Chronique de la quinzaine - 14 avril 1866

Chronique n° 816
14 avril 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 avril 1866.

Depuis l’origine des complications germaniques, depuis la fin de l’année 1863, nous n’avons cessé de considérer comme erroné, imprudent, dangereux, le singulier système de politique adopté par notre gouvernement à l’égard des affaires d’Allemagne. L’esprit et les procédés de ce système se sont bien fait connaître dans les trois dernières années. La France regarde ce qui se passe en Allemagne et laisse faire. Sa diplomatie affecte à la fois un désintéressement qui touche à l’indifférence à l’égard des querelles qui divisent les états germaniques et un respect maniéré pour la liberté d’action de ces états. Nous avons toujours pensé, d’accord avec ceux qui se sont nourris des traditions de notre histoire et qui calculent avec sollicitude les conséquences futures des événemens à mesure qu’ils s’accomplissent, que, sans blesser ni les droits ni la juste susceptibilité des peuples germaniques, la France eût pu servir à la fois ses meilleurs intérêts et ceux de l’Allemagne en manifestant à propos, d’une façon suivie, avec une franchise amicale et une dignité ferme, son opinion réfléchie sur les tendances qui se manifestaient au-delà du Rhin avant que ces tendances ne se fussent aggravées par les faits que, laissées à elles-mêmes, elles ne pouvaient manquer de produire. On le sait, une autre façon de voir a prévalu au sein du gouvernement et a rencontré en abondance de complaisans admirateurs. On a voulu trouver toute sorte de vertus à l’abstention systématique. D’abord, disait-on, c’est par excellence la politique pacifique ; la France jouirait d’autant mieux des profits de son repos qu’elle assisterait avec plus d’impassibilité aux chamailleries de ses voisins. C’était aussi la suprême habileté : les Allemands se querellent ; à merveille ! qu’on les laisse s’affaiblir par la lutte ; nous, en attendant, nous ne risquons rien, et nous avons le bénéfice assuré des occasions qui pourront s’offrir ; tandis que les deux combattans s’épuiseront, il arrivera peut-être un moment où nous trouverons de quoi nous réjouir. Une pareille politique, quoique entachée d’une médiocrité réelle d’esprit et de sentiment, ayant l’air de la force qui se réserve et de l’habileté qui attend patiemment sa chance, peut séduire pendant un temps la foule de ceux qui ne veulent rien prévoir et qui trouvent naturel que l’on joue au petit bonheur les destinées des grands peuples ; mais ce somnolent optimisme est exposé à de violens et douloureux réveils.

C’est à un phénomène de ce genre que nous assistons aujourd’hui. Le rêve des habiles qui se consolaient volontiers des agitations troubles de l’Allemagne a été interrompu en sursaut par la panique des intérêts matériels, qui sont bien mieux doués que la diplomatie de profession du sens de la réalité. À peine la Prusse et l’Autriche se sont-elles menacées durant quelques jours, qu’on s’est aperçu des vastes et vivaces intérêts par lesquels la France était attachée à la conservation de la paix en Allemagne. La richesse mobilière de la France a été frappée tout à coup sur notre marché financier d’une dépréciation énorme. La France pacifique ne se répand point au dehors comme d’autres peuples par le génie colonisateur ; mais la France a montré depuis quelques années qu’elle était douée d’une autre faculté d’expansion qui ne devrait pas être moins utile à sa prospérité et à l’influence de sa civilisation. La France est une grande productrice de richesse, et possède une considérable puissance d’épargne. La France ne fait point émigrer ses populations, mais elle laisse volontiers émigrer ses capitaux ; une portion notable de la richesse du pays est maintenant engagée dans les emprunts d’état et dans les grandes entreprises de travaux publics à l’étranger. Il est inutile de parler de l’étendue et de l’activité des applications de la richesse et du travail à l’intérieur du pays, de la solidarité qui unit notre prospérité intérieure aux vicissitudes des opérations de crédit public entamées au dehors par nos capitaux. Il est également superflu de rappeler les encouragemens, pour ne pas dire les excitations, qui ont entraîné l’activité de la France aux grandes aventures des spéculations industrielles et financières. La conséquence d’un tel état de choses devrait toujours être présente à la pensée des hommes politiques. La constitution économique de notre nation devrait déterminer sa direction diplomatique. Nos affaires extérieures ne peuvent plus être conduites comme celles d’un état de l’ancien régime. Nous ne sommes plus au temps où il était permis à la diplomatie de faire de l’art pour l’art, où les hommes d’état se jouaient au dilettantisme des ruses, des dissimulations, des intrigues des cours. À la place des mystères de cabinets, des chuchotemens de salons, des parties liées dans l’ombre, il nous faut les résolutions droites et sensées, arrêtées avec rapidité, exprimées au grand jour, et qui donnent aux intérêts la confiance en les éclairant. Le véritable homme d’état de notre époque n’est plus celui qui cherche à gagner des territoires par d’impétueux coups de main ou des combinaisons Insidieuses et patientes. Les variations éprouvées par la richesse mobilière sous l’influence malencontreuse des vieilles routines politiques représentent des dépréciations de capitaux bien supérieures au gain hypothétique d’une province. L’homme d’état de notre époque devrait être un grand et vigilant homme d’affaires appliqué sans cesse à étudier le poids des intérêts économiques dans la balance des intérêts politiques et à guider ces intérêts par des directions nettes, ou au moins par des informations opportunes et claires. Ce qui se passe aujourd’hui dans la sphère de ces intérêts devrait être pour les hommes d’état qui croient encore à la politique du raffinement et du mystère une leçon décisive.

Les intérêts, en voyant tout à coup l’imminence d’un conflit entre l’Autriche et la Prusse, ont découvert que la politique de réserve, de taciturnité et de neutralité affectée, qu’on leur avait donnée pour un chef-d’œuvre d’habileté de notre part, était au contraire le comble de l’imprudence. Cette politique compromet en effet à un très grave degré l’intérêt supérieur qu’elle prétendait sauvegarder, la liberté d’action de la France. Cette liberté d’action eût pu être exercée avec une sécurité plus grande et une efficacité plus certaine à chaque incident antérieur des complications allemandes, au moment de l’exécution fédérale dans le Holstein, au moment de l’invasion des duchés par les troupes austro-prussiennes, avant le traité de Vienne, avant la convention de Gastein. Les prétentions de M. de Bismark ont grandi à chacune de ces étapes ; la neutralité de la France n’a fait que l’encourager à des audaces nouvelles. Que la France eût exprimé une opinion décidément favorable non-seulement au droit, mais à une solution définitive de la question des duchés dans l’une des premières phases de cette affaire, la simple manifestation de son autorité morale eût incontestablement modifié la marche des choses : sa décision eût donné de la force et du courage aux résistances naturelles que les projets ambitieux de M. de Bismark devaient rencontrer en Allemagne ; l’Autriche ne serait point allée aussi loin dans ses engagemens avec la Prusse ; les états secondaires ne se seraient point laissé atteindre par un découragement incurable, ils ne seraient point tombés dans la prostration où nous les voyons. M. de Bismark, sentant devant lui l’obstacle, n’aurait pas pris cet élan impétueux que l’on acquiert nécessairement quand on marche de succès en succès. Au lieu d’essayer activement une politique semblable, on a laissé aller les choses en réservant la liberté d’action de la France, et notre liberté d’action se trouve aujourd’hui en présence d’un duel possible entre les deux grandes puissances allemandes ; mais c’est précisément ce conflit, s’il éclate, qui peut enlever à la France sa liberté d’action, et nous forcer d’agir au moment que nous n’aurons ni prévu ni choisi, sur un terrain qu’il ne dépendra plus de nous de circonscrire.

En face du péril d’une guerre éclatant entre la Prusse et l’Autriche, on s’est dit que cette guerre serait le signal d’une perturbation générale, qu’il était impossible que dans ce conflit l’Italie demeurât neutre ; que l’Italie engagée, la France pourrait être forcée d’intervenir dans des conditions aujourd’hui imprévues ; que l’action de l’Italie, si elle était dirigée contre l’Autriche, remuerait nécessairement les populations chrétiennes de la Turquie d’Europe ; que le feu prendrait aux contrées danubiennes ; que la Russie serait amenée dans la lutte ; que la question d’Orient s’imposerait à l’Europe divisée ; que là aussi la France serait obligée d’apparaître, et que l’Angleterre serait forcée elle-même de sortir de son inaction calculée. On s’est dit enfin qu’il s’agissait là non plus de ces guerres limitées et localisées, comme celles que nous avons vues dans ces douze dernières années, dont le but est défini, le champ d’action circonscrit, la durée même mesurée d’avance, mais d’une de ces luttes confuses où personne ne peut plus prendre son heure, désigner son champ de bataille, calculer la portée de ses efforts, l’emploi de ses ressources, et dont l’issue mystérieuse est livrée au hasard. Voilà ce que les marchés financiers ont compris avec cette sagacité instinctive et véhémente qui guide les intérêts ; voilà la perspective qui, jointe à l’obscurité dont les desseins de la politique française sont enveloppés, leur a inspiré une frayeur soudaine et peut-être exagérée ; voilà la cause de cette dépréciation déplorable de la richesse mobilière qui s’est accomplie en si peu de jours, à laquelle la rente française n’a point échappé, et qui peut s’estimer à des centaines de millions.

Devant ces premiers et terribles effets de l’inquiétude qu’inspire en France la menace d’une guerre entre la Prusse et l’Autriche, nous ne doutons point que la sollicitude du gouvernement français ne soit sérieusement éveillée. Le gouvernement comprendra, nous en avons l’espoir, qu’il doit donner au pays des informations, nous ne disons point sur les démarches actuelles de sa diplomatie, mais sur l’esprit général de sa politique étrangère. Il serait déplorable que les grands intérêts du travail et du capital, qui ont besoin de voir la route éclairée devant eux, fussent réduits à marcher à tâtons, sans autre information que les données conjecturales que leur apportent les polémiques allemandes. Quoique les rapports soient aussi tendus que possible entre la Prusse et l’Autriche, ces polémiques peuvent durer bien longtemps encore et prolonger les ruineuses incertitudes qu’elles entretiennent. Le nouveau tour que M. de Bismark vient de donner à sa controverse avec l’Autriche élargit considérablement le débat et en aggrave la difficulté et le péril ; mais il rend de nouvelles lenteurs possibles. Le ministre prussien en proposant la réforme fédérale, l’Autriche en invoquant l’article li du pacte fédéral, font intervenir dans le drame un acteur nouveau, la diète, c’est-à-dire le chœur des états secondaires, acteur qui n’a guère l’habitude d’être prompt dans ses mouvemens.il y a là un délai de procédure qui, s’il ne promet point une conciliation amiable, aura du moins pour effet de retarder les hostilités.

Nous demandons la permission de ne plus porter de jugement sur les moyens que M. de Bismark a employés jusqu’à présent pour arriver à établir, au nom de la Prusse, la revendication d’agrandissement territorial et de suprématie politique en Allemagne qu’il soutient aujourd’hui avec une si audacieuse franchise. Ces moyens sont suffisamment connus, et ils ont justement encouru le blâme de tous ceux qui croient en Europe qu’il n’y a de bonne politique que la politique morale. Cette réserve posée, nous nous efforcerions volontiers de n’être point injustes envers M. de Bismark. Il faut reconnaître en lui les sentimens naturels d’un homme d’état prussien et avouer que les circonstances dont il a tiré parti lui ont offert des tentations bien séduisantes. Aujourd’hui M. de Bismark a révélé toute sa pensée. L’annexion des duchés de l’Elbe à la Prusse n’est plus pour lui qu’un objet secondaire : si cette annexion devient pour la Prusse une cause de guerre, M. de Bismark veut qu’au moins la guerre ait un enjeu plus grand que l’acquisition litigieuse d’un petit territoire ; il veut que la Prusse s’assimile en quelque sorte l’Allemagne en prenant la direction des forces militaires et de la politique extérieure de ce grand pays. Certes l’objet est grand, et l’on ne peut nier qu’il ne soit conforme aux ambitions naturelles de la Prusse. Il est deux choses incontestables, c’est que la Prusse, telle qu’elle a été constituée en 1815, est un état qui n’est point arrivé à sa formation définitive, et à qui l’on a imposé la nécessité d’achever lui-même cette formation ; c’est ensuite que les peuples allemands éprouvent une sorte d’humiliant malaise en voyant combien l’unité et l’importance de leur race sont imparfaitement et insuffisamment représentées dans leurs rapports de politique internationale avec les autres peuples du monde. Il manque quelque chose à la Prusse au point de vue de sa configuration territoriale et des ressources qui font ce qu’on est convenu d’appeler une grande puissance, et il manque quelque chose à l’Allemagne au point de vue de la représentation politique extérieure de son génie, de sa force et de sa grandeur. Associer ces deux besoins, ces deux insuffisances, ces deux aspirations, accroître et fortifier la Prusse en donnant plus de concentration à l’organisation intérieure et par conséquent à l’action extérieure de l’Allemagne, telle est la politique naturelle et patriotique de tout homme d’état prussien. Quant à nous, comme Français, nous ne nous reconnaissons point le droit de contester la fin où tendent la Prusse et l’Allemagne. Nous ne croyons pas à l’hostilité naturelle et mutuelle des peuples ; nous ne croyons point qu’une nation ait le droit de s’opposer par un étroit calcul d’égoïsme aux développemens naturels d’une autre nation. Pour ce qui concerne l’Allemagne, dans le passé la concentration de ses forces a toujours été redoutable à la France ; mais cela se comprend aisément : dans le passé, une concentration semblable ne s’accomplissait qu’au profit d’une politique despotique et égoïste de cour, de dynastie, de famille. Une Allemagne réunie aux mains d’un seul souverain eût été pour la France un voisinage écrasant. C’était la nécessité, ce fut le génie de notre ancienne politique de maintenir les divisions, d’ailleurs traditionnelles et naturelles, qui partageaient les peuples germaniques, de favoriser les libertés relatives et les demi-indépendances qui résultaient de ces divisions pour les diverses fractions de l’Allemagne, de prévenir l’assujettissement total de cette grande race à une autorité unique et despotique. Dans notre siècle, on entrevoit le système libéral par lequel une union politique moins imparfaite des peuples allemands se pourrait concilier avec la sécurité de la France. Les descendans des tribus germaniques sont évidemment un peuple né pour les institutions fédératives ; la forme la plus parfaite des fédérations est la forme républicaine ; la race allemande, qui envoie aux États-Unis de si bonnes recrues républicaines, ne peut être déclarée radicalement impropre aux institutions d’une république fédérative ; l’avenir ne condamnera point peut-être comme paradoxale l’idée d’une Allemagne devenue les États-Unis de l’Europe. Si cette idée est destinée à être longtemps un rêve, du moins la France ne pourrait trouver de sécurité dans l’union plus régulière de l’Allemagne que si cette union s’établissait avec la garantie d’institutions représentatives sincères et puissantes. Une Allemagne unie aux mains d’un souverain ou d’un ministre autocrate qui pourrait faire de la force de ce pays l’instrument docile d’une politique ambitieuse et turbulente ne saurait être tolérée par la France. Or voilà les considérations que nous ne pouvons bannir de notre esprit quand nous voyons M. de Bismark profiter des occasions que lui offre l’imbécillité des cabinets européens pour travailler à la concentration militaire de l’Allemagne sous une hégémonie prussienne. M. de Bismark, le contempteur des assemblées représentatives, le ministre qui a voulu soumettre les discours des députés prononcés en parlement à la juridiction des tribunaux, l’ambitieux impatient qui brise sans scrupule les entraves constitutionnelles, n’est point l’homme qui peut concilier la France à l’idée d’une grande Allemagne maniée par une autocratie prussienne. La politique de M. de Bismark est nécessairement contraire à la France et doit être combattue par le patriotisme français, parce qu’au lieu de s’appuyer sur l’esprit libéral allemand, elle le comprime et l’outrage. L’appel que ce narquois ministre fait à un parlement allemand nommé par le suffrage universel est un dernier motif qu’il donne dérisoirement aux défiances du libéralisme européen. Lui qui perçoit illégalement un budget qui n’est point voté par le parlement, lui qui a congédié dédaigneusement la chambre des députés, lui qui s’oppose à la réunion des représentans des duchés de l’Elbe, qui a-t-il voulu amorcer ou flatter par cette évocation du suffrage universel imaginée au dernier moment comme un expédient de comédie ? Cette affectation de politique césarienne nous paraît peu propre à réussir en pleine race germanique, et ne fera qu’augmenter ailleurs les légitimes inquiétudes des esprits libéraux.

Il y aurait assurément encore en Allemagne d’énergiques élémens de résistance contre les tendances envahissantes de la Prusse, si l’Autriche, dans cette crise extrême, savait prendre avec promptitude des résolutions vraiment libérales. Les états secondaires ne subissent point encore la fascination de la Prusse. Le plus important de ces états, la Bavière, que l’on disait depuis quelque temps enguirlandé par M. de Bismark, vient de montrer qu’il a conservé son indépendance par la dépêche éloquente écrite par M. de Pfordten en réponse à la circulaire prussienne. M. de Beust, qui a lié son nom à la cause des états secondaires, fait, lui aussi, bonne contenance. Si les gouvernemens des états moyens, durement pressés par la gravité des circonstances, avaient quelque inspiration généreuse, s’ils s’entendaient sur une réforme fédérale où se pussent concilier l’esprit libéral et le désir d’union nationale qui animent leurs populations, on pourrait opposer à la Prusse une résistance victorieuse, sauver l’indépendance de l’Allemagne et prévenir un ébranlement européen. Encore tout demeure-t-il subordonné à l’esprit qui inspirera la politique autrichienne. L’Autriche saura-t-elle prendre à temps une résolution héroïque ? consentira-t-elle à se couper un membre pour reconquérir la santé ? Exposée à perdre l’Allemagne, aura-t-elle assez de bon sens et de vrai courage politique pour faire le sacrifice des possessions qu’elle conserve en Italie, possessions qui ne servent qu’à entretenir derrière elle un ennemi redoutable et à pousser cet ennemi dans l’alliance de la Prusse ? Les circonstances présentes placent en effet l’Italie sous le poids d’une impérieuse nécessité. L’Italie ne peut point voir éclater la guerre entre la Prusse et l’Autriche et demeurer indifférente et inerte. Un état en formation comme l’Italie ne peut pas sans déchéance laisser échapper négligemment une occasion semblable. Tant que l’Autriche ne se sera point réconciliée avec l’Italie en lui cédant, contre de justes compensations, la Vénétie, l’Autriche ne pourra avoir un seul ennemi en Europe sans en avoir immédiatement un second derrière elle ; elle aura toujours deux adversaires à combattre. Un état ne saurait longtemps supporter une pression aussi continue. Le premier souci de l’Autriche devrait être de se délivrer, de cette maladie chronique. Quant à l’Italie, si le conflit austro-prussien lui laisse entrevoir une chance décisive de compléter son affranchissement jusqu’à l’Adriatique, elle se voit aussi exposée à de nouveaux hasards, et va sentir la nécessité de subir de nouvelles charges. Il y a trois mois, le cabinet italien était très sincèrement décidé à effectuer d’importantes réductions dans ses armemens militaires ; mais depuis sont venues les ouvertures de la Prusse à l’Italie, et, tout en se tenant sur la réserve, et l’on a dû continuer les armemens sur le même pied. Il faudra bien que le parlement en finisse avec la question financière. Nous croyons que le ministère est décidé à demander le vote de 120 millions d’impôts nouveaux ; ces impôts seront votés vraisemblablement sans discussion, car le ministère est disposé à faire de la question financière une question de cabinet. Si la crise politique affecte leur crédit public et leur impose de lourds sacrifices, les Italiens ont du moins la consolation de savoir où ils vont et pourquoi ils se ruinent. Quant à nous, la même satisfaction ne nous est point encore accordée.

Nos privilèges en matière d’informations et de discussions politiques ne sont pas nombreux ni considérables assurément. Il existe cependant des esprits qui voudraient encore restreindre le peu que nous en possédons. C’est du moins ce qu’on a pu remarquer dans une récente séance du sénat. Il s’agissait du rapport d’une pétition très sérieuse qui demandait, comme amendement à la constitution, que le corps législatif fût investi du droit de recevoir les pétitions des citoyens. Un membre du sénat, un de nos plus éminens légistes, M. Delangle, a demandé que le sénat votât l’ordre du jour préalable sur la pétition, sans entendre le rapport rédigé par M. de La Guéronnière. Dans la pensée de M. Delangle, la constitution doit être placée au-dessus et à l’abri de toute polémique, et ce serait l’offenser, la violer presque, que d’en critiquer telle ou telle disposition sous prétexte d’y vouloir apporter un perfectionnement quelconque. Cette délibération du sénat demeurera comme un curieux document sur l’état de l’esprit public à notre époque dans une certaine partie de la société française. Il y avait là une question de procédure relative à l’application du règlement du sénat, et sur ce point des légistes considérables, MM. Rouland et Royer, M. le président Troplong lui-même, ont répondu à M. Delangle. Sur le fond des choses, une doctrine étrange a prévalu dans la majorité du sénat : la question préalable a été votée après la lecture du rapport, la majorité ayant paru penser, si l’on en juge par les opinions exprimées de plusieurs de ses organes, qu’il était inconstitutionnel de discuter la constitution. Quelques orateurs ont trouvé même blâmables les observations dont la constitution a été l’objet au corps législatif durant la discussion de l’adresse. Il n’y a guère que M. de Persigny qui ait défendu l’opinion contraire, et il l’a fait avec un libéralisme très politique. Nous prenons la liberté de préférer en pareille matière l’autorité de M. de Persigny à celle de ses collègues : il nous semble que l’orthodoxie constitutionnelle ne saurait avoir d’organe plus compétent. Ce qui nous a étrangement surpris, et le même étonnement a été ressenti par le public, c’est l’erreur commise à ce propos par plusieurs sénateurs. Qu’on exige qu’une constitution soit obéie et respectée, rien de plus naturel assurément ; mais vouloir qu’une constitution ne soit jamais discutée, c’est sortir des conditions mêmes de la nature. Une constitution qu’on prétendrait élever ainsi au-dessus de tout commentaire critique serait en quelque sorte privée de vie ; toutes les discussions politiques dans les pays libres portent en définitive sur des questions constitutionnelles ; il y a sans cesse à peser les termes de la constitution, à en pénétrer l’esprit, à en dégager les développemens naturels. En Angleterre, aux États-Unis, les assemblées discutent constamment la constitution, et on ne voit point comment il en pourrait être autrement, comment il serait possible de pratiquer une constitution en la dérobant à l’épreuve des débats contradictoires. Les légistes consommés qui ornent le sénat, eux qui ont été d’illustres commentateurs des codes, croient-ils que les lois se puissent passer de commentaires ? Une constitution est une loi, la loi suprême, et l’on peut, sans avoir la moindre intention de la violer et de lui manquer de respect, en interpréter le sens, en étudier les précédens, s’efforcer d’en apprécier la logique. Ce débat même du sénat a montré que des dissentimens peuvent s’élever entre les meilleurs esprits sur le sens d’un texte légal. M. Delangle croyait que l’on pouvait voter la question préalable avant le rapport sans infraction au règlement du sénat : on lui a prouvé cependant que le texte du règlement était formel et ne prêtait à aucune équivoque. Nous espérons que ce curieux épisode n’aura point été perdu par les électeurs de Strasbourg, qui ont à élire demain un représentant. L’ancien député de cette ville, M. de Bussierre, avait, aux dernières élections, promis très nettement aux électeurs de demander des réformes libérales ; quelques-unes des expressions de sa circulaire ont même été reproduites dans l’amendement des quarante-cinq. Cependant M. de Bussierre n’a pas cru devoir voter cet amendement, et a donné sa démission, comme pour demander à ses électeurs de le délier de ses anciennes promesses. L’opinion libérale oppose avec une remarquable unanimité le nom connu et estimé de M. Éd. Laboulaye à la candidature de M. de Bussierre. La population d’une des plus grandes cités de France dira demain si à son gré la mesure des libertés publiques est comble, et si le pays est indifférent aux réformes libérales.

Les Anglais, qui sont en ce moment aux prises avec un projet de réforme parlementaire et sont par conséquent en train de remanier leur constitution, seraient sans doute fort stupéfaits, si quelqu’un s’avisait de leur dire que le silence est la plus haute forme du respect dû par un peuple à sa loi fondamentale. Pendant les vacances de Pâques et à la veille de la seconde lecture du bill relatif à la franchise électorale, les esprits ont commencé à s’échauffer sur cette question de réforme. M. Gladstone est allé à Liverpool, où il a prononcé plusieurs discours et pratiqué en faveur du plan ministériel cette sorte d’apostolat ambulant que comportent les mœurs politiques anglaises. M. Bright, l’inspirateur de la mesure, le véritable chef du mouvement réformiste, a senti qu’il fallait passionner le débat, et a lancé contre les adversaires du bill les foudres démagogiques. Dans une lettre écrite à la société réformiste de Birmingham, le grand agitateur a parlé le langage violent des mauvais jours révolutionnaires, dénonçant le parlement dont il fait partie, les conservateurs, les dissidens libéraux, avec une âpreté d’expressions qui a plutôt frappé qu’ému le public impartial. M. Bright rappelait les attroupemens tumultueux de 1831 et de 1832 autour de Westminster, comme s’il eût eu la pensée d’évoquer de semblables manifestations populaires et d’en effrayer les récalcitrans timides de la chambre des communes. Cette violence à froid n’a probablement pas produit l’effet qu’en espérait l’éloquent démagogue, car dans un meeting subséquent il a singulièrement radouci son langage. Plusieurs meetings réformistes ont été réunis à Londres et en d’autres villes sans grand éclat. Un acte plus important, plus significatif, et qui paraît plus propre à augmenter les chances de succès du bill et la force du ministère, a été la réunion des membres de son parti convoquée par lord Russell. Le premier ministre a passé là en revue et a harangué son armée avant le combat. On dit que le vieil homme d’état que l’on accuse depuis deux mois de ne plus prendre la parole dans la chambre des lords qu’avec des symptômes trop visibles de lassitude a retrouvé dans cette réunion sa force et son autorité. Il a parlé pendant une heure ; ses paroles n’ont point été reproduites par les journaux. La scène ne devait point manquer d’une sorte d’intérêt pathétique et d’une certaine grandeur. Les libéraux, que lord Russell a conduits pendant plus de quarante ans dans toutes les campagnes réformistes, se retrouvaient en présence de leur vieux chef dans une circonstance décisive et au terme de son existence politique. Il était là demandant à ses amis de l’aider à couronner par une dernière réforme l’unité de sa vie. Le bill de réforme de 1832 a donné à l’Angleterre trente-cinq ans de paix sociale et de progrès politiques et économiques ; en introduisant de nouveaux élémens populaires dans la constitution, lord Russell voudrait léguer à sa patrie, comme un héritage bienfaisant, une période aussi longue de tranquillité intérieure et de prospérité. L’intention est sincère et l’ambition est généreuse ; quel contraste entre cette droiture désintéressée et les cupidités des politiques à sensation de notre continent ! Les vieux whigs devaient être touchés de ce spectacle, qui leur rappelait les gloires d’un passé honnête ; les jeunes devaient écouter avec respect ce stoïcien politique ne demandant plus qu’à rendre un seul service à son pays, le service d’y consolider pour un autre quart de siècle la paix intérieure. La scène avait en elle-même une émotion persuasive. On assure que cette réunion a changé la résolution de plus d’un membre de la chambre des communes, qui s’est décidé à étouffer ses objections contre le bill et à rester au moment du vote décisif dans les rangs de son parti. Si l’amendement de lord Grosvenor est repoussé, si la seconde lecture passe, si l’existence du ministère s’affermit, on le devra à l’influence personnelle de lord Russell, à un sentiment persistant de respect pour son autorité morale, à un dernier hommage rendu à un nom illustre.

La seconde lecture a été proposée par M. Gladstone, et le débat a occupé déjà une séance de la chambre des communes. Les impressions que donne la lecture de cette séance ne sont point favorables au ministère. M. Gladstone a été beaucoup plus éloquent que dans le discours un peu aride et trop enflé de statistique qu’il avait prononcé en introduisant la mesure. Cependant une sorte d’amertume s’est mêlée cette fois à la chaleur de l’orateur ministériel ; M. Gladstone a été agressif contre ses adversaires, et ses attaques n’ont pas toujours été adroites. On a par exemple été étonné de son peu de mémoire lorsqu’il a reproché aux tories d’avoir excité l’Angleterre à intervenir dans la guerre civile des États-Unis pour défendre la cause de la confédération rebelle. Ce reproche était bien déplacé dans sa bouche. Lorsque l’insurrection des états du sud eut éclaté, personne en Angleterre n’épousa la cause des séparatistes avec plus d’enthousiasme et on pourrait dire d’étourderie que M. Gladstone. Le bouillant ministre alla jusqu’à s’écrier, dans un grand discours prononcé en province, que M. Jefferson Davis n’était pas seulement un puissant organisateur d’armée, qu’il était un de ces hommes qui fondent une nation. Lord Stanley a rappelé avec un grand succès les propres paroles prononcées en cette circonstance par M. Gladstone, et a opposé l’infidélité de sa mémoire à l’injustice de ses reproches. Le discours vraiment remarquable de la soirée a été celui de lord Stanley, qui s’était chargé de soutenir l’amendement de tord Grosvenor. Lord Stanley n’est point un orateur proprement dit, il ne prétend point à l’éloquence ; mais il apporte dans les discussions l’étude si consciencieuse et si exacte des questions qu’il traite, il a une raison si précise et si nue, une si droite logique, une si parfaite indépendance des préjugés routiniers, un tel dédain des effets de charlatanisme, que peu d’hommes politiques en Angleterre sont écoutés avec autant d’attention, de confiance et de respect. L’opinion générale désigne le sage et solide fils de lord Derby, dont les mérites forment un si complet contraste avec les éclatantes qualités de son père, comme un futur premier ministre de l’Angleterre. On sait que, quoique appartenant au parti tory par la position de sa famille, lord Stanley n’a l’esprit fermé par aucune prévention aux idées et aux sympathies qui secondent les progrès politiques des classes populaires. Le discours de lord Stanley ne peut donc manquer de produire un grand effet sur l’opinion. Le jeune homme d’état n’a jamais parlé avec plus de précision et de fermeté. Il a fait ressortir avec beaucoup de vigueur le vice de la scission arbitraire que le ministère a établie dans la question de la réforme parlementaire en faisant deux lois distinctes des conditions de la capacité électorale et de la distribution des sièges. Une solution équitable et logique du problème de l’organisation électorale doit, d’après les traditions historiques de l’Angleterre et les formes de l’esprit anglais, être une transaction équilibrée entre les intérêts dont il s’agit d’assurer la représentation. Il faut donc régler par une même loi tout le système électoral, aussi bien les conditions du suffrage que la répartition des districts qui devront être représentés. Sans cela, il pourrait arriver que le système entier ne serait point voté par le même parlement. La chambre des communes, après la session où aurait été posé le droit de suffrage, pourrait être dissoute, les élections se feraient avec le nouveau droit électoral, et c’est le parlement suivant, nommé par d’autres électeurs, qui réglerait la distribution des sièges sans plus tenir compte des intérêts d’équilibre qu’aurait eus en vue la chambre précédente en fixant les conditions du suffrage. Il y a dans le procédé adopté par le ministère qui scinde en deux lois distinctes et successives la mesure de la réforme une anomalie qu’on ne s’explique point. On y a vu une sorte de tactique détour née, et l’on s’est confirmé davantage dans cette appréciation quand on a appris que cette méthode avait été suggérée au cabinet par M. Bright. En isolant la question du suffrage, en la présentant la première et en laissant ignorer à la chambre des communes les siéges qui seront supprimés, remaniés ou créés, on semble avoir eu pour objet d’augmenter les votes en faveur du bill et d’endormir l’opposition de ceux dont l’existence parlementaire serait menacée par la nouvelle répartition des siéges. On est fondé à croire aussi qu’après avoir introduit quatre cent mille électeurs nouveaux dans les constituencies, M. Bright et ses amis ne seraient pas fâchés de remettre à un parlement nouveau la tâche de répartir les siéges, car ce parlement, composé d’élémens plus démocratiques, apporterait des vues plus radicales dans le règlement de la seconde partie de la réforme parlementaire. On comprend que hérissée de ces difficultés de détail, de ces obscurités, de ces défiances, la réforme ne soit guère faite pour exciter un grand enthousiasme politique. Lors même que le ministère obtiendrait la seconde lecture du bill, il n’est pas certain que la mesure ne soit point mutilée et enterrée à l’épreuve de la discussion des articles. D’ici là, il est probable que l’Angleterre sera détournée de la solution du problème électoral par les complications de la politique générale de l’Europe.

E. Forcade

ESSAIS ET NOTICES.



Les Dieux de l’ancienne Rome, de L. Preller, traduction de M. L. Dietz[1].


Les ouvrages de Preller sur la mythologie grecque et romaine sont aujourd’hui classiques en Allemagne ; c’est un grand honneur dans un pays où les travaux de ce genre sont si nombreux et si distingués. Voilà plus de cinquante ans que nos voisins étudient avec ardeur les religions antiques ; ils ont écrit sur ce sujet des livres, des mémoires, des dissertations sans nombre ; aucun détail, si petit qu’il paraisse, n’a échappé à leur attention ; la curiosité de leur esprit, éveillée par la nouveauté des recherches, n’a rien omis, rien dédaigné. Il restait à se servir de ces matériaux entassés pour en composer une œuvre définitive : c’est ce qu’a fait Preller ; il a su habilement réunir ces idées éparses, choisir les opinions les plus sensées, les conjectures les moins téméraires de ses devanciers, et les exposer avec une clarté et une méthode qui n’étaient pas familières aux Allemands. La sagesse, l’ordre, la netteté, telles sont les qualités principales de ses ouvrages. Ce sont celles aussi qui plaisent le plus chez nous et qu’on nous attribue d’ordinaire : il semble donc que traduire Preller en français, ce soit presque lui rendre sa langue naturelle.

M. Dietz vient de traduire la mythologie romaine sous ce titre : les Dieux de l’ancienne Rome. Je ne sais si ce n’est pas le meilleur des deux ouvrages de Preller ; c’est au moins celui qui nous apprend le plus de choses inconnues. Les beaux travaux de Creuzer, popularisés chez nous par M. Guigniaut, et le livre de M. Maury nous ont mis depuis longtemps au courant de la religion des Grecs ; celle des Romains ne mérite pas moins d’être étudiée. Ils s’appelaient eux-mêmes « les plus religieux des mortels, » et ils n’avaient pas tort, s’il faut entendre par religion un ensemble très compliqué de formalités minutieuses. Aussi haut qu’on remonte dans leur histoire, on retrouve cette religion exigeante et rigoureuse qui embarrasse la vie entière du magistrat et du citoyen de mille pratiques gênantes. Niebuhr a bien tort de placer la poésie au berceau de Rome ; on n’y trouve que des formules et des prières. Quand les Romains voulaient distinguer leur ville de toutes les autres, ils disaient qu’avant de la bâtir on avait consulté les auspices, urbem auspicato conditam incolimus. Les récits de Tite-Live nous font bien voir qu’elle s’est toujours souvenue de cette origine.

La religion tient donc une grande place dans l’histoire de Rome. Elle a été, depuis les premières années, si profondément mêlée à toutes les révolutions politiques qu’on peut retrouver la suite de ces révolutions dans la mythologie de Preller. A Rome comme partout, la religion se vantait de n’avoir jamais changé. C’est une prétention que les faits justifient très peu, et l’on voit bien que là aussi les dieux ont souvent ressenti le contre-coup des événemens humains. Ce qui n’a pas subi de changemens, c’est la façon dont on les honorait. Tandis que les croyances variaient, les rituels sont restés les mêmes. Ce peuple était si instinctivement conservateur que jusqu’à la fin il a répété scrupuleusement des prières dont il ne comprenait plus le sens. Nous avons encore quelques-unes de ces vieilles prières : c’est le document le plus certain qui nous reste de l’histoire primitive de Rome. Les légendes historiques dont Niebuhr s’est beaucoup servi ont subi trop d’altérations ; grâce aux mensonges des Grecs, pour qu’on puisse avoir confiance en elles. Les formules religieuses ont été protégées par le respect qu’elles inspiraient ; elles font revivre pour nous les Romains des premiers temps, et c’est là qu’il faut chercher les derniers souvenirs de leurs anciennes opinions avec les derniers vestiges de leur langue naissante.

A l’aide de ces vieux débris et avec le secours des savans qui s’étaient occupés de les recueillir et de les expliquer, Preller a reconstitué la mythologie primitive des Romains. Il a montré qu’elle n’était qu’une sorte de fusion des croyances des peuples italiques ; il a démêlé ce qui revenait à chacun d’eux dans ce mélange, quelle était la part des Latins, des Sabins et des Étrusques ; il a fait voir les caractères essentiels de cette religion à son origine et en quoi elle différait de celle des Grecs, avec laquelle nous sommes habitués à la confondre. Elle était plus sérieuse, plus méditative, plus réfléchie, « Le Grec, dit M. Mommsen, quand il sacrifie, a les yeux tournés au ciel ; le Romain se voile la tête. L’un contemple, l’autre pense. » Le Romain ne joue pas avec ses dieux comme le Grec ; il n’a pas, quand il les aborde, cette familiarité de gens qui ne sont pas dupes du culte qu’ils leur rendent. Il les redoute, il a peur d’eux, il ne les approche qu’en tremblant, ou plutôt il ne les approche pas, et comme il ne les voit que de loin, il a moins de penchant à les personnifier. Il répugne à les représenter sous des traits humains ; il ne se résout que fort tard à leur dresser des statues ; il laisse leurs formes incertaines. La plupart des anciennes divinités de Rome, Preller l’a montré, n’ont pas de noms précis et personnels, comme celles de la Grèce ; on ne les désigne que par des attributions très générales et très vagues : on les appelle par exemple le bon et la bonne, le divin et la divine.

Un jour vint cependant où les dieux grecs envahirent l’Italie, et même ce jour arriva vite. Au temps d’Ennius et de Plaute, on les trouve tout à fait acclimatés à Rome. Ce sont les Muses de l’Hélicon, non les vieilles Camœnes de Numa, qui inspirent cette poésie naissante. Il importe de remarquer que la religion grecque ne se contente pas de s’établir à côté du culte ancien pour lui faire concurrence ; elle le pénètre, elle s’insinue en lui, elle le renouvelle tout entier. C’est à coup sûr un des événemens les plus curieux de l’histoire romaine, c’est aussi l’un des plus obscurs. Les écrivains anciens ne nous ont pas appris comment se fit cette révolution. Cicéron se contente de la caractériser par une de ces phrases brillantes qui, en séduisant l’imagination, dispensent de satisfaire l’esprit. « Ce ne fut pas un petit ruisseau, dit-il en parlant de cette invasion des opinions grecques, ce fut un large fleuve d’idées et de connaissances qui pénétra chez nous. » Il est probable que l’ancienne religion des Romains se composait plus de pratiques que de croyances précises, c’est-à-dire qu’elle avait surtout ce qui est l’extérieur, l’enveloppe d’une religion. C’est dans ce vide que la mythologie grecque se glissa. Les dieux conservèrent leurs vieux noms, ils continuèrent à être honorés de la même manière ; mais l’idée qu’on avait d’eux changea, et on leur fit une histoire nouvelle avec les poétiques légendes des Grecs. Preller a montré avec beaucoup de sagacité et de science comment s’opéra ce mélange pour plusieurs d’entre eux, et l’on peut, dans son livre, prendre une idée de la façon dont une de ces religions s’incorpora dans l’autre.

Après les religions de la Grèce arrivèrent celles de l’Orient. A chaque nouvelle conquête, les vaincus affluaient à Rome, amenant avec eux leurs usages et leurs dieux. De la Syrie, de l’Égypte, de l’Arménie, des rivages du Pont, des bords du Nil et de l’Euphrate, arrivaient à la suite des armées romaines les cultes d’Attis, d’Élagabal, d’Osiris, de Mithra. Longtemps écartés, combattus, proscrits, ces cultes étrangers finissent par obtenir leur droit de cité sous les césars, avec les pays d’où ils sont originaires. Il n’y a rien de plus intéressant que d’étudier dans Preller la religion romaine pendant l’empire. Le paisible scepticisme des dernières années de la république ne suffit plus alors à personne ; un besoin inconnu de connaître et de croire s’empare de toutes les âmes. Les uns, pour le satisfaire, se jettent dans les excentricités sanglantes du culte de Bellone et de Cybèle, les autres dans les cérémonies mystérieuses de la religion de Mithra. On s’étourdit dans les fêtes bruyantes et sensuelles d’Isis ou d’Attis ; on veut renaître avec le baptême de sang des tauroboles ; on cherche à surprendre l’avenir en consultant les magiciens de la Chaldée ou de la Perse. Toutes les idées, toutes les croyances, toutes les pratiques qui arrivent de l’Orient, sont accueillies avec faveur. On devine confusément qu’une grande rénovation religieuse se prépare et que c’est de là qu’elle doit sortir. « Le Christ peut naître, dit le poète Prudence, le chemin lui est ouvert. »

Je n’ai pas besoin d’insister davantage sur l’intérêt que présente l’étude de la mythologie romaine. On ne peut pas se flatter de connaître à fond un peuple, si l’on ignore ses croyances ; la plus grande et la meilleure partie de lui nous échappe. Aussi peut-on dire qu’on ne sait pas l’histoire de Rome quand on sait mal sa religion. Il faut donc remercier M. Dietz, qui nous rend plus accessible le livre de Preller, où elle est si complètement étudiée ; il l’a traduit d’une façon élégante et claire qui fait mieux ressortir les qualités de l’auteur. Je lui reprocherai seulement d’avoir quelquefois abrégé l’original et de supprimer presque partout les notes. Ce n’est pas au traducteur qu’il faut s’en prendre, je le sais : il n’aurait pas mieux demandé que de nous donner Preller tel qu’il est ; mais les éditeurs sont terribles, ils nous croient tout à fait incapables de goûter les choses sérieuses. Ils ne consentent à nous les servir qu’à petites doses, pour nous ménager ; un livre savant leur paraît toujours trop long, et ils ne s’en chargent qu’à la condition de l’écourter. Le public français serait fort en droit de se plaindre de la mauvaise opinion qu’ils ont de lui ; il n’est pas aussi léger qu’ils le pensent, et il a souvent prouvé que la science ne l’effrayait pas quand elle était présentée d’une certaine façon. On lira assurément la mythologie de Preller, comme M. Dietz l’a traduite, parce qu’en somme elle fait bien connaître la religion romaine aux gens du monde ; mais je crois pouvoir affirmer que, si on nous l’avait donnée comme l’auteur l’avait faite, sans en rien supprimer, on l’aurait lue avec plus de plaisir encore.

Gaston Boissier

  1. Paris, Didier.