Chronique de la quinzaine - 28 février 1905

Chronique n° 1749
28 février 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



28 février.


Le Sénat a voté pour la seconde fois le projet de loi qui abaisse à deux ans la durée du service militaire. Cette seconde fois sera peut-être la dernière : le gouvernement, en effet, a demandé à la Commission de la Chambre d’accepter le projet tel quel, et la Commission s’est conformée à son désir. Si la Chambre fait de même, le projet sera définitivement voté. Or la Chambre tient essentiellement à ce qu’il le soit avant les élections prochaines, et rien n’est plus naturel puisqu’il a été fait en vue de ces élections. Les députés, redevenus candidats, veulent pouvoir dire au pays que, s’ils n’ont pas fait les autres réformes, ils ont au moins fait celle-là, et ils comptent sur sa reconnaissance. Le principe d’égalité introduit dans la loi est de nature à plaire au plus grand nombre. On ne se demandera pas, au premier moment, si cette égalité n’est pas très lourde pour tout le monde ; on ne s’en apercevra qu’à l’épreuve. En attendant, la satisfaction sera générale, et les élections de l’année prochaine ne manqueront pas de s’en ressentir. Telle est l’espérance qui a déterminé hier le vote du Sénat et qui déterminera demain celui de la Chambre.

Le débat a été ce qu’il pouvait être dans ces conditions. Il n’y a pas d’éloquence qui puisse tenir contre un parti pris inébranlable. Le courage des orateurs qui ont combattu la loi n’en est que plus méritoire. M. Mézières, M. le général Billot, M. de Tréveneuc n’avaient, à coup sûr, aucune illusion sur le résultat de leurs efforts, mais ils avaient la conscience de remplir un devoir, et ils l’ont rempli jusqu’au bout. Leurs discours ne laissaient pas de produire parfois quelque impression sur le Sénat. Plus d’un de ceux qui ont voté la loi ne l’ont pas fait sans inquiétude. Ils n’étaient pas bien assurés de ne pas affaiblir l’armée. Ils se demandaient si, dans la situation générale du monde, il était prudent de se livrer à des expériences douteuses. Mais l’intérêt politique a été le plus puissant : il a étouffé tous ces scrupules, s’il ne les a pas complètement dissipés. Parmi les adversaires de la loi, quelques-uns, comme M. Mézières par exemple, n’étaient nullement hostiles au principe du service de deux ans. Ils croyaient même qu’en l’appliquant dans certaines conditions et avec certaines garanties, on augmenterait la force de l’armée au lieu de la diminuer. Mais ces garanties et ces précautions leur ont été refusées. De tous les amendemens qu’ils ont présentés, pas un seul n’a été voté. Dès lors, que pouvaient-ils faire, sinon voter contre la loi ou s’abstenir ? Nous ne reviendrons pas ici nous-même sur un débat épuisé ; les argumens pour et contre sont bien connus ; on peut seulement se demander si le Sénat, assemblée purement politique et civile, avait en elle toutes les lumières nécessaires pour en juger. M. Mézières lui a demandé une fois de plus, en termes émus et émouvans, de prier M. le ministre de la Guerre de consulter le Conseil supérieur et de lui communiquer l’avis qu’il en aurait reçu. Quelles que soient l’intelligence et les capacités de M. Berteaux, son autorité aurait gagné à s’appuyer sur celle d’un conseil technique. Personne n’ignore, en effet, que M. Berteaux est, de son métier, agent de change. Il a sans doute une grande facilité d’assimilation ; il parle en bons termes de ce qu’il vient d’apprendre ; il affirme avec beaucoup d’assurance. Cela suffit-il pour inspirer pleine confiance dans une question où les compétences professionnelles sont indispensables, et qui importe si fort à la sécurité du pays ? M. Mézières ne l’a pas cru ; mais M. Berteaux a déclaré fièrement que, si on doutait de lui, il saurait ce qui lui restait à faire. On a vu autrefois des ministres de la Guerre, qui étaient des généraux blanchis sous le harnais, consulter le Conseil supérieur pour s’éclairer eux-mêmes, et faire connaître son avis aux Chambres pour les éclairer à leur tour. Ce qu’ils ont fait, M. Berteaux a refusé de le faire. Les partisans du service de deux ans ont semblé, pendant toute cette discussion, parler au nom d’un dogme supérieur à tout, indiscutable et intangible. Ce qu’ils attendaient de l’assemblée, ce n’était pas un acte de conviction, résultat d’une enquête longue et complète, mais un acte de foi. Tout le monde ne pouvait pas avoir cette foi a priori, et M. le général Billot a paru l’avoir moins que personne. Il a été plusieurs fois ministre de la Guerre. Il est aujourd’hui le représentant le plus en vue de notre ancienne armée. En vain a-t-il essayé d’arrêter l’assemblée sur la pente où elle se laissait entraîner : c’est tout au plus si son intervention énergique a retardé de quelques heures un vote qui était devenu inévitable et fatal. Le gouvernement représenté par M. Berteaux dont les objurgations étaient vives et pressantes, la Commission représentée par M. de Freycinet dont la parole n’avait jamais été plus prestigieuse ni plus séduisante, ont eu aisément gain de cause dans une assemblée qui ne demandait qu’à être convaincue par eux. Les adversaires de la loi se sont trouvés réduits, au vote final, à une poignée de braves : nous craignons que l’avenir ne leur donne que trop raison.

Il s’est produit, aux derniers momens de la bataille, un incident qui a attiré l’attention, non seulement au Sénat, mais au dehors, et dont la presse s’est emparée. L’intervention de M. Casimir-Perier en a encore accru l’intérêt. Résolu à brûler jusqu’à la dernière cartouche, M. le général Billot a exprimé l’espérance que M. le Président de la République userait du droit que la Constitution lui donne de demander aux Chambres, par un message motivé, une nouvelle délibération de la loi. M. le président du Sénat a aussitôt fait remarquer à l’orateur que la personne du Président de la République ne devait jamais être introduite dans un débat parlementaire, à quoi M. le général Billot a répondu que la Constitution était formelle et qu’il ne faisait qu’en invoquer un article. Le droit du Président de la République est certain, en effet ; mais dans quelles conditions peut-il s’exercer ? C’est la question nouvelle qui n’a pas tardé à se poser, et comme on aime toujours en France les discussions constitutionnelles, ce qui ne veut pas dire qu’on en comprenne toujours très bien même les premiers élémens, elle a pris dans la presse une certaine ampleur.

Nous avons dit que M. Casimir-Perier y était intervenu. Dans une lettre au journal Le Temps, il a rappelé un principe incontestable, à savoir que « chacun des actes du Président de la République doit être contresigné par un ministre. » Un message motivé est un acte du Président de la République, et même un des plus importans : il doit donc se conformer à cette règle. Or dans le cas dont il s’agissait, c’est-à-dire dans l’hypothèse où s’était placé M. le général Billot, le ministre compétent, celui qui aurait dû mettre sa signature à côté de celle de M. Loubet, était M. Berteaux. Il suffit de le rappeler pour faire sentir tout ce qu’il y avait de décevant dans l’espérance exprimée par M. le général Billot. Quoi ! M. Berteaux, qui venait de défendre avec tant de chaleur la réduction du service militaire à deux ans, aurait contresigné un message demandant une nouvelle délibération ? Il aurait pu le faire, sans doute, par simple déférence à l’égard du Président de la République ; mais alors quelle aurait été la valeur de sa signature ? Il aurait pu également s’y refuser, et il est même probable qu’il l’aurait fait ; et alors quel n’aurait pas été l’embarras du Président ? Aurait-il renvoyé ses ministres huit jours après les avoir pris ? En aurait-il facilement trouvé d’autres après cet acte d’autorité personnelle ? En tout cas, personne n’aurait compris que M. le Président de la République eût fait connaître soudainement, et comme par explosion, tout à la fin d’un long débat, une opinion qu’il aurait gardée pour lui seul depuis l’origine. Un acte comme celui que lui conseillait M. le général Billot ne peut jamais être que la conséquence de plusieurs autres, et non pas une surprise de la dernière heure. M. le général Billot avait donc posé la question dans des termes corrects, mais peu vraisemblables, ce qui infirmait l’importance de sa manifestation. Il n’en est pas de même de M. Casimir-Perier. Rien de plus net, au contraire, de plus précis, de plus pratique que son observation : le Président ne peut rien que par ses ministres. En partant de là on peut se livrer à des hypothèses très diverses, soit pour prouver que le Président de la République ne dispose personnellement que de pouvoirs très limités, soit pour montrer comment il peut échapper aux gênes que la Constitution lui impose et faire connaître, sinon faire prévaloir son opinion. La Constitution de 1875, est une combinaison un peu empirique des constitutions antérieures. Elle porte à la fois la marque d’époques différentes, et aussi, comme il était inévitable, celle du moment où elle a été votée au milieu de tiraillemens et de difficultés dont nous n’avons pas perdu le souvenir. On a mesuré alors d’une main assez parcimonieuse les pouvoirs du Président, et M. Casimir-Perier n’est pas le seul à en avoir fait l’observation : M. Loubet l’a faite, lui aussi, dans le discours qu’il a prononcé en 1900 au banquet des maires. Ce sont là des questions délicates, qu’il serait sans doute difficile de résoudre en ce moment, — il serait peut-être même dangereux de vouloir l’essayer ; — mais sur lesquelles il est toujours utile d’appeler la réflexion du pays. Il importe, en effet, quand le jour viendra de les traiter, de n’être pas pris au dépourvu. A cet égard, la consultation que nous a donnée M. Casimir-Perier, sous une forme vive et spirituelle, mérite d’être retenue ; mais il sait bien lui-même qu’elle n’est pas complète. « Je pourrais m’étendre sur ce sujet, dit-il, et peut-être le ferai-je un jour. » Nous en acceptons l’augure.


L’assassinat du grand-duc Serge a produit partout une émotion profonde : on ne peut pas dire qu’il ait également causé de la surprise. Sans doute personne ne s’attendait à cet acte-là plutôt qu’à un autre ; mais la situation troublée de la Russie tenait et continue de tenir les esprits dans une anxiété d’autant plus vive qu’on ne sait pas comment elle pourra se dénouer ; et on est malheureusement habitué à voir, dans des circonstances semblables, l’assassinat politique surgir comme un sujet d’épouvante. Il n’en est pas moins un objet de réprobation de la part de tout le monde civilisé. Rien ne saurait en atténuer l’horreur. Le plus souvent, les crimes de cette nature provoquent une réaction violente, et vont ainsi contre le but que leurs auteurs s’étaient proposé. Le sang répandu est une mauvaise préparation aux réformes. Lors même qu’il n’amène pas des représailles, il laisse dans les cœurs des fermons de haine dont les explosions sont toujours à craindre. Où s’arrêtera-t-on dans cette voie ? Après l’assassinat de. M. de Plehve, celui du grand-duc Serge ! Après s’être attaqués au ministre de l’Intérieur, les meurtriers s’en sont pris à un membre de la famille impériale ! Ils n’ont même pas l’excuse que le premier crime ait été suivi d’une réaction. L’Empereur a donné pour successeur à M. de Plehve un homme dont les idées étaient larges, quoiqu’un peu flottantes, et les intentions excellentes, le prince Sviatopolsk-Mirsky. L’expérience n’a pas réussi parce que les élémens révolutionnaires s’y sont mêlés. Les déplorables événemens du 22 janvier se sont produits à Saint-Pétersbourg. Mais si le sang appelle le sang, on en verra sans cesse couler de nouveaux ruisseaux, et les réformes que tout le monde demande risqueront d’y sombrer. Nous constatons cependant que, cette fois encore, le gouvernement russe n’a pas perdu son sang-froid. Le comité des ministres continue de travailler à la préparation des réformes, et il y aurait là un heureux symptôme pour l’avenir si, d’autre part, tant de nuages ne s’amoncelaient pas à l’horizon. Le malheur de la Russie est qu’entre l’Empereur et son peuple il n’y a pas d’intermédiaires. Le pouvoir du souverain est absolu, mais son isolement l’est aussi. La grande majorité du peuple russe, c’est-à-dire la population des campagnes, ne pense et ne tient nullement aux réformes libérales qu’on préconise ailleurs : il est seulement et très dangereusement épris de socialisme agraire. Entre l’Empereur et les classes rurales, qu’y a-t-il ? Une noblesse sans rôle politique, et des intellectuels de plus en plus portés aux conceptions violentes. Une constitution sociale aussi défectueuse crée le pire des dangers. Quelles que soient les bonnes intentions de l’Empereur, il ne peut tout qu’en théorie. En réalité, ses pouvoirs trouvent leur limite dans la nature même des choses et dans l’insuffisance des hommes qui l’entourent. Les hommes sont faibles ; les institutions sont nulles. Tantôt on lui demande la liberté intégrale, comme si ce remède énergique ne devait pas faire plus de mal que de bien dans un corps social sans organisation et sans expérience. Tantôt on attend de lui, avec plus de bon sens, un certain nombre de réformes appropriées à l’état du pays. Mais par lesquelles commencer ? Les problèmes les plus difficiles surgissent à la fois, sans préparation antérieure et sans transition, et, pour en rendre sans doute la solution plus aisée, on jette des bombes sous les voitures de victimes désignées et condamnées par des sociétés secrètes, avec la froide férocité qui caractérise généralement ce genre de conspirations et de conspirateurs.

La guerre extérieure, avec ses surprises douloureuses, a donné une accélération redoutable au péril intérieur. Les ménagemens que nous devons à des amis malheureux ne sauraient nous empêcher de dire que les leçons de la guerre ont mis à jour de graves défauts dans l’administration générale du pays. L’armée en a eu sa part. Il est naturel que l’esprit public en ait été vivement frappé ; mais si le moment est toujours bon pour corriger ses défauts, il ne l’est pas toujours pour les dénoncer avec acrimonie. Nous ne cesserons de rappeler l’exemple que les Anglais ont donné pendant la guerre Sud-Africaine. Ils ont éprouvé, eux aussi, de fâcheuses déconvenues ; mais ils n’en ont laissé rien voir pendant la guerre, ni même après ; et, lorsqu’une victoire chèrement achetée a récompensé enfin leur persévérance, ils se sont appliqués silencieusement à perfectionner leur instrument militaire. Il est vrai que l’organisation politique de l’Angleterre est admirable, et que les mœurs publiques qui en ont été, comme on voudra, la cause ou l’effet, sont le témoignage le plus manifeste de la pleine santé d’une nation. On ne saurait attendre tout à fait la même chose de la Russie. Mais il faut souhaiter qu’après les secousses qu’elle traverse elle retrouve le plus tôt possible son équilibre, et pour cela deux choses sont nécessaires, deux choses qu’on ne peut malheureusement pas réaliser par un coup de baguette magique : des réformes et la paix.

Les réformes sont à l’étude : puissent-elles être suffisantes ! Pour ce qui est de la paix, les Russes sont seuls à même de savoir à quel moment et dans quelles conditions ils devront la faire. Il serait indiscret de leur donner à ce sujet des conseils qu’ils ne demandent pas-Tout ce que nous voulons dire de la paix, c’est qu’elle est nécessaire aux réformes. Le bruit du canon n’est pas pour celles-ci un accompagnement bien favorable. Il semble qu’en Russie, soit du côté des révolutionnaires, soit de celui du gouvernement, on reste un peu trop préoccupé des souvenirs de la Révolution française. Les analogies entre les deux situations initiales sont extrêmement superficielles ; les différences sont au contraire très profondes. La Révolution française, anarchique et violente au dedans, a d’ailleurs été victorieuse au dehors, et, loin que la guerre l’ait entravée, elle en a vécu jusqu’au jour où elle a été définitivement organisée par un général heureux. Sur ce point en particulier, il n’y a que des différences entre la France et la Russie. La France a continué la guerre pendant plus de vingt ans ; la Russie aura sans doute bientôt de bonnes raisons de faire la paix. En attendant, on en parle beaucoup dans certains journaux ; mais il semble bien que les nouvelles pacifiques viennent surtout d’une inspiration japonaise. Quoi de plus naturel ? Les Japonais ont jusqu’ici l’avantage. Ils voudraient dès maintenant, ou le plus tôt possible et sans s’exposer à des hasards nouveaux, réaliser les bénéfices de leurs victoires. N’est-ce pas ce que tout le monde ferait à leur place ? Mais les Russes, qui sont dans une position différente, raisonnent sans doute différemment. Ils ne se résigneraient à la paix immédiate que s’ils regardaient comme impossible une amélioration de leur situation militaire : or rien ne révèle chez eux un pareil sentiment, tout au contraire. Leur confiance dans le général Kouropatkine n’a peut-être plus l’élan des premiers jours, mais elle reste sérieuse et solide. L’incident Grippenberg en a été la preuve. Ce général a cru saisir la victoire dans un mouvement audacieux où il a dépassé ses instructions et qu’il n’aurait pu soutenir que s’il avait été secouru, c’est-à-dire si Kouropatkine s’était engagé à sa suite avant l’heure qu’il avait choisie et dans d’autres conditions que celles qu’il avait prévues pour la reprise des hostilités. Kouropatkine ne l’a pas fait, et, certes, il était le seul juge de ce qu’il pouvait faire. Le général Grippenberg a demandé à être relevé de son commandement, et il est rentré en Russie avec des sentimens aigris dont il a peu ménagé l’expression. L’opinion n’a pas été un seul instant hésitante : elle s’est prononcée en faveur de Kouropatkine. Les Japonais seuls auraient pu se féliciter de voir les dissentimens qui se sont produits entre les deux généraux avoir une répercussion jusqu’à Saint-Pétersbourg. Mais il n’en a rien été, et il est permis d’en conclure que le moral de la nation n’est pas aussi entamé qu’on le prétend quelquefois. Au surplus, quelles seraient aujourd’hui les conditions de la paix, si on en juge par les informations des agences ? Elles seraient aussi avantageuses aux Japonais que s’ils avaient complètement anéanti les forces russes, ce qu’ils n’ont pas fait encore. Les deux armées se trouvent aujourd’hui front contre front à l’endroit même où elles se sont immobilisées au commencement de l’hiver, après une bataille qui est restée indécise. Cette fois, l’effort des Japonais s’est arrêté avant d’être victorieux, et rien par conséquent n’interdit aux Russes l’espoir de prendre leur revanche. C’est à ce moment qu’on leur demanderait de reconnaître à l’ennemi la possession de la Corée et du Liao-Toung, de consentir au démentèlement et à la neutralisation de Vladivostock, et de restituer à la Chine la partie de la Mandchourie que le Japon ne jugerait pas à propos de s’approprier ! Il est probable qu’il n’y a là qu’un de ces ballons d’essai que la main qui les lance peut toujours désavouer, et auxquels il ne faut pas attacher grande importance. Les opérations militaires recommenceront bientôt. C’est alors qu’on pourra se rendre compte des changemens que l’hiver aura apportés dans la force respective des deux armées, et qu’il sera possible aussi, autant du moins que le comporte l’incertitude inhérente aux prévisions de ce genre, d’en établir quelques-unes pour l’avenir prochain.

La crise que traverse la Russie est assurément très grave, d’autant plus grave qu’elle a un double caractère, militaire au dehors et révolutionnaire au dedans. Mais, sans parler de nous-mêmes, d’autres nations en ont traversé de semblables et en sont sorties, sans avoir toujours eu les ressources dont la Russie dispose. Ce qui lui a manqué jusqu’ici, c’est un gouvernement capable d’ordonner, d’organiser ces ressources et d’en user avec vigueur. Le régime absolu s’est montré impropre à cette tâche. Mais cela ne veut pas dire qu’on puisse, du jour au lendemain, donner au pays un gouvernement parlementaire, celui de tous qui a besoin du plus long apprentissage. Ceux qui croient que les premières réformes à faire sont des réformes économiques et sociales sont probablement dans le vrai. En tout cas, il est hors de doute que des crimes qui affligent et révoltent l’humanité, comme l’assassinat de M. de Plehve et celui du grand-duc Serge, ne peuvent que nuire au progrès, le ralentir ou le faire reculer. Et nous nous excusons d’avoir l’air de rechercher ici ce qui peut être utile ou nuisible, puisque nous sommes en présence d’un de ces actes que condamne la morale éternelle, au nom de la loi suprême qui s’est énoncée dans les mots : Tu ne tueras pas.


Le parlement anglais a repris ses travaux, et les premières batailles qui lui ont été livrées par l’opposition ont été des succès pour le gouvernement. Nous ne savons si M. Balfour s’y attendait ; mais le discours qu’il a mis dans la bouche du roi Edouard énumère un nombre de réformes propre à remplir une longue session, sinon même plusieurs. Ce programme n’annonce pas une dissolution prochaine. La première question qui s’est posée était précisément de savoir si la session nouvelle irait jusqu’à son terme normal, ou si elle serait brusquement interrompue par les élections. On disait, il n’y a pas longtemps encore, que M. Chamberlain était partisan de la dissolution, et cela pour des motifs que l’on donnait même assez volontiers : — il n’est plus jeune, il aspire à revenir au pouvoir le plus tôt possible, il n’espère pas que les élections donnent une majorité aux conservateurs, mais il compte que celle qu’elles donneront aux libéraux sera si faible qu’il faudra bientôt faire un second appel au pays ; et tout cela devant être long, il faut commencer tout de suite pour arriver plus vite au dénouement. — S’il est vrai que M. Chamberlain ait été un moment de cet avis, il en a changé pour des motifs encore ignorés, car il a donné son appui à M. Balfour.

Quant au programme ministériel, il peut se décomposer en deux parties : on croit que l’une ne soulèvera pas de grandes difficultés de la part de l’opposition, mais il n’en est pas de même de l’autre. La première comprend la loi sur les sans-travail, la création d’un ministère du Commerce et de l’Industrie, une loi sur l’éducation en Écosse et une autre sur les Églises. L’opposition libérale est favorable au principe de ces deux premières lois, et ne conteste pas la légitimité des deux autres. Mais viennent ensuite des questions auxquelles elle ne semble pas devoir faire le même accueil : la loi contre les immigrans qu’elle a déjà combattue une première fois ; la constitution du Transvaal, affaire compliquée ; enfin, et peut-être faudrait-il dire surtout la loi sur la redistribution des sièges parlementaires. Cette dernière loi aurait pour conséquence d’enlever quelques sièges aux Irlandais et de les attribuer aux conservateurs : aussi les libéraux peuvent-ils compter, en ce moment plus que jamais, sur la fidélité des Irlandais, et on n’a pas tardé à s’en apercevoir à la déclaration de guerre que ceux-ci ont adressée au gouvernement. Mais, avant d’en venir à la discussion de ce programme, la question fiscale devait se poser dans son rapport avec l’opportunité des élections prochaines. La question fiscale est, en langage parlementaire, celle des réformes douanières proposées par M. Chamberlain. L’opposition juge qu’elle est mûre et qu’il n’y a plus, pour la résoudre, qu’à la soumettre au pays. C’est ce que M. Asquith a indiqué dans un amendement qu’il a fait au projet d’adresse, et qui est ainsi conçu : « Nous représentons humblement à Votre Majesté que les différens aspects de la question fiscale ayant été entièrement discutés depuis près de deux ans, le moment est venu de soumettre sans retard cette question à la nation. » Rien de plus clair : M. Asquith demande la dissolution. Il a été naturellement appuyé par sir Henry Campbell Bannerman. Naturellement aussi, M. Balfour s’est opposé à la proposition, et il a été appuyé, non seulement par M. Chamberlain, mais encore par lord Hugh Cecil dont l’intervention lui a assuré la victoire. M. Balfour a soutenu que la question n’était pas mûre comme le prétendait l’opposition, et il faut reconnaître que son discours était merveilleusement propre à justifier son assertion. Plus on écoute en effet M. Balfour, et moins on voit clair dans sa pensée, soit qu’elle soit naturellement obscure, soit qu’il la voile à dessein. On sait qu’il ne va pas aussi loin que M. Chamberlain dans le sens de la protection, mais jusqu’où va-t-il ? On sait aussi que s’il est d’accord avec M. Chamberlain dans une mesure qu’il est d’ailleurs impossible de préciser, les motifs qui le déterminent sont différens de ceux auxquels obéit son ancien collègue. M. Chamberlain veut faire entre les colonies britanniques et la métropole une sorte de Pacte de famille fondé sur l’exclusion des produits étrangers, tandis que M. Balfour veut se procurer des armes défensives pour lutter contre les tendances protectionnistes des autres nations, et les ramener par ce moyen de persuasion à la saine doctrine du libre-échange. Tout cela est bien compliqué.

Il y a quelques jours encore, le vote de la Chambre sur l’amendement annoncé de M. Asquith, pouvait paraître douteux, d’abord parce qu’on ignorait quelle serait l’attitude finale de M. Chamberlain, ensuite parce qu’on croyait que celle des unionistes libre-échangistes serait hostile au ministère. Il y avait certainement quelques motifs de le croire. Les unionistes libre-échangistes s’étaient séparés de la majorité à la suite du duc de Devonshire, et il était difficile de savoir jusqu’où irait la scission. Une fois le premier pas fait en dehors de la majorité, beaucoup d’autres pouvaient suivre. Les unionistes libre-échangistes croyaient pouvoir conserver une situation intermédiaire entre les deux partis, et rester avec les conservateurs pour tout le reste, tout en votant avec les libéraux sur la question fiscale : mais qui sait si plus tard ils ne se seraient pas rapprochés davantage de ces derniers ? Cela devait dépendre de l’accueil qu’ils auraient trouvé auprès d’eux, et aussi du degré de mauvaise humeur que les conservateurs leur auraient témoigné. La logique des situations est souvent plus forte que les volontés. Quoi qu’il en soit, pour un rallié complet au libéralisme, M. Wiston Churchill, presque tous les autres essayaient de conserver un pied dans chaque camp. Ils donnaient cependant des gages sérieux aux libéraux, puisqu’ils les leur donnaient sur le terrain électoral. Le duc de Devonshire, en partant pour l’étranger où il voyage depuis quelques mois, avait formellement conseillé à ses amis de voter pour un radical libre-échangiste plutôt que pour un conservateur protectionniste. Mais les unionistes entendaient naturellement être payés de retour. Ils se rappelaient qu’à la fin de l’année 1903 lord Rosebery avait recommandé l’union contre la Ligue de la réforme des tarifs de M. Chamberlain ; ils espéraient que cette union se traduirait par une entente électorale où libéraux et conservateurs dissidens se prêteraient un mutuel appui. Rien ne paraissait plus naturel que cette espérance, ni plus légitime que le contrat qui semblait devoir en sortir. Mais les libéraux ne s’y sont pas prêtés. Peu de jours avant la rentrée du Parlement, M. Herbert Gladstone, avec une loyauté qu’on ne saurait trop louer, mais peut-être avec une moindre opportunité, a écrit une lettre dans laquelle il annonçait qu’aux élections prochaines les libéraux auraient des candidats dans toutes les circonscriptions : cela devait leur donner le moyen de se compter. M. Herbert Gladstone regardait comme une duperie de voter pour les unionistes dissidens, c’est-à-dire pour des hommes avec lesquels les libéraux n’étaient d’accord que sur un point, pour des alliés d’un jour, pour des adversaires d’hier et de demain. Il est quelquefois dangereux en politique de prévoir les choses de trop loin. Quelles qu’aient pu être les dispositions des unionistes dissidens, la lettre de M. Herbert Gladstone était de nature à les modifier, et c’est ce qui n’a pas manqué d’arriver. Lord Hugh Cecil a pris la parole pour constater que, somme toute, rien ne démontrait que le ministère était devenu protectionniste. Le discours nébuleux de M. Balfour permettait en effet d’entretenir, sur ce sujet et sur plusieurs autres, tous les doutes qui pouvaient offrir quelque commodité. Lord Hugh Cecil concluait qu’il ne voulait pas désespérer du ministère et qu’il voterait pour lui. Les unionistes libre-échangistes disposent de 60 et quelques voix : la majorité du gouvernement a été de 63. Il est possible que M. Herbert Gladstone ait eu des vues d’avenir très justes et qu’il ait agi en homme politique extra-lucide à longue distance ; mais il a certainement contribué à faire perdre aux libéraux la première bataille, la plus importante peut-être, celle qui devait décider si les élections auraient bleu demain, ou si elles seraient remises à une date indéterminée.

La session a donc bien commencé pour M. Balfour, et il peut commencer la discussion de son programme. Après ce premier succès, il en a remporté bientôt un autre sur les Irlandais. Et pourtant, on ne croit généralement pas que les élections puissent être beaucoup différées. Le ministère qui avait au début de la législature la majorité la plus forte qu’on ait vue dans l’histoire de l’Angleterre, n’en a plus aujourd’hui, puisque celle dont il semble disposer, mais qui en réalité dispose de lui, se compose des unionistes libre-échangistes et des amis de M. Chamberlain, majorité accidentelle, majorité de coalition, où entrent des élémens destinés à en sortir lorsque la question fiscale devra être résolue. Qui aurait pu croire, après les élections dernières, qu’au bout de cinq années le parti conservateur en serait là ?


Nous ne dirons qu’un mot de l’affaire de Hull. La Commission d’enquête a dû tenir compte, non seulement de la matérialité des faits, sur laquelle il était d’ailleurs difficile de se mettre absolument d’accord en présence d’affirmations contraires, mais encore des circonstances dans lesquelles ils se sont produits. Ces circonstances étaient telles que si la flotte russe a commis une erreur, elle était excusable. La majorité de la Commission a cru que l’amiral russe s’était trompé sur la présence de torpilleurs à Hull ; mais elle a tenu à dire que cela ne jetait « aucune déconsidération sur la valeur militaire, ni sur les sentimens d’humanité de l’amiral Rodjestvensky et du personnel de son escadre. » Ce jugement sera celui de l’opinion désintéressée. Une affaire que la moindre imprudence aurait pu rendre dangereuse pour la paix du monde a été réglée dans un véritable esprit de conciliation. Il faut espérer qu’il n’en restera aucune trace dans les rapports de l’Angleterre et de la Russie.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.