Chronique de la quinzaine - 31 mars 1897

Chronique no 1559
31 mars 1897


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars.

On croyait l’affaire de Panama terminée ; elle recommence. Arton a été arrêté il y a longtemps déjà : c’était sous le ministère radical de M. Bourgeois. Depuis lors il n’avait rien dit, et l’attention publique qui s’était d’abord fixée sur lui avec intensité s’en était peu à peu détournée. Pourquoi Arton s’est-il tu pendant plus d’une année, et pourquoi a-t-il parlé aujourd’hui ? C’est un acteur habile qui ménage ses effets et leur donne du prix en les faisant attendre. Depuis trois semaines, on ne parle que de lui. Il fait des révélations. Il dresse des accusations. Il fournit des documens, ou du moins il indique au juge d’instruction l’endroit où celui-ci les trouvera ; et M. Le Poittevin passe aussitôt la Manche et revient d’Angleterre avec un carnet. Ce carnet, d’ailleurs, ne dit rien de nouveau : il reproduit simplement ce que contenait un autre, qui était déjà connu. On n’a pas une seconde preuve, mais on a deux fois la même, ce qui a paru beaucoup plus probant. Si Arton avait fait un troisième, un quatrième carnet où il aurait répété la même chose, et si le juge d’instruction avait dû aller les chercher en Italie, ou en Roumanie, enfin dans toutes les contrées qu’Arton a successivement traversées, on voit tout de suite que la preuve serait devenue certaine. On reconnaît qu’elle ne l’est pas encore tout à fait aujourd’hui. Elle n’a pris corps qu’en ce qui concerne trois députés et un sénateur, au sujet desquels M. le garde des sceaux, à titre d’intermédiaire entre le procureur général et le parlement, a demandé la suspension de l’immunité parlementaire. La Chambre a aussitôt nommé une commission, et la commission a mis moins de temps encore à réclamer tout le dossier de l’instruction. On ne lui en a communiqué qu’une partie ; mais elle a eu entre les mains tous les carnets, toutes les listes d’Arton, et le lendemain les journaux publiaient les noms d’un certain nombre de parlementaires plus ou moins compromis.

Quatre surtout étaient plus spécialement désignés comme suspects. Pourquoi ceux-ci et non pas ceux-là? Il est difficile de le dire. Quoi qu’il en soit, les demandes en autorisation de poursuites formées par le juge d’instruction et par le parquet, jointes aux indiscrétions qui n’ont pas tardé à se produire, ont fait naître dans le monde politique et parlementaire une émotion extrêmement vive. On a assisté à des séances qui rappelaient à s’y méprendre celles d’il y a quatre ans. On a vu se dérouler à la tribune le long défilé des accusés ; — nous ne savons pas s’il a été bien long, mais il a paru tel ; — chacun apparaissait à son tour avec son caractère et son tempérament particuliers. Tous ont protesté de leur innocence, et quelques-uns l’ont fait avec un tel accent que la Chambre, en les écoutant, devenait de plus en plus inquiète et perplexe. L’un d’eux surtout, M. Rouvier, qui n’était pas au nombre de ceux contre lesquels une autorisation de poursuites avait été déposée, mais dont le nom avait été désigné dans les couloirs et dans les journaux, a remué la Chambre entière dans ses fibres les plus profondes par une puissance oratoire qui n’était pas un simple effet de l’art. Tout cela était pénible, émouvant, énervant, et peut-être inutile. Il est clair que la Chambre ne pouvait même pas songer à refuser la levée de l’immunité parlementaire quand elle était demandée par le parquet, et qu’elle ne pouvait pas davantage la prononcer quand elle ne l’était pas. M. le garde des sceaux a cru un moment — et bien à tort — qu’on pourrait en quelque sorte prendre au mot ceux qui consentaient, qui demandaient même à être poursuivis, allant au-devant d’une décision que la justice n’avait pas encore prise et que peut-être elle ne prendrait pas. M. le procureur général, consulté à ce sujet pendant une suspension de séance, a déclaré — et avec juste raison — qu’il ne prenait pas les gens qui s’offraient, qui se livraient, qui pour en finir sollicitaient eux-mêmes le droit de se justifier devant le juge d’instruction ou devant les tribunaux, mais seulement ceux contre lesquels des indices graves avaient été réunis. Le nombre des demandes en autorisation de poursuites est resté ce qu’il était : trois députés seulement. La Chambre a voté à leur égard la suspension de l’immunité parlementaire, de cette immunité qui, dans les circonstances habituelles, est pour les membres du parlement une sauvegarde et une garantie, mais qui, dans les circonstances exceptionnelles comme celles que nous traversons, devient pour eux le plus redoutable des dangers et les place très au-dessous des autres citoyens. Ils ont l’air en effet de subir un premier jugement de la part de leurs collègues, et ce jugement tourne toujours contre eux, car une Chambre, nous le répétons, ne peut pas refuser de livrer un de ses membres à la justice qui le réclame, quand l’honneur de tous est en jeu. Les trois députés dont l’immunité a été suspendue sont MM. Antide Boyer, Henry Maret et Alfred Naquet.

On ne s’est pas arrêté là. Il était facile de prévoir qu’une tentative vigoureuse serait faite en vue de provoquer la nomination d’une commission d’enquête parlementaire, et de reprendre, en recherchant dans le passé, toute l’affaire de Panama. Trop de noms, à tort ou à raison, avaient été cités pour que l’imagination s’apaisât en présence de trois poursuites, de quatre, si on y comprend M. Levrey, sénateur. Le fantôme du Panama, se dressant de nouveau sur l’horizon parlementaire, a de plus grandes exigences : il ne se contente pas d’un aussi petit nombre de victimes. En admettant même que la loi soit satisfaite, la conscience publique reste troublée. Lorsque les socialistes ont demandé une nouvelle commission d’enquête, il a été évident tout de suite qu’elle serait votée : tout au plus pourrait-on en ajourner la nomination. L’effort du gouvernement s’est exercé et bientôt épuisé dans ce dernier sens. M. Méline a insisté sur les inconvéniens qu’il y aurait à mettre côte à côte, aux prises dans la même affaire, le juge d’instruction et les tribunaux d’une part, une commission politique de l’autre. Des confusions et des conflits de pouvoir ne manqueraient pas de se produire. — Laissez, a-t-il dit, la justice terminer son œuvre. Si elle ne vous paraît pas complète, la vôtre commencera. Nous prenons l’engagement de déposer sur le bureau de la Chambre tout le dossier de l’instruction. Vous en prendrez connaissance, et alors il sera temps pour vous de voir ce que vous avez, ou si vous avez quelque chose à faire. — C’était le langage du bon sens et de la sagesse. Le croira-t-on ? L’ajournement n’a été consenti qu’à deux voix de majorité, et encore parce qu’une proposition subsidiaire avait déjà été déposée par un membre de la droite, en vertu de laquelle le délai accordé ne pourrait, en aucun cas, dépasser trois mois. Que la justice se dépêche I Si dans trois mois, elle n’a pas rendu des jugemens définitifs, le parlement qui la talonne déjà se mettra en son lieu et place. En principe, la commission d’enquête existe dès aujourd’hui ; seulement elle n’entrera en fonctions que dans un trimestre. Nous n’en avons donc pas fini avec l’affaire du Panama, et la Chambre actuelle aura peut-être des derniers jours aussi agités que la Chambre précédente.

Nous entrons dans une phase nouvelle, ou, si l’on veut, nous revenons à une phase ancienne qui semblait close, et qui n’était que suspendue. Pendant plusieurs jours, la vie politique du pays a été arrêtée. Le budget a failli n’être pas voté à temps pour éviter un quatrième douzième provisoire. Arton, du fond de sa prison, aussi puissant que certains héros de roman qui semblaient eux aussi être passés de mode et appartenir à un monde irréel, tient et remue les fils de la plus vaste intrigue, et pendant de longs mois sans doute, il faudra compter avec lui. Les amateurs de scandale s’en réjouissent : on nous permettra de nous en affliger. Mais le mal est inévitable ; il grandirait encore si on voulait l’éviter et l’étouffer. Au point où nous en sommes, on ne peut désirer qu’une chose : que la lumière soit faite tout entière et qu’elle soit portée jusque dans les derniers replis d’une affaire où peut-être, d’ailleurs, il n’y a plus rien à cacher


Nous ne sommes pas sûrs que les affaires d’Orient se soient améliorées depuis quinze jours. L’Europe a commencé l’exécution des mesures de coercition contre la Grèce ; mais les premiers résultats qu’on en attendait ne se sont pas encore réalisés. Il est vrai que nous ne sommes qu’au début : le blocus de la Crète date de quelques jours à peine. C’est dans la séance du 16 mars que M. Hanotaux a fait connaître à la Chambre les points sur lesquels l’Europe s’était mise d’accord. Il ne manquait, disait-il, à cette entente, déjà établie entre les autres gouvernemens, que l’adhésion de la France, et cette adhésion avait été réservée jusqu’au moment où le parlement se serait prononcé. Au point de vue constitutionnel, rien de plus correct. M. Hanotaux était incontestablement autorisé par les votes antérieurs à poursuivre avec l’Europe les négociations qui devaient aboutir à l’élaboration d’un plan commun : il avait déjà fait connaître, et la Chambre avait approuvé, les principes qui dirigeaient sa politique et qui avaient pour objet le maintien de la paix par le concert européen. La paix a été maintenue jusqu’ici, et le concert européen n’a pas été rompu. Mais on ne peut parler que pour le présent. Si on regarde du côté de l’Orient, les garanties de la paix n’ont pas augmenté ; et si on regarde du côté de l’Occident, les allures de certaines puissances et la quasi-abstention de l’une d’elles ne sont évidemment pas faites pour inspirer une confiance, une quiétude absolues. Les déclarations de M. Hanotaux, confirmées par celles de M. M éUne, avaient produit partout une impression excellente. Lord Salisbury, en particulier, leur avait donné une approbation que nous aurions préférée moins hyperbolique dans la forme. mais que nous voulons croire très sérieuse dans le fond. Partout ailleurs, si on en juge du moins par la lecture des journaux, il en avait été de même : pas une voix dissidente ne s’était élevée. Qu’avait dit M. Hanotaux? Que l’Europe avait enfin arrêté ses résolutions ; qu’elle était à la veille de les exécuter ; qu’on n’attendait plus que le vote des Chambres françaises. Déjà un premier résultat, insuffisant sans doute, mais toutefois appréciable, avait été obtenu de la part de la Grèce. Elle avait consenti à rappeler les vaisseaux qu’elle avait envoyés dans les eaux crétoises. Par malheur, la Grèce ne s’était pas montrée aussi accommodante en ce qui concerne ses soldats. Loin de rappeler le colonel Vassos, elle jugeait que sa présence en Crète était plus nécessaire que jamais, et elle demandait pour lui un véritable mandat européen en vue du rétablissement de l’ordre. Dans ce cas, l’ordre serait certainement rétabli à bref délai, et pendant la période transitoire qui s’écoulerait jusqu’au moment où les populations devraient être consultées, la Grèce ne s’opposerait pas au maintien de la suzeraineté ottomane. Rien de tout cela n’a été jugé acceptable par les puissances. Elles ont réclamé avec une insistance plus grande le retrait immédiat des troupes grecques, en promettant d’envoyer chacune cinq ou six cents hommes pour les remplacer. Quant aux troupes ottomanes, elles se retireraient aussi, mais non pas d’une manière complète : quelques détachemens resteraient concentrés dans les places de la côte, occupées déjà par des soldats européens. Ce plan n’est autre chose que celui qui avait été exposé, il y a quelques semaines, à la Chambre des lords par le marquis de Salisbury. Pour en assurer l’exécution, l’Europe était prête à en venir à des actes qu’elle jugeait décisifs : blocus immédiat de la Crète, et, s’il le fallait, blocus subséquent de plusieurs points du littoral hellénique. Le blocus de la Crète a été appliqué sur-le-champ. Il est absolu en ce qui concerne les navires grecs : aucun ne peut entrer dans les eaux crétoises. Aux navires des autres puissances, il est interdit d’introduire en Crète des munitions ou des vivres qui pourraient servir aux insurgés. Pour les munitions de guerre, rien de plus simple ; mais pour les vivres, rien de plus compliqué. Il est également impossible d’affamer toute la population crétoise, et d’établir une distinction entre les vivres destinés aux Crétois pacifiques et les vivres qui passeront inévitablement entre les mains des insurgés. Là est une des faiblesses du plan de l’Europe. Nous craignons, à parler franchement, que le blocus ne soit moins efficace qu’on ne l’a dit, et que les insurgés ne trouvent pendant assez longtemps encore les moyens de se ravitailler. Il faudrait, pour les en empêcher, les réunir et les bloquer sur quelques points de l’île ; mais les forces européennes sont manifestement insuffisantes pour cela, et il semble même que les choses soient en train de tourner bien différemment, puisque ce sont les insurgés qui assiègent les troupes européennes dans les villes qu’elles occupent, et tout d’abord dans la Canée. Les dernières nouvelles (ne sont, à ce sujet, rien moins que rassurantes. Si les flottes européennes ont eu la maladresse initiale de laisser le colonel Vassos débarquer en Crète, à un moment où il était si facile de l’en empêcher, les troupes européennes ne paraissent avoir montré sur terre, ni plus de vigilance, ni plus d’à-propos, puisqu’elles ont permis aux insurgés, conduits par des officiers et assistés par des soldats grecs, de s’emparer des hauteurs qui dominent la Canée, et de couper la ligne par laquelle la ville s’alimente d’eau douce. La situation, d’un moment à l’autre, peut devenir très grave. Depuis plusieurs jours, un conflit se prépare manifestement entre les troupes européennes et les troupes gréco-crétoises ; il est à la veille d’éclater. D’autre part, la proclamation de l’autonomie, évidemment mal comprise par la population à qui elle n’a pas pu être expliquée, n’a pas reçu un bon accueil. Il faudrait du temps pour dissiper les préventions préexistantes. Les insurgés qui ont fait jusqu’ici cause commune avec les Grecs, qui ont combattu avec eux, qui les regardent comme des frères, ne comprennent l’indépendance que sous la forme de l’annexion à la Grèce. Ils ne sont pas assez versés dans les questions de droit des gens pour se rendre compte de ce que peut être l’autonomie, et quand on leur parle de la suzeraineté du sultan, maintenue dans un intérêt qui n’est pas le leur, cet ensemble de choses ne leur dit rien qui vaille. Ils ont tort assurément; mais les choses sont ainsi.

Nous persistons à croire que la politique adoptée par l’Europe est la plus prudente de toutes, et la seule même qui le soit véritablement, à la condition toutefois d’être appliquée par toutes les puissances également. On a beaucoup parlé, dans le débat qui a eu lieu à la Chambre des députés et au Sénat, de ce qu’on a appelé le précédent de 1886. M. de Freycinet était alors ministre des affaires étrangères. Il avait cru que, dans des circonstances qui n’étaient pas sans analogie avec celles d’aujourd’hui, la France devait agir diplomatiquement avec les autres puissances, adresser à la Grèce les mêmes exhortations, exercer sur elle la même pression, aller même très loin dans cette voie, mais pourtant s’abstenir si l’Europe jugeait un jour indispensable d’user de mesures coercitives et de faire intervenir ses forces navales pour établir le blocus le long du littoral hellénique. Cette attitude de la France avait amené entre elle et la Grèce une intimité plus étroite, qui nous avait permis de lui faire entendre des conseils mieux écoutés, conseils de désarmement qu’elle s’était engagée à suivre, lorsque l’Europe impatiente, et peut-être mécontente du succès de notre intervention, lui a adressé un ultimatum immédiatement suivi du blocus. Il est clair que nous ne pouvions participer à ce blocus, puisque nous avions en main la promesse de soumission de la Grèce, et qu’il avait en quelque sorte pour objet d’enfoncer une porte qui nous avait été ouverte. D’ailleurs, s’il y a des ressemblances entre la situation actuelle et celle de 1886, il y a aussi des différences qui ne permettent pas de raisonner de l’une à l’autre par une assimilation absolue. En 1886, aucun danger sérieux de complications européennes n’existait, et les esprits étaient très éloignés de l’anxiété qu’ils éprouvent actuellement. Nous avons pu alors, sans le moindre inconvénient, prendre l’attitude que nous avons prise, et nous pouvons aujourd’hui, tout en adoptant une attitude différente, obéir aux mêmes sentimens qui nous animaient autrefois. M. Hanotaux aurait peut-être mieux fait de ne pas attaquer et condamner devant la Chambre la politique de 1886, puisque, devant le Sénat, se trouvant en présence de M. de Freycinet, il a reconnu qu’elle se défendait par de bons argumens : il est vrai que ces argumens avaient été présentés par M. de Freycinet lui-même avec un talent merveilleux.

Au surplus, tout en adoptant le plan de conduite dont nous avons rappelé les lignes principales, il convient toujours de nous assurer, à mesure que nous l’exécutons, que les autres puissances s’y conforment comme nous. Son mérite en effet, son seul mérite, est dans l’unanimité des résolutions dont il est le résultat et dans la simultanéité des efforts dont il doit être le principe. Il ne vaut que comme manifestation de l’entente européenne. Il ne sera efficace qu’à la condition de la manifester jusqu’au bout. Pourquoi ne pas avouer que quelques incertitudes se sont, en ce qui concerne la réalité de cette entente, glissées dans les esprits? Aucun autre gouvernement n’a pu mettre en doute notre loyauté parfaite, sans réserves ni réticences. Elle a été poussée si loin que nous n’avons jamais attendu de voir ce que faisaient les autres avant de faire nous-mêmes ce qui avait été convenu, et nous aurions vraiment eu l’air de les conduire s’ils nous avaient toujours suivis. La volonté du gouvernement anglais n’a pas laissé, au contraire, de paraître un peu flottante, chose d’autant plus extraordinaire que c’est, nous l’avons dit, son propre programme d’action qui a été adopté par tout le monde, et plus particulièrement par nous. Pour le présent, il n’y a pas eu de difficultés. L’Angleterre a participé très correctement au blocus de la Crète. Mais si le blocus de certains ports helléniques devient nécessaire, on n’était pas, Il y a quelques jours encore, aussi assuré de son concours. En Crète même, la politique de lord Salisbury n’a pas toujours eu la continuité et la fermeté désirables. Ses idées n’ont pas encore pris un caractère tout à fait précis au sujet du genre d’autonomie qui devrait être donnée à la grande île, ni du gouverneur qui serait mis à sa tête. Bien plus, c’est lui qui le premier a émis l’opinion que les troupes grecques devraient partir les premières, et les troupes ottomanes seulement les secondes ; on ne sait plus très bien s’il est toujours de cet avis ; on sait seulement que les troupes grecques ne sont point parties. Espérons que, dans l’entrevue récente qu’il a eue avec M. Hanotaux, lord Salisbury a abordé toutes ces questions, et qu’il s’est mis définitivement d’accord avec son interlocuteur sur les solutions à poursuivre et sur les moyens de les atteindre. Le fait même de cette entrevue est significatif. C’est la première fois que, venant en France et traversant Paris, un ministre anglais s’arrête pour faire une visite officielle à notre ministre des affaires étrangères. Il y a eu là une dérogation à ce qui commençait à devenir une tradition constante, et dès lors la démarche de lord Salisbury prend une importance particulière dont il est impossible de n’être pas frappé. Tout cela est précieux sans doute. Il faut reconnaître aussi que, dans son langage public, toutes les fois qu’il s’est par exemple adressé au parlement, lord Salisbury l’a fait dans les termes les meilleurs, et même les plus énergiques. Il y a mis une grande vigueur de ton. A l’entendre, l’accord n’est pas à faire, il est fait sur tous les points, et il se maintiendra. Pourquoi donc ces déclarations réitérées rencontrent-elles quand même un peu de scepticisme? Pourquoi s’attend-on toujours à du nouveau, à de l’imprévu de la part de l’Angleterre? Pourquoi ne sait-on pas très bien, et hésite-t-on à dire jusqu’où elle ira? Elle a dans la Méditerranée plus de vaisseaux qu’il n’en faut pour bloquer à elle toute seule la Crète et la Grèce. Elle a envoyé ses cinq ou six cents hommes à la Canée. Elle a rempli toutes les conditions de l’entente. Pourquoi doute-t-on encore ? Nous n’en savons rien, et nous voulons croire qu’on a tort.

Quant à l’Allemagne, sa politique est plus ouvertement de nature à déconcerter. A la nouvelle de l’immixtion de la Grèce dans les affaires de Crète, l’empereur Guillaume s’est livré à un premier mouvement extrêmement impétueux. Il a proposé tout de suite de bloquer tous les ports de la Grèce, et il paraissait prêt à prendre une part très active aux mesures de coercition les plus rigoureuses. Si on l’avait écouté et si on avait agi tout de suite comme il le conseillait, le colonel Vassos n’aurait pas pu débarquer en Crète, puisqu’il n’aurait même pas pu quitter la Grèce, et on se serait épargné ce qui est devenu le plus grand de nos embarras. Un temps précieux a été perdu, d’autant plus précieux que l’empereur Guillaume l’a employé à changer d’avis, ou au moins d’attitude. Peut-être trouve-t-il que ce qu’on fait aujourd’hui, trop tard et maladroitement, ne servira pas à grand’chose, et est-ce pour ce motif qu’il s’abstient d’y participer ? Quoi qu’il en soit, il s’en abstient. Sans doute, il a envoyé un vaisseau en Crète, et ce vaisseau s’est même signalé dès le jour de son arrivée en tirant des coups de canon sur les insurgés. C’est lui qui a ouvert le feu, et il n’a pas ménagé sa poudre. Il a fait un bruit d’enfer pour bien montrer qu’il était là. Mais depuis il n’a plus fait grand’chose. Au reste, dans une escadre où toutes les autres nations sont représentées par plusieurs navires, l’Allemagne n’en a qu’un, et on ne voit pas très bien comment, si les événemens viennent à se compliquer, ce navire unique pourrait bloquer à la fois la Crète et la Grèce, ce qui, au premier moment, ne répugnait à coup sûr pas à l’empereur Guillaume. Chose plus grave, il n’a pas envoyé un seul soldat à la Canée. D’après les déclarations de M. Hanotaux, toutes les puissances avaient promis cinq ou six cents hommes. Les nôtres, malgré l’accident de l’affrété l’Auvergne, sont arrivés les premiers ; ceux de l’Allemagne ne sont pas arrivés du tout, et finalement on a renoncé à les attendre. Mais leur absence ne passe pas inaperçue. Il y a là, incontestablement, une lacune fâcheuse. Si nous avions pris la même licence que l’empereur Guillaume, on n’aurait pas manqué de dire que nous rompions le concert européen : d’où vient que lui ne le rompt pas ? En somme, son attitude se rapproche de celle que nous avons eue en 1886, sans qu’on puisse l’attribuer aux mêmes motifs, c’est-à-dire à une sympathie particulièrement vive pour la Grèce. Personne ne le soupçonne d’un pareil sentiment. Néanmoins, il se tient un peu à l’écart des autres puissances, il attend, il regarde. Il regarde, par exemple, la manière dont les troupes turques ont été concentrées sur la frontière de Macédoine, et ce spectacle ne parait pas lui déplaire, ce qui est d’autant plus naturel que la mobilisation de l’armée ottomane a été faite par des instructeurs allemands et qu’elle a été très bien faite. Au bout des quelques jours réglementaires, l’opération était terminée. On dit à la vérité que l’armée du sultan manque d’intendance, qu’elle est mal habillée, mal chaussée, mal nourrie, mais c’est peut-être aujourd’hui l’armée du monde qui se passe le mieux de ces superfluités que nos armées révolutionnaires ne jugeaient pas non plus indispensables. En dépit de ce détail, la rapidité, l’exactitude, la précision de la mobilisation turque, a étonné tout le monde en Orient. L’armée ottomane est là, dans l’attente ; elle comprenait au début 80 000 hommes ; elle grossit tous les jours ; elle est depuis longtemps plus que suffisante pour écraser les Grecs, si ceux-ci avaient la folie de l’attaquer. Il lui suffirait d’un signe pour prendre elle-même l’offensive. Et les dépêches annoncent que le prince héritier de Grèce est parti pour la frontière ! Des deux côtés d’une étroite rivière, les matériaux inflammables s’accumulent. Pendant ce temps, l’action de l’Europe se montre peu efficace en Crète. Pendant ce temps, des massacres nouveaux ont lieu en Arménie. Aucune question n’est résolue ; toutes semblent se rappeler à la fois à l’attention. Voilà pourquoi nous avons plus que jamais besoin du concert de l’Europe, et nous en restons partisans fidèles. Il n’y a pas d’autre instrument de salut. Mais, tout en louant l’attitude édifiante de notre gouvernement, nous voudrions bien qu’elle fût imitée par tout le monde. Alors seulement, on pourra parler de concert, d’entente, ou, comme dit lord Salisbury, de fédération européenne, mots qui ne s’appliquent qu’imparfaitement à la situation que nous venons d’analyser.


La place nous manque pour rendre compte des élections italiennes et autrichiennes avec tous les développemens qu’elles méritent. Peu d’événemens en somme sont aussi dignes d’intérêt, et peuvent avoir plus d’influence sur l’avenir.

En Italie surtout, les résultats étaient prévus : on savait que la majorité crispinienne devait disparaître avec les circonstances et avec l’homme qui l’avait créée. À vrai dire, elle avait déjà disparu avant les élections. C’est M. Crispi qui avait fait l’ancienne Chambre à son image, et c’est l’ancienne Chambre qui a renversé M. Crispi, — ce qui prouve une fois de plus combien est instable et fragile une majorité qui ne repose sur aucun principe et qui, sortie d’une pression électorale presque sans exemple, n’a aucune racine profonde dans le pays. Elle n’est fidèle qu’à la fortune. Si M. Crispi avait été heureux dans les affaires d’Afrique, sa majorité lui aurait montré un enthousiasme sans bornes ; mais il a été malheureux, et les députés qu’il avait fait élire l’ont aussitôt abandonné à qui mieux mieux. Il ne restait qu’à faire consacrer cet abandon par les électeurs. La Chambre d’hier était un instrument de gouvernement discrédité, peu sûr, favorable à toutes les intrigues, à toutes les coalitions. L’importance relative des divers partis n’y correspondait pas à celle qu’ils avaient réellement dans le pays. Des élections générales étaient donc nécessaires. Elles ont eu lieu; elles ont donné au gouvernement actuel une majorité écrasante; elles ont achevé la déroute de M. Crispi. C’est à peine si 75 des siens sont entrés dans la nouvelle Chambre, où les champions du gouvernement sont au nombre de 320. Il faut compter, en outre, 17 radicaux et 18 socialistes : ces derniers ont fait un progrès sensible. Restent 63 ballottages, dont nous ne connaissons pas encore complètement les résultats, mais qui ne changeront pas la force proportionnelle des partis. La victoire du gouvernement est si grande que les esprits chagrins, ou peut-être seulement prévoyans, regrettent qu’elle le soit à ce degré. Le concours des amis de M. Giolitti et de M. Zanardelli était d’autant plus assuré qu’ils avaient un adversaire commun avec le gouvernement, et que cet adversaire était encore à craindre. Il ne l’est plus désormais et, un jour ou l’autre, la liberté de M. Zanardelli et de M. Giolitti s’en trouvera accrue. Quant à M. Cavallotti, le groupe radical qu’il dirige n’a, on le sait, rien d’intransigeant, et lui-même a laissé deviner quelquefois des qualités d’homme de gouvernement. En somme, toutes les difficultés ne sont pas supprimées pour l’avenir; mais le ministère Rudini-Visconti-Venosta sort fortifié de l’épreuve électorale, et nous ne pouvons que nous en réjouir.

En Autriche, on ne peut pas présenter la situation sous un jour aussi simple. Sans doute, M. le comte Badeni trouvera dans la nouvelle Chambre les élémens d’une majorité, et peut-être même de plusieurs ; il pourra, suivant les circonstances, et si l’une d’elles est trop exigeante, en changer et en employer une autre ; mais quant à l’homogénéité, Il devra s’en passer. Il y a d’ailleurs longtemps qu’on s’en passe en Autriche. L’intérêt principal des élections était dans la première application de la récente loi électorale, qui avait fait sa part — oh ! bien modeste — au suffrage universel. Les électeurs sont partagés en curies ; il y en avait quatre ; la nouvelle loi en a créé une cinquième, celle du suffrage universel, qui porte un nom imposant et peut-être redoutable, mais qui, pour le moment, n’élit que 72 députés sur 425. C’est probablement aux électeurs de la cinquième curie qu’il faut attribuer le succès de 14 socialistes. Les socialistes sont en progrès en Autriche, comme en Italie. Réduits à leurs seules forces. ils ne pourraient pourtant rien dans la Chambre autrichienne, car, d’après le règlement, il faut vingt députés pour déposer une proposition et pour constituer par conséquent un groupe actif; mais ils ont des alliés déjà tout trouvés dans les 6 Polonais chrétiens-sociaux du parti Stojalowski, dans les 3 Polonais du parti populaire Lewakowski, et dans un membre isolé du groupe politico-social. Ils en trouveront d’autres, s’ils sont habiles, au milieu d’une Chambre aussi bigarrée. Ils ont été battus à Vienne même, où le parti antisémite est tout-puissant ; mais ils y ont obtenu 90 000 voix, ce qui est beaucoup pour un coup d’essai. Le parti libéral allemand a énormément perdu ; on s’y attendait. Il avait trop mal manœuvré depuis quelque temps et subi déjà de nombreuses mésaventures. De 109 membres qui le composaient au dernier Reichsrath, il passe à 71. Si ces 71 membres étaient unis, ils présenteraient encore un front assez imposant; malheureusement, ils sont divisés en progressistes et en constitutionnels. Les pertes qu’ils ont faites ont profité aux Allemands cléricaux, aux Allemands populistes, aux chrétiens sociaux, aux antisémites et même aux féodaux qui, réunis, forment une masse confuse, mais animée de passions communes, de 130 membres environ. C’est la fraction la plus considérable de la nouvelle Chambre. Le club polonais reste un élément très important de la majorité, avec 59 voix. Quant aux jeunes Tchèques, ils ont eu un plein succès en Bohême. Ils ont éliminé complètement les vieux Tchèques, y compris leur chef, M. Rieger ; ils reviennent 73 au lieu de 37, et si le gouvernement a besoin d’eux, ils ne refuseront pas de parti pris leur concours, mais certainement ils le vendront cher. Restent les Croates, les Slovènes, les Italiens, les Roumains, les Serbes, au nombre de plus de 50, qui pourront servir au gouvernement d’élémens de rechange dans sa majorité. En somme, bien que ces élections ne donnent pas à première vue une victoire aussi éclatante à M. le comte Badeni que les élections hongroises à M. le baron Banffy, c’est néanmoins une victoire. Il s’agit maintenant d’en profiter de part et d’autre. On connaît les problèmes à résoudre : le plus délicat est le renouvellement du compromis. C’est la tâche de demain.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.