Chronique de la quinzaine - 30 avril 1866

Chronique n° 817
30 avril 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 avril 1866.

Il est superflu de rappeler ici les divers incidens qui depuis quinze jours ont marqué le mouvement du conflit austro-prussien. L’action dans cette sorte de drame muet a marché avec une étrange rapidité et a eu de brusques péripéties. Nous en étions restés à la proposition prussienne de la réforme du pacte fédéral qui semblait placer la controverse engagée entre les deux grandes puissances allemandes sur un terrain plus vaste et en même temps la devait ralentir. Peu de jours après sont arrivées les propositions de désarmement adressées par l’Autriche à la Prusse, reçues avec une certaine hauteur, mais littéralement acceptées par M. de Bismark. Sur la réponse de la Prusse, on respira pendant deux ou trois jours ; ce n’était pas encore la paix sans doute, c’était du moins l’espoir de voir la discussion substituée à ces allures de défi, à ces menaces de geste et d’attitude, à ces provocations par les mouvemens et les concentrations de troupes au bout desquelles le conflit matériel paraissait pouvoir éclater à tout instant. Ce regain de confiance pacifique n’a point eu longue durée. Au moment où l’Autriche et la Prusse se jouaient à l’incident du désarmement, l’Italie prenait avec une prudente lenteur quelques précautions militaires. L’Autriche aussitôt, soit qu’elle n’ait point cru à la sincérité de la promesse prussienne, soit qu’elle ait voulu tâter l’Italie sur l’affaire des armemens comme elle venait de tâter la Prusse, soit qu’elle ait cherché un prétexte pour accroître, au lieu de la réduire, son organisation militaire, s’est retournée du côté de l’Italie, et se met en Vénétie, avec résolution et ostentation, sur le pied de guerre le plus complet. Nous voilà revenus à la redoutable pantomime des armemens. Le cabinet prussien ne consent plus à désarmer, puisque l’Autriche se borne à transporter du nord au sud son appareil belliqueux, que la rapidité des lignes ininterrompues de chemins de fer qui unissent les frontières de Saxe à Vérone lui permettrait de ramener du sud au nord en un clin d’œil. M. de Bismark, avec sa hardiesse habituelle, démasque une alliance qui, préméditée ou non, est aujourd’hui dans la nécessité des choses, prend fait et cause pour le gouvernement de Florence, parle en son nom et déclare que la Prusse n’exécutera le désarmement que si l’Autriche défait ses préparatifs militaires sur la frontière vénitienne. La vérité est donc que nous n’avons fait que nous rapprocher du moment de l’explosion violente. Dans les trois camps, les canons sont chargés jusqu’à la gueule, et l’on dirait qu’ils vont partir tout seuls.

Pour l’immense majorité du public français, c’est là une terrible et soudaine surprise. L’intelligence, la moralité et les intérêts matériels les plus considérables de notre pays sont touchés par cette brusque péripétie. L’esprit français en est visiblement troublé. Ce n’est point une fumée de vanité patriotique de croire qu’il y a en ce moment chez nous un sentiment de probité politique qui est profondément affligé. Disons-le sans faux orgueil, tout ce qu’il y a en France d’esprits éclairés obéit à la même inspiration intelligente et honnête dans ces questions de paix et de guerre : la désolation de la guerre portée de sang-froid au centre le plus vivace de l’Europe, c’est aux yeux de tous parmi nous un cruel, un odieux, un déplorable anachronisme. Pour prévenir un tel malheur, ce qu’il y a de meilleur en France eût voulu tout faire. Notre politique a-t-elle bien fait tout le possible ? C’est la première question qu’on s’adresse avec inquiétude et regret. Si, ayant suivi les meilleures voies et appliqué les plus énergiques efforts, elle a échoué, on ne pourrait s’arrêter sans confusion à ce pénible aveu d’impuissance ; mais s’il y a eu des fautes ou des erreurs commises dans le passé, ce n’est point en regrets stériles qu’il faut maintenant se consumer. En ce qui nous concerne, nous avons, depuis la querelle des duchés, amplement exposé, à mesure que les événemens se produisaient, les vues et le système qui nous paraissaient devoir prévenir les tristes complications dont nous sommes aujourd’hui témoins. La répétition de nos critiques prolongées ne serait plus qu’une récrimination inopportune et superflue, c’est du présent et de l’avenir qu’il faut maintenant se préoccuper. Quoiqu’elle ne soit point encore directement mêlée à la lutte qui s’annonce entre l’Autriche d’une part, la Prusse et l’Italie de l’autre, la France ne saurait être désintéressée dans les résultats incertains de cette lutte. C’est ce que l’instinct public proclame en ce moment avec une sorte de véhémence par les manifestations des marchés financiers. Tout le monde reconnaît que des explications précises doivent être échangées entre les organes parlementaires du pays et le gouvernement touchant la direction générale qu’il convient d’imprimer à la politique française en face des perspectives difficiles qui se présentent à nous. Ces explications seront données et contrôlées sans doute dans la discussion qui va s’ouvrir au corps législatif à propos de la loi du recrutement.

Il est deux points qu’il nous paraît important de préciser à la veille de ce grave débat : il faut d’abord s’entendre sur la nature et le caractère des informations que le public attend du gouvernement ; il faut ensuite qu’il soit bien compris qu’il ne s’agit plus, pour satisfaire l’esprit public et répondre à ses plus légitimes exigences, de s’envelopper encore dans le vague système de neutralité dont il a été tant question depuis deux ans, moyen dilatoire que la précipitation des événemens a mis désormais hors de cause.

On a pris vainement le change sur les causes des inquiétudes violentes récemment exprimées par l’opinion, et sur la nature des éclaircissemens réclamés par les intérêts du pays frappés d’une subite alarme. Ce que l’opinion et les intérêts demandaient, ce n’était point la satisfaction d’une vaine curiosité, ce n’était point la communication hâtive de quelque dépêche ou des informations prématurées sur telle ou telle mesure en préparation. Quand les populations éclairées de notre époque, attachées par les intérêts du capital et du travail aux vicissitudes de la politique, veulent être initiées à la direction des grandes affaires, ce n’est point une curiosité frivole et mesquine qui les pousse ; elles sont animées par un intérêt élevé de sécurité et par un sentiment moral de sincérité. L’esprit humain et la constitution économique des sociétés modernes n’admettent plus les habiletés hasardeuses de la politique secrète. La politique de mystère et d’intrigue, celle qui, suivant le cours des événemens, se réservait des effets de surprise ou des échappatoires obscures, était possible dans ces siècles de l’histoire européenne où les états étaient en voie de formation et travaillaient à se constituer par la force des armes, où les peuples ignoraient qu’ils eussent le droit d’agir sur les résolutions des cours, où les édifices politiques n’étaient point enlacés aux intérêts de tous par le mécanisme aussi délicat que puissant du crédit, de la grande production industrielle et de la richesse financière. La grande activité économique de notre époque, par laquelle vivent les états comme les individus, ne peut subir des situations qui rendraient toutes ses opérations aléatoires, et qui la livreraient à la merci de surprises constantes. L’influence de cette constitution des sociétés modernes est morale au plus haut degré, car d’un côté elle rétrécit de plus en plus le domaine où peut s’exercer l’arbitraire des chefs, de gouvernement, et de l’autre elle tend à ranger les relations politiques internationales sous des lois naturelles faciles à exprimer en systèmes et en doctrines, dont il est aisé de calculer d’avance la portée, et dont la connaissance accroît par conséquent cette sécurité générale, cette confiance dans l’avenir, qui font la prospérité et la force dans le présent de toute entreprise, de tout travail, de toute existence. La prétention la plus intolérable du despotisme à notre époque serait la faculté qu’il voudrait s’attribuer de substituer des combinaisons individuelles, des inspirations personnelles à ces lois faciles à reconnaître, à formuler en théories et en doctrines, qui doivent régir les relations politiques des peuples, car c’est par cette prétention que le despotisme troublerait de la façon la plus vexatoire la sécurité de la vie moderne. Ce qui, dans les complications présentes, trouble et irrite surtout les esprits et les intérêts, c’est justement le procédé employé par les cours allemandes, c’est la querelle s’engageant par les mesures muettes avant d’avoir été avouée par des explications et des revendications publiques, c’est la politique pratiquée comme une conspiration portant ses coups en silence, — c’est devant tout cela l’absence totale d’un système français défini, connu et débattu par la France. On dirait presque un retour à la brutale et perverse barbarie d’un autre âge : nous ne connaissons rien qui pût être plus douloureusement offensant pour la civilisation de notre époque.

Il serait aujourd’hui puéril de s’opiniâtrer à dire que la France, en présence de cette crise de l’Allemagne qui enveloppe déjà l’Italie, a un système, la neutralité. La neutralité devant une complication qui peut devenir si vaste ne saurait être une doctrine française, elle ne peut être qu’un mot servant à couvrir encore un système inavoué, ou l’absence de tout système. Qu’est-ce en effet qu’une neutralité que le premier événement doit faire disparaître ? La neutralité véritable implique le désintéressement absolu ; or personne n’osera soutenir que nous sommes désintéressés dans tout ce qui pourra se passer en Allemagne ou en Italie. Chose curieuse, lorsqu’il y a trois ans dans les affaires de Pologne et de Danemark l’Angleterre aima mieux subir l’humiliation de son autorité morale que de s’engager par des actes efficaces dans les affaires du continent, — lorsque l’Angleterre érigea en théorie son abstention, elle fut beaucoup raillée ici. Qui eût dit qu’on en viendrait si tôt à l’imiter, et qu’on nous proposerait son exemple comme le plus haut degré de la sagesse et de l’habileté ?

Mais les différences qui séparent la situation de l’Angleterre de celle de la France frappent tous les yeux. Pour l’Angleterre, la neutralité à l’égard des affaires continentales peut être non une attitude passagère, mais une réalité. Il peut arriver bien des choses sur notre terre ferme sans que l’Angleterre en soit affectée passivement ou activement. Qu’importe à l’Angleterre que la répartition des forces en Allemagne soit modifiée au profit ou au désavantage de la Prusse ou de l’Autriche ? Que lui importe que l’Italie perde ou gagne une province ? La force d’expansion de l’Angleterre n’est point en Europe : elle est dans l’Inde, dans la Chine, dans l’Australie, dans l’Amérique du Nord ; une lutte avec des tribus sauvages de la Nouvelle-Zélande a parfois plus d’intérêt pour elle qu’un changement d’équilibre sur notre continent. La concurrence des États-Unis a bien plus de quoi la préoccuper que l’agrandissement de la Prusse. Les Anglais au surplus sont conséquens. La politique obstinément pacifique qu’ils ont adoptée, l’éloignement qu’ils montrent aujourd’hui pour les aventures diplomatiques européennes, sont des principes que l’école de Manchester leur a inculqués en même temps qu’elle les convertissait au libre échange dans la politique commerciale. M. Gladstone et M. Bright ont bonne grâce à se détourner avec dédain de nos subtiles controverses de chancellerie et de nos ruineuses parades militaires ; en professant la politique de neutralité, ils réalisent au comptant chaque année par des diminutions de dépenses et des réductions d’impôts les économies que doit naturellement procurer une politique semblable. Quant à nous, nous menons de front les choses les plus contradictoires. Nous sommes neutres sans être économes, nous enlevons chaque année cent mille hommes à la main-d’œuvre du pays, nous avons courageusement adopté les principes du libre échange ; mais comme nous n’entreprenons rien sur la diminution des impôts, nous risquons de compromettre le succès et la popularité de cette grande expérience économique. Nous avons ouvert avec une confiance grandiose aux épargnes du pays la voie des vastes travaux publics et du développement du crédit au dedans, des opérations financières au dehors ; nous avons établi la France sur le pied de paix le plus large, et cependant, lorsqu’un grave péril de guerre éclate auprès de nous, pourrons-nous en vérité présenter aux intérêts troublés cette excuse, que nous n’avons pu ni dû prévenir ce péril parce que la meilleure politique était pour nous la neutralité ?

Si la politique de désintéressement et de neutralité dans les affaires de l’Europe centrale pouvait être prise au sérieux comme la politique permanente de la France, peut-être ce système eût-il été capable de prévenir la crise présente. S’il nous était vraiment possible d’imiter l’Angleterre, si nous pouvions tourner le dos aux affaires d’Allemagne, si nous avions pu convaincre tous les cabinets que la France assisterait avec une impassible inertie aux accidens d’une guerre qui met en jeu tant d’intérêts et doit soulever de si nombreux et si difficiles problèmes, notre neutralité eût été peut-être capable d’inspirer à ceux qui se menacent une salutaire prudence. La combinaison sur laquelle s’appuie la hardiesse de M. de Bismark est aujourd’hui apparente. La Prusse n’aurait point osé affronter seule les chances d’un duel avec l’Autriche ; s’il n’eût compté sur le concours de l’Italie, M. de Bismark n’eût point provoqué l’Autriche avec l’opiniâtreté acharnée qu’on lui voit. Quant à l’Italie, est-il aisé de se figurer qu’elle ait eu la témérité de céder à la tentation que l’occasion lui offrait sans consulter une amie comme la France, ou en méconnaissant l’autorité désintéressée de ses conseils ? En Italie et en France, l’esprit public interprète dans le sens affirmatif cette conjecture, que nous présentons ici sous une forme hypothétique. Le danger d’une telle interprétation est visible. Si l’on ne croit pas l’Italie abandonnée par la France, et si l’on voit l’Italie alliée au cabinet prussien, la conclusion qu’on tire de ce rapprochement, c’est que la France est ou sera entraînée à favoriser indirectement l’entreprise de M. de Bismark. Nous ne disons point qu’une telle conjecture soit fondée, il suffit qu’elle soit plausible pour fausser la direction des esprits et donner lieu aux préoccupations les plus inquiètes. Voilà le malheur de notre neutralité telle qu’elle apparaît, privée encore de toute explication gouvernementale. Elle ne rassure point parce qu’on n’y croit point. Elle part d’une intention sincère, nous le voulons bien ; mais une bonne intention, quand elle n’est pas conforme à la nature des choses, ne garantit rien. Notre neutralité a le sort de ces vérités infortunées qui n’ont pas le don de persuader parce qu’elles ne sont pas vraisemblables. Pour que M. de Bismark reculât, il faudrait qu’il fût abandonné par l’Italie ; pour que l’Italie renonçât à l’alliance prussienne, il faudrait qu’elle fût absolument convaincue de l’immuable neutralité de la France. Or comment pourrait-on lui inspirer une telle conviction ? Si des faits apparens étaient nécessaires, nous n’en voyons qu’un seul qui pût opérer ce miracle : c’est que la levée de cent mille hommes qui va être demandée à la chambre fût réduite à quatre-vingt ou à soixante. Or au point où les choses sont arrivées, quand il serait en notre pouvoir d’user de ce moyen pour donner cette conviction à l’Italie, nous refuserions, quant à nous, de nous en servir. Nous non plus, sans nier la neutralité d’intention, celle du passé, nous ne pouvons croire à la neutralité de fait, celle de l’avenir, car celle-là ne dépend point de la volonté de la France et de son gouvernement ; elle dépend des événemens, et nous ne voudrions point laisser la France désarmée à la merci d’événemens qui peuvent menacer ses plus vitaux intérêts.

Parmi les contradictions qui obscurcissent cette crise, la plus étrange et la plus grave à nos yeux est celle qui résulte de l’alliance de la Prusse et de l’Italie. Si l’on suppose que la guerre éclate et qu’elle soit favorable à l’alliance, les résultats en affecteront la France d’une façon toute contraire. La double conséquence sera l’agrandissement de l’Italie et l’agrandissement de la Prusse. Le profit de l’Italie serait accepté volontiers par le sentiment français, puisqu’il achèverait par l’annexion de la Vénétie l’unité de la nation italienne et la configuration géographique du nouveau royaume. Le succès de la Prusse blesserait infailliblement au contraire les intérêts et les sentimens français. Il n’est pas dans la nature du système prussien, s’il conquiert la prépondérance sur l’Allemagne, de laisser la confédération subsister avec ce relâchement des liens politiques entre les divers états qui rendait peu offensive autrefois l’organisation du saint-empire ou de nos jours l’action du pacte fédéral. M. de Bismark, vainqueur, accroîtrait les territoires prussiens, et absorberait dans l’action militaire et extérieure de la Prusse les petits états, auxquels il consentirait à conserver provisoirement une sorte d’indépendance politique intérieure. Il y aurait là un changement d’équilibre politique très menaçant pour la paix future de la France, très dangereux pour notre sécurité permanente. A aucune époque de notre histoire, la France n’aurait toléré l’agglomération d’une telle puissance entre les mains d’un gouvernement essentiellement militaire, et qui depuis un siècle a donné tant de témoignages d’inquiète ambition. Nous ne cesserons de répéter que les défiances ressenties par nous contre une Allemagne à la mode prussienne, subjuguée par un pouvoir qui a commencé son entreprise d’agrandissement en violant les garanties de la liberté et en foulant aux pieds les institutions représentatives, ne s’adressent nullement à la nation allemande. Que le peuple allemand resserre son union en développant ses libertés suivant l’esprit de son histoire, en conservant les institutions locales, qui ont toujours été si chères à ses groupes variés, la France libérale n’a ni le droit ni le goût d’en prendre ombrage. En dépit des arbitraires théories de nationalités qui ont prévalu dans ces derniers temps, il n’y a entre les Allemands et nous aucune antipathie de race : les grands esprits de l’Allemagne ont toujours estimé et recherché la France ; les lettrés et les savans de la France contemporaine ont emprunté les plus heureuses inspirations et les plus précieux enseignement aux écoles allemandes. Tout Latins qu’on veut nous faire, nous ne pouvons oublier que nous portons dans notre sang et jusque dans notre tour d’esprit quelque chose des fortes origines germaniques. Bien loin de voir avec jalousie le progrès unitaire libéral de l’Allemagne, nous y applaudirions comme à un concours moral qui profiterait au développement des destinées libérales de la France ; mais un agrandissement pur et simple de la monarchie prussienne ferait rétrograder la France et l’Allemagne aux plus mauvais jours de l’histoire de leurs anciennes rivalités. Aucune extension de territoire qu’on offrirait à la France comme une compensation passagère pour en faire un sujet d’éternelle contestation dans l’avenir ne serait une indemnité suffisante des difficultés et des périls que nous susciterait un semblable accroissement de la Prusse. Imagine-t-on une situation plus illogique que la nôtre en face de ces éventualités de l’alliance prusso-italienne ? Encore n’osons-nous soulever à peine le voile de l’avenir que du côté des chances favorables à cette alliance ; que serait-ce si on voulait en considérer les chances fâcheuses ?

L’enjeu que met la France dans ces aventures, la perturbation cruelle que la seule perspective de cette crise politique a produite dans ses grands intérêts économiques nous touchent trop pour que nous ayons le goût de deviser sur la part de responsabilité qui revient à la Prusse, à l’Autriche, à l’Italie dans cette situation désastreuse. Hélas ! les Phaétons sont partout aux chars du soleil ; la maladresse des uns produit autant de maux que l’imprévoyance ou la témérité des autres. Que peut-on dire de nouveau par exemple de M. de Bismark ? Ce bizarre politique a depuis des années eu la franchise d’annoncer partout aussi bien dans les palais des souverains que dans les promenades des villes d’eaux les desseins qu’il est aujourd’hui en train d’exécuter. M. de Bismark est sceptique et dégagé en matière de politique intérieure : il voulait avoir entre les mains à tout prix le levier de la puissance prussienne, il se souciait peu des moyens. Réussir par le roi ou par le parlement lui était indifférent. Il lui importait de s’unir avec qui aurait la force. Il lui a paru que le roi de Prusse et la chambre populaire ne pourraient jamais être mis d’accord ; il a vu que la force réelle, effective, était par l’armée dans les mains du roi : il s’est emparé du souverain en flattant ses préjugés, et a écarté le parlement avec ce dédain de bon ton que professent de nos jours pour les assemblées représentatives les grands hommes d’état du continent. Il n’a pu, assure-t-on, obtenir le consentement du roi à une guerre entreprise pour l’expulsion de l’Autriche du Holstein. Le roi Guillaume aurait trouvé le prétexte des duchés trop petit pour motiver une si grande guerre. Il a dit à son ministre qu’il ne consentirait à prendre les armes que pour accomplir la mission allemande de la Prusse : de là est née la proposition de réforme fédérale avec convocation à Francfort d’un parlement élu par le suffrage universel. Il n’est guère probable que cette idée ait été prise au sérieux par M. de Bismark. Le ministre prussien connaît trop bien la diète et les cours des états moyens pour avoir pu croire que son projet serait adopté. Il n’y avait là pour lui qu’un nouveau sujet de querelle à mettre sur le métier en attendant les incidens qui pourraient fournir un prétexte à l’action brutale. Un incident de cette nature n’a point tardé à survenir. Les états moyens avaient fait, comme les gros, des préparatifs militaires. Il a plu à M. de Bismark de choisir sa voisine la Saxe pour cible à ses premières sommations. Quand la Prusse se croit forte, elle est violente et brusque envers les petits ; M. de Bismark ne permettra point à la Saxe d’équivoquer. L’Autriche ne peut manquer de secourir la Saxe. En voilà assez pour commencer la guerre, si l’on veut. Une chose qui étonne dans ce qui se passe à Berlin, c’est l’abstention de la Russie, l’effacement de son rôle, ou l’impuissance de ses représentations auprès de la famille royale de Prusse. La Russie ne peut voir avec indifférence les projets unitaires de M. de Bismark. Un homme d’état classique comme le prince Gortchakof doit être scandalisé des présentes manifestations de l’ambition prussienne. Autrefois la famille impériale de Russie exerçait sur la famille royale de Prusse un ascendant reconnu par celle-ci avec une sorte de gratitude religieuse. Cette vieille influence est-elle engourdie ou usée ? Les ombrages de la Russie ne sont-ils point réveillés par la candidature d’un Hohenzollern à la principauté de Roumanie ?

L’Autriche est intéressante dans cette crise à un point de vue : elle est la victime d’une agression systématique et acharnée. On veut à tout prix avoir une querelle avec elle. Tout en reconnaissant que l’hostilité préméditée dont elle est l’objet lui donne auprès du public une figure plus honorable que celle du cabinet de Berlin, on ne peut s’empêcher de se rappeler les fautes récentes qui ont conduit le cabinet de Vienne à ce difficile défilé. C’est l’éternelle histoire de l’Autriche dans ses rapports avec la Prusse. La cour de Vienne veut avoir et mérite souvent un renom d’honnêteté et de dignité : cela ne l’empêche point d’accepter les complicités que lui offre la cour de Berlin quand il y a quelque mauvais coup à faire ; puis l’Autriche prend des airs de pudeur, de regret et presque de remords, et la connivence des deux cours est bientôt suivie d’une brouillerie dont l’Autriche par prudence paie souvent les frais. C’est ce qui arriva lors du premier partage de la Pologne et ce qu’on vit encore en 1778, à la mort de l’électeur de Bavière. Les souvenirs du règne de Louis XVI et de Marie-Antoinette sont aujourd’hui à la mode ; il y eut dans les premières années de ce règne, comme en ce moment, une question prussienne, laquelle donna lieu à un des épisodes les plus piquans de cette curieuse correspondance de Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette que M. d’Arneth a publiée. On se disputait comme aujourd’hui pour des prétentions territoriales, on avait commencé par se concerter dans l’intimité et le secret. L’empereur Joseph II et Frédéric avaient échangé une correspondance délicate. Quand Frédéric crut avoir compromis l’empereur, il se brouilla avec lui, combattit ses prétentions, et, pour exciter les défiances de la France, envoya les lettres de Joseph à la cour de Versailles. La comédie est curieuse, racontée par la grande Marie-Thérèse et la jeune et espiègle Antoinette. Vienne et Berlin faisaient également leur cour à Versailles ; le ministre de Prusse en France s’appelait alors, comme l’ambassadeur d’aujourd’hui, M. de Goltz ; l’Autriche, outre le comte de Mercy, avait le plus séduisant des avocats dans la personne de la reine. La correspondance de la cour de Vienne avec les têtes couronnées doit parler en ce moment de M. de Bismark dans le langage qu’employait Marie-Thérèse pour qualifier les perfidies de Frédéric. Marie-Thérèse s’effrayait des démarches du roi de Prusse auprès de la France. « Il y a longtemps, écrivait-elle à sa fille, que nous voyons un patelinage politique, beaucoup de secret, des complaisances réciproques ; la conduite dans cette occasion a malheureusement dû augmenter ces doutes. Le roi se vante de temps en temps d’être bien avec vos ministres, il prétend même leur avoir communiqué la correspondance secrète entre l’empereur et lui ; c’est encore un trait de sa façon… Nous n’aurions jamais été les premiers à faire usage d’un secret convenu entre deux princes… Aucun prince en Europe n’a échappé à ses perfidies ; c’est celui qui veut s’ériger en protecteur et dictateur de l’Allemagne, et tous les grands princes ne tiennent pas ensemble pour empêcher un malheur pareil un peu plus tôt ou un peu plus tard sur tous ! Depuis trente-sept ans, il fait le malheur de l’Europe par son despotisme, violences, etc. En bannissant tous les principes de droiture et vérité reconnus, il se joue de tout traité et alliance. Nous qui sommes les plus exposés, on nous laisse. Nous nous tirerons peut-être encore d’affaire cette fois-ci tant bien que mal ; mais je ne parle pas pour l’Autriche, c’est la cause de tous les princes. L’avenir n’est pas riant. Je ne vivrai plus, mais mes chers enfans, notre sainte religion, nos bons peuples ne s’en ressentiront que trop. Nous nous ressentons déjà d’un despotisme qui n’agit que selon ses convenances, sans principe et avec force. Si on lui laisse gagner du terrain, quelles perspectives pour ceux qui nous remplaceront !… Vous trouverez encore que le roi de Prusse ne s’est pas démenti et oublié…, et c’est à celui-ci qu’on prête l’oreille qui veut faire une alliance entre la France, la Russie et lui pour nous tenir tête…, comptant, si la paix se fait, qu’elle ne subsistera pas longtemps, et pour nous retenir ou écraser il vous flatte, vous autres. Il fait toutes les avances et cajoleries possibles, on connaît cela, quand il veut venir à son but ; mais, y étant, il oublie tout et fait même tout le contraire, ne tenant jamais sa parole. La France en a fait l’expérience et tous les princes de l’Europe, hors la Russie, qu’il craint. » A travers ces lamentations chevrotantes de la vieille femme, on sent encore la grande souveraine, et le portrait tracé de cette main tremblante paraît toujours ressemblant. La jeune Antoinette épousa chaudement la cause de sa mère et de son frère. Elle aussi, elle a des traits qui peignent. « J’ai fait venir MM. de Maurepas et de Vergennes. Je leur ai parlé un peu fortement, et je crois leur avoir fait impression, surtout au dernier. Je n’ai pas été trop contente des raisonnemens de ces messieurs, qui ne cherchent qu’à biaiser et à y accoutumer le roi. Je compte leur parler encore, peut-être même en présence du roi. Il est cruel dans une affaire aussi importante d’avoir affaire à des gens qui ne sont pas vrais. » Le frivole et vieux Maurepas, l’honnête et sage Vergennes faisaient, on le voit, comme les fortes têtes de tous les temps : ils biaisaient, et entretenaient les hésitations naturelles de Louis XVI. Le roi se taisait avec la reine ; celle-ci l’attaqua un jour avec vigueur. « J’ai été désarmée, écrit-elle, par le ton qu’il a pris. Il m’a dit : Vous voyez que j’ai tant de tort que je n’ai pas un mot à vous répondre. » Après bien des mois d’inquiétude, après l’invasion de la Saxe et de la Bohême par Frédéric II, les choses s’arrangèrent. Maurepas et Vergennes finirent par être d’avis « que le roi de Prusse aurait tout le tort, si malgré les propositions de la chère maman il ne consentait pas à la paix. » La Bohême avait été pillée à merci par les Prussiens. L’empereur demandait la médiation de la France. « Il nous faut la paix, écrivait Marie-Thérèse, et la plus prompte sera la meilleure, sans congrès ; il y a trop d’intérêts à démêler. » La paix fut conclue un peu aux dépens de l’Autriche, et Marie-Thérèse se consola de ses sacrifices en songeant que les pauvres peuples ne seraient plus foulés. On relit non sans charme ces vieilles histoires quand elles ont pris dans le lointain un air de conte de fée ; mais on frémit quand on songe que ce conte de fée peut redevenir demain une histoire sanglante, et que les pauvres peuples seront encore massacrés et pillés pour la plus grande gloire des prétentions dynastiques et des combinaisons d’une diplomatie maladive ! Nous ne savons quelles résolutions l’Autriche est à la veille de prendre. Nous faisons des vœux pour que la cour de Vienne comprenne qu’il n’est point de son intérêt d’attaquer l’Italie, que sa véritable ennemie dans cette déplorable circonstance est non l’Italie, mais le gouvernement prussien. L’opinion publique est, dit-on, pénétrée de cette vérité en Autriche, et il est permis de croire que si en effet le général Benedeck est retenu à Vienne, c’est que le gouvernement impérial lui destine le commandement de l’armée du nord, et que, s’il y est contraint, c’est contre la cour de Berlin qu’il dirigera ses efforts les plus énergiques et les plus prompts.

Quant à l’Italie, elle est entraînée par une irrésistible fatalité, et nous n’avons pas le cœur de la blâmer sous le coup des périls qu’elle affronte. Dans l’état de rénovation qu’elle traverse, elle est à la merci des circonstances, et n’a pas l’entière responsabilité de ses résolutions politiques ; mais ce que nous n’hésitons point à reprocher sévèrement aux hommes d’état italiens, c’est la négligence inexcusable qu’ils ont apportée dans les affaires dont ils étaient les maîtres, dans la solution de leurs questions financières. Quoi ! ils allaient à une guerre possible, et ils n’ont pas su régulariser à temps leurs finances, ils n’ont pas voulu mettre leur crédit en état ; ils ont négligé paresseusement un intérêt de cet ordre dans le méprisable lanternage des travaux de commission ; ils ont été infidèles à cette masse de capitalistes, Français en immense majorité, qui leur avaient apporté leurs épargnes pour les aider à fonder leur indépendance. Par leur politique dilatoire, par les fausses impressions qu’ils ont laissé répandre dans le public, ils ont permis que leurs créanciers, qu’on pourrait appeler leurs commanditaires politiques, subissent une ruineuse dépréciation de leur fortune : il ne s’est pas trouvé parmi eux un homme ayant la passion du bon sens et de l’honnêteté pour leur jeter le cri de notre Mirabeau : « la banqueroute, la hideuse banqueroute est à vos portes, et vous délibérez ! » Le désastre ne sera pas réparé de longtemps à moins que le miracle d’une paix certaine nous soit donné ; mais il est encore au pouvoir des Italiens d’empêcher que le mal devienne plus profond et incurable : qu’ils aient un élan d’enthousiasme raisonnable, qu’ils votent de confiance les projets financiers du ministère, que le ministère ait à cœur de maintenir les contrats qu’il a conclus avec ses créanciers et de sauver l’honneur du crédit en Italie !

L’obsession sous laquelle fermente la politique continentale enlève pour nous une grande partie de leur intérêt aux débats sur la réforme électorale qui ont rempli depuis quinze jours les séances de la chambre des communes. De beaux discours, qui resteront dans la littérature et dans l’histoire politique comme de sérieux objets d’études, ont été prononcés dans cette longue discussion. Il faut citer parmi ces remarquables harangues celles de lord Stanley, de M. Lowe, de M. Bright, de M. Mill, de M. Disraeli, de M. Gladstone. Le ministère n’a obtenu pour la seconde lecture de son bill qu’une insignifiante majorité de cinq voix dans une chambre qui comptait plus de 630 membres. Le sort du bill paraît compromis ; il n’est pas probable qu’il puisse traverser avec succès l’épreuve du comité, c’est-à-dire du vote par article. Le cabinet paraît néanmoins résolu à rester au pouvoir. On ne connaît point encore les raisons qui lui inspirent cette énergique résolution ; mais l’occasion se présentera sans doute prochainement à nous d’examiner avec les développemens convenables la grande question de la réforme parlementaire en Angleterre et la situation que créent aux partis les courans d’opinions qui se sont manifestés dans le débat relatif à la seconde lecture.

E. FORCADE.



ESSAIS ET NOTICES.

LA TRICHINE.


Il y a trente ans qu’un illustre naturaliste anglais, M. Richard Owen, faisait connaître la trichine. Ce ver avait été trouvé chez l’homme dans tous les muscles, non-seulement dans ceux du tronc, de la face et des membres, mais encore dans ceux qui donnent le mouvement à la langue, au larynx, à l’œil, etc. Les recherches les plus minutieuses ne donnèrent aucune notion sur l’origine de ce ver. En peu d’années, un grand nombre d’observations furent recueillies en Allemagne, en Danemark, en Amérique, mais sans dissiper l’obscurité qui couvrait la génération du parasite et sans faire connaître aucun trouble qui pût être attribué à sa présence dans les organes. La trichine fut donc considérée comme une simple curiosité scientifique.

La lumière se fit enfin sur l’origine de cet animal, et l’on reconnut en même temps que son arrivée dans les muscles détermine une maladie douloureuse, quelquefois mortelle, maladie confondue jusqu’alors soit avec le rhumatisme aigu, soit avec les fièvres graves. Bientôt on la vit se produire par épidémie ; alors les populations, les gouvernement s’en préoccupèrent, et l’attention fut universellement appelée sur un mal réputé nouveau. Il ne l’était pas, nous venons de le dire ; la cause seule en était inconnue. Quant au ver qui le détermine, il ne s’est dérobé si longtemps aux regards de l’homme que grâce à sa petitesse microscopique ; d’autres vers de la même classe sont connus depuis les temps les plus reculés, et nous n’avons nulle raison de croire qu’ils aient précédé la trichine dans l’ordre de la création.

La trichine appartient à la classe des vers nématoïdes, c’est-à-dire des vers filiformes. Cette classe, en quelque sorte infime, est plus riche en espèces diverses que les quatre classes des animaux vertébrés prises ensemble. Les vers nématoïdes vivent partout où peut vivre un animal quelconque, dans la mer, dans les rivières, dans la terre, dans les plantes, dans des fleurs et des fruits, et dans tous les organes de presque tous les animaux connus. La trichine est la dernière espèce qui se soit révélée avec éclat dans cette classe si nombreuse, qui a donné lieu de loin en loin à des découvertes singulières, à des surprises qui ont vivement occupé le public. Ainsi, vers le milieu du siècle dernier, Spallanzani, dans un mémoire célèbre intitulé : des Animaux qu’on peut tuer ou ressusciter à son gré, faisait connaître les étranges propriétés de plusieurs petits êtres de la même classe, vers nématoïdes, et Needham découvrait les anguillules du blé niellé. La présence inexplicable de plusieurs milliers de ces êtres dans un grain de blé et leur retour à la vie après plus de huit ans d’une dessiccation complète faisaient douter de leur animalité. Buffon y puisa un argument en faveur de sa théorie célèbre de l’activité des molécules organiques, théorie suivant laquelle beaucoup d’animaux ne seraient que des machines. D’autres espèces, visibles à l’œil nu, n’attirèrent pas moins l’attention publique. « Sur les bords de la Mer-Rouge, raconte Plutarque, les habitans sont exposés à des accidens extraordinaires. Il sort de leur corps de petits serpens qui rongent leurs bras et leurs jambes ; quand on les touche, ces serpens rentrent dans les chairs, s’entortillent dans les muscles et causent des souffrances horribles. » Des docteurs, des érudits ne manquèrent pas de voir dans les serpens dont parle Plutarque les serpens ardens des Hébreux ou leurs descendans. On sait aujourd’hui que ce sont des vers nématoïdes nommés filaire de Médine et qu’on trouve en Arabie, dans l’Inde et dans l’Afrique centrale. Deux voyageurs célèbres apprirent par une douloureuse expérience personnelle l’existence de ces parasites. Cromer et James Bruce en furent atteints ; ce dernier, après son retour d’Abyssinie, fut plus d’un an à se rétablir.

Chaque espèce de ver nématoïde vit dans un séjour particulier, hors duquel elle périt nécessairement ; ainsi l’anguillule du vinaigre et celle du blé ne peuvent devenir les parasites d’un animal. Il en est qui subissent, comme les autres animaux et comme les plantes, l’influence des climats : la filaire de Médine par exemple ne se propage que dans les pays intertropicaux, un autre ver qui se loge dans l’orbite de l’œil n’atteint que les habitans de la côte occidentale d’Afrique. Le séjour est tellement limité pour la plupart des espèces parasites que non-seulement un organe leur est particulièrement dévolu, mais que les espèces spéciales à ces organes sont différentes chez des animaux différens. Il en résulte que les vers ne peuvent se propager d’un organe dans un autre, et qu’une espèce d’animal est à l’abri des atteintes des vers propres à une autre espèce.

Il y a cependant des exceptions à cette loi de la spécialité des vers nématoïdes : quelques espèces s’acclimatent pour ainsi dire dans des organes différens et chez des animaux divers ; tels sont le strongle géant et la trichine même. Le strongle, le plus grand et le plus redoutable des nématoïdes, atteint le cheval, le bœuf, le loup, surtout le chien, dont il détruit les organes urinaires. Ce ver, heureusement très rare de nos jours, fait aussi de l’homme sa victime, et, si l’on en croit Hugo Grotius, l’archiduc Ernest, vice-roi des Pays-Bas, périt sous ses atteintes.

Les mœurs de la trichine sont semblables à celles du strongle ; elle s’attaque de même à des animaux d’espèces diverses. Observée d’abord chez l’homme, on la trouva ensuite chez le porc et chez le blaireau ; mais, lorsque l’on eut découvert comment elle se propage, on reconnut expérimentalement qu’elle se transmet à d’autres animaux, tels que le lapin, le rat, la souris, le cobaye, le chat, le jeune chien, etc. Ce cosmopolitisme a cependant des bornes : les recherches expérimentales firent reconnaître encore que ce ver ne se propage ni chez les oiseaux, ni chez les animaux à sang froid, reptiles, poissons, invertébrés.

Il y a peu d’années encore, une obscurité profonde régnait sur la génération de tous les nématoïdes parasites. Depuis les premières époques de la science, deux théories étaient en présence. L’une regardait les vers comme héréditaires et passant du père à l’enfant ; elle faisait nécessairement remonter au premier homme l’origine de nos parasites, et malgré la répugnance de quelques docteurs à gratifier Adam de tous nos vers, elle fut pendant plusieurs siècles généralement adoptée. L’autre théorie, qui compte encore des partisans, est celle de la génération spontanée : les vers intestinaux seraient le produit des alimens ou des matières intestinales, ou bien encore des humeurs plus ou moins modifiées par la chaleur interne. Les progrès des sciences purent apporter quelque changement dans cette manière de voir, mais ils ne la firent point abandonner tout à fait, tant était grande la difficulté d’expliquer la génération de la plupart des parasites. En vain l’anatomie montra-t-elle chez ces animaux l’existence de myriades d’œufs ; comment comprendre la transmission de ces œufs d’un homme dans un autre ? Cette transmission se comprendrait pour les vers du porc ; mais pour ceux de l’homme, pour ceux des ruminans, qui ne mangent que de l’herbe, pour ceux des carnivores, elle semblait inexplicable. Quant à la transmission du parasite lui-même d’un animal dans un autre, une circonstance particulière empêchait que l’on y songeât : on voyait généralement ces parasites périr en même temps que l’hôte qui les contenait, ou peu d’heures après qu’ils en étaient sortis.

La découverte de la trichine ne fit d’abord que compliquer le problème : pendant plus de vingt ans, les trichines furent trouvées exclusivement dans les muscles de l’homme, et presque toujours en quantités innombrables. Elles étaient renfermées dans des poches ou kystes hermétiquement clos, de telle sorte qu’il eût été impossible de découvrir soit une voie par où elles s’y fussent introduites, soit une voie par où elles eussent pu émigrer. Jamais en outre on n’avait vu chez ces parasites des organes génitaux, et, pour achever de confondre les investigateurs, on reconnut que ces vers finissent par périr dans leur kyste sans laisser trace de postérité.

Des découvertes précises sur la génération de plusieurs espèces de vers nématoïdes nous apprirent enfin que les animaux de cette classe s’engendrent de la même façon que les autres. Les premières notions nous vinrent de l’anguillule du blé niellé. C’est en 1855 que je trouvai comment cette anguillule se propage et se perpétue dans le blé. La génération spontanée pour les nématoïdes n’était plus acceptable ; il s’agissait seulement de reconnaître dans les autres vers, comme dans l’anguillule du blé, les conditions ou les propriétés particulières qui devaient être en rapport avec leur propagation : on ne tarda pas à les découvrir. Alors se dévoilèrent les moyens variés et toujours simples qui permettent aux nématoïdes d’envahir les animaux et les organes auxquels ils sont subordonnés.

Les nématoïdes pondent un grand nombre d’œufs, qui sont généralement expulsés des organes au moyen des fonctions mêmes de ces organes. On le conçoit sans autre explication pour le tube digestif, pour le foie, pour le rein, dont les produits sont expulsés au dehors. Les voies respiratoires sont fréquemment habitées par des vers dont les œufs sont expulsés par les mouvemens des cils vibratiles qui recouvrent ces organes, et dont la fonction est de balayer toutes les poussières que la respiration y apporte. Lorsque les vers habitent dans la profondeur d’organes sans communication avec le dehors, la femelle pratique elle-même la voie par où doivent sortir ses œufs ; mais il faut ensuite que les œufs ou les embryons rentrent dans les organes où ils ont pris naissance pour y acquérir un développement complet et reproduire à leur tour. Ils le font de deux manières, l’une passive, l’autre active : s’il s’agit d’organes qui sont en communication avec l’extérieur, telles que les voies digestives ; le mode est purement passif ; c’est avec la boisson ou avec les alimens qu’ils reviennent. Pour qu’ils puissent le faire chez l’homme, chez les ruminans, chez les carnassiers, la nature a usé de l’expédient suivant : l’embryon renfermé dans la coque de l’œuf peut vivre d’une sorte de vie latente pendant un temps très considérable. Il attend ainsi le moment où, parvenu dans un milieu propice au développement du ver, il se revivifie et sort de sa coquille ; j’ai fait éclore des œufs du lombric de l’homme après les avoir conservés dans l’eau pendant six ans. On conçoit qu’à la faveur d’une aussi longue vie latente, la transmission des nématoïdes d’un homme à un autre, d’un animal à un autre animal, soit possible, car en six ans les œufs déposés à la surface du sol sont entraînés par les pluies dans des mares, dans des ruisseaux, dans des sources où ils séjournent jusqu’à ce qu’ils soient transportés dans les boissons dont fait usage l’homme ou l’animal chez lequel le ver peut se développer.

Sans doute tous les animaux ne boivent pas, il en est qui ne se repaissent que d’une proie vivante ou d’alimens secs. La transmission ne devient pas impossible pour cela ; elle a lieu de mille façons, souvent très curieuses. Les souris, par exemple, avalent les œufs de leurs parasites, mêlés à la poussière qui entoure leur résidence, quand elles lustrent leurs poils avec la langue. Ces exemples suffisent pour faire comprendre la possibilité de la transmission que nous avons nommée passive. Le second mode de transmission des vers est actif ; il intervient lorsque le séjour du parasite est un organe sans communication avec l’extérieur. C’est alors la larve ou l’embryon, ce n’est plus l’œuf, qui devient l’agent de la propagation. La période de larve, on le sait, est une phase de la vie dans laquelle les organes génitaux ne sont point encore développés : la larve du papillon est la chenille, celle du cousin est un petit ver aquatique, celle de la grenouille est le têtard. Le milieu où vit la larve diffère souvent de celui où vit l’adulte. La même condition se rencontre chez beaucoup de vers nématoïdes pour lesquels chacune de ces deux périodes se passe nécessairement dans un séjour différent. Si l’on a cru longtemps qu’un ver nématoïde ne peut par lui-même se transmettre d’un animal à un autre, parce qu’il périt généralement peu d’heures ou peu de jours après qu’il a été extrait des organes, c’est qu’on n’avait observé que le ver adulte. On ignorait que la larve pût vivre dans un autre séjour que l’adulte, et qu’elle pût être douée de propriétés physiologiques distinctes, à la faveur desquelles s’accomplissent la transmission des individus et la propagation de l’espèce.

L’anguillule du blé niellé nous a dévoilé le secret de ce mode de propagation. Dans l’état où elle a été étudiée d’abord, lorsque, recueillie après la maturité du blé, elle possède la faculté de résister à une longue dessiccation, faculté que j’ai nommée la reviviscence, l’anguillule de la nielle est dépourvue d’organes génitaux ; c’est une larve. Comment, à la faveur de sa reviviscence, cette larve arrive-t-elle à se propager dans le blé ? Le grain niellé renfermé de huit à dix mille larves. A l’époque des semailles, ce grain desséché tombe à côté des grains sains ; ceux-ci germent et donnent bientôt une petite tige herbacée, tandis que dans le grain niellé, qui ne se développe pas, les anguillules, pénétrées par l’humidité du sol, sortent de leur profonde léthargie. Retrouvant la vie et le mouvement, elles percent leur coque ramollie, puis, guidées par leur instinct, elles vont dans la terre à la recherche des tiges de blé nouvellement développées. Elles s’introduisent entre les feuilles enroulées qui forment primitivement cette tige et attendent jusqu’à la saison prochaine la formation de l’épi. Celui-ci apparaît enfin sur la tige à quelques centimètres au-dessus du sol ; alors il se compose de simples écailles, très molles, dans lesquelles les anguillules s’introduisent facilement. Quand surviennent les premières chaleurs, l’épi s’élève du sol et emporte avec lui les hôtes qui s’y sont logés. Dans leur demeure nouvelle, ces hôtes deviennent adultes, s’accouplent et pondent, puis ils meurent, ne laissant que des débris méconnaissables ; mais de leurs œufs, qui éclosent avant la maturité du blé, sort une génération nouvelle qui reste à l’état de larve et se dessèche lorsque le grain mûrit. Ces larves, dont il serait alors impossible de découvrir l’origine, attendent dans un état de siccité complète les conditions nécessaires aux manifestations de leur vitalité. Ces conditions peuvent se faire attendre plusieurs mois ou plusieurs années. La résistance à la dessiccation n’est donc point, chez l’anguillule de la nielle, un jeu de nature ; c’est une propriété nécessaire à sa propagation, propriété qui se perd totalement dès que la larve arrive dans l’épi et devient adulte.

La connaissance de ces faits a trouvé une application immédiate au plus étrange de nos parasites, c’est-à-dire à la filaire de Médine. Ce ver si terrible, dont a parlé Plutarque, ne procède point autrement à l’égard de l’homme. Il est vivipare, et lorsque ses embryons vont éclore, il sort des parties qui le renferment en perçant la peau, dépose ses embryons au dehors et meurt. Cependant les embryons, passés à l’état de larves, possèdent la faculté de vivre hors du corps de l’homme, dans l’eau ou dans la terre humide. Si ces larves arrivent au contact de la peau de l’homme, elles s’introduisent dans les parties sous-jacentes par les canaux qui sécrètent la sueur et qui s’ouvrent à la surface de l’épiderme. Ces canaux ont un diamètre de trois centièmes de millimètre environ, tandis que la larve de la filaire n’a qu’un centième de millimètre d’épaisseur. Cette larve ne trouve donc aucune difficulté à pénétrer sous la peau par ces conduits, dont le nombre en outre lui épargne toute recherche, la peau de l’homme possédant, suivant les régions, depuis soixante jusqu’à quatre cents de ces canaux par centimètre carré. Dans son nouveau séjour, la larve se développe et s’accroît pendant plusieurs mois et même pendant plusieurs années. Elle atteint quelquefois jusqu’à 4 mètres de longueur ; mais dans les climats brûlans où vit la filaire, la saison sèche est très longue et l’eau très rare. La vie des larves répandues sur le sol serait bien courte et la transmission généralement impossible, s’il n’intervenait chez elles quelque faculté spéciale comme chez l’anguillule de la nielle. C’est en effet ce qui existe : la reviviscence de la filaire a été constatée expérimentalement. La larve, complètement desséchée, se revivifie par l’humidité, et sans doute cette faculté se conserve chez elle pendant plusieurs années. En 1820, Méhémet-Ali fit partir pour le Cordofan une expédition militaire commandée par Mohamed-Bey, defterdar. « Je suivis ce dernier en qualité de médecin particulier, dit le Dr Maruchi, et séjournai trois ans avec lui dans le Cordofan. J’espérais être à même d’observer la filaire de Médine chez nos soldats, mais deux ans s’écoulèrent sans qu’elle se manifestât chez aucun d’eux ; ce ne fut que dans le courant de la troisième année, après des pluies extraordinaires, que je la vis se déclarer, et en si grand nombre que le quart des troupes en fut atteint. J’en fus malheureusement attaqué moi-même sur vingt-huit points du corps… » Cette épidémie, inexplicable alors, trouve aujourd’hui une explication facile. Toutefois, pour que la larve de la filaire puisse s’introduire et se propager chez l’homme, il ne suffit pas de l’humidité ; il faut encore qu’une chaleur tropicale lui donne une certaine énergie, peut-être une certaine maturité, qu’elle ne trouve point dans nos régions tempérées.

La propagation de la trichine s’opère successivement d’une manière active et d’une manière passive. Dans une première période, la période de larve, elle vit dans les muscles des animaux ; dans une seconde période, la période adulte, elle vit dans l’intestin. Comment passe-t-elle des chairs dans l’intestin et de l’intestin dans les chairs ? Avant de l’expliquer, exposons brièvement les faits qui ont permis de résoudre la question.

En 1859, deux savans illustres de l’Allemagne, MM. Leuckart et Virchow, entreprirent, chacun de son côté, d’élucider la question de la propagation de ce ver. Quelques résultats intéressans, obtenus surtout par ce dernier observateur, promettaient une solution prochaine, lorsqu’un fait fortuit vint la donner inopinément. Au mois de janvier 1860, une jeune fille mourut à l’hôpital de Dresde, atteinte d’une maladie qui avait été regardée comme une fièvre typhoïde. Un savant professeur, M. Zenker, cherchant les altérations du système musculaire en rapport avec cette maladie, aperçut, non sans étonnement, dans des portions de muscle soumises au microscope, des trichines en grand nombre, libres parmi les fibres plus ou moins altérées. Dans les organes abdominaux, M. Zenker trouva encore des vers semblables aux trichines, qui cependant différaient de celles-ci par une plus grande taille et par l’existence d’organes génitaux complètement développés. On pouvait entrevoir déjà une relation entre les uns et les autres. Les trichines des muscles n’étaient-elles point les filles de celles de l’intestin ? Mais celles-ci, d’où venaient-elles ? Des renseignement ultérieurs en firent découvrir l’origine : dans la ferme où vivait la jeune fille, un porc avait été tué quelques jours avant qu’elle devînt malade ; elle en avait mangé de la chair hachée et crue ; plusieurs personnes qui en avaient mangé de même avaient été sérieusement incommodées. La chair du porc, conservée au saloir, fut examinée ; elle était infectée de trichines identiques à celles des muscles de la jeune fille. Les savans que je viens de nommer trouvèrent dans ce fait l’occasion de nouvelles recherches qui achevèrent de faire connaître l’histoire de la trichine. Je pus moi-même, grâce à l’obligeance de M. Virchow, répéter leurs expériences à Paris, et chercher la solution de quelques questions qui n’avaient point particulièrement attiré l’attention de ces savans observateurs.

La trichine, dans les muscles, est à l’état de larve. Renfermée dans un kyste, elle ne s’y reproduit jamais et n’en peut sortir spontanément ; mais si son hôte est dévoré par un mammifère, en peu d’heures les muscles et les kystes sont détruits par la digestion, et la larve, devenue libre, arrive dans l’intestin grêle. L’intestin est le milieu qui convient à son développement complet ; aussi, dès le troisième ou le quatrième jour, elle acquiert des organes génitaux. Elle s’accouple, et quelques jours après des œufs, puis des embryons, apparaissent dans le corps de la femelle, car elle est vivipare. Déposés dans le mucus qui revêt les parois de l’intestin, ces embryons s’enfoncent dans l’épaisseur de la membrane muqueuse et la traversent pour se porter vers les muscles.

Pour traverser les tissus, ces petits êtres ne sont point munis de crochets, de stylets ou d’une arme particulière comme d’autres vers. Leur extrême petitesse suffit ; l’épaisseur de la partie antérieure de l’embryon est de trois millièmes de millimètre, de telle sorte que trois cent trente-trois embryons juxtaposés tiendraient dans la longueur d’un millimètre. L’embryon peut ainsi sans obstacle s’insinuer et voyager entre les lames et les mailles des tissus organiques. Parvenu dans les muscles, l’embryon grandit et acquiert en quinze ou vingt jours tous les organes qui constituent la larve ; l’appareil de la génération seul ne se produit point. En même temps, une poche ou kyste s’organise autour de cette larve par une transformation de la fibre musculaire et l’enferme complètement. La trichine reste dans ce kyste à l’état de vie latente, comme la chrysalide dans son cocon, sans se reproduire et sans éprouver de nouveau changement. Elle vit ainsi recluse pendant un temps indéfini, pendant plusieurs années même (huit ans au moins d’après quelques observations), et finit par périr, s’il ne survient aucun événement qui la tire de sa prison vivante.

La migration de la larve dans l’intestin est indépendante de sa volonté, elle est purement passive ; la migration de l’embryon dans les muscles est au contraire active. L’embryon n’a point encore d’organes bien définis, et sa vie est extrêmement fugace. Il va donc chercher dans un nouveau séjour, dans les muscles, les conditions nécessaires à son développement ultérieur et des propriétés vitales nouvelles. Ingérée avec la chair qui la contient chez un reptile, chez un poisson ou chez un insecte, la larve ne trouve point les conditions de chaleur qui doivent la faire sortir de son état de vie latente ; elle ne se développe point et traverse tout le tube digestif sans avoir subi d’altération ou de changement. Ingérée chez un oiseau, elle sort de son inertie et se développe, mais l’embryon ne trouve point dans la fibre musculaire un habitat convenable. Le mammifère seul lui offre ces conditions diverses. Il arrive cependant que certaines circonstances inséparables de l’âge ou de l’espèce du mammifère ne permettent point à la trichine d’accomplir non plus chez lui le cycle complet de ses développemens. Chez le chien adulte ou vieux, la larve ingérée dans l’estomac acquiert dans l’intestin son développement complet, mais les embryons ne parviennent pas dans les muscles et périssent. Chez le très jeune chien, au contraire, l’embryon arrive dans les muscles et s’y développe comme chez l’homme ; le renard est, comme le chien adulte, préservé de la trichine. On doit présumer d’après ces faits que les grands carnassiers, ceux au moins qui sont arrivés à un certain âge, ne sont point aptes à propager la trichine. Les grands carnassiers sont toutefois presque les seuls animaux qui se nourrissent de la chair fraîche et palpitante des mammifères ; les occasions de la transmission de la trichine seraient donc bien rares, si la larve de ce ver avait la vie aussi fugace que sa mère et périssait avec son hôte : infailliblement l’espèce disparaîtrait ; mais dans le kyste, où elle acquiert l’état de larve, la trichine acquiert aussi des propriétés vitales nouvelles : ces propriétés la protègent contre les agens destructeurs qu’elle ne tarde pas à rencontrer après la mort de son hôte. Elle résiste en effet au refroidissement du cadavre et même à un froid de 16 degrés au-dessous de zéro ; elle résiste à la putréfaction des chairs qui l’enveloppent, et cela pendant un mois et plus ; elle résiste enfin à l’action de substances diverses, acides, alcalines, salées, etc., qui tuent presque instantanément la trichine adulte et beaucoup d’autres invertébrés. Grâce à ces facultés, la trichine devient la proie d’animaux qui se repaissent de chairs plus ou moins corrompues, restes du repas des grands carnassiers ou lambeaux de cadavres abandonnés sur le sol. C’est ainsi qu’elle agrandit son domaine et que le porc, le rat, la souris, le chat même, et tant d’autres petits carnassiers ou rongeurs servent à sa propagation.

Les phénomènes morbides occasionnés par la trichine sont en rapport avec le cycle qu’elle parcourt dans son développement. Sa présence dans le tube digestif et le passage des embryons à travers les parois entraînent des désordres intestinaux dont la durée, d’environ un mois, correspond à celle du séjour que fait le ver adulte dans l’intestin. L’arrivée des embryons dans les organes extérieurs détermine ensuite de violentes douleurs musculaires, de la fièvre, et les symptômes d’une maladie grave qui, suivant sa période, pourrait être confondue avec le rhumatisme aigu ou bien avec la fièvre typhoïde. Si le malade ne succombe pas, tout rentre peu à peu dans l’ordre lorsque les trichines enkystées sont emprisonnées dans les muscles.

Les accidens causés par la trichine sont déterminés par une cause purement physique. Lorsque des milliers d’embryons, comme ceux de la filaire, creusent à travers les organes leurs longs sillons, bien que très étroits, ils dissocient et tiraillent les fibres, les irritent et produisent des phénomènes inflammatoires redoutables ; mais ces désordres sont proportionnels au nombre des trichines. Si des millions de ces vers tuent nécessairement, quelques milliers restent complètement inaperçus. Aussi, lorsque la migration est achevée, lorsque les trichines sont enkystées, l’homme qui les porte dans ses organes ne se doute nullement qu’il est la proie de milliers de vers.

Les douleurs qui signalent l’invasion des trichines, les accidens mortels qui en sont quelquefois la conséquence, l’absence d’un remède, la facilité de contracter la contagion, inspirent aux populations qui y sont exposées une crainte légitime ; mais cette crainte, très justifiée en Allemagne, s’est propagée dans les pays voisins. Il convient donc de rassurer les esprits à l’égard d’un danger exagéré et pour la France véritablement imaginaire. La trichine n’est à craindre que par sa transmission des animaux à l’homme ; or l’histoire naturelle nous donne sous ce rapport les indications les plus certaines. La larve est le seul agent de la transmission de la trichine ; mais que d’obstacles l’environnent et renferment ses moyens de propagation dans un cercle fort étroit ! Emprisonnée dans un kyste, elle ne s’y reproduit pas ; elle n’en peut sortir spontanément, ni pendant la vie de son hôte, ni après sa mort ; elle périt fatalement, si elle n’est transportée à temps dans l’estomac d’un autre animal. Ni les oiseaux, ni les poissons, ni les reptiles, ni les animaux invertébrés ne peuvent la propager. Elle se développe exclusivement chez les mammifères, et de ceux-ci il faut excepter tous les grands carnassiers sans doute, et certainement tous les herbivores. Quels sont donc les animaux qui, dans l’économie de nos campagnes, peuvent infester ceux qui nous communiquent la trichine à leur tour ? Nous ne recevons ce ver que du porc, et le porc ne peut le recevoir que du chat, du rat et de la souris, car les animaux sauvages susceptibles de prendre la trichine ne sont point les familiers de la ferme, et ce n’est que par une rare exception que leur cadavre pourrait servir de pâture au porc. Quant au chat, à la souris, au rat, il serait difficile de les empêcher de prendre quelque part de butin lorsqu’il se trouve dans une ferme de la viande de porc trichine. Aussi n’est-il point douteux qu’ils ne servent de véhicule dans la transmission des trichines d’un porc à un autre.

Or ce mode d’infection trichinale, le seul qui puisse être ordinaire et qui puisse par conséquent devenir un danger public, n’est pas susceptible de porter au loin la contagion. La souris, le rat, le chat, n’émigrent guère, et ce n’est que dans les fermes du voisinage qu’ils peuvent transporter les parasites attachés à leurs chairs. C’est donc de proche en proche, lentement, sourdement, que la trichine gagne du terrain, et qu’elle parvient à infecter toute une contrée. Dans un pays où la trichine n’existerait pas, cette contagion serait-elle tant à craindre ? l’envahirait-elle, comme le choléra ou la peste par des miasmes subtils et insaisissables, comme le charbon par des germes que le vent emporte et dissémine au loin, comme la filaire de Médine même, dont les larves desséchées peuvent être enlevées en tourbillons avec le sable du désert ou portées dans des contrées lointaines par le cours des grands fleuves ? Non : la trichine ne peut être transportée qu’avec son hôte, qui généralement n’est pas migrateur, ou bien avec la viande, qui généralement se débite dans une localité fort restreinte. Ces considérations suffiront à faire comprendre que nous n’avons point lieu, en France, de nous effrayer de ce mal nouveau, car la trichine n’existe pas chez nous, et nous ne pouvons la recevoir comme le choléra ou la peste.

La maladie trichinaire s’est révélée tout à coup en Allemagne ; pourquoi, dira-t-on, n’en serait-il pas de même en France ? La raison en est que la trichine est connue en Allemagne depuis longtemps (le kyste qui la renferme a été observé dès 1822), qu’on la trouve fréquemment dans les cadavres livrés aux études anatomiques, tandis qu’à Paris, où ces études ne sont pas moins suivies, elle n’a jamais été observée d’une manière certaine. D’un autre côté, on savait depuis longtemps en Allemagne que l’usage de la viande de porc produit quelquefois de graves désordres, dont la cause, attribuée à quelque substance toxique qui s’y serait formée, était évidemment la trichine. On ne connaissait en France rien de semblable.

A la rareté de la trichine viennent s’ajouter chez nous des habitudes culinaires qui diffèrent de celles des Allemands. La viande de porc crue n’est point d’usage dans le peuple, et la cuisson telle qu’elle se pratique habituellement, quoi qu’on en ait dit, tue la trichine. Ajoutons que cette larve périt naturellement après six semaines ou deux mois de conservation et que cette terminaison naturelle est hâtée dans la viande salée ou dans celle qui est fumée par les procédés ordinaires.

Il est possible, par des soins très simples, de faire disparaître la trichine des contrées où elle existe. Il suffirait de faire enterrer soigneusement tous les cadavres ou toutes les viandes qui peuvent communiquer ce ver au porc et aux petits animaux qui le prennent. Les éleveurs y veilleraient, s’ils étaient condamnés à restituer le prix de vente de leurs animaux malades. A Paris, par les progrès seuls de l’hygiène, un résultat analogue a été atteint pour un autre ver. Au siècle dernier, des épidémies de vers lombrics apparaissaient très-fréquemment, compliquant et augmentant la gravité des maladies ; ces épidémies étaient encore fréquentes au commencement de notre siècle, mais elles devinrent de plus en plus rares et disparurent tout à fait vers 1825 ou 1830. C’est que vers cette époque l’usage des filtres s’était introduit dans tous les ménages, et qu’un filtre empêche le transport des œufs du lombric dans nos boissons. Le résultat obtenu pour l’un de nos parasites par de simples soins hygiéniques, ne pourrait-on l’obtenir pour un parasite bien plus dangereux, lorsque les moyens de préservation sont connus, et lorsque l’intérêt public et l’intérêt particulier le demandent également ?


Dr DAVAINE.

V. DE MARS.