagé de prévention. M. Briand aime mieux nous faire l’histoire du Concordat, puis celle des longs démêlés de Napoléon avec le Pape. Il veut bien reconnaître, tant il est impartial, que Napoléon était « un prince trop remuant ; » seulement, cet aveu fait, il s’empresse d’ajouter que le Pape « opposait tout son mauvais vouloir à la cause de l’expédition des affaires religieuses de la France. » Nous n’en croyons rien ; mais quand même cela serait vrai, qu’en faudrait-il conclure ? Napoléon Ier et Pie VII sont morts depuis longtemps. Il ne reste rien de leurs querelles ; il ne reste quelque chose que de leur accord, à savoir le Concordat, et si le Concordat a duré plus d’un siècle, laps de temps au cours duquel on a vu en France se succéder tant de constitutions éphémères, c’est évidemment que le principe de vie qui était en lui s’adaptait à nos besoins et à nos mœurs.

On a dit, et naturellement M. Briand répète que Bonaparte a fait le Concordat pour servir son ambition personnelle. Sans doute : l’ambition personnelle de Bonaparte ou de Napoléon est un élément essentiel de toutes ses grandes déterminations. Mais à l’époque du Consulat, dans son désir de se faire accepter et adopter par la France, il a employé le plus souvent sa rare intelligence à mettre son intérêt particulier en harmonie avec le bien général. La popularité qu’il recherchait et qu’il a obtenue alors avec un élan presque général, les témoignages contemporains en font foi, est venue précisément de ce qu’il avait bien résolu ce problème, et, de toutes ses œuvres de cette date, le Concordat a été peut-être la mieux réussie. Elle avait d’ailleurs le même caractère que les autres. Le premier Consul a beaucoup moins créé et inventé qu’il n’a trié, choisi et restauré, parmi les institutions de l’ancienne France, celles qui pouvaient encore convenir à la France nouvelle. Qu’a-t-il fait, en somme, dans le Concordat ? Il a revendiqué et obtenu pour la France de la Révolution et pour son gouvernement les droits qui avaient appartenu au gouvernement d’avant la Révolution. Il y a peu de différences, en somme, entre son Concordat et celui de François Ier, qui avait déjà duré près de trois siècles : et si quelque chose peut nous surprendre aujourd’hui, c’est de voir nos jacobins, si avides de s’arroger tous les droits et tous les pouvoirs des gouvernemens antérieurs, depuis Charlemagne jusqu’à Napoléon, abandonner de gaîté de cœur ceux que personne ne leur conteste et dont un contrat solennel leur a confirmé la possession.

Tout le Concordat, en ce qui concerne l’État, est compris dans l’article qui, reconnaissant au nouveau gouvernement les mêmes droits et les mêmes prérogatives qu’à l’ancien, lui attribue la nomination des évêques, pouvoir immense qui, en principe, ne peut appartenir qu’à l’Église, et qui, en fait, n’appartient à l’État qu’en vertu d’un abandon que l’Église lui en a fait. Quand on se place au point de vue de celle-ci, et qu’on met dans son plateau de la balance la compensation qui lui a été donnée, on est porté à la trouver légère. Dans le contrat de 1801, ce n’est certainement pas l’État qui a été le plus mal partagé, et nous n’en sommes pas surpris lorsque nous songeons que ce contrat a été négocié et signé par le général Bonaparte. Ce pouvoir de nomination directe des évêques et indirecte des curés, la séparation l’enlève à l’État. On voit très bien ce qu’il perd, on voit moins bien ce qu’il gagne, car, si nous mettons dans son propre plateau de la balance les quelques millions d’économie que pourra rapporter, très éventuellement, un jour, la suppression du budget des Cultes, c’est pour le coup que la compensation paraîtra mesquine. Le résultat est que l’État perd un droit et que l’Église recouvre une liberté. Le sacrifice consenti par l’État s’expliquerait si son contrat avec l’Église dénaturait son propre caractère, qui est, et qui doit rester purement laïque. Mais il n’en est rien. M. Charles Benoist a dit avec raison, ou plutôt il a prouvé d’une manière frappante que l’État était aujourd’hui absolument laïcisé. Il est affranchi, dans toutes les manifestations de son activité, des liens qui ont pu autrefois l’attacher à une religion quelconque. On confond deux choses différentes, la religion et l’Église. La religion est un corps de doctrine que l’État ignore complètement : l’Église est un gouvernement et, à ce titre, il peut avoir des rapports avec un autre gouvernement, sans que la moindre atteinte soit portée au caractère indépendant de l’un et de l’autre. C’est le principe des Concordats. Loin de méconnaître la distinction entre le spirituel et le temporel, il la consacre, et c’est encore ce qu’a fait remarquer M. Charles Benoist en remontant au Concordat de François Ier. Il avait l’air de faire un paradoxe et il énonçait une vérité, en disant que ce Concordat avait été chez nous la première séparation de l’Église et de l’État. Nous avouerons, pour faire plaisir à M. Briand, qu’il est arrivé aux papes de vouloir confondre tous les pouvoirs et les réunir entre leurs mains, et son rapport prouve d’ailleurs avec surabondance que les rois et les empereurs ont eu souvent la même ambition. Les Concordats ont été un frein pour les papes et pour les rois, et un frein d’autant plus puissant qu’il était consenti. Si on le supprime, les conflits deviendront plus nombreux que jamais, et, après les avoir multipliés en quelque sorte à leur source, on aura brisé l’instrument qui servait à les dénouer.

Nos mœurs, en effet, sont loin d’être libérales : ce qui s’est passé dans ces dernières années nous en a donné des preuves nouvelles et très nombreuses. Le ministère Waldeck-Rousseau, et encore plus le ministère Combes, nous ont montré l’État visant à la toute-puissance sur l’Église, ou plutôt à la suppression de l’Église en tant que gouvernement, de sorte que le dernier terme logique de l’évolution à laquelle nous assistons serait une nouvelle tentative de constitution civile du clergé. Tout le monde désavoue cette conséquence, mais beaucoup de gens la préparent. Certains séparatistes, soit qu’ils aient plus de franchise que les autres, soit seulement qu’ils se connaissent mieux, commencent à dire qu’il faut être très modéré pour commencer, afin de n’effaroucher personne, et qu’on verra après. Bien des choses, en effet, sont remises à plus tard. A supposer que la séparation se fasse, nul ne peut dire comment elle se fera, ni quelles en seront les suites. Si l’Église dépérit et périclite sous la loi future, peut-être respectera-t-on son agonie. Si, au contraire, elle apparaît plus forte, ingénieuse à trouver des ressources et vigoureuse à les mettre en œuvre, les séparatistes d’aujourd’hui, s’apercevant qu’ils ont manqué leur but, chercheront et trouveront vite les moyens de remettre la main sur elle. A une légalité, celle qu’on est en train de faire en ce moment, une autre succédera. Un contrat avec le Saint-Siège, un traité, mettait un empêchement à ces fantaisies successives : on ne voit pas, dans le régime de demain, quelle puissance indépendante pourrait y faire obstacle. Dès lors, on légiférera sur l’Église comme sur autre chose et plus que sur autre chose : l’intérêt de l’ordre public servira toujours de prétexte. Les lois du Concordat, c’est ainsi qu’on les appelle, se composent aujourd’hui d’une convention diplomatique et des articles organiques, qui sont des lois de police. On aura supprimé la première, mais on conservera soigneusement, ou on restaurera les seconds : ils seront toute la législation des cultes.

Les exemples tirés de l’étranger ne peuvent pas nous servir d’indication utile, parce que ce que nous faisons, ou du moins ce qu’on nous propose de faire, est sans précédent. On chercherait en vain des analogies entre le projet soumis à la Chambre et ce qui se passe hors de France, soit, en Europe, soit en Amérique. M. Briand a consacré aux législations étrangères une partie de son rapport qui est très suggestive : on y trouve la preuve éclatante de ce que nous avançons. Dans tous les pays de la vieille Europe, l’État alloue des traitemens aux ministres du culte, à moins que l’Église ne possède depuis longtemps des biens qui lui fournissent d’abondantes ressources. L’existence matérielle de l’Église est assurée ; la plus large tolérance est pratiquée à son égard. Le mot de tolérance ne caractérise même pas exactement l’état d’esprit des gouvernemens à l’égard des diverses Églises : s’il fait ressortir la liberté, non pas toujours égale, mais toujours très large, qui est accordée à chacune d’elles, il n’exprime pas suffisamment le sentiment de bienveillance qui s’étend sur toutes. Ce que nous disons de l’Europe est encore plus vrai de l’Amérique, et surtout des États-Unis. Là, l’Église est vraiment séparée de l’État ; il n’y a plus de traitemens payés aux membres des divers clergés ; mais une liberté presque sans limites est laissée aux associations religieuses pour se procurer des ressources, sinon pour les accumuler. Au surplus, les États-Unis ne pratiquent pas ce que nous appelions plus haut la laïcité de l’État dans le sens qu’on donne actuellement à ce mot en France. M. Briand le constate et il s’étonne de ces « dérogations au principe de la neutralité : allocations accordées par les Chambres fédérales à des chapelains appartenant aux diverses confessions chrétiennes, et qui disent des prières au début de chaque séance ; proclamation annuelle du Président de la République ordonnant des actions de grâces ; proclamations analogues de gouverneurs d’État fixant des jours pour la célébration des cérémonies religieuses ; honneurs publiquement rendus et égards officiellement témoignés par le Président de la République et toutes les autorités civiles aux dignitaires ecclésiastiques, notamment aux archevêques et aux cardinaux de l’Église romaine, etc. » Et ce n’est pas tout : ce qui précède a un caractère moral, ce qui suit a une portée plus pratique. « Les corporations religieuses, dit M. Briand, sont traitées avec beaucoup de bienveillance, on ne saurait trop le répéter. Leurs biens sont parfois partiellement exemptés d’impôts. Dans certains États (Maine, Massachusetts), elles sont autorisées non seulement à réclamer des cotisations, des taxes aux fidèles, mais encore à faire percevoir ces taxes dans les mêmes formes que les impôts d’État ou les impôts communaux. » M. Briand n’en revient pas ! « Un semblable régime légal, dit-il, a, bien entendu, eu pour conséquence un accroissement prodigieusement rapide de la puissance morale et matérielle des Églises, et notamment de l’Église catholique. Jusqu’à présent, aucun parti politique ne paraît disposé à y mettre obstacle. Le nombre des non-croyans est néanmoins considérable aux États-Unis. Si les interventions des Églises dans les affaires publiques devenaient plus fréquentes et moins discrètes ; si les efforts d’ailleurs couronnés de succès qu’a faits l’Église catholique en vue de constituer un enseignement primaire strictement confessionnel apparaissaient un jour comme dangereux à certains égards, notamment au point de vue du retard qui en résulte pour l’assimilation des immigrés catholiques et leur fusion avec les autres races, peut-être les Américains connaîtraient-ils à leur tour cette question cléricale qu’ils considèrent, avec un dédain un peu superficiel et avec la confiance d’un peuple jeune n’ayant point encore fait certaines expériences comme occupant une trop grande place dans les préoccupations politiques du vieux monde. Peut-être viendra-t-il un jour où il y aura parmi eux non seulement des non-croyans, des « agnostiques, » mais des anti-cléricaux. » Il est clair que M. Briand regarderait cela comme un progrès : serait-ce l’avis des Américains ?

La discussion, jusqu’ici, a été brillante. M. Paul Deschanel, qui l’a ouverte par un discours très éloquent, très bien ordonné, très documenté, accepte le principe delà séparation. Il fait plus, il l’approuve il le conseille. La séparation de l’Église et de l’État est à ses yeux un système meilleur que celui du Concordat. Si nous nous placions dans l’idéal, nous partagerions peut-être le sentiment de M. Deschanel ; mais le point de vue idéal est rarement un point de vue politique. Avons-nous besoin de dire que M. Deschanel, partisan de la séparation, ne l’opère pas dans les mêmes conditions que M. Briand ? Il est libéral, il veut donner la liberté à l’Église ; mais il est prudent et ne veut pas la lui donner sans précautions. S’il dénonce le Concordat, il entend conserver de bons rapports avec Rome, et ces bons rapports lui paraissent même plus indispensables après qu’avant. L’idée d’écraser l’Église sous l’omnipotence de l’État n’est pas la sienne, et il ne regarde pas comme un acte recommandable de détruire unilatéralement un contrat bilatéral. Son discours est animé d’un souffle généreux, conciliant et, le point de départ une fois admis, vraiment politique. Nous n’entrerons pas pour aujourd’hui dans le détail de la réforme telle que l’entend M. Deschanel. Sur les points essentiels, il a des solutions à lui qui sont très supérieures à celles de la commission. Ces points essentiels sont relatifs à la question de la dévolution des biens et à celle de la jouissance des immeubles religieux. Ils ont été l’objet d’amendemens présentés par le groupe progressiste, et nous aurons à y revenir quand la discussion sera plus avancée : nous sommes obligé aujourd’hui de rester dans les généralités. M. Gabriel Deville et M. Zevaës, socialistes, l’un et l’autre, ont défendu le projet de la commission. Un orateur de la droite, M. Groussau, a parlé en juriste, mais en juriste qui a le sentiment des nécessités politiques, contre le principe même du projet de loi. M. Boni de Castellane a dénoncé les intentions des séparatistes : ils ne veulent pas, a-t-il affirmé, séparer l’Église de l’État, mais la détruire. Si c’est bien l’intention d’un certain nombre d’entre eux, on ne peut pourtant pas dire que ce soit celle de tous : malheureusement nous ne sommes pas sûr que les premiers ne soient pas les plus forts et n’entraînent pas les autres, comme cela est arrivé si souvent. M. Barthou, partisan de la séparation, a mis de la force et de l’ironie dans la critique qu’il a faite du projet de la commission. Enfin, parmi les adversaires du projet, il faut placer M. Charles Benoist, au discours duquel nous avons déjà fait plus d’un emprunt. M. Benoist connaît admirablement l’histoire [politique, ce qui lui permet de comparer, de juger, de prévoir. Il juge que nous ne sommes pas faits pour la séparation, et il prévoit que, si nous détruisons notre Concordat, nous serons obligés dans quelques années d’en négocier un autre. « Avant dix ans, a-t-il conclu, je ne dis pas que vous serez allés à Canossa : le chemin de fer n’y passe pas ; mais tout chemin mène à Rome et j’ose prédire que vous y retournerez. » La prédiction de M. Charles Benoist a les plus grandes chances de se réaliser. Nous nous demandons seulement si l’auteur d’un futur Concordat fera mieux que Bonaparte : peut-être fera-t-il moins bien.


Il nous est impossible de dire dès aujourd’hui quelle est ou quelle sera la portée du voyage de l’empereur d’Allemagne à Tanger. Peut-être l’a-t-on exagérée. Peut-être ne résultera-t-il pas de ce voyage toutes les conséquences qu’on en espère d’un côté ou qu’on en craint de l’autre. L’empereur Guillaume aime à étonner le monde ; il aime aussi à le rassurer, et il vient de céder presque à la fois à ce double penchant. Quelles que soient les vues dans lesquelles il est allé à Tanger, il ne s’est certainement pas dissimulé que son voyage ferait grand bruit, et qu’on le considérerait partout comme une démarche peu obligeante pour la France. Cela ne l’a pas retenu : mais, avant de quitter l’Allemagne, il s’est livré à deux manifestations d’un tout autre caractère.

Il est allé dîner à l’ambassade de France à Berlin. C’est peu de chose assurément, et un dîner ne prouve rien. Toutefois, comme l’Empereur avait dîné dans les autres ambassades et que, depuis assez longtemps, il ne s’en était abstenu que dans la nôtre, il faut bien croire qu’il a trouvé opportun de nous donner une marque de ses bonnes dispositions. Personne ne pensera qu’il ait voulu seulement nous donner le change. L’autre manifestation est tout oratoire, c’est le discours de Brème. L’Empereur aime à parler parce qu’il par le bien ; aussi lui arrive-t-il souvent de prononcer des discours qui sont toujours éloquens ; mais celui de Brème a, par son développement même et par son caractère un peu mystique, un intérêt particulier. Le sentiment qui y domine est celui d’une confiance sans bornes dans la mission historique du peuple allemand. Que cette mission soit supérieure à toutes les autres, comment pourrait-on en douter ? « Notre Seigneur Dieu, a dit l’Empereur, ne se serait pas donné tant de peine pour notre patrie allemande et son peuple, s’il ne nous avait destinés à de grandes choses. Nous sommes le sel de la terre ; mais aussi nous devons nous montrer dignes de l’être. » Sans nous arrêter à la forme que l’empereur Guillaume a donnée à sa pensée, on peut se rappeler que d’autres peuples et d’autres souverains ont éprouvé le même sentiment et l’ont exprimé à leur manière. Napoléon n’appelait-il pas la France « la grande nation, » et n’exaltait-il pas son orgueil pour l’entraîner avec lui dans d’héroïques aventures ? Il y a cependant une différence, et elle est importante : Guillaume II répudie toute intention belliqueuse. Napoléon ne laissait pas un moment ses voisins tranquilles ; Guillaume II s’efforce le plus souvent de tranquilliser les siens. Sans doute, il ne se propose rien de moins que l’empire universel ; mais, dit-il, « l’empire universel, tel que je l’ai rêvé, doit consister, avant tout, en ceci que l’empire allemand, nouvellement fondé, doit jouir de la plus absolue confiance de tous comme un voisin tranquille, loyal et pacifique ; et si un jour, peut-être, on devait parler dans l’histoire d’un empire universel allemand, ou d’un empire universel des Hohenzollern, il n’aurait pas été fondé sur des conquêtes par l’épée, mais sur la confiance mutuelle des nations aspirant aux mêmes buts. En un mot, comme l’a dit un grand poète : « Limité au dehors, infini au dedans ! » Il n’est peut-être pas très facile de concilier ces aspirations infinies avec des moyens d’action très limités ; mais l’empereur Guillaume nous a habitués à ces manières de parler. Son discours de Brème a été universellement interprété dans un sens rassurant, la note pacifique y ayant été dominante. Après avoir prononcé ce discours, l’Empereur est parti pour Tanger.

S’il y a un rapport entre le discours et le voyage, il est permis de croire que l’empereur Guillaume, rêvant, comme il le dit, l’empire universel, y comprend le Maroc ; mais qu’il se propose d’en faire la conquête purement morale, et qu’il est très loin de son esprit d’atteindre un autre but par d’autres moyens. Toutefois, nous l’avons dit, il n’a pas pu se faire illusion sur les commentaires dont son voyage serait inévitablement l’objet. On connaît la situation actuelle au Maroc. Notre ministre, M. Saint-René Taillandier, est à Fez, où il remplit une mission délicate et difficile. Il doit, à force de sincérité, donner au sultan l’impression que nous n’entendons porter aucune atteinte à la plénitude de sa souveraineté, et quant à l’intégrité de son empire, il ne peut même pas être question d’y toucher. Notre intérêt est que le sultan soit fort et respecté dans son empire : ce qui diminuerait son autorité serait contraire à nos vues. Tout ce que nous lui demandons, c’est d’accepter notre concours dans l’œuvre de régénération dont il est le premier à comprendre la nécessité pour son pays. Cette œuvre, une fois qu’elle sera accomplie et au fur à mesure qu’elle s’accomplira, profitera à tout le monde. Si nous en réclamons pour nous le principal mérite, nous n’avons pas l’égoïsme d’en accaparer tous les profits ; mais, pour être bien faite, elle doit l’être par nous seuls, en collaboration avec les Marocains. Le jour où plusieurs puissances s’en mêleraient à la fois, des compétitions ne manqueraient pas de se produire, et il en résulterait des tiraillemens, peut être des conflits, certainement une confusion dommageable pour tous. Si on demande pourquoi cette tâche nous incomberait de préférence à tout autre, nous répondrons que ce n’est pas en vertu d’une supériorité que nous aurions sur eux, mais seulement parce que nous sommes en Afrique les plus proches voisins du Maroc, ce qui nous donne, en même temps qu’un intérêt plus grand à la tranquillité ou à la prospérité de ce pays, plus de facilité pour les assurer. Tel est notre titre : nous n’en avons pas d’autre, mais il nous semble que nous pouvons revendiquer celui-là. L’Italie, l’Angleterre, l’Espagne en ont apprécié la valeur, et, après avoir pris soin que leurs intérêts particuliers fussent respectés et garantis, elles nous ont laissé pleine liberté d’action dans les limites que nous avons tracées nous-mêmes et qui sont une consécration nouvelle de la souveraineté du sultan, aussi bien que de l’intégrité du territoire marocain. Il restait à faire partager par le sultan la confiance que les autres nous avaient témoignée : c’est à quoi nous nous employons. La démarche de l’empereur d’Allemagne ne nous y aide pas, et le motif en est simple : c’est qu’elle est, ou qu’elle semble être en contradiction avec le sentiment des autres puissances à notre égard. Ce n’est peut-être qu’une apparence, et nous espérons que l’équivoque ne tardera pas à être éclaircie. En attendant, le fait est là, et ni les journaux allemands, ni les déclarations du chancelier de l’empire ne nous permettent de nous méprendre sur ce qu’il a eu d’intentionnel.

Nous ne citerons qu’une note de la Gazette de l’Allemagne du Nord, parce que le caractère officieux de ce journal est connu, et parce que les autres n’y ont pas ajouté grand’chose. La Gazette de l’Allemagne du Nord, après avoir fait allusion à un article du Temps, s’est demandé « comment la politique française accordera dans la pratique ces deux conceptions : souveraineté du sultan et autorité de la France. Par conséquent, dit-elle, si rien du côté de la France n’a été fait pour donner aux intéressés non français une explication au sujet de cette apparente contradiction, nous devons bien constater qu’aucune garantie n’est venue jusqu’à présent confirmer l’attente du comte de Bülow, à savoir que les intérêts économiques de l’Allemagne au Maroc n’auront rien à souffrir de la part d’aucune nation. » La Gazette de l’Allemagne du Nord fait ensuite allusion à la Tunisie, où elle affirme que le protectorat français a abouti à une exclusion presque complète des intérêts non français. Elle exprime l’espoir que rien de semblable n’est à prévoir au Maroc, et en conclut que, « pour le moment, » il n’y a « absolument aucun motif d’envisager même la possibilité que soient troublés les rapports corrects qui existent entre la France et l’Allemagne. » Nous en sommes convaincus, en effet, et non seulement pour le moment, mais pour la suite.

Loin de nous la pensée d’entrer en polémique avec la Gazette de l’Allemagne du Nord au sujet de la Tunisie. Le reproche d’en avoir presque complètement exclu les intérêts non français est à coup sûr bien injuste et il nous serait facile de le réfuter. Mais à quoi bon ? Nous n’avons pas l’intention de procéder au Maroc comme en Tunisie. Notre action peut s’exercer sous des formes et à des degrés très divers. En Tunisie même, elle n’aurait peut-être pas eu besoin de devenir un protectorat formel, si nous avions pu d’avance nous entendre avec l’Italie, comme nous venons de le faire avec l’Espagne et l’Angleterre. Au reste, l’Allemagne a toujours dit, par ses organes officiels et officieux, à la tribune du Reichstag et dans la presse, qu’elle n’avait aucun intérêt politique au Maroc. Ni l’Angleterre, ni l’Espagne n’auraient fait une déclaration analogue, car elles avaient incontestablement l’une et l’autre des intérêts politiques au Maroc. Dès lors, il serait imprévu, on nous permettra de le dire, que les explications et les assurances que nous avons données à ces deux puissances, et qui les ont satisfaites, parussent insuffisantes à l’Allemagne. Celle-ci n’a, dit-elle, et ne veut avoir que des intérêts économiques au Maroc : puisqu’il en est ainsi, il est facile de lui donner pour ses intérêts toutes les garanties qu’elle désire, et il n’était vraiment pas nécessaire, pour les obtenir, d’employer un procédé exceptionnel. La moindre demande d’explications aurait rassuré l’Allemagne, dont tous les droits seront scrupuleusement respectés, et dont les intérêts seront l’objet des mêmes ménagemens que ceux des autres puissances. Nous en aurions donné l’assurance à l’Allemagne, si elle en avait témoigné le désir Mais il semble, d’après le dernier discours que le chancelier de l’empire vient de prononcer au Reichstag, et qui est à notre égard une sorte de Nescio vos, que l’Allemagne ne veuille avoir de rapports qu’avec le Maroc. Quant à nous, elle ne nous connaît pas.

Est-il vrai, comme la lecture de ses journaux donne à le croire, qu’elle ait à se plaindre d’un manque de procédé que nous aurions eu à son égard ? Le reproche est trop mal défini pour que nous puissions le discuter : M. le comte de Bülow n’en dit rien dans son discours. A supposer le fait exact, il n’a certainement pas été commis avec intention, car il n’a pu venir à l’esprit de personne d’exclure l’Allemagne d’une affaire importante quelle qu’elle soit. Au surplus, voilà près d’un an que notre accord est conclu avec l’Angleterre et qu’il a été publié : il a été, depuis, successivement discuté dans les parlemens des deux pays. Nous avons dit de notre arrangement avec l’Espagne tout ce que son caractère secret permettait d’en dire. Pendant une année entière, l’Allemagne a su ce que tout le monde en savait, et elle s’en est contentée. C’est pourquoi il y a pour nous quelque chose d’inexplicable dans le voyage de l’empereur Guillaume. En tout cas, nous sommes trop sûrs de nos intentions pour ne pas croire que ce léger nuage sera facile à dissiper, si on veut qu’il se dissipe.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.