Chronique de la quinzaine - 31 mars 1866

Chronique n° 815
31 mars 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 mars 1866.

Il n’y a pas eu depuis bien des années dans l’histoire contemporaine de la France d’épisode plus intéressant que la phase où nous sommes. La discussion de l’adresse, qui a duré près d’un mois, a déterminé dans notre pays un éclatant réveil de la vie publique. À peine ces féconds et glorieux débats sont-ils achevés que nous nous trouvons en présence d’une des plus graves complications qui puisse troubler l’Europe, d’une lutte entre la Prusse et l’Autriche, d’un antagonisme qui met en question l’organisation politique de l’Allemagne et l’équilibre des forces à côté de nous, au centre du continent. La menace d’un conflit entre les deux puissances allemandes excite en ce moment une grande anxiété ; mais les questions extérieures ne pourront plus de longtemps faire diversion en France aux préoccupations de la politique intérieure. Les vicissitudes des rivalités germaniques n’auront pas le pouvoir de distraire notre pays de l’intérêt sérieux et généreux qu’il recommence à prendre à la pratique et au progrès de ses institutions.

C’est la première fois peut-être depuis quatorze ans que l’on s’est expliqué à fond, au corps législatif, sur la politique intérieure ; c’est la première fois du moins, pendant cette période, que le grand public a pris goût d’une façon si manifeste à l’examen approfondi du système de gouvernement qui nous régit. D’une part, chez les orateurs, le zèle, l’application, les efforts multipliés et prolongés, le talent s’animant d’une chaleur plus vive et se gonflant d’un souffle plus robuste ; de l’autre, dans le public, la curiosité éveillée, attentive, empressée, sympathique : voilà, à n’en juger que par le dehors, les apparences dominantes du beau spectacle que la France vient de se donner à elle-même. Les artistes et le public se sont retrouvés avec joie comme après une longue séparation et se sont mutuellement répondu. À s’en tenir encore à la forme extérieure, l’ensemble de la discussion de l’adresse a présenté une sorte d’harmonie esthétique. Le drame a eu son unité. Le thème principal a été donné franchement et hardiment par l’empereur dans le discours d’ouverture de la session : c’est l’empereur qui a appelé le débat sur les questions constitutionnelles et le système du gouvernement. Avec l’art et l’ampleur que l’on sait, M. Thiers a développé les principes supérieurs dont la revendication a fait l’intérêt dramatique de toute cette discussion. Il a fièrement rattaché le lien qui unit la constitution aux principes de 1789, et nous a montré dans l’application des dogmes fondamentaux de la révolution française les progrès constitutionnels que le droit, la logique et l’utilité nous commandent d’accomplir. Élevé et comme porté par ce magnifique préambule, le débat sur les questions secondaires de l’adresse a été actif, précis, nourri, ainsi qu’on l’a vu par exemple dans l’examen de la question algérienne et de la situation agricole. La discussion n’a plus été, comme autrefois, une succession de brillans soli : la chambre a vraiment vécu d’une vie collective ; les talens modestes se sont enhardis et ont exécuté leurs parties ; les nuances d’opinions ont osé se produire et fondre dans leurs variations graduées les rhythmes trop sévères ou les notes trop violentes des idées absolues. Puis le grand thème de 1789 a été ramené par la puissante voix de M. Jules Favre, repris en sourdine par l’amendement des quarante-cinq et l’habile discours de M. Buffet, énergiquement contredit par M. Rouher et brillamment soutenu d’une fanfare de M. Ollivier. Une allocution de l’empereur a clos cette importante manifestation de la représentation française. Quoi qu’on puisse penser de la portée de ces débats, une chose est dès à présent certaine : le pays y a vu l’exercice d’un droit vital, une garantie de sécurité, une des gloires qui lui sont le plus chères. Nous savions bien que la France, malgré une interruption plus ou moins longue de ses habitudes politiques, se retrouverait ainsi un jour identique à elle-même, tendant sans cesse vers l’idéal de 1789, résolue à obtenir les garanties légales qui protègent la dignité humaine, avec la volonté de se gouverner par la liberté, avec le goût intelligent et la noble verve de l’éloquence politique ; nous savions bien qu’au bout du glacier inerte et silencieux jailliraient les eaux vives du fleuve.

Mais notre tâche n’est point ici de raconter les péripéties de la discussion de l’adresse, de rapporter les argumentations qui s’y sont combattues, d’étudier et de juger les talens divers qui s’y sont déployés. Cette discussion n’est pas seulement destinée à laisser une grande page dans notre histoire et à inspirer à la France le juste orgueil de l’éloquence dont elle a conservé la tradition et la flamme. Au point de vue de la politique pratique, les débats auxquels nous venons d’assister sont un fait considérable dont il faut calculer les conséquences naturelles et prochaines. La portée de ce fait est très simple et peut se définir très facilement. Il est aujourd’hui bien constaté, par les discours et les votes d’une section notable du corps législatif, que nombre d’esprits dont les intentions et les tendances ne peuvent être accusées d’hostilité par les amis les plus dévoués du présent ordre de choses pensent qu’il est nécessaire que de promptes modifications soient apportées aux procédés du gouvernement. L’idée s’est élevée et se répand de plus en plus que l’initiative politique est aujourd’hui trop exclusivement concentrée dans le pouvoir exécutif, et que l’intérêt général conseille de faire participer plus directement et plus largement la nation à la conduite des affaires publiques au moyen des libertés qui sont l’organisme essentiel de l’autonomie populaire. On éprouve généralement le besoin de développer, du moins en face de l’initiative du pouvoir exécutif, la spontanéité du suffrage universel. On veut assurer et régulariser l’influence continue de l’opinion et de la volonté nationale sur le pouvoir. Tel est en termes très généraux, très abstraits si l’on veut, mais suffisamment significatifs, le but poursuivi. Voilà, on peut le dire, les vœux qui pour la première fois depuis quatorze ans ont été exprimés dans la discussion de l’adresse avec précision, avec énergie, avec un enchaînement logique d’idées, avec un concours d’opinions auxquels on n’était plus habitué. Les questions ont été posées avec une netteté saisissante qui répondait aux préoccupations de l’opinion publique éclairée, et qui est de nature à rendre cette opinion plus persévérante et plus ferme. Il s’agit maintenant de savoir quel chemin ces questions vont faire.

Les débats de l’adresse ont parfaitement décrit les caractères de l’ordre de choses actuel. Sur ce point, les critiques présentées avec une certaine rigueur par MM. Thiers et Jules Favre, avec plus de modération par MM. Buffet, Martel et Ollivier, ne sont point contredites par les apologies de M. Rouher. L’ascendant très prépondérant du pouvoir exécutif sur la vie politique du pays est aussi bien constaté par ceux qui le trouvent légitime et salutaire que par ceux qui le croient excessif et périlleux. Le pouvoir exécutif est maître de la presse, puisqu’il s’est attribué sur elle le droit de vie et de mort, le droit de vie par l’autorisation qu’il peut accorder ou refuser à la création des journaux, le droit de mort par les avertissemens ou les suppressions résolus sans débat contradictoire par l’autorité administrative. Sur ce point, la spontanéité de l’opinion publique est singulièrement contrôlée par le pouvoir. La presse est la forme la plus ordinaire et la plus constante de l’autonomie des peuples modernes ; les droits d’association et de réunion en sont une forme plus accidentelle, mais dans certaines circonstances naturelle et nécessaire. Il n’est pas possible par exemple que les élections, qui doivent exprimer des opinions concertées et des actes de volontés collectives, s’accomplissent avec une sincérité réelle, si les électeurs n’ont pas la faculté de s’associer et de se réunir.

La contradiction est encore plus illogique dans un pays où le suffrage universel est la base de la souveraineté. Le suffrage universel ne peut être considéré comme une abstraction et une fiction : en France, il est l’organe de la souveraineté du peuple, déclarée inaliénable par les principes de 1789 ; on ne comprend pas que le suffrage universel puisse abandonner au pouvoir exécutif les attributs essentiels de sa souveraineté. C’est cependant ce qui arrive en France, puisque le pouvoir exécutif a la faculté d’accorder ou de refuser aux citoyens le droit de s’associer ou de se réunir. Par l’autorité qu’il exerce sur la presse et sur la pratique des libertés d’association et de réunion, le pouvoir exécutif possède une influence indirecte énorme sur les élections : à cette influence indirecte, il ajoute une intervention directe encore plus puissante en donnant à ses candidats le concours organisé de ses agens administratifs. Enfin, lorsque le grand acte de la souveraineté populaire est accompli, quand l’assemblée représentative a été formée par les scrutins populaires, le pouvoir exécutif est encore gardé de deux façons contre les effets de la spontanéité nationale : les ministres n’étant point responsables, les inspirations de l’assemblée représentative ne peuvent atteindre directement le gouvernement ; l’assemblée d’ailleurs, bien qu’elle ait pour fonction l’exercice du pouvoir législatif, ne possède point la plénitude de ce pouvoir, l’initiative de la présentation des lois ayant été attribuée exclusivement au pouvoir exécutif. Ajoutez que le pouvoir exécutif nomme les membres du corps politique, le sénat, qui est préposé à l’interprétation et au perfectionnement possible de la constitution ; ajoutez que les agens de l’administration ne peuvent être traduits devant la justice ordinaire pour des actes résultant de leurs fonctions sans une autorisation du conseil d’état, nommé lui-même par le pouvoir exécutif. Voilà dans l’ensemble la situation présente des choses. Le pouvoir exécutif est le centre de tout : tout part de lui, tout revient à lui. Tout dépend par conséquent de l’homme qui en a le maniement. La pratique des affaires, la force de résistance des faits, n’apportent aux mouvemens de ce mécanisme que des ralentissemens accidentels et insignifians. Nous le répétons, l’exactitude de cette définition de l’organisme politique de la France est confirmée par les explications de M. Rouher aussi bien que par les objections de M. Thiers. Elle n’est ni contestable ni contestée.

Or il se trouve aujourd’hui dans le pays et dans la chambre un nombre chaque jour croissant d’esprits qui, examinant cet état de choses sans passion, sans prévention contre les personnes, avec une froideur et une rigueur en quelque sorte scientifiques, consultant la logique des idées, calculant la force des choses, recherchant les conditions positives du bon gouvernement des sociétés modernes, ont acquis la conviction — et l’expriment — que cette prépondérance du pouvoir exécutif dans le gouvernement de la France est excessive, tient en échec des droits certains et des intérêts évidens, et, quelque opinion qu’on ait des services temporaires qu’elle peut avoir rendus, ne saurait être considérée comme une combinaison inaltérable et permanente. Chacun apporte sans doute dans l’appréciation du présent régime la mesure de son intelligence, le tempérament de son caractère : les uns demanderaient davantage, les autres se contenteraient de moins ; mais les uns et les autres veulent un progrès quelconque dans la même direction. Tous désirent que les restrictions qui entravent les libertés naturelles du pays soient relâchées à un certain degré, de telle sorte que la nation soit progressivement amenée à prendre une part plus directe et plus active à son propre gouvernement, et que le pouvoir exécutif s’ouvre avec plus de confiance à l’influence continue de l’opinion publique. Ils se sentent d’ailleurs protégés et encouragés dans cette tendance par les deux termes fondamentaux de la constitution, qui sont les principes de 1789 et le suffrage universel : la constitution a été déclarée perfectible, et il ne saurait y avoir de doute sur la direction naturelle de ses progrès, puisqu’elle s’est donné pour tâche de réaliser la pétition des droits de la révolution française et d’arriver au complet exercice de la souveraineté nationale par le suffrage universel. Deux politiques sont donc en présence sur un terrain très légal et très constitutionnel, représentées désormais dans la chambre et dans le pays par des organes réguliers et autorisés, — l’une qui veut conserver purement et simplement ce qui est, l’autre qui poursuit le progrès constitutionnel. La lutte pacifique est commencée, elle est dans la nature et dans la force des choses ; le mouvement ira de lui-même à son but nécessaire. Ce qu’il faut souhaiter maintenant, c’est que personne n’en méconnaisse la nature et la puissance, et n’en trouble la régularité par des précipitations inconsidérés ou des résistances intempestives et maladroites.

Nous ne le dissimulerons point, nous sommes de ceux qui aimeraient à voir le gouvernement modérer et fortifier le mouvement libéral en s’y associant ; à nos yeux, les démonstrations données par l’opinion libérale à l’appui de ces idées ont été complètes. Les discussions ultérieures n’apporteront aucune preuve nouvelle : la cause que les libéraux ont défendue est de celles qui sont gagnées dès qu’il est permis ou possible de les plaider. Le succès dans les faits ne peut s’accomplir que de deux façons, ou par une manifestation souveraine de la volonté publique envoyant à la chambre, aux prochaines élections, une majorité libérale, ou par l’initiative prévoyante du pouvoir mettant lui-même la main à la réalisation des libertés nécessaires. Dans l’intérêt de la consolidation paisible et durable de ces libertés, nous préférerions l’initiative réformatrice du gouvernement à une victoire d’opposition. Nous croyons que le gouvernement pourrait, s’il le voulait, se tenir pour suffisamment éclairé par la discussion de l’adresse et entrer prudemment et promptement dans la voie des réformes. Le chiffre des majorités qui ont repoussé les amendemens libéraux ne devrait pas être pour lui un motif de réserve et d’inaction : il ne peut pas ignorer en effet, et le discours de M. Segris l’a montré, que plusieurs des membres les plus éclairés de la majorité, s’ils hésitent encore à voter les amendemens libéraux, en partagent au fond les opinions ; d’ailleurs, connaissant mieux que personne l’influence exercée sur les élections par l’intervention administrative, le gouvernement ne doit point s’amuser à l’illusion des avantages numériques d’un vote. Cependant nous ne voulons être ni trop exigeans ni trop impatiens envers le gouvernement, nous ne sommes point étonnés qu’il ait combattu l’amendement des quarante-cinq ; la surprise et l’émotion que lui a causées l’évolution de ce fragment détaché de l’ancienne majorité ne nous ont point choqués. Il nous suffirait que le gouvernement, à son loisir, prît en sérieuse considération la manifestation libérale de la minorité de la chambre, et y vît l’indication de la politique qu’il devra bientôt adopter. Rien ne nous interdit d’espérer qu’il saura tirer profit de cette information précieuse que la discussion de l’adresse lui a, peut-être à l’improviste, apportée touchant les dispositions du pays. Ni le discours largement construit de M. Rouher, ni la réponse de l’empereur à l’adresse ne doivent décourager ceux qui voudraient voir prendre au gouvernement la direction des réformes libérales. L’empereur a reconnu que la France veut la liberté autant que la stabilité. M. Rouher, bien mieux préparé par son talent à être un ministre de progrès qu’un ministre de résistance, a déclaré solennellement que le gouvernement ne reviendrait point en arrière, qu’il n’y avait point d’incompatibilité entre les institutions et le progrès des libertés publiques, et que la réalisation des mesures libérales demandées par l’opposition ne dépendait à ses yeux que d’un intérêt d’opportunité. Certes cet appel à l’arbitre pratique des décisions politiques n’a pas de quoi nous décourager, car l’opportunité se prononce avec autant de clarté que les principes en faveur du mouvement libéral.

Quand on interroge sans parti-pris et sans passion les circonstances actuelles, on demeure convaincu qu’il est impossible que l’esprit méditatif de l’empereur ne soit point frappé des différences qui existent entre la situation présente et celle de 1854. Les deux époques ne comportent évidemment point le même système de gouvernement. Les méthodes doivent changer avec les temps. On ne demande plus aujourd’hui au pouvoir exécutif les services que l’on attendait de lui au lendemain de la république. Une loi de réaction inévitable veut qu’après les troubles d’une révolution orageuse les sociétés effarées cherchent du repos et de la sécurité dans une concentration du pouvoir ; la France d’aujourd’hui éprouve-t-elle les fatigues, les frayeurs vagues, qui la portèrent à chercher en 1851 un refuge dans la dictature ? On ne peut plus à l’heure présente nous gouverner avec les souvenirs de 1848 ; le temps a marché, d’autres générations sont survenues, qui ne comprennent rien à la peur qu’on veut leur faire des anciens partis, et pour qui cette évocation des fantômes du passé n’est plus elle-même qu’une inintelligible vieillerie. Les pouvoirs nouveaux qui succèdent à des gouvernemens faibles et agités ont à liquider de gros arriérés d’affaires : ils n’ont pas seulement pour eux la faveur morale des esprits que le changement a rassurés, ils peuvent donner une satisfaction pleine et rapide aux intérêts qui sont demeurés si longtemps en souffrance. Ainsi après 1851 on put substituer à l’ancienne activité politique de la France l’activité industrielle et financière ; on avait les anciennes compagnies de chemins de fer à restaurer, le réseau à continuer et à terminer, une immense partie du domaine public à mettre en valeur, tout cela au grand profit des capitaux, d’ailleurs extraordinairement grossis par les épargnes prudemment accumulées durant les alarmes de la période républicaine. En est-on là maintenant ? Y a-t-il quelque grande campagne économique à entreprendre qui puisse faire diversion aux besoins d’activité politique dont les esprits sont travaillés, et que ressentent les intérêts eux-mêmes qui ont si naturellement le goût de la discussion et du contrôle ? L’esprit d’entreprise ne trahit-il pas au contraire en France les lassitudes et les défiances qui suivent toutes les surexcitations artificielles ? La politique étrangère était un autre moyen de diversion puissante ; les questions qu’on pouvait aborder étaient nombreuses et grandes : rien n’est beau à l’origine comme les entreprises étrangères d’un gouvernement qui a les bonheurs de la jeunesse. C’est l’époque où l’on est heureux dans toutes les combinaisons, où l’on a la lune de miel des alliances, où l’on réunit les armées brillantes et frémissantes, où l’on écrase l’ennemi sous l’irrésistible puissance de ses armemens, où l’on gagne les grandes batailles ; mais avec le temps les soucis viennent traverser cette bonne fortune : les questions entamées avec verve ne laissent plus que des suites désagréables et ennuyeuses ; la fin des affaires ne ressemble plus aux commencemens. Après la guerre de Crimée, on a la triste négociation de Pologne ; l’Italie nous donne d’abord Magenta et Solferino, puis elle nous laisse les inextricables complications de la question romaine et l’existence précaire d’un royaume qui ne pourrait se constituer définitivement qu’au prix de deux terribles commotions. On n’a plus l’alliance anglaise, nous entendons la bonne, l’entente cordiale, celle qui donne à la France des moyens d’ascendant certains sur le continent. On a le Mexique. On assiste à un travail qui peut changer la force agressive et défensive de l’Allemagne d’un air de neutralité indifférente qui n’empêche point la richesse mobilière de la France de souffrir cruellement aux moindres menaces que la Prusse et l’Autriche échangent entre elles. De ce contraste comme de tous les exemples analogues qu’on pourrait demander à l’histoire, il résulte que les pouvoirs concentrés ont pour eux, à leur origine, toutes les bonnes chances ; mais après une certaine durée il y a une saute des vents au profit des oppositions libérales, et c’est alors qu’il devient opportun de diviser par une sage économie des libertés publiques les responsabilités et les pouvoirs. Si le gouvernement tardait trop chez nous à reconnaître cette opportunité, il abandonnerait de gaîté de cœur à l’opposition toutes les bonnes chances et ne se réserverait que les mauvaises. Tant que durera la résistance, la force de l’opposition ne peut en effet que s’accroître. L’opposition sera puissante parce que le libéralisme a pour lui la logique de la constitution, le génie de 1789, les conditions nécessaires de la civilisation moderne ; elle sera puissante parce que, tant que le gouvernement se fermera aux compétitions de la liberté, les talens les plus élevés et les plus indépendans, par conséquent les plus estimés et les plus populaires, iront recruter ses rangs ; elle sera puissante parce que, n’étant pas admise au partage du pouvoir, les événemens ne la chargeront d’aucune responsabilité, et ne pourront manquer de donner raison à la plupart de ses critiques ; elle sera puissante enfin parce qu’elle sera modérée, et c’est encore le gouvernement qui, avec les restrictions dont il continuera d’entourer les libertés politiques, lui imposera cette vertu de la modération si attrayante, si persuasive et si efficace. Si le gouvernement prête une oreille attentive à ce qui se passe dans la société éclairée et vivante, s’il se rend un compte impartial de l’impression produite dans le pays par la discussion de l’adresse, il reconnaîtra que le bon vent commence à souffler dans les voiles de l’opposition libérale, et il n’alléguera plus longtemps la considération d’inopportunité sur laquelle il se fonde pour ajourner la liberté.

La rivalité de la Prusse et de l’Autriche cause en ce moment en Europe un très grave émoi. On doit signaler à ce propos la différence qui sépare la diplomatie professionnelle du public de notre époque, public affairé, agité, toujours tenu en éveil par ses intérêts. Depuis peu de jours, depuis que l’on parle des arméniens de la Prusse et de l’Autriche, les fonds publics ont subi une grande dépréciation en France aussi bien que sur tous les marchés de l’Europe. L’alarme a pris un moment les proportions d’une panique, et la rente italienne a été particulièrement maltraitée. Les capitaux français étant engagés à l’étranger dans des proportions considérables, ces capitaux commanditant la totalité des chemins de fer italiens, ayant souscrit la plus grande partie des emprunts émis à Turin, étant mêlés aussi aux affaires de chemins de fer et d’emprunt de l’Autriche, la baisse produite par l’échauffourée allemande les atteint sévèrement. Le public industriel et financier de notre pays a donc d’excellentes raisons de penser que le conflit austro-prussien blesse les intérêts français. Un journal officieux a aujourd’hui la prétention béate de guérir cette plaie aiguë en répétant les phrases du discours de la couronne et de l’adresse du corps législatif où il est question des affaires d’Allemagne : or ces déclarations officielles se bornent à dire que nous ne sommes point directement intéressés dans ces affaires et que nous y observons une politique de neutralité. Nous doutons que ces vagues assurances suffisent pour calmer les inquiétudes du public ; en tout cas, elles ne lui démontreront point que nos intérêts ne sont pas affectés par la crise germanique. Nous n’avons jamais admiré, on le sait, la politique d’abstention que la France a gardée en présence des questions qui agitent l’Allemagne depuis la fin de 1862. Cette politique n’a point lieu de se vanter des résultats qu’elle a laissés s’accomplir, et qu’elle eût pu prévenir sans danger. La faute première, c’est que la France n’ait point insisté pour l’exécution de la convention qu’elle avait signée en 1852, ou ne se soit pas du moins autorisée de la part qu’elle avait prise à cette transaction européenne pour empêcher l’invasion des duchés par l’armée austro-prussienne. Une franche entente avec l’Angleterre eût suffi pour détourner l’Autriche d’entrer dans la ligue insidieuse que lui proposait la Prusse ; si l’on eût réuni une conférence avant l’invasion des duchés, la guerre eût été prévenue ; l’on eût pu obtenir du Danemark des concessions raisonnables, et l’on eût fait profiter de ces concessions la confédération germanique, c’est-à-dire le groupe des états moyens de l’Allemagne que nos intérêts naturels et notre politique traditionnelle nous commandent de soutenir contre la prépotence de l’Autriche, mais surtout de la Prusse. Si cette politique eût été soutenue avec simplicité, droiture et fermeté dans les derniers mois de 1862 et dans les premiers de 1863, il n’y aurait pas aujourd’hui de question allemande. La neutralité affectée, l’effacement systématique, ne nous ont jusqu’à présent donné que des déceptions : nous avions paru vouloir seconder d’abord dans le règlement de la nouvelle destinée des duchés le principe des nationalités ; la Prusse et l’Autriche l’ont brutalement méconnu. Nous avons eu l’air de croire que les états moyens pourraient faire contre-poids aux deux grandes puissances ; nous avons joué à l’idée d’une troisième Allemagne, et les troupes fédérales ont été honteusement chassées du Holstein par la ligue austro-prussienne ; puis le cabinet de Berlin a successivement démasqué ses desseins véritables. Aujourd’hui, grâce à notre habile effacement, nous nous trouvons devant la perspective d’une autre guerre de sept ans, qui, si elle éclatait par malheur, pourrait ébranler par ses contre-coups et l’Italie et l’Orient. Continuerions-nous alors à garder cette neutralité dont nous parlons encore de si bonne grâce ? L’inaction nous serait-elle permise ? Voilà une neutralité bien adroite, qui aurait laissé bénignement s’accumuler et s’aggraver au centre du continent, sur la plus importante frontière de France, tous les élémens de discorde, et qu’il faudrait rompre quand nous ne pourrions plus rien prévenir par l’action pacifique de l’influence morale, lorsque l’Europe serait en feu !

Nous repoussons de toutes nos forces de pareilles prévisions. Nous croirons obstinément au maintien de la paix en Allemagne tant que la guerre n’aura point éclaté. Un fait qui permet encore l’espoir, c’est le soin que prennent les cours de Vienne et de Berlin d’autoriser leurs arméniens respectifs par les préparatifs dont chacune attribue l’initiative à son adversaire. Les deux puissances ont l’air de reculer devant le péril et l’odieux de l’agression. Aucune n’ose porter le premier coup. Cependant cette attitude de défi mutuel ne saurait être gardée longtemps ; elle entretient en Europe une agitation insupportable. L’Autriche y pourrait moins persister que la Prusse, mieux fournie de finances que sa rivale. Il serait peut-être injuste de lui reprocher l’initiative de l’attaque, s’il était prouvé que la provocation calculée, opiniâtre, vient de la Prusse. Or sur ce point le doute n’est pas possible. M. de Bismark veut acheter à l’Autriche le duché de Holstein, et celle-ci jusqu’à présent refuse de le vendre. Ne pouvant vaincre cette résistance, M. de Bismark accuse l’Autriche de trahir les droits du condominium au profit du duc d’Augustenbourg. Les prétendus titres de ce malheureux duc à la succession du Slesvig-Holstein ont été un des principaux prétextes de la querelle inique que l’on a cherchée au Danemark. Ce duc, en accompagnant les troupes de la diète fédérale dans le Holstein, croyait entrer dans son domaine ; la diète, en s’attribuant le droit de se prononcer sur les titres des prétendans aux duchés, semblait annoncer l’avénement de ce prince ; le sentiment des populations des duchés lui est manifestement favorable, et l’Autriche, en entrant dans le Slesvig-Holstein, a toujours paru réserver l’autorité de la diète sur la question de succession. Pour M. de Bismark, toutes ces assurances, toutes ces réserves, ne sont plus que de faux prétextes qu’il faut rejeter avec insouciance, puisqu’ils ont cessé d’être utiles. Pour M. de Bismark, appuyé des syndics de la couronne prussienne, personne parmi les prétendans n’a de titres à la souveraineté des duchés de l’Elbe. Il n’y avait qu’un souverain légitime, c’était le roi de Danemark. Celui-ci, contraint par le droit de la guerre, a transmis ces provinces à la Prusse et à l’Autriche. M. de Bismark veut changer la possession indivise en une appropriation totale et définitive à la Prusse. Ainsi il entend imposer à l’Autriche l’interprétation prussienne du droit de succession dans les duchés, interprétation qui n’est jusqu’à présent acceptée par aucun des autres états de la confédération, et il la presse en même temps de lui vendre le Holstein à prix d’argent. Dans toute cette controverse, le rôle de l’agression morale appartient uniquement à M. de Bismark ; l’Autriche se borne à la résistance passive. Si la conclusion de cette discussion devait être une prise d’armes, l’Autriche aurait beau commencer les hostilités la première, c’est le gouvernement prussien qui aurait été moralement le véritable agresseur. Quoique cette idée de trafiquer à prix d’argent d’un peuple et d’une province ait à notre époque quelque chose d’odieux et suffise à justifier la résistance de l’Autriche, d’autres considérations doivent détourner la cour de Vienne de la proposition qu’on lui adresse. Le succès de la Prusse serait une humiliation profonde pour l’Autriche, et déplacerait l’axe des forces en Allemagne. La Prusse serait agrandie comme puissance allemande, et l’Autriche, déshonorée par son marché, abdiquerait le patronage naturel qu’elle exerce sur les états moyens de la confédération. Il serait acquis dès lors que ces états n’auraient plus rien à espérer de la protection de la cour de Vienne contre les tendances envahissantes de la cour de Berlin. L’ascendant prussien étant ainsi établi par un fait éclatant, les faibles, comme à l’ordinaire, feraient leur cour à la force. La Prusse aurait bientôt assez d’influence pour amener les états moyens à lui céder le commandement de leurs troupes et le soin de les représenter vis-à-vis de l’étranger. On verrait s’organiser pour l’état militaire et la diplomatie de l’Allemagne quelque chose de semblable à ce que l’union douanière a fait pour l’industrie et le commerce. L’Autriche serait peu à peu éconduite de la confédération, et l’hégémonie prussienne serait fondée. Nous trouvons naturel que la cour de Vienne aime mieux tout risquer que de se condamner à une pareille déchéance. Pour ce qui concerne la France, nous ne pouvons nous empêcher d’admirer la naïveté de ceux qui croient que ses intérêts ne sont point engagés dans des événemens qui pourraient tendre à réunir dans les mains de la Prusse toutes les forces de l’Allemagne. Un effacement pareil serait bien nouveau dans notre histoire. Les ombres de Richelieu, de Mazarin, de Louis XIV, de Napoléon, tressailleraient, si elles en avaient le spectacle. Les calculs de ceux qui s’imagineraient que la France pourrait sans déplaisir voir éclater la guerre en Allemagne dans l’espoir que les accidens de la lutte lui apporteraient des occasions favorables de s’agrandir ne nous paraîtraient pas moins chimériques et dangereux. C’est une spéculation sotte, qui n’est plus de notre âge, de croire qu’un peuple a quelque chose à gagner aux guerres qui peuvent déchirer des nations voisines ou rivales. Si cette guerre dont le mauvais rêve nous obsède depuis quelques jours devenait malheureusement une réalité, qui pourrait en prévoir les développemens, les vicissitudes, les péripéties ? Que d’incidens pourraient éclater, qui nous susciteraient des embarras malencontreux ou nous imposeraient des engagemens pénibles ! L’Italie résisterait-elle à une occasion qui lui donnerait l’espoir de s’affranchir réellement cette fois depuis les Alpes jusqu’à l’Adriatique ? Qu’arriverait-il parmi les populations danubiennes, dans la Turquie d’Europe ? Que ferait la Russie ? Et l’explosion finale de la question d’Orient ne serait-elle pas bien proche ? Les peuples allemands sont une race douée d’éminentes qualités militaires ; ils ont vécu pacifiquement depuis un demi-siècle ; nous ne saurions avoir aucun intérêt à leur voir reprendre le goût des armes et s’abandonner aux instincts et aux entraînemens qu’excitent les émotions et les gloires de la guerre. Nous avons eu dans la grande guerre civile des États-Unis la récente expérience du peu de profit que les nations ont à retirer des déchiremens intérieurs d’un grand peuple. Les Américains et même les anciens rebelles avouent aujourd’hui que la guerre civile n’eût pas duré six mois, si les droits de belligérant n’avaient pas été reconnus à la confédération du sud par l’Angleterre et par la France, Si l’Angleterre et la France n’avaient consulté que l’intérêt de l’humanité, si elles s’étaient hâtées de décourager une révolte entreprise pour perpétuer l’esclavage, elles eussent prévenu peut-être ou atténué les souffrances qu’elles ont ressenties dans leur industrie. De faux politiques crurent en ce temps-là en Angleterre et même chez nous que la guerre civile entraînerait la dissolution des États-Unis, qu’une limite infranchissable serait posée aux agrandissemens de la république, et que les puissances européennes pourraient se livrer avec plus de sécurité dans l’Amérique du Nord aux fantaisies de conquête coloniale. La guerre s’est terminée ; elle a laissé le peuple américain plus grand qu’il n’était avant cette douloureuse épreuve : nous demandons ce qu’ont gagné à la guerre l’Angleterre pour la sécurité de la possession du Canada, la France pour la vitalité de son entreprise mexicaine ?

La fin des vacances de Pâques est l’échéance de la crise que va, selon toute apparence, traverser le cabinet anglais. Comme il était aisé de le prévoir, la résistance soulevée par le bill de réforme du ministère s’appuiera sur le caractère incomplet de cette mesure, et tendra par un amendement préalable à faire écarter le bill à l’épreuve de la seconde lecture. On reproche surtout au bill de ne résoudre qu’une portion de la question de la réforme parlementaire, celle qui concerne les conditions qui doivent donner le droit électoral, et de remettre à une autre loi et à une autre année la solution de l’autre partie du problème, le remaniement des collèges électoraux, ou ce que l’on appelle en Angleterre la distribution nouvelle des sièges. Dans une réunion formée d’un nombre considérable de membres du parti tory, M. Disraeli avait annoncé, avec l’approbation de ses amis, que tel était le terrain choisi par l’opposition et qui devait lui être le plus favorable. Peu de jours après en effet, un amendement conçu selon ces idées était annoncé par le représentant d’une des maisons patriciennes du parti whig, par le comte de Grosvenor, fils et héritier présomptif du riche marquis de Westminster. Cet amendement, qui sera soutenu par les tories, décidera du sort du bill et de la destinée du ministère. Les deux choses sont étroitement liées ; il est certain que le mécontentement excité par le bill dans une section du parti whig a mis en péril l’existence du cabinet ; il n’est pas douteux non plus que le peu de faveur que rencontre dans le public politique l’administration formée par le comte Russell n’augmente le nombre des adversaires du bill. C’est en tout cas un fâcheux symptôme pour le ministère que l’opposition ait pour organe en cette circonstance un whig du rang et du nom de lord Grosvenor. Les débats de la chambre des communes ont sans doute des péripéties imprévues, et il serait téméraire de prédire positivement l’échec ministériel. Cet échec cependant est probable. Au fond, l’objection opposée au bill par l’amendement de lord Grosvenor est juste. Dans l’état compliqué du système électoral anglais, la réforme ne peut se borner à une réduction du cens. Il faut savoir encore comment le cens nouveau se combinera avec le nouveau classement des groupes représentés. Il y a là des droits, des intérêts, des forces, qui doivent se combiner, se contre-balancer, et dont le législateur ne peut mesurer l’équilibre, si on ne lui soumet qu’une seule des deux données du problème. La société politique influente d’Angleterre, en se décidant à un changement de cabinet, montre également un grand tact et un juste sentiment de l’à-propos. On comprend en Angleterre qu’il est déraisonnable et impolitique de perpétuer au pouvoir les mêmes hommes ; pour élargir le personnel des hommes d’état, il est sage, quand aucun intérêt important ne s’y oppose, de faire passer alternativement au pouvoir ce qu’on pourrait appeler les états-majors des grands partis. Le temps des tories est bien venu. Les tories d’ailleurs, qui sont toujours très puissans pour retarder les réformes désirables quand ils sont dans l’opposition, se sont montrés souvent plus habiles à les réaliser que les whigs quand ils arrivent au pouvoir. Il serait dommage pour les intérêts de l’Angleterre de laisser trop longtemps inoccupés les talens d’hommes aussi distingués que M. Disraeli et lord Stanley ; il y a de jeunes membres du parti qu’il importe d’appliquer au maniement des affaires, tels que lord Cranborne. Un ministère nouveau pourrait aussi contracter d’utiles alliances qui ajouteraient des forces précieuses au parti conservateur ; on ne voit pas pourquoi, par exemple, M. Lowe, que les whigs n’ont point traité suivant ses mérites, ne pourrait pas servir à côté de M. Disraeli et de lord Stanley. Un autre résultat utile d’un ministère tory serait de donner le temps au parti libéral, dont la mort de lord Palmerston a laissé les élémens assez désunis, de mieux se combiner, de devenir plus homogène et plus discipliné dans l’opposition. Ces conjectures sont un peu prématurées ; il n’est cependant pas possible de promettre une longue carrière au cabinet de lord Russell.

L’Angleterre a vu s’éteindre doucement, il y a huit jours, dans une paisible et sereine vieillesse, une des plus pures et des plus dignes existences qui aient traversé en ce siècle les prospérités et les infortunes des grandeurs humaines. D’universelles sympathies ont suivi de France dans son départ de la terre la belle âme de la reine Marie-Amélie. Comment eût-il pu en être autrement ? C’est un grand honneur, pour la reine Marie-Amélie et pour la France que pendant qu’elle régnait parmi nous, au milieu des violences et des licences des luttes politiques les plus passionnées, jamais une pensée de calomnie ou de haine ne soit sortie d’aucun parti, d’aucune classe pour effleurer sa renommée. Tous parmi nous ont compris, vénéré, aimé ses vertus. À toutes les époques de sa vie, la reine ne songea qu’à pratiquer avec simplicité, droiture et fermeté son devoir. On ne saurait essayer de tracer ici une esquisse de cette grande et attachante figure. Nous n’avons point à parler non plus des malheurs qu’elle a fait plaindre et respecter par la dignité avec laquelle elle a su les supporter. Ces malheurs ne lui étaient point personnels en quelque sorte ; elle n’avait fait, quant à elle, aucune avance égoïste à la fortune, et ne se sentait frappée que dans les êtres qu’elle chérissait. Ce ne serait point rendre un hommage complet à la reine Marie-Amélie que de la séparer dans nos regrets et dans nos souvenirs de ceux qu’elle a aimés avec une si constante sollicitude. On ne peut penser à ses vertus sans en voir le reflet sur l’homme remarquable et bon, le roi Louis-Philippe, pour qui elle professa toujours une si tendre admiration, et qui dut exercer sur son esprit et son cœur une si pénétrante influence. Le grand mérite et l’œuvre principale de Marie-Amélie fut d’être une mère sans égale à notre époque, de faire épanouir et de maintenir autour d’elle un esprit et des vertus de famille qu’on a rarement vues réunies à un semblable degré. La reine en elle fut malheureuse assurément et souffrit cruellement pour les siens ; mais osons dire, au moment de sa mort, que la mère fut heureuse et récompensée dans ses enfans. Ces princes, qu’elle avait toujours instruits à remplir avec simplicité et désintéressement leurs devoirs envers la France, elle les a gardés auprès d’elle jusqu’à la fin. Elle a eu la consolation de bénir les enfans de ses petits-enfans. Elle a laissé d’honnêtes et nobles exemples, et les bons sentimens que la nouvelle de sa mort a éveillés partout au milieu de nous sont comme un dernier bienfait qu’elle a rendu à son pays.

E. FORCADE.


ESSAIS ET NOTICES.




LES FOSSILES DU BASSIN D’AIX.

On voudrait appeler l’attention sur une découverte d’êtres fossiles fort intéressans connue depuis quelques années, mais que vient de compléter avec beaucoup de zèle le savant directeur du Muséum d’histoire naturelle de Marseille, M. Barthélémy Lapommeraye. Il s’agit des insectes fossiles du terrain à plâtre d’Aix, en Provence, contemporain de celui de Montmartre. On sait que Cuvier découvrit dans ce dernier les palœotheriums, les anoplotheriums, et autres gigantesques mammifères que son génie parvint à reconstituer avec quelques débris. Les espèces en sont perdues et ne présentent plus aujourd’hui d’analogues que dans les tapirs, les rhinocéros et les hippopotames. Les fossiles du bassin d’Aix, bien que d’espèces plus infimes, ne sont pas moins dignes de tout l’intérêt du philosophe et du naturaliste. Tout un monde éteint : mouches, papillons, libellules, scarabées, coccinelles, araignées, etc., vivaient à la surface de ces eaux gypseuses il y a des milliers de siècles, et ont laissé de la façon la plus nette leur délicate empreinte entre les feuillets du terrain à gypse, tant le dépôt s’est produit lentement et dans un calme absolu. Jamais ne s’est mieux vérifiée cette comparaison des géologues que les fossiles représentent les médailles de la géologie, et que les lits des roches sont les feuillets sur lesquels est écrite l’histoire de la formation de la terre.

Les couches de plâtre alternent avec des bancs de marne argileuse qui se délitent en minces feuillets à la façon des ardoises, et c’est entre ces feuillets que se retrouve la trace de tous ces insectes. M. Lapommeraye a recueilli avec le plus grand soin ces intéressans fossiles ; il a su les dégager et souvent les deviner quand ils étaient en partie recouverts ou même entièrement cachés par les lits de marne, et, taillant en forme régulière la plupart de ces échantillons, il en a fait de véritables objets d’art. On dirait une peinture en mosaïque sur des pierres artificielles, comme celles que l’on voit chez les bijoutiers de Rome, Florence, Naples, et représentant des insectes en noir sur un fond gris ou blanc. Pour la délicatesse du dessin, je donnerais même la palme aux fossiles du bassin d’Aix. Toutes les nervures de l’aile diaphane d’une mouche ou d’une libellule s’y trouvent reproduites, ainsi que les pattes effilées, la tête fine et les yeux délicats. Une araignée présente l’étrange phénomène d’une double série de pattes, soit qu’elle ait été prise au moment même de la mue, soit qu’un mouvement imperceptible imprimé au dépôt ait reporté à une faible distance une empreinte déjà commencée.

Le bassin à plâtre d’Aix n’est pas seulement riche en insectes fossiles ; on y rencontre aussi des batraciens, d’énormes grenouilles, dont quelques-unes ont été moulées dans l’acte même de la natation. Il y a encore une grande quantité de poissons. Parmi ces derniers, quelques-uns se sont tordus dans d’affreuses souffrances au moment où ils étaient pris dans le dépôt ; la queue est violemment retournée vers la tête, le corps plissé. D’autres poissons, saisis dans une eau plus calme, ont les nageoires développées, le corps bien lancé, la queue frétillante, et les écailles brillent de tout leur éclat. Ces poissons fossiles sont les frères de ceux du Monte-Bolca en Italie qui frappèrent si vivement l’imagination du général Bonaparte en 1797. Il en envoya à Paris de magnifiques échantillons que l’on peut voir encore au Muséum.

Pendant que ces animaux laissaient ainsi leur trace dans ce terrain d’argile marneuse et de gypse déposé par des eaux à la surface ou dans l’intérieur desquelles ils vivaient, des végétaux croissaient au bord de ces lagunes, et marquaient également leur empreinte dans les lits du terrain. Des branches, des troncs, des feuilles, des fruits, ont été retrouvés. Les conifères sont surtout abondans, comme aujourd’hui encore, et des pommes de pin fossiles ont quelquefois été recueillies en grand nombre. Il y a dix ans, en visitant moi-même le bassin à plâtre d’Aix, je fis une ample récolte de ces cônes, et je trouvai également quelques belles libellules[1]. Ainsi tout un monde animal a existé à l’époque où ce terrain gypseux se déposait dans les lagunes qui formaient alors le bassin d’Aix, tout un monde de poissons, de batraciens, d’insectes, analogues à ceux qui vivent encore aujourd’hui dans ces eaux. En même temps se développait une flore qui rappelle de tous points celle que l’on rencontre toujours en Provence. Par conséquent, dès ces temps géologiques, dont nous séparent peut-être des milliers de siècles, les conditions de la vie étaient déjà les mêmes qu’aujourd’hui. L’atmosphère avait la même composition, la même température. Bien plus, le relief du sol avait pris à peu près ses formes définitives, car le terrain à gypse affleure, c’est-à-dire apparaît presque partout à la surface. En présence de pareils faits, on se demande si l’homme n’a pas été le contemporain des êtres vivans dont on vient de parler, car on ne voit aucune raison à ce que son apparition ait pu être différée du moment où toutes les conditions nécessaires à son développement se trouvaient remplies.

Il y a dans la succession des êtres, à travers le millénaire géologique, comme une progression fatale. Chaque animal vient pour ainsi dire à son heure. La vie revêt des formes de plus en plus parfaites, des formes même qui parfois nous étonnent. C’est ainsi que les trilobites du monde primitif ont précédé les crustacés, — les grands sauriens de la période secondaire les reptiles actuels, — les grands pachydermes de la période tertiaire la faune contemporaine. Dans cette faune, l’homme lui-même semble avoir été précédé par le singe, et il n’y a aucun blasphème à l’écrire, car un hiatus immense, insondable, sépare l’homme des quadrumanes. Dans tous les cas, comme l’a dit un grand naturaliste, il vaut mieux voir en l’homme un singe perfectionné qu’un Adam dégénéré. Avec l’homme apparaissent pour la première fois l’intelligence et la civilisation sur le globe ; mais l’homme lui-même s’en ira à son tour pour faire place peut-être à une créature supérieure, perfectionnée, comme notre imagination semble quelquefois en rêver. A la fin, la terre elle-même, quand elle aura rempli son rôle, perdu son eau, sa chaleur propre et son atmosphère, quand le feu central sera éteint, verra la vie se retirer d’elle, comme la vie s’est déjà retirée d’autres planètes, telles que la lune. À vrai dire, il faut pour cela compter les siècles par millions.

Pendant que la série animale suit dans l’ordre des créations l’échelle progressive (et quel progrès plus merveilleux que celui-là !) que nous venons de faire entrevoir, la flore obéit à la même loi, et en sondant les couches du globe, en interrogeant les divers fossiles végétaux, des plus anciens aux plus modernes, on voit les cryptogames précéder les monocotylédonés, et ceux-ci les dicotylédones dont les essences si variées parent aujourd’hui le sol. La vie est donc partout ici-bas, et va sans cesse se modifiant. Rien ne se crée, rien ne se perd. La vie seulement, comme nous avons essayé de le faire comprendre, revêt à un moment donné des formes nouvelles, et de plus en plus parfaites. C’est dans cette immense évolution, la plus splendide qu’un philosophe ait jamais pu concevoir, que l’homme a été créé à son tour, et si des découvertes comme celles que nous venons de signaler se multiplient, la science pourra bientôt fixer le moment précis de cette apparition.

À ce grave et difficile problème, on ne songeait guère hier, sur la foi de Cuvier, qui se refusait même à admettre des singes fossiles, mais la solution de la question a fait un grand pas depuis la découverte dans le terrain du diluvium de silex travaillés, découverte qui est la gloire de M. Boucher de Perthes. À la suite de ce patient investigateur est venue une phalange de chercheurs infatigables, et M. Éd. Lartet, le célèbre paléontologiste, a démontré que l’homme en France a été le contemporain du renne, de l’éléphant primitif, du rhinocéros à narines cloisonnées, et de l’ours des cavernes, espèces aujourd’hui éteintes ou reportées dans les contrées polaires. Tout cela ne nous ramène encore qu’au terrain que les géologues nomment quaternaire, terrain dont la formation a immédiatement précédé celle des terrains d’alluvion qui se déposent encore sous nos yeux ; mais M. Desnoyers, en France, a découvert dans un terrain plus ancien, le terrain tertiaire supérieur, des ossemens travaillés, indice évident de la présence de l’homme, et M. Cocchi, de Florence, dans le terrain du val d’Arno[2], a trouvé, au milieu d’ossemens analogues appartenant à de grands mammifères et également travaillés, un crâne humain fossile. J’ai vu dans le musée d’histoire naturelle de Florence cette pièce d’anatomie ou plutôt d’anthropologie unique en son genre. La partie supérieure seule de la boîte osseuse existe. Tous les naturalistes auxquels elle a été soumise ont été unanimes à y distinguer des caractères de fossilisation complets, et ont reconnu dans la forme les indices d’une antiquité telle qu’aucun crâne humain fossile ne saurait être opposé à celui-là. Tout au plus pourrait-on lui comparer le crâne trouvé dans le Neanderthal (Prusse rhénane). Voilà donc l’homme contemporain du terrain tertiaire, et comme les gypses d’Aix appartiennent à cet étage, les raisons que nous émettions tout à l’heure pour autoriser la présence probable de l’homme au milieu des fossiles dont nous parlions se trouvent ainsi justifiées. Que d’importantes questions soulève cette ancienneté de l’espèce humaine reportée si loin au-delà des temps que nous nommons historiques ! Qu’a fait l’homme pendant toute cette longue durée de siècles ? A-t-il seulement inventé le langage, qui serait certes la plus belle de ses découvertes, s’il ne l’a pas reçu en naissant ? Que devient dans tout cela la civilisation ? Il faut bien peu de temps pour en voir une naître et mourir ; mais au moins laisse-t-elle des traces ineffaçables, tandis que de l’homme fossile il ne reste rien que quelques silex grossièrement taillés et quelques dessins naïfs sur des os. Il est vrai que la plupart des sauvages en sont restés à cet état rudimentaire. Ne cherchons pas du reste à tout expliquer sur notre origine, le moment est peut-être encore prématuré ; bornons-nous à constater un fait aujourd’hui de toute évidence, que nous sommes bien plus vieux que nous ne l’avions cru jusqu’ici, et qu’il faudra rechercher la trace primitive de l’homme jusque dans l’étage moyen du terrain tertiaire, comme nous venons de le faire pressentir par les intéressantes découvertes qui ont eu lieu et se continuent dans le terrain à gypse d’Aix.


L. SIMONIN.



Des Relations de l’empire romain avec l’Asie orientale,
par M. Reinaud, de l’Institut[3]


Il y a plaisir à suivre du regard les voies diverses par où de nos jours l’étude de l’antiquité s’agrandit et s’étend. On pouvait dire naguère que le livre d’Hérodote n’avait pas encore été lu ; on ne le dirait plus aujourd’hui après la publication anglaise de M. Rawlinson et de M. Wilkinson, qui ont commenté le vieil historien avec le secours des plus récentes découvertes de la science moderne. Nos érudits lisent les écritures hiéroglyphique et cunéiforme que les Grecs n’entendaient pas ; la philosophie comparée et la grammaire générale, supérieurement traitées, avec une hauteur de vues morales égalée seulement par la précision des données scientifiques, comme dans le beau livre de M. Max Müller qu’a traduit M. Perrot, les bonnes fortunes de l’archéologie et de l’épigraphie, l’acquisition de nouveaux textes, notamment dans le domaine du droit, ont rendu facile une interprétation nouvelle des auteurs grecs ou latins. En apportant le tribut de commentaires que permettait sa connaissance spéciale de certains idiomes de l’Orient, M. Reinaud a rendu pour sa part un grand service aux lettres anciennes. Il a entrepris de retracer les relations politiques et commerciales de l’empire romain avec l’Asie orientale, c’est-à-dire l’Inde, la Bactriane et la Chine, pendant les cinq premiers siècles de l’ère chrétienne, d’après les témoignages arabes, persans, indiens, chinois, aussi bien que latins et grecs. M. Reinaud avait déjà donné un important mémoire sur le périple de la mer Erythrée qui pouvait servir d’introduction au présent volume : il avait résolu dans ce mémoire la question si contestée de la date de ce monument, sur laquelle on ne s’accordait pas. Il paraît incontestable désormais que le périple de la mer Erythrée n’est autre chose que le journal de bord d’un capitaine de marine marchande qui vivait sous le règne de Philippe l’Arabe et sous celui de son fils Philippe II, c’est-à-dire au milieu du IIIe siècle après Jésus-Christ.

Ce livre est un de ceux qui nous introduisent le mieux dans l’extrême Orient pendant l’époque impériale. La conquête d’Alexandre avait été évidemment le premier anneau de cette longue chaîne de rapports politiques ou commerciaux qui devait rapprocher les deux civilisations de l’Occident et de l’Orient. Cette conquête avait laissé après elle, soit dans la Bactriane, soit même au-delà de l’Indus et jusque sur les bords du Gange, de brillantes parcelles de l’esprit grec. Le lien établi dès lors avec l’Occident n’avait pas été entièrement rompu par le premier démembrement de l’empire d’Alexandre en trois groupes d’états, parce que les Ptolémées et les Séleucides s’étaient efforcés de continuer l’œuvre du conquérant. Toutefois les souverains d’Antioche se trouvèrent trop faibles bientôt pour maintenir sous une même domination presque toute l’Asie jusqu’à l’Indus, et le rôle échut à la seule Égypte d’entretenir encore les relations créées entre l’Occident et l’Orient. Alexandrie, que son admirable situation prédestinait, devint le rendez-vous de tous les systèmes, l’asile de toutes les religions, et aussi le point de rencontre de tous les échanges commerciaux. La domination désordonnée des Parthes ayant intercepté toutes les voies intérieures de l’Asie centrale, le commerce chargé de subvenir aux besoins incessans du luxe romain dut prendre la voie de mer pour gagner les côtes de la Chine et de l’Inde ; du port de Myos-Hormos, sur le golfe arabique, des centaines de vaisseaux appareillaient chaque année pour ces régions lointaines. Les relations diplomatiques se nouèrent à la suite de rapports si fréquens, et Marc-Antoine le premier faillit s’en servir au grand danger de Rome elle-même. Secondé par la puissante alliance de Cléopâtre, Antoine semblait devoir détacher tout l’Orient romain quatre siècles à l’avance ; il avait attiré dans son parti beaucoup de princes orientaux, et il comptait, avec leur secours, triompher d’Octave à Actium, puis triompher des Parthes et reprendre toute la conquête d’Alexandre jusqu’à la Bactriane et jusqu’à l’Indus. Il eût retrouvé d’anciennes et intimes alliances vers ces frontières éloignées ; Virgile, dans son tableau animé de la journée d’Actium, à la fin du VIIIe livre de l’Enéide, Properce dans ses élégies, Horace et Tibulle nous parlent des rapports de la Bactriane avec le triumvir, et nous savons maintenant avec certitude l’union conclue entre Marc-Antoine et le roi indo-scythe Kanischka. Les beaux travaux de Lassen et de Weber sur l’Inde et la Bactriane après Alexandre nous avaient donné les principaux traits de ce grand tableau historique ; M. Reinaud, s’aidant de nouvelles découvertes dues à une érudition toute spéciale, a repris à nouveau ce curieux sujet, qu’il a développé. De trop nombreux problèmes se présentaient à lui pour que nous puissions ici les énumérer tous. Un des principaux était de fixer définitivement la situation géographique du pays des Sères suivant les idées des anciens ; M. Reinaud n’hésite pas à identifier ce pays avec la Chine. On verra du moins dans son exposé combien le problème est difficile et compliqué ; une des premières données est d’établir quelles étaient aux différentes époques les idées des Romains et des Grecs sur la forme et l’étendue de la terre habitable. À ce propos, M. Reinaud expose le système d’Ératosthène, qui donne au continent asiatique des dimensions fort réduites et a pu contribuer de la sorte à faire croire aux Romains contemporains d’Auguste que la conquête du monde serait effectivement bientôt achevée. Vient ensuite le système de Cratès de Pergame, qui ajoute au monde d’Ératosthène, composé de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, plusieurs autres mondes répandus sur la surface du globe, mais sans communication entre eux. Celui de Ptolémée enfin, vers le milieu du second siècle après Jésus-Christ, recule toutes les limites, ouvre de nouveaux horizons devant les esprits, et doit modifier par conséquent toutes les anciennes idées de conquête universelle ; mais il n’est guère adopté tout d’abord qu’en Orient et chez les chrétiens. Ces considérations sur les systèmes cosmographiques des anciens, exposées en détail, appuyées de cartes spéciales, forment une importante partie du travail de M. Reinaud. Il a raison de soutenir que, sans de tels commentaires, beaucoup de points restent parfaitement obscurs, soit dans la politique des chefs de l’empire romain, soit dans l’expression de cette politique par les historiens et les poètes.

Chez les poètes en particulier, l’auteur a cru trouver, par une comparaison avec les témoignages chinois, indiens et arabes, des informations toutes nouvelles, en ce sens que personne ne les aurait remarquées avant lui. Virgile, Horace, toute la pléiade poétique des commencemens de l’empire, nous entretiennent à chaque page des conquêtes les plus lointaines, qu’ils attribuent aux armées de Rome. M. Reinaud voit dans chacune de ces énumérations géographiques autre chose qu’une amplification de rhéteur, de courtisan ou de poète ; il établit des rapprochemens curieux, des analogies singulières, et il édifie de la sorte toute une exégèse politique à propos d’Horace et de Virgile. Je ne sais pas s’il convertira nos latinistes et s’il fera admettre ses vues jusque dans l’enseignement public, où il affirme qu’on ne sait pas encore expliquer suffisamment l’Enéide ; il est sûr du moins que son commentaire géographique ne manque ni de nouveauté ni d’audace, et qu’il y a beaucoup à gagner au contact de cette science toute spéciale.

La seconde moitié de cet ouvrage, consacrée à l’histoire, par ordre chronologique, des relations entre l’empire romain et les pays de l’extrême Orient pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne, montre à l’œuvre cette science de l’arabisant avec toutes ses ressources appliquées à l’étude attentive et patiente de l’antiquité classique. Assurément il y a des conquêtes imprévues à faire dans cette voie. C’est la comparaison des monumens que nous appelons classiques avec les témoignages de la science orientale qui nous instruira seule des liens encore peu connus par lesquels les différentes nations de la grande race indo-européenne se rapprochent et s’unissent. La grammaire et la mythologie comparées nous réservent sur ce grave sujet d’importantes découvertes. Dernièrement M. Bréal, dans un intéressant écrit sur la légende de Cacus et d’Hercule, nous donnait, lui aussi, un commentaire de Virgile, et, suivant le témoignage de ce juge compétent, l’auteur latin, aidé par cette divination poétique qui peut tenir lieu à certains égards du sens historique, a si bien reconstruit les premiers temps de la race italienne, que chaque vers de l’invocation des prêtres saliens dans son récit de l’épisode de Cacus pourrait trouver son développement naturel et identique dans la citation de nombreux couplets des hymnes védiques, grâce à la conformité de l’expression et de l’idée, et grâce au lien secret qui unit des peuples fort inconnus l’un de l’autre, fort séparés par le temps et l’espace, mais qui sont de même origine. Dans cette voie nouvelle de la science critique, nos orientalistes devront répondre à beaucoup d’espérances ; on rendra ce témoignage à M. Reinaud, qu’il a pris les devans avec l’autorité de son nom et de ses travaux antérieurs. Le domaine de la géographie comparée, qui lui appartient, est un des plus riches et un de ceux qui nous promettent la moisson la plus abondante.


A. GEFFROY.


V. DE MARS.

  1. Un de nos ingénieurs des mines les plus distingués, M. Diday, a prouvé dans un remarquable mémoire que les eaux qui ont déposé ces plâtres avaient précédemment traversé le terrain carbonifère du bassin d’Aix, inférieur au dépôt des gypses et par conséquent plus ancien. Les charbons contenus dans ce terrain sont de la qualité dite lignite ; mais ce sont des lignites parfaits, rappelant la houille. En certains points, ils présentent d’énormes cavités ou des parties molles, pourries, que les mineurs du pays ont nommées moulières, parce que le terrain y est mou, pénétré par les eaux. Le lignite contenait en ces endroits une grande quantité de pyrite de fer. Cette combinaison de fer et de soufre, s’oxygénant peu à peu, est passée à l’état de sulfate de fer, lequel, agissant sur le calcaire qui sert de toit et de seuil au charbon, a transformé celui-ci en gypse ou sulfate de chaux. Ce gypse dilué, emporté par les eaux acides, est allé se déposer plus loin dans le terrain à plâtre, et l’oxyde de fer, spongieux, pulvérulent, est resté dans les moulières. M. Diday a voulu appuyer par des chiffres son ingénieuse explication, et, comparant le vide des moulières au volume occupé par les gypses, il a trouvé des nombres concordans.
  2. Ce terrain appartient à l’étage moyen du terrain tertiaire, c’est-à-dire qu’il est plus ancien encore que le terrain exploré par M. Desnoyers.
  3. In-8°, chez Durand.