Chronique de la quinzaine - 14 mars 1905

Chronique n° 1750
14 mars 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 mars.


La situation de notre ministère est difficile. Il s’est donné pour tâche de continuer la politique de son prédécesseur avec d’autres procédés de gouvernement et avec une majorité élargie. Le problème pour lui est de conserver la majorité de M. Combes et d’y ajouter quelques élémens modérés, ce qui le conduit naturellement à pratiquer une politique de bascule et à donner, tantôt à un parti, tantôt à l’autre, une demi-satisfaction. Quant à donner à aucun une satisfaction pleine et entière, il n’y songe même pas. Le malheur est qu’à ce jeu, il s’expose à mécontenter un jour tout le monde. Quelle que soit son habileté, il est exposé à accrocher aujourd’hui à droite ou demain à gauche, et il en sera ainsi jusqu’au moment où, après un certain nombre d’oscillations, il aura enfin trouvé un équilibre stable. Mais ce moment viendra-t-il jamais ?

Le ministère s’est montré, en diverses circonstances, animé de bonnes intentions, et il a pris quelques bonnes mesures. La disgrâce du général Peigné et la radiation du commandant Bégnicourt des cadres de la Légion d’honneur ont soulagé la conscience publique. Mais évidemment cela ne suffit pas : il y a aussi des réparations à opérer. M. le général André a cassé et brisé à tort et à travers suivant les indications des fiches maçonniques : si on ne peut pas relever de leur chute toutes ses victimes, il faut au moins en relever quelques-unes. Le cas de M. le général Tournier était particulièrement intéressant. Nous l’avons exposé autrefois avec toutes les circonstances qui en déterminaient le caractère, mais peut-être n’avons-nous pas été très bien compris. Le système de délation qui sévissait déjà sur l’armée n’était connu alors que de quelques personnes, et, lorsqu’on en parlait, on était accusé d’exagérer. Comment faire croire, sans en apporter des preuves matérielles absolument irréfutables, qu’un commandant de corps d’armée avait pu être sacrifié au caporal-bottier d’un de ses régimens, parce que ce dernier était franc-maçon ? C’est pourtant bien ce qui était arrivé. M. le général Tournier a été privé de son commandement pour n’avoir pas consenti à se faire le très humble serviteur de la loge maçonnique de Clermont-Ferrand. La cause de sa disgrâce est là et non pas ailleurs. Lorsque son affaire a été portée à la tribune de la Chambre, on a été frappé de l’accent de colère et presque de haine avec lequel M. le général André a parlé de lui, et c’est plus tard seulement qu’on s’en est expliqué la brutalité et l’amertume. Quel était le tort de M. le général Tournier, sinon de s’être montré réfractaire au régime de délation que d’autres pratiquaient sans pudeur ? Ce régime ayant été désavoué par le gouvernement et condamné par le Parlement, il s’agissait de savoir si M. le général Tournier serait, ou non, remis en activité dans des fonctions analogues à celles qu’il avait exercées ? M. le ministre de la Guerre a commencé par le nommer membre d’un comité. C’était quelque chose, mais pas assez. On ne pouvait voir dans cette mesure qu’un commencement. La suite n’a pas tardé à venir : M. le général Tournier a été replacé à la tête d’un corps d’armée. Il a été compris, — et le fait en est encore plus significatif, — dans le mouvement provoqué par la mise en disponibilité de M. le général Peigné. On ne pouvait demander, ni attendre davantage, au moins sur ce point ; mais il n’en était pas de même sur tous les autres. Plusieurs officiers de réserve, au nombre desquels se trouve M. Guyot de Villeneuve, avaient été injustement frappés. Si M. le ministre de la Guerre n’a pas formellement promis de leur rendre leur grade dans la réserve, il a laissé entendre qu’il le ferait. C’est ce que la Chambre a compris et ce que l’opinion a d’avance approuvé. Mais qu’en sera-t-il ? Les radicaux-socialistes se mettent en travers de ces dispositions, et nous parlerons dans un moment de leurs démarches. Le gouvernement cédera-t-il, ou ne cédera-t-il pas aux radicaux-socialistes ? Peut-être ne le sait-il pas lui-même très bien. Cela dépendra des sollicitations dont il sera l’objet d’un autre côté et de l’énergie qu’on y déploiera, car nous avons affaire à un gouvernement qui a besoin qu’on le pousse. Il ne se meut pas à lui tout seul.

Toutefois, M. Rouvier mérite d’être loué sans restrictions pour le langage qu’il a tenu, il y a quelques jours, à la Chambre à propos des délégués administratifs. L’institution de ces délégués a été, sinon la plus grande pensée du règne de M. Combes, au moins une des principales et des plus caractéristiques. M. Combes a fait tout ce qui dépendait de lui pour mettre en honneur ces agens interlopes, dont ses prédécesseurs avaient peut-être pu se servir quelquefois, mais qu’ils n’avaient jamais avoués. Il était intéressant de savoir ce qu’en pensait M. Rouvier. Certaines phrases de lui permettaient bien de s’en douter ; mais elles n’étaient pas encore assez formelles ni assez explicites pour servir de règle à nos préfets, à nos sous-préfets, enfin à tous les agens administratifs que les pratiques de ces dernières années ont démoralisés plus ou moins profondément. Quand de mauvaises habitudes sont prises, il faut un effort vigoureux pour rompre avec elles, et comment attendre cet effort si le gouvernement ne parlait pas haut, ferme et clair ? M. Rouvier l’a fait. Il a saisi l’occasion que lui en a donnée M. Gauthier (de Clagny), pour déclarer une fois de plus qu’il entendait gouverner au grand jour, et seulement avec les organes réguliers que la loi avait mis à sa disposition. « Je n’admets, a-t-il dit, aucune coopération d’organisations quelconques, ni l’intrusion de personnes qui s’arrogeraient le droit de faire ce qui ne peut être fait que par la loi dans un pays libre… S’il a pu y avoir dans notre pays de liberté et d’égalité des gens qui exercent les fonctions que vous dites, vous avez eu bien tort de les supporter. Les préfets et les sous-préfets connaissent par l’Officiel les déclarations que le gouvernement fait ici. Ils s’y conformeront. » Nous ne sommes pas bien sûr, qu’il leur suffise pour cela de lire ces déclarations dans l’Officiel ; des instructions impératives seraient ici bien à leur place ; mais enfin, M. Rouvier a tenu à la Chambre le langage qui convenait, et M. Gauthier (de Clagny) s’en est déclaré satisfait. On a pu croire, à ce moment, que les temps étaient changés, alors peut-être que les hommes seuls l’étaient. M. Rouvier, dans ses déclarations, prenait exactement le contre-pied de celles que M. Combes avait faites quelques semaines auparavant. La droite et le centre applaudissaient M. le président du Conseil, tandis que l’extrême-gauche étonnée se livrait à de sourds grondemens. Pour elle, c’était la déroute. M. Jaurès a cherché à la couvrir, et ne pouvant pour le moment faire mieux, il a feint de croire que M. Rouvier englobait dans sa condamnation des délégués les « comités républicains » auxquels personne ne songeait. Il les a défendus avec [sa fougue habituelle, en demandant que l’on sortît de l’équivoque : n’était-ce pas lui qui venait de la créer ? Tous les partis sont libres de former des comités et tous usent de cette liberté.

Il n’avait pas pu venir à l’esprit de M. Rouvier de condamner les comités du parti radical-socialiste plus que les autres. M. Jaurès avait déplacé la question ; M. Sembat l’a si fort rapetissée, qu’il n’en est plus rien resté du tout. « Je demande à M. le président du Conseil, a-t-il dit sur le mode le plus solennel, de répondre simplement à cette question : au lendemain de ce débat, les préfets devront-ils comprendre qu’ils doivent cesser toute relation avec les groupemens républicains, et lorsqu’un citoyen se présentera à la préfecture au nom d’un de ces groupemens, sera-t-il reçu avec les égards dus aux républicains ? » On devine la réponse de M. Rouvier.

Cette courte discussion, sans parler des actes qui l’avaient précédée, créait à la Chambre une atmosphère nouvelle qui n’était plus celle où M. Combes aimait à respirer. Ses amis s’en sont émus : probablement il s’en est ému lui-même. Il a pris goût à l’action ; on ne voit que lui dans les couloirs de la Chambre ; il tend des pièges à ses successeurs ; il est impatient de les remplacer. Un souvenir, qui est d’hier, revient à la mémoire. On se rappelle la colère de M. Combes contre M. Waldeck-Rousseau et quelques-uns de ses ministres, lorsque ceux-ci ont commencé à montrer de l’impatience en le voyant se perpétuer au pouvoir. Il dénonçait bien haut l’odieuse conspiration formée pour lui prendre son portefeuille : si elle triomphait, il n’était pas éloigné de croire que ce serait la fin de la République. Ce qu’il reprochait à ses prédécesseurs de lui faire, il le fait à ses successeurs, avec la différence que les premiers l’ont laissé tranquille pendant dix-huit mois et ne sont sortis de leur réserve que lorsqu’ils ont pu apprécier en toute connaissance de cause les beaux résultats de sa politique. Il ne saurait, lui, se montrer aussi patient. Dès la constitution du nouveau ministère, il lui a déclaré la guerre. Il n’a même pas attendu de le connaître pour prendre contre lui position de combat dans sa lettre à M. le Président de la République. Son but était de gouverner de la coulisse, où il consentait à rentrer pour quelques jours. Peut-être M. Waldeck-Rousseau a-t-il eu autrefois quelque prétention de ce genre, et a-t-il cru qu’après avoir désigné M. Combes pour lui succéder, il tiendrait dans ses mains et manœuvrerait à son gré les ficelles du mannequin. En quoi il s’est trompé. Mais son erreur était plus excusable que celle de M. Combes, si celui-ci a vraiment espéré faire jouer à M. Rouvier le rôle subordonné que M. Waldeck-Rousseau avait eu l’impertinence de lui réserver à lui-même.

Pour continuer la comparaison, M. Combes, se rappelant les assauts furieux que lui ont livrés quelques-uns des ministres de M. Waldeck-Rousseau, a chargé de livrer les mêmes assauts à M. Rouvier, qui ? M. Camille Pelletan. Le choix est ingénieux ; M. Pelletan s’est montré déplorable au gouvernement, mais dans l’opposition il reprend des avantages. Il a d’ailleurs de vieux démêlés avec M. Rouvier. Ce n’en est pas moins un spectacle piquant de voir l’homme qui a failli faire tomber le ministère Combes sous le poids de ses maladresses, entrer tout de suite en campagne contre le ministère Rouvier. Il est président du groupe radical-socialiste, et ce groupe n’est pas content. La réintégration déjà effectuée de M. le général Tournier, celle, qu’on annonce, de M. Guyot de Villeneuve et de quelques autres inquiètent les fidèles de M. Combes. Ils commencent à se demander où on les conduit. Ils s’interrogent entre eux, et ne sachant que répondre, ils ont pensé que le mieux était d’aller tout droit à M. Rouvier, et de lui poser sur un ton comminatoire un certain nombre de questions. Les récits de l’entretien ne sont pas absolument concordans. M. Rouvier a reçu les délégués du groupe radical-socialiste avec toute la politesse prescrite par M. Sembat aux préfets ; mais, pour ce qui est du fond des questions, il a dit seulement qu’on verrait bien ce qu’il en serait. N’a-t-il pas promis de défendre les réformes annoncées par son prédécesseur ? Qu’on l’attende à l’œuvre. N’a-t-il pas déclaré que, le jour où il n’aurait pas une majorité républicaine, il s’en irait ? Il a confirmé cet engagement. Que lui veut-on de plus ? M. Doumergue, — encore un ministre de M. Combes, — lui a signalé comme bien compromettantes ses faiblesses à l’égard des modérés et même de la droite, et lui a demandé de faire « un geste qui rassurât l’opinion républicaine. » Mais il a répondu que toute sa politique était propre à rassurer l’opinion républicaine, et que c’était là le meilleur des gestes. En un mot, il ne semble pas que M. Rouvier ait tenu aux délégués radicaux-socialistes un autre langage qu’à la Chambre elle-même. Si cela est, nous l’en félicitons. Nous avons, en effet, assez souffert sous M. Combes du gouvernement des groupes et des sous-groupes. C’est déjà beaucoup et trop peut-être que M. Rouvier ait annoncé l’intention de se retirer le jour où il n’aurait plus une majorité exclusivement républicaine, car la représentation adéquate du pays est dans la totalité de la Chambre, et il y a quelque chose d’arbitraire à en exclure une fraction, d’autant plus qu’il est parfois assez difficile de savoir où commence et où finit le parti républicain. Mais enfin, si les circonstances ont obligé M. Rouvier à tenir ce langage, qu’il gouverne du moins pour le pays tout entier avec le parti républicain tout entier, et non pas seulement avec les groupes qui avaient l’habitude d’imposer à M. Combes leur volonté impérieuse, après avoir subi eux-mêmes celle de groupemens qui n’avaient rien de parlementaire. Le jour où M. Rouvier nous aura délivrés des influences occultes qui, du fond de certaines officines, s’exercent sur tels ou tels groupes, et par eux sur le gouvernement, il aura rendu un vrai service, et n’est-ce pas celui qu’il a promis de rendre lorsqu’il a déclaré qu’il gouvernerait au grand jour ? C’est à la tribune qu’il doit s’expliquer, et non pas pour un groupe, mais pour la majorité, pour la Chambre, pour le pays.

Le budget est voté par la Chambre : le Sénat en est aujourd’hui saisi et la Chambre va avoir quelques jours disponibles qu’elle pourra consacrer à d’autres questions. Lesquelles ? Il y a d’abord la loi militaire, la loi du service de deux ans. La commission conseille à la Chambre de la voter telle qu’elle revient du Sénat afin d’en finir, et la Chambre suivra vraisemblablement ce conseil : elle tient, en effet, grandement à ce que la loi puisse être appliquée dès l’année courante, c’est-à-dire avant les élections prochaines. S’il y a un débat, il ne prendra donc que peu de jours, et la Chambre atteindra ainsi le moment où elle pourra aborder la grande question de la séparation de l’Église et de l’État. La Commission et le gouvernement se sont fait des concessions mutuelles : ils sont aujourd’hui d’accord sur tous les points. M. Briand, rapporteur, déposera très prochainement son travail et on pense que la discussion commencera avant la fin du mois. Nous attendons le rapport de M. Briand pour en parler à meilleur escient. Les dispositions du projet de loi sont cependant connues dans leur ensemble, et même dans leurs détails. Tel qu’il est, le projet définitif ne saurait satisfaire, ni ceux bien entendu qui, comme nous, sont les adversaires du principe même de la séparation, ni ceux qui l’acceptent, mais qui entendent l’appliquer dans des conditions vraiment libérales. Les dispositions relatives aux édifices du culte semblent avoir été combinées de manière à maintenir sous le régime de la séparation les difficultés, les conflits, les moyens de coercition que l’on dénonçait si haut sous le régime du Concordat. Le mal est même aggravé, car c’était relativement peu de chose que de priver un curé de son traitement, et, en tout cas, le préjudice ne retombait que sur une personne, tandis que le retrait d’une église ou d’une cathédrale retombe sur toute une population catholique. La question des édifices religieux est de beaucoup celle qui a été le plus mal résolue dans le projet de loi. Celle des pensions ou indemnités réservées aux ministres du culte, au bout d’un certain nombre d’années de service, l’a été par la Commission avec moins de libéralité encore que par le gouvernement. Sur un point seulement la Commission a eu des vues plus justes que le ministère et elle s’y est tenue avec fermeté : nous voulons parler des fédérations entre les associations cultuelles qu’elle autorise dans la France entière, tandis que le gouvernement ne les autorisait que dans le cadre de dix départemens.

Nous ne faisons qu’indiquer les principaux problèmes avec lesquels la Commission a été hier aux prises et avec lesquels la Chambre le sera demain. Nous y reviendrons, et même souvent, car la discussion sera certainement longue : il est fort douteux qu’elle puisse être terminée avant Pâques. Il ne s’agit que de la discussion à la Chambre : nul ne sait quand elle s’ouvrira au Sénat. Puisse-t-elle mettre en garde le parlement et le pays contre la plus grande faute que, dans les circonstances actuelles, la République puisse commettre !


Les nouvelles de Russie continuent de causer de la douleur et de l’anxiété aux amis de ce pays. Celles qui arrivent tous les jours de Mandchourie présentent la situation comme extrêmement grave. On avait espéré que la suspension de la guerre pendant l’hiver profiterait aux Russes, qu’ils recevraient des renforts, qu’ils fortifieraient les positions occupées par leur armée, et qu’à la reprise des hostilités, ils pourraient, sinon passer tout de suite à l’offensive, au moins fournir une défensive que les Japonais ne réussiraient pas à entamer. La dernière bataille avait montré les deux armées à peu près d’égale force. Elles s’étaient tenues mutuellement en respect, sans aucun avantage marqué soit pour l’une, soit pour l’autre. Mais les Russes n’avaient pas été obligés de battre en retraite ; ils avaient arrêté l’effort de l’ennemi. C’était un fait nouveau et encourageant dans cette guerre, qui avait apporté jusque-là des déceptions si cruelles.

Il est vrai que, pendant l’hiver, Port-Arthur avait succombé après une héroïque résistance. On assure aujourd’hui que la place ne manquait encore ni de munitions, ni de vivres ; mais elle avait été insuffisamment fortifiée, et, l’ennemi s’étant emparé de tous les points qui la dominent, elle était vouée à une destruction inutile si le général Stœssel avait voulu prolonger la résistance. Quoi qu’il en soit, la chute de Port-Arthur, indépendamment de l’effet moral qu’elle avait produit, avait eu pour conséquence immédiate de rendre disponible l’armée assiégeante : elle est allée grossir l’armée opérant devant Moukden. Il y avait là de quoi compenser tous les renforts que les Russes avaient pu recevoir depuis quelques mois, et probablement même faire pencher la balance numérique du côté des Japonais. La hardiesse avec laquelle ceux-ci ont attaqué l’armée russe sur tous les points à la fois donne à croire qu’ils avaient le sentiment de leur supériorité. La bataille s’est poursuivie pendant une dizaine de jours avec un égal courage de part et d’autre, et malheureusement avec des pertes qui l’ont fait ressembler à une boucherie. Jamais guerre n’avait été plus effroyablement meurtrière ; jamais l’humanité n’avait été plus cruellement affligée. Enfin la fortune s’est déclarée une fois encore en faveur des Japonais : ils ont réussi à repousser et à tourner l’aile droite des Russes. La ligne de retraite étant menacée, Kouropatkine a dû reculer sur Tiéling, laissant Moukden entre les mains des vainqueurs, et ce n’est pas sans peine qu’il a opéré sa retraite : pendant quelques jours on a craint qu’il ne fût enveloppé. Un si long et si pénible effort a épuisé les deux armées. C’est le caractère particulier de cette guerre qu’après chaque bataille, il faut plusieurs semaines aux combattans pour refaire leurs forces et recommencer la lutte. Mais, à chaque reprise, les Japonais font un nouveau pas en avant et les Russes un nouveau pas en arrière. Reste, malgré tout, la question de savoir lequel des deux adversaires prolongera le plus longtemps cet effort qui, de part et d’autre, est désespéré. Les dépêches arrivées du Japon révèlent, au milieu de la joie causée par des victoires répétées, un sentiment de malaise. Pourquoi cette guerre, bien que toujours victorieuse, ne se termine-t-elle pas ? Pourquoi ces sanglantes hécatombes recommencent-elles sans cesse, sans amener jamais de résultats décisifs ? Si la guerre s’éternise, pourra-t-on la soutenir longtemps encore ? On se le demande au Japon. Mais les réflexions qu’on fait en Russie ne sont pas moins inquiètes, et l’élément de trouble qu’y introduit le péril intérieur en aggrave encore la désolante angoisse.

Le danger intérieur ne diminue pas. Comment pourrait-il diminuer en présence des nouvelles d’Extrême-Orient, puisque ce sont, au total, ces nouvelles qui l’ont fait naître et qui l’ont aggravé chaque jour davantage ? Quel effet produira demain sur l’opinion la bataille de Moukden, lorsque les détails en seront complètement connus ? Nul ne le sait : il faudrait pour le dire connaître plus profondément l’âme russe que nous ne la connaissons, et qu’elle ne se connaît peut-être elle-même. Des faits aussi imprévus peuvent susciter en elle des sentimens qui ne le seront pas moins. Seront-ils faits de courage et de patience, ou de désespoir et de colère ? Ce pays immense peut d’ailleurs se paralyser lui-même par le heurt de sentimens différens dans les différentes provinces qui le composent. De tous ces sentimens, un seul se dégage et domine jusqu’ici : c’est qu’il faut faire des réformes, les désastres de Mandchourie étant en grande partie imputables aux défauts du gouvernement et aux vices de l’administration. Personne assurément ne s’inscrira en faux contre cette conclusion. Les Russes ont raison de réclamer des réformes ; mais lesquelles ? Nous nous le demandions il y a quinze jours. Depuis lors, le gouvernement impérial a fait lui-même une réponse à la question, et, bien qu’elle ne soit pas très claire, cette réponse, venant de lui, a un intérêt et une autorité qui la recommandent très vivement à l’attention.

Elle n’est pas très claire, parce qu’elle résulte de deux documens qui se sont succédé à quelques heures d’intervalle et qui, il faut bien le reconnaître, ne sont pas tout à fait concordans. Il y a eu un manifeste, puis un rescrit. S’il n’y avait eu que le manifeste, nous dirions que, judicieuse ou non, la pensée impériale est fort nette, et nous la résumerions en un mot : pas de réformes. L’Empereur commence par faire un grief aux révolutionnaires d’avoir suscité des troubles intérieurs pendant que le pays est engagé dans une grande guerre au dehors. « Ils pensent, dit-il, qu’en détruisant les liens naturels qui nous unissent au passé, ils pourront ruiner l’ordre extérieur de l’État et arriver à le remplacer par une nouvelle administration, reposant sur des bases non conformes aux traditions de notre pays. » L’Empereur rappelle et déplore l’odieux assassinat de son oncle, le grand-duc Serge. Contre tous ces maux il invoque la protection divine dans laquelle il a foi ; mais il donne aussi des instructions aux « autorités gouvernementales et à toutes les autres, » en vue de leur rappeler « leur devoir et leur serment. » Il les invite à « redoubler de vigilance pour sauvegarder la loi, l’ordre et la sécurité en s’inspirant de la ferme conviction qu’elles sont responsables administrativement et moralement devant la patrie. » Quant à la guerre, l’Empereur annonce qu’elle continuera. Il compte d’ailleurs sur la victoire finale. La Russie, dit-il, a déjà traversé de rudes épreuves et en est sortie « avec une force nouvelle et indomptable. » Cela était écrit avant la bataille de Moukden : l’Empereur l’écrirait-il encore aujourd’hui ? Enfin, il invite tous les Russes à se rallier autour de lui. « Nous rappelons à ce sujet, dit-il, que l’apaisement des esprits dans toute la population peut seul nous permettre de réaliser nos intentions en vue de l’augmentation du bien-être du peuple et de l’amélioration des institutions gouvernementales. » C’est le seul mot sur les réformes que contient le manifeste : il est bien vague, à moins qu’on ne le juge précisé par la phrase finale où la « consolidation du pouvoir autocratique » est donnée comme le but qu’il faut se proposer.

Avouons-le, ce manifeste, s’il n’avait été suivi de rien d’autre, aurait été une immense déception pour le pays : il n’aurait nullement correspondu à l’état des esprits, aux besoins de la situation, aux ardens désirs, ou plutôt aux exigences de l’opinion. Mais il y a le rescrit adressé au ministre de l’Intérieur : c’est un tout autre document. « Continuant, y lisons-nous, à l’exemple de mes ancêtres augustes, l’unification des institutions du pays russe, j’ai décidé dorénavant, et avec l’aide de Dieu, d’appeler les personnes les plus dignes, élues par le peuple et investies de sa confiance, à participer à l’élaboration préparatoire des projets législatifs. » On ne saurait, semble-t-il, se méprendre sur le sens de cette phrase, ni en exagérer l’importance. Pour la première fois il est question, en Russie, d’associer des hommes élus par le peuple et investis de sa confiance à la préparation des lois. Sans doute, cela ne veut pas dire qu’ils les feront tout seuls, ni que, une fois qu’ils les auront préparées, l’Empereur devra purement et simplement les promulguer. Le rescrit, comme le manifeste, affirme l’intention d’assurer « l’indissolubilité des liens historiques avec le passé. » Il ne s’agit pas de porter atteinte à l’autocratie impériale, mais de l’éclairer de lumières nouvelles. Le rescrit fait d’ailleurs une allusion directe aux « conditions spéciales » de l’Empire, et à la « diversité des nationalités et du développement peu avancé de culture civique dans quelques districts, » toutes choses qui imposent à la bonne volonté impériale des ménagemens et des transitions, et c’est assurément ce que, à défaut des révolutionnaires, tout homme éclairé reconnaîtra sage et sensé. Mais le mot essentiel a été prononcé ; la participation de l’élément électif à l’élaboration des lois a été annoncée ; c’est là toute une révolution en germe. Il faut souhaiter qu’elle se développe dans des conditions loyales de la part du pouvoir, mesurées et prudentes de la part de nation. Celle-ci peut être confiante dans l’avenir. Le principe de l’élection une fois admis, les conséquences en découleront naturellement. Nous ne disons pas, suivant le mot populaire, qu’il n’y a que le premier pas qui coûte ; tous les pas coûtent en politique ; chacun d’eux est le résultat d’un effort qui doit être constamment renouvelé. Mais le premier détermine le second, et il y a des chemins où l’on ne s’arrête plus après y être entré : on y marche seulement plus ou moins vite.

Nous ne savons pas, et peut-être est-il inutile de rechercher à quoi tient la contradiction apparente entre les deux documens. Les pessimistes y voient une preuve nouvelle de ce qu’il y a d’inconsistant et de mobile dans la pensée impériale ; mais il est plus probable que l’Empereur a voulu affirmer la plénitude de son droit dans son manifeste, afin de se donner tout le mérite des concessions spontanées qu’il devait faire dans son rescrit. Cela d’ailleurs a peu d’importance : les choses seules en ont en politique, et les esprits vraiment réalistes verront dans le rescrit le commencement d’une ère nouvelle. « Aujourd’hui, en faisant cette réforme, je suis sûr, dit le rescrit, que la connaissance des besoins locaux, l’expérience de la vie et la parole prudente et franche des personnes élues comme les plus dignes, assureront la fécondité des travaux législatifs pour le vrai salut de la nation. » Rarement souverain a parlé un meilleur langage ; et si l’Empereur pressent « que la réalisation de cette réforme sera compliquée et difficile, devant se faire sous la condition expresse de l’inviolabilité des lois fondamentales de l’Empire, » il n’y a rien que de naturel dans sa prévoyance. Il est évidemment impossible de changer du jour au lendemain les lois fondamentales d’un pays.

Manifeste et rescrit ont été livrés à la publicité quelques jours avant la reprise des hostilités en Mandchourie. On ne peut donc pas dire que les dispositions réformistes de l’Empereur sont la conséquence immédiate d’une bataille malheureuse ; mais il ne faut pas non plus que le dénouement de cette bataille, en enfiévrant l’opinion, la porte à des exigences excessives. La preuve qu’il y avait des défauts graves, des vices profonds dans le gouvernement, et qu’il était urgent d’y porter remède, était déjà faite avant la bataille de Moukden avec une force que celle-ci n’a pas pu accroître. La situation extérieure est peut-être aggravée, mais la leçon qui en ressort, est toujours la même. Il reste seulement à faire du rescrit une vérité, et aussi, — nous le disons avec tous les ménagemens que la situation comporte, mais aussi avec la sincérité, la netteté et la fermeté qu’elle exige, — à oublier les phrases du manifeste qui annonçaient la continuation d’une, guerre désormais sans espérance. L’inspiration en était héroïque ; mais si elles étaient en situation la veille de la bataille, le sont-elles encore le lendemain ?

Une nouvelle assez imprévue est arrivée ces jours derniers de Rome : M. Giolitti a donné sa démission. Il a invoqué l’état de sa santé pour expliquer sa détermination, et il paraît bien que le motif était sérieux. M. Giolitti, fatigué, malade même depuis] quelque temps, voyait sa vigueur physique diminuer à mesure qu’il en aurait eu un plus grand besoin. Les efforts quotidiens qu’il était obligé de faire pour suffire à une tâche écrasante augmentaient la disproportion entre ses forces réelles et celles qu’il lui aurait fallu pour continuer son œuvre au milieu de difficultés sans cesse renaissantes. Ces difficultés tenaient surtout à la question des chemins de fer. Elles ont pris une double forme : l’une, accidentelle, venant de la grève des employés de la voie ferrée, l’autre, plus profonde, venant du projet de rachat annoncé par le gouvernement. Nous doutons fort de l’opportunité de cette dernière mesure. M. Giolitti, qui est allé imprudemment au-devant de la difficulté, a reculé quand il l’a vue de près et l’a laissée en héritage à ses successeurs. Pour ce qui est de la grève, elle a pris un caractère particulier sur lequel les journaux ont donné de longs détails, parfois amusans pour le lecteur, mais beaucoup moins pour les voyageurs. Les employés ne se sont pas mis en grève dans le vieux sens du mot ; ils se sont contentés de faire de l’obstruction par une application littérale et vexatoire des règlemens, à l’encontre des tolérances et des habitudes établies. La livraison des tickets et l’enregistrement des bagages sont devenus des formalités volontairement interminables. Cette mauvaise plaisanterie a été mal prise par le public, et les employés des chemins de fer n’auraient pas pu la prolonger plus longtemps lorsque, le ministère Giolitti ayant donné sa démission, ils ont feint de triompher et se sont déclarés satisfaits. La grève était finie, grève originale qui permettait aux employés de toucher leurs appointemens pour empêcher les voyageurs et les bagages de circuler. Mais il fallait faire un autre cabinet, et cela, en dehors de toute indication parlementaire, puisque M. Giolitti n’avait pas été renversé et qu’il était parti de son plein gré. Le Roi s’est adressé à M. Fortis et celui-ci, au moment où nous écrivons, continue ses démarches. Il est déjà attaqué violemment par les socialistes auxquels son passé inspire peu de confiance, et les grévistes d’hier commencent à se demander s’ils auront à se féliciter beaucoup de leur prétendue victoire. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls à trouver l’avenir incertain.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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