Chronique de la quinzaine - 14 mars 1866

Chronique n° 814
14 mars 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 mars 1866.

On ne saurait avoir l’idée de s’ériger en rapporteur et abréviateur des vastes discussions qui ont rempli depuis quinze jours la chambre des députés. Toute la politique du pays, exposée, analysée, contrôlée par ses plus habiles représentans, vient s’accumuler et s’amasser pour ainsi dire dans ces graves et brillans débats. On est au nœud et au feu du drame ; le rôle du chœur s’efface. Nous ne pouvons que rendre témoignage de l’impression laissée dans les esprits par cet épisode important de la vie politique nationale. Cette impression est remarquable et sera reconnue heureuse par ceux qui s’intéressent au réveil de la vie politique en France. Jamais depuis quatorze ans la discussion n’a occupé parmi nous une si large place et n’a pris sur l’esprit public un ascendant si manifeste. On se sent renaître. Le gouvernement cesse, à vrai dire, d’être un monologue. Il semble que l’opinion publique rentre en possession d’elle-même ; et soit décidée à soutenir activement sa partie. Nous avons et nous commençons à exercer quelques-unes des forces les plus utiles et les plus éclatantes du gouvernement représentatif. Ce n’est point dans une pensée d’opposition égoïste que nous saluons ces résultats. Les représentans de l’opposition libérale au corps législatif peuvent sans doute s’attribuer une grande part à l’œuvre qui s’accomplit : leurs adversaires eux-mêmes ; nous en sommes certains, reconnaissent ce que le corps législatif doit d’éclat et d’influence, ce que l’honneur et les intérêts bien entendus du pays doivent de garantie et de sécurité au talent, à l’application, aux vues modérées et au zèle cordial des membres de l’opposition. Nous sommes persuadés que le gouvernement lui-même a ou aura bientôt l’intelligence des avantages qu’il doit : retirer d’un mouvement dont l’origine, il a le droit de le rappeler, remonte au décret du 2/i novembre, et qui a pour effet salutaire d’exciter et d’assainir l’activité politique de la France. Quoi qu’il en soit, le branle est donné ; opposition et gouvernement contribueront alternativement désormais au progrès commencé suivant les inspirations opportunes qu’ils recevront des pulsations de l’esprit national, des vicissitudes des événemens et des nécessités soudainement révélées et imposées par la force des choses.

En portant ce jugement sur le caractère général de la discussion de l’adresse de cette année, nous courons risque d’être accusés d’optimisme par ceux qui ne veulent tenir compte que des faits acquis, et qui attachent peu de prix à de simples tendances. Nous n’avons point assurément le succès dans les faits. Les idées de l’opposition libérale sont loin aussi, à la vérité, d’avoir conquis une majorité concrète dans le corps législatif. L’opposition ne peut faire sentir son action au gouvernement par des votes victorieux. Elle fait entendre des critiques, elle exprime des vœux, son rôle se borne pour ainsi dire à ébaucher les cahiers des états-généraux de l’avenir. Il serait puéril cependant de ne mesurer qu’à des votes l’influence d’une opposition et la vie intime d’une assemblée représentative. Les questions de succès ou d’échec par les votes ont d’ailleurs peu d’Importance dans la discussion d’un projet d’adresse. Qu’est-ce qu’une variante d’adresse à côté des discours, des chocs d’idées, du travail d’esprit public, que provoquent les textes contestés ? L’adresse de 1866 aura depuis longtemps disparu dans l’éternel oubli qu’on lira encore les grands discours de M. Thiers sur les principes de 1789 et de M. Jules Favre sur la question romaine. La phase de gouvernement représentatif dans laquelle nous passons doit surtout être considérée par nous comme une période de l’éducation politique de la France. Nous ne voulons constater ici qu’une chose, et c’est à nos yeux un sujet de félicitation, cette éducation est en bon train. La vie parlementaire est maintenant ranimée non pas seulement dans l’opposition, mais dans l’ancienne majorité. On le reconnaît aux idées qui se font jour dans les rangs de cette majorité ; par exemple à cet amendement où sont exprimés des vœux modérés en faveur des libertés publiques et qu’ont signé plus de quarante députés, arrivés presque tous à la chambre par la candidature officielle ; on le reconnaît à l’influence qu’exercent sur la chambre les discours des grands orateurs de l’opposition ; on le reconnaît à la part chaque jour plus grande que les députés de la majorité prennent aux débats ; on le reconnaît à la portée des discussions qui s’étendent et s’approfondissent, comme on l’a vu pour la question algérienne et la question agricole ; on le reconnaît à l’attention soutenue que le public prête cette année aux séances du corps législatif ; on le reconnaît aux impressions des représentans du gouvernement auprès de l’assemblée et à l’émulation honorable qu’ils semblent puiser dans ces belles luttes. On voit bien à tous ces signes qu’il y a là quelque chose qui remue, s’agite, se dégrossit, et l’on peut croire sans illusion que l’on assiste à un travail de renouvellement et d’enfantement.

Les questions de politique étrangère et de politique intérieure ont été débattues à propos de l’adresse. C’est surtout dans les questions intérieures que la discussion a pris le caractère de vive application et d’efficacité pratique dont nous sommes frappés. Nous rangeons parmi les affaires intérieures la question algérienne. M. Lanjuinais s’est emparé de cette question avec une connaissance des faits et une vigueur d’argumentation très remarquables. On peut dire que, par le commentaire critique qu’il a donné du sénatus-consulte de 1863 et de la lettre de l’empereur au maréchal Mac-Mahon, l’honorable député de Nantes a débarrassé la question algérienne des graves incertitudes qui l’ont troublée dans ces derniers temps. M. Lanjuinais a été utilement secondé par l’éloquence de MM. Berryer et Jules Favre. Dans cette controverse, l’opposition a pris par la justesse et la solidité des idées, par la décision et la précision du langage, une véritable autorité gouvernementale. Aussi a-t-elle atteint son but, et l’on voit là un de ces exemples où il est démontré qu’une forte discussion a une portée qui domine la rédaction d’un texte d’adresse. On n’a pu rien répondre de sérieux à l’objection constitutionnelle de M. Lanjuinais contre le système d’avancement que l’on a voulu appliquer dans les corps indigènes. La répugnance insurmontable que doit rencontrer dans le sentiment français l’emploi de troupes musulmanes sur une large échelle s’est fait jour hautement. Ce mot de royaume arabe qui avait été prononcé au grand découragement des colons français et européens a été singulièrement atténué et réduit par le commissaire du gouvernement à la valeur d’une simple formule de langage. On a enfin donné à entendre que sur les points de détail les premières impressions de l’empereur ont pu être modifiées par les observations respectueuses qui lui ont été présentées, et que le ministre de la guerre et le gouverneur général de l’Algérie ont pu parler le langage qu’une longue expérience les autorisait à tenir. Rien de plus salutaire que ce débat sur l’Algérie ; il a incontestablement rendu la confiance à nos colons et à notre armée, qui demeure à coup sûr l’instrument fécond de la colonisation française du nord de l’Afrique.

Un débat qui a eu moins d’éclat, mais qui est d’une grande utilité pratique, est celui qui s’est engagé à propos de la question, municipale. Les grands orateurs ne sont point intervenus dans cet examen des relations de l’administration avec les municipalités ; mais les discours de MM. Hallez-Claparède, Goerg, de Marmier, ont montré que les populations commencent à regarder de près au contact des franchises municipales avec l’autorité administrative. L’esprit communal ne perd point ses naturelles et justes susceptibilités. Les politiques sages s’appliqueront à ménager l’indépendance des conseils municipaux. Le gouvernement a fait voir récemment, en choisissant la plupart des maires dans les conseils, qu’il avait le sentiment de cette situation délicate ; le seul reproche qu’il ait encouru est de n’être point allé assez loin dans cette bonne voie. En tout cas, M. de Persigny, le théoricien et l’oracle des idées autoritaires, doit s’apercevoir que ses idées jalouses et restrictives sur la nomination des maires, ainsi que M. Rouher le lui a déjà péremptoirement prouvé au sénat, vont au rebours des sentimens du pays et par conséquent des inspirations d’une politique habile.

Le plus important débat, dans l’ordre des questions intérieures, a été jusqu’à présent la discussion relative à la situation de l’agriculture. La chambre jouirait de toutes les franchises parlementaires, elle aurait eu le droit, comme le parlement anglais l’a fait souvent, de prendre en considération, sur la proposition d’un de ses membres, les effets et les causes de la détresse accidentelle des intérêts agricoles, qu’elle ne se fût point livrée à une investigation plus vive et plus profonde. Avant de nous prononcer sur les opinions que cette polémique consciencieuse et véhémente a mises en présence, nous croyons devoir rendre hommage au zèle et à la vigueur que la chambre a déployés dans ce débat. Voilà les grands travaux délibératifs qui démontrent à tous la souveraine utilité du régime parlementaire, qui l’honorent et le font vivre dans les intérêts et les mœurs d’un peuple. Il faut d’abord envisager dans son ensemble une telle discussion et payer un tribut presque égal d’estime et de reconnaissance à ceux qui ont combattu nos opinions et à ceux qui les ont soutenues. Quand on croit fortement à la vertu de la discussion, quand on est convaincu que le meilleur chemin pour conduire l’intelligence à la vérité est la persuasion qui résulte du choc des idées, on n’est point enclin à s’irriter de la contradiction, car quand la contradiction est sincère, quand elle est soutenue par la sérieuse étude des choses et éclairée par le talent, elle concourt au triomphe des idées justes qu’elle n’a fait que soumettre à une épreuve décisive dans son effort pour les ébranler. Nous sommes partisans de la liberté du commerce, surtout du commerce des substances alimentaires, et nous avons le sentiment que cette cause est sortie fortifiée du rude combat que viennent de lui livrer les idées protectionistes représentées par M. Pouyer-Quertier et M. Thiers. Il est certain, et personne ne le conteste, que le principal des intérêts agricoles, celui de la production des céréales, est en souffrance depuis huit mois. Les prix du blé sont descendus au-dessous du taux rémunérateur. Il est impossible que dans un pays aussi producteur de blé que la France une pareille souffrance ne soit pas douloureusement et universellement ressentie. Il est patriotique, et humain de rechercher les causes de ce mal et les moyens par lesquels on peut l’atténuer ou en prévenir le retour. De nombreux esprits, imbus des traditions encore toutes vivantes du système protecteur, ont attribué la cause de la détresse agricole à la libre entrée des grains étrangers, et ont demandé pour remède un faible droit de 2 francs par hectolitre sur les blés importés. On n’a pas le droit de s’étonner, et le gouvernement aurait ce droit moins que personne, qu’un grand nombre d’agriculteurs voient dans l’abolition du régime protectioniste la cause de leur malaise. Ç’a été la destinée de la liberté commerciale de s’établir parmi nous par une sorte de coup de force ; on doit dire, pour être juste, que, même en Angleterre, le succès de cette cause n’a point été exempt de violence. Pour que l’Angleterre abolît ses corn-laws ; il a fallu une sorte de coup d’état de la Providence, la famine irlandaise de 1846 ; il a fallu que sir Robert Peel eût l’intrépidité de rompre une des conventions les plus fortes du régime parlementaire, de désavouer et de briser le parti qui l’avait porté au pouvoir et de sacrifier son propre ministère. Toutefois, en Angleterre, la thèse de la liberté commerciale avait été discutée depuis si longtemps dans les associations, dans les réunions publiques, dans la presse, dans le parlement, que la polémique n’a plus survécu à l’abolition du régime protecteur. En France, il est naturel que nous ayons encore affaire à la polémique rétrospective, puisque les moyens de la discussion préalable et préventive ont à peu près manqué. Le gouvernement, nous le répétons, ne peut guère être surpris s’il se trouve en butte après coup aux vives instances, d’une opposition protectioniste agricole.

Quant à ceux qui, comme nous, eussent désiré que le triomphe de la liberté commerciale se pût accomplir par les armes de la liberté politique, les argumens protectionistes ne les embarrassent pas plus après qu’ils ne les eussent ébranlés avant. Quand on récapitule les propositions avancées par ceux qui demandent l’établissement d’un droit fixe sur l’entrée des blés étrangers, on peut être tranquille sur le maintien de la liberté des importations. C’est ici que l’on doit apprécier l’avantage d’avoir en face de soi un contradicteur aussi armé de connaissances spéciales et de puissance argumentative, que M. Thiers. Avec lui, le débat ne peut s’éparpiller et s’égarer dans un labyrinthes de chicanes secondaires. Il rend à ses adversaires le service de conduire et de circonscrire la controverse dans le véritable champ clos où, condensée et resserrée, elle doit trouver une solution finale. Ainsi, pour appuyer la prétention protectioniste, il faut admettre que la principale cause de la baisse des prix n’a point été l’abondance des dernières récoltes, quand cependant on se trouve en face de statistiques qui prouvent que la production des dernières années a dépassé la moyenne ordinaire de la consommation, et quand il est établi qu’un million d’hectares, dans une très récente période, ont été ajoutés à la culture du blé ; il faut soutenir que les bas prix du centre de la France sont déterminés par l’admission, à Marseille des blés de la Mer-Noire, tandis que le prix des céréales à Marseille se maintient toujours à un niveau bien supérieur à celui des marchés du centre ; il faut soutenir que les blés de production française ne peuvent point supporter la concurrence du prix moyen tel qu’il résulte des conditions du marché du monde, lorsqu’on voit au contraire depuis quelque temps la France braver cette concurrence au dehors par ses exportations constantes de céréales. Une idée très élevée domine sans doute M. Thiers dans l’attachement qu’il a voué au système protecteur. M. Thiers est touché de trois choses : il admire la faculté que possède le sol français de produire à peu près la totalité des objets nécessaires à la consommation du pays ; il voit avec raison dans ce don de nature une des garanties de notre indépendance et de notre puissance politique ; il redoute qu’en acceptant complètement la concurrence commerciale, la France ne coure le risque d’abandonner ou de perdre telle ou telle de ses aptitudes productives, et de diminuer ainsi sa force dans le cas où elle aurait à défendre contre des ennemis coalisés sa liberté et sa grandeur. La préoccupation est honorable ; mais, pour ce qui concerne la production du blé, nous ne pouvons nous empêcher de la regarder comme chimérique. Lorsque, sur l’excitation des hauts prix amenés par une mauvaise récolte, un pays peut, les années suivantes, augmenter la production du blé de 15 ou 20 millions d’hectolitres, lorsque ce pays accroît d’un septième en dix ans le sol consacré à la culture des céréales, il peut être tranquille sur son indépendance au point de vue alimentaire : le monde entier le bloquerait sans réussir à l’affamer. Est-il vraiment sage, pour conjurer un péril si imaginaire, de se condamner à lui payer en quelque sorte un tribut perpétuel sous forme de droits de douane et de restrictions commerciales ? Faut-il, pour proportionner et équilibrer ces droits, s’imposer la tâche de supputer arbitrairement, à travers une confusion et des complications inévitables, les prix de revient si variables de la production ? faut-il se plonger dans l’enchevêtrement du système protecteur ? Du moment qu’une forme du travail est protégée, il faut les protéger toutes : elles sont unies par une solidarité impérieuse, et avec la prétention surhumaine de faire à chacun la part égale, on ne peut aboutir qu’à une anarchie d’erreurs et d’injustices. Puis, pour ce qui concerne le blé, l’allégation de sollicitude patriotique est dominée par une considération suprême d’humanité. Nous ne comprenons point que, lorsqu’on a une fois en sa vie assisté à la calamité d’une disette, on puisse s’exposer au danger de compromettre par de petits artifices douaniers la subsistance d’un peuple le jour où l’on aurait à se plaindre non plus de l’incommodité de l’abondance, mais du désastre de la rareté, contre lequel il n’y a d’autre protection que l’observation constante des lois simples et naturelles qui régissent les libres mouvemens du commerce.

Parmi les discours intéressans et remarquables qu’a inspirés la question agricole, il y aurait injustice à ne point mentionner les observations claires, sensées, franches, de M. de Benoist, — la réponse de M. de Forcade La Roquette à M. Pouyer-Quertier, à la fois substantielle et lucide et soutenue du meilleur ton de la discussion parlementaire, et l’éloquente réplique à M. Thiers par laquelle M. Rouher a terminé ce grand débat. L’enquête sur l’état de l’agriculture annoncée par le discours impérial a eu ainsi à la chambre une très solennelle et très digne préface. A nos yeux, les orateurs qui ont eu raison sont ceux qui n’ont point cherché les causes des souffrances de l’agriculture dans le défaut d’un minime degré de protection ; l’agriculture présente des griefs mieux fondés lorsqu’elle se plaint de l’insuffisance des bras, lorsqu’elle gémit de voir des capitaux trop considérables employés avec trop de précipitation aux stériles travaux de l’embellissement des villes, lorsqu’elle proteste contre les octrois, lorsqu’elle réclame l’exécution rapide des voies de communication économiques. Par plusieurs de ces points, les doléances agricoles touchent à la politique ; c’est ce qu’ont fait justement sentir deux orateurs de l’opposition, MM. Magnin et Picard ; c’est pour ce motif que nous eussions préféré, comme eux, l’enquête parlementaire à l’enquête administrative. M. Picard a indiqué avec son esprit ordinaire, et en illustrant son argumentation d’anecdotes piquantes, les obstacles que l’esprit d’association, auxiliaire si naturel et si utile des intérêts agricoles, rencontre dans la législation politique ou dans l’intolérance administrative. L’étude attentive de tous les intérêts nous ramène. constamment à la même impasse : tous les intérêts souffrent de l’insuffisance des libertés publiques. On refuse à des agriculteurs l’autorisation de former des associations, de publier des journaux. Il était utile de prendre acte de tels faits au moment où M. Buffet, esprit si net et si modéré, soutenu par un groupe respectable de députés de la majorité, attendu avec une curiosité impatiente et d’avance applaudi par le public, va développer l’amendement relatif aux progrès des libertés. La logique des choses finira par prévaloir. La liberté économique travaillera infailliblement au profit de la liberté politique. Les intérêts qui vivent de la protection ne peuvent faire autrement que de se courber sous la tutelle du pouvoir ; mais les intérêts livrés aux chances de la concurrence ont le droit d’exiger l’affranchissement politique. La liberté politique est nécessairement le terme d’échange et de compensation de la liberté économique.

La question mexicaine ayant été réservée et ajournée à la discussion des crédits supplémentaires, les affaires extérieures ont moins ému la chambre que les questions intérieures. Il est cependant des points dans la situation de l’Europe qui, en ce moment même, donnent lieu à des préoccupations très graves. Nous voulons parler surtout de la position prise par le gouvernement prussien dans la question des duchés de l’Elbe. Tout le monde sait où en sont les choses entre Berlin et Vienne. Les querelles de l’Autriche et de la Prusse semblent être le fond si naturel et si constant de l’histoire intérieure de l’Allemagne, que l’Europe, fatiguée de cette rivalité tracassière, n’en suit plus les accidens qu’avec une curiosité affadie. Il serait temps néanmoins d’y prendre garde. On connaît la convention de Gastein, qui a donné provisoirement à la Prusse l’administration du Slesvig, à l’Autriche celle du Holstein. Depuis ce partage, l’Autriche a laissé la Prusse gouverner le Slesvig à sa manière ; elle n’a contrôlé ni par des conseils ni par des représentations la politique du cabinet prussien. Celui-ci n’a point usé à l’égard de l’Autriche de la même réserve. La cour de Vienne n’a paru conserver la possession provisoire du Holstein que pour la transmettre à l’ordre de choses dont elle attribue le règlement à la diète germanique ; dans cette période d’attente, elle a cru convenable de laisser jouir le Holstein de ses institutions locales, et elle a autorisé récemment la convocation des états du duché conformément à la constitution que le roi de Danemark avait donnée au Holstein en 1854. La cour de Berlin s’est montrée irritée de ce respect de l’Autriche pour l’autonomie holsteinoise. Affichant ouvertement la prétention d’annexer ultérieurement les duchés à la Prusse, M. de Bismark a envoyé à Vienne d’acerbes remontrances contre la conduite du général de Gablenz, qui gouverne le Holstein pour le compte de l’Autriche. L’administration du général, notamment en ce qui concerne la convocation des états, a été hautement approuvée par le cabinet autrichien. Depuis ce moment, on a vu M. de Bismark réunir avec ostentation des conseils de cabinet où étaient appelés les premiers personnages du royaume ; on n’entend parler que de conférences militaires tenues par le roi de Prusse avec les chefs de son armée. De semblables réunions politiques et militaires ont lieu à Vienne, et des personnages tels que l’archiduc Albrecht, les généraux de Hess et Benedek y assistent. Ces démarches et ces manifestations ne seront-elles qu’une échauffourée ? Cet orage passera-t-il sans éclater ? Il faut le souhaiter ; nul ne saurait l’affirmer. Les plus circonspects disent que la guerre entre la Prusse et l’Autriche est improbable, mais qu’elle n’est point impossible. M. de Bismark, avec cette subtilité qui est devenue chez lui une arme hardie, pose une distinction entre l’administration et le gouvernement des duchés. On n’a partagé à Gastein, dit-il, que l’administration, le gouvernement reste indivis entre les deux puissances ; l’Autriche ne peut pas faire acte de gouvernement dans le Holstein sans l’accord de la Prusse : la convocation des états est un acte de gouvernement, et la Prusse s’y oppose. Au milieu de ses conseils de cabinet et de ses conférences militaires, M. de Bismark tient en suspens le dernier mot qu’il destine à l’Autriche. Quelques-uns assurent que son ultimatum est écrit et a été expédié au ministre prussien, M. de Werther, à Vienne. Quand le grand magicien de Berlin aura pris sa résolution finale, un signe télégraphique avertirait M. de Werther, qui, à l’instant même, porterait la sommation prussienne à M. de Mensdorf.

On conviendra qu’il est difficile qu’une situation soit plus tendue. Il semble qu’en de telles circonstances la France, par l’organe de sa chambre populaire, eût dû nuancer d’une façon particulière, dans la discussion de l’adresse, son sentiment sur l’affaire des duchés. C’était l’avis de M. Jules Favre, de M. Thiers, qui ont à cette occasion indiqué la politique naturelle de la France avec une éloquente netteté. C’était aussi l’opinion visible de la chambre, qui a renvoyé le projet d’adresse à la commission. La commission n’a rapporté qu’une rédaction incolore, qui n’accuse aucune inclination déterminée de la politique française. Ce que nous regrettons encore plus que la neutralité par trop réservée de l’adresse, c’est le discours prononcé dans cette circonstance par un très estimable commissaire du gouvernement, M. de Parieu, dont on est accoutumé à respecter l’esprit investigateur et la parole impartiale. M. de Parieu, sans donner aucun renseignement précis sur les rapports actuels de la Prusse avec l’Autriche, s’est cru obligé de présenter l’histoire abrégée de la question des duchés. Nous n’essaierons point de relever les erreurs de fait et d’appréciation que M. de Parieu nous semble avoir commises dans son discours. Nous avons présenté ici avec trop d’abondance les élémens de la question des duchés au moment où cette affaire agitait l’Europe pour rentrer dans ce débat. Un de nos collaborateurs, M. Klaczko, a d’ailleurs exposé dans la Revue l’ensemble de ces grandes transactions avec une sûreté d’informations et une sagacité que nos lecteurs n’ont point oubliées, et lui-même il publie aujourd’hui en un volume, sous le titre d’Études de diplomatie contemporaine, la réunion de ces remarquables travaux. Ce que nous avons vu avec regret dans le discours de M. de Parieu, c’est une tendance d’injuste sévérité envers le Danemark et de trop indulgente complaisance pour la politique prussienne. Cette nuance a frappé d’autres que nous, puisqu’un des journaux de M. de Bismark a reproduit le discours de M. de Parieu. Ce serait un sujet d’affliction que cette nuance fût l’exact reflet des inclinations actuelles de notre gouvernement et indiquât une déviation de la politique traditionnelle de la France. Certes la politique de la France ne peut excuser les étranges artifices de langage et de conduite par lesquels M. de Bismark est parvenu à opérer la spoliation du Danemark ; la politique française ne pourrait pas davantage donner raison au ministre prussien dans son différend actuel avec l’Autriche. Quand on prit à Paris son parti des malheurs du Danemark, on se hâta de se consoler par l’espoir que la séparation des duchés serait un véritable succès pour la nationalité germanique, et profiterait à l’influence des états moyens de la confédération. Cette espérance certes n’a point été satisfaite ; nous ne pouvons cependant la renier et la bafouer nous-mêmes en nous ralliant au parti de M. de Bismark. Quels que soient les torts qu’elle a partagés avec la Prusse dans le passé, l’Autriche du moins a aujourd’hui le mérite de soutenir la politique la plus conforme à l’autonomie des duchés et aux intérêts des états secondaires dans la confédération. L’Autriche sera-t-elle ferme dans la défense des droits qu’elle représente ? Il faut le souhaiter, sans se dissimuler cependant, les causes de faiblesse qu’elle trouve dans sa situation intérieure. Ces causes ne seraient point aisées à surmonter, si, contrairement à l’espoir qu’on avait conçu, l’harmonie ne se rétablissait pas entre la cour de Vienne et la Hongrie, comme le ferait craindre la démission annoncée de M. de Mailath.

Si le conflit de la Prusse et de l’Autriche devait aboutir à un choc militaire, une grande occasion s’offrirait à la politique étrangère de l’Italie Soit que la Prusse réussît à entraîner l’Italie dans son alliance, soit que l’Autriche fît des efforts opportuns pour détourner le danger d’une diversion sur sa frontière méridionale, la question des duchés aurait dans la Vénétie un retentissement profitable au royaume italien. Singulière et fragile situation du monde qui fait qu’au milieu d’un besoin universel de repos et de paix de telles perspectives puissent tout à coup apparaître comme une réalité prochaine et saisissable au premier incident ! Notre chambre pourtant, si prudente à l’endroit de l’Allemagne, n’a point hésité à marquer d’une accentuation préméditée le passage du discours de la couronne relatif à l’Italie. L’adresse s’est prononcée pour le pouvoir temporel du pape. Pourquoi nous engager ainsi sur le temporel, nous Français qui l’avons aboli chez nous, en Allemagne, et pour une grande part en Italie même par les aliénations des états ecclésiastiques que nous avons tolérées ? Ce mot ne peut point effacer les paroles souvent citées de notre ministre des affaires étrangères, qui subordonne, comme le veut la nature des choses, la durée du pouvoir temporel de la papauté aux conditions de vitalité intérieure qui lui sont propres. Une manifestation parlementaire n’a qu’une efficacité présente, et un peuple ne peut être inféodé à la notion matérialiste que certains esprits politiques entretiennent encore touchant le gouvernement des âmes. Les applaudissemens spontanés qui ont accueilli le magnifique discours de M. Jules Favre nous donnent l’assurance que des idées plus épurées sur la direction du catholicisme prévaudront dans l’avenir. En attendant, les italiens ne se laissent point décourager par ces protestations anticipées et téméraires contre un état de choses que pourront un jour sanctionner la nécessité politique et les droits de la conscience. Ils s’appliquent avec un zèle vraiment patriotique à la solution de leurs difficultés financières. Les souscriptions organisées par le Consorzio obtiennent un succès inespéré. Nous étions bien sûrs, quant à nous, que le jour où les Italiens verraient attaché à la question financière le sort de leur indépendance et de leur unité politique, ils donneraient au monde une démonstration décisive de leur dévouement et de leurs ressources.

Les pronostics fâcheux que l’on émet depuis quelque temps sur le ministère anglais semblent bien près de se réaliser. Des bruits très accrédités s’étaient répandus, il y a quinze jours, sur une dislocation intérieure du cabinet du comte Russell. On assurait que le noble lord avait remis sa démission à la reine, et lui avait conseillé de s’adresser au duc de Sommerset pour la formation d’un nouveau ministère. On supposait que cette crise était la conséquence de dissentimens qui seraient survenus entre lord Russell et le duc de Sommerset et plusieurs autres de ses collègues. Les dissidences s’étaient élevées sans doute à propos des détails du bill de réforme annoncé par le discours de la couronne. L’éclat pourtant n’a point eu lieu, et l’accord s’est sans doute rétabli aux dépens du bill, dont M. Gladstone a exposé avant-hier à la chambre des communes l’économie mesquine, tronquée et chancelante.

Il faut être juste envers lord Russell, il est la victime de la réaction qui devait suivre inévitablement un état de choses bizarre dont l’Angleterre s’était complu à prolonger la durée. Les Anglais s’étaient accoutumés au repos d’une verte et heureuse vieillesse pendant les dernières années de la vie de lord Palmerston. Leur politique, et ils en étaient joyeux et fiers, consistait à ne rien faire. Pourquoi fatiguer et troubler en son grand âge le fin et gai vieillard qui leur faisait l’honneur de leur servir de premier ministre ? Cette sénilité était comme une grâce providentielle qui avertissait les Anglais de ne point tourmenter leurs institutions intérieures, de se tenir à l’écart de toutes les grandes affaires extérieures, et leur permettait de vaquer exclusivement aux labeurs richement rémunérés de leur industrie et de leur commerce. On avait du répit et du bon temps, et l’on en jouissait, Soucis, difficultés, problèmes, les questions sociales et religieuses de l’Irlande, la réforme du système électoral, une politique étrangère suivie et décidée, on ajournait tout à la mort de lord Palmerston. Les ambitions naturelles avaient elles-mêmes marqué ce terme à leur patience. Tout cela était couvert d’un air de force et d’un rayonnement de prospérité. Nous avons connu chez nous de ces périodes où l’inaction politique prend les rians dehors de la béatitude. Il serait doux d’y planter sa tente durant quelques années de jeunesse, si elles ne devaient être suivies de pénibles réveils. Lord Palmerston a été pour l’Angleterre l’homme de la sieste ; lord Russell est l’homme du réveil. Son rôle certes est moins agréable et plus difficile. Il est aux prises avec un lourd arriéré ; il lui est prescrit d’agir ; les ambitions lui demandent compte de leur longue attente et sont résolues à ne pas lui laisser de repos. L’Angleterre veut au pouvoir un homme d’action. Le second malheur de lord Russell, qui a toujours été un esprit hautain et solitaire, c’est d’aborder une situation semblable privé de l’élasticité de la jeunesse ou de l’activité d’une maturité robuste. Lord Russell est un vieillard. « Il est même plus vieux que son âge, disent ses adversaires, car il avait dix ans en naissant. » Le monde politique anglais est donc exposé à commettre en ce moment quelques injustices envers lord Russell, puisqu’il exige de lui des facultés et des ressources que son âge ne comporte plus. Au surplus, ces exigences sont naturelles, et une nation n’est point tenue de bercer au pouvoir deux vieillesses consécutives. Les nations n’ont pas d’âge ; il faut, pour les servir à leur gré, avoir le bonheur de posséder la jeunesse ou la force de la retenir en soi. Lord Russell, avec son grand esprit et son ferme désintéressement, ne doit point se faire illusion sur l’incompatibilité qui éloigne maintenant sa personne du pouvoir. Il n’a pris les affaires à la mort de lord Palmerston que pour remplir un interrègne et donner le temps à une situation nouvelle de se débrouiller, de s’éclaircir et de produire ses hommes. C’est ce premier travail de dégrossissement qui va s’opérer probablement aux dépens du ministère à propos du bill de réforme. Ce projet, très étroit, très inconséquent, porte les traces des incertitudes actuelles de la politique anglaise. Bien qu’il ait mis deux heures et demie à l’expliquer, M. Gladstone l’a présenté avec un embarras visible, insistant dès le début sur les difficultés de la question et ne rencontrant dans le cours de sa harangue aucun de ces élans lyriques qui l’emportent si naturellement quand il discute une mesure financière. La chambre, dès le premier soir, a fait à ce projet de réforme le plus mauvais accueil. Le grand reproche qu’on adresse au ministère, c’est de ne proposer qu’un plan incomplet, fragmentaire, de ne point embrasser la rénovation du système électoral dans son ensemble pour le fixer d’une façon définitive. M. Laing a exprimé ces critiques dans un très solide discours ; mais c’est surtout M. Horsman, un des plus éloquens orateurs des communes, un libéral opposé à la réforme, qui a combattu à cœur-joie la mesure ministérielle. M. Horsman, avec cette verve de sarcasmes qu’aime et applaudit toujours un auditoire britannique, a soutenu que le pays ne demande point de réforme électorale, que cette réforme est une vieille idée de lord Russell dont les cabinets et les parlemens portent malgré eux le poids depuis quinze ans, que le projet actuel est le résultat d’une transaction entre lord Russell et M. Bright, qu’avec un parrain tel que M. Bright la réforme ne peut être qu’une arme de guerre employée pour détruire la constitution anglaise et la remplacer par la démocratie pure. Attaqué dès le premier soir avec cette véhémence entraînante, le bill, destiné d’ailleurs à recevoir des coups de toutes parts, ne semble avoir aucune chance d’obtenir une majorité finale dans la chambre des communes. La discussion de cette réforme avortée ne sera, selon toute apparence, que le bruyant prologue d’une crise ministérielle,


E. FORCADE.



ACADÉMIE FRANÇAISE.
RÉCEPTION DE M. PREVOST-PARADOL.

Pour tous ceux qui ont conservé le culte des lettres, le premier intérêt de la fête célébrée l’autre jour sous la coupole du palais Mazarin, non pas le seul intérêt assurément, mais le premier, c’était de voir une noble et sympathique figure gravée par des burins habiles enrichir le musée de l’Académie française : le choix de la compagnie avait chargé M. Prevost-Paradol de dessiner le portrait de M. Ampère, et par une heureuse fortune c’était à M. Guizot d’y mettre la dernière main.

Au désir de saluer le portrait se joignait naturellement la joie de rendre hommage aux deux peintres. Il y avait là en effet un assemblage de noms disposé à souhait pour le plaisir de la pensée. Parmi tant de belles séances qui ont honoré l’Académie depuis une trentaine d’années et qui donnent à cette période de son histoire une physionomie particulière, on en citerait difficilement une seule qui, par le rapprochement des personnes, par le mélange heureux des convenances et des contrastes, fût appelée à offrir un tableau plus aimable. Convenances et contrastes, n’est-ce pas de ces deux élémens que se compose l’attrait des solennités de ce genre ? Quand le hasard y réunit des talens de même nature, les deux discours forment comme une symphonie où les délicats aiment à discerner les nuances, à comparer les voix ; quand ce sont les contrastes qui dominent, on assiste au spectacle amusant de la difficulté vaincue. Quelquefois aussi l’opposition des physionomies amène des changemens de rôle auxquels personne ne devait s’attendre, si bien que l’imprévu peut revendiquer sa part dans ce domaine de la tradition et de la règle. Le jour où M. Victor Hugo, succédant à M. Népomucène Lemercier (il y a de cela un quart de siècle), prononça une sorte de discours politique, auquel M. de Salvandy répliqua par un discours littéraire, ce fut de l’imprévu au premier chef. Lorsque M. Sainte-Beuve, quelques années après, occupa le fauteuil de Casimir Delavigne et fut reçu par M. Hugo, il y eut là un triple contraste dont on se souvient encore. Ce fut de l’harmonie au contraire, harmonie de nuances et de demi-teintes, quand trois critiques plus ou moins associés au même journal figurèrent dans ce même cadre académique, M. Saint-Marc Girardin recevant M. Nisard et tous les deux ayant à mettre en relief le profil discret de M. de Féletz. On pourrait multiplier ces exemples et classer par catégories les réceptions mémorables ; ce serait tout un chapitre d’histoire littéraire, un chapitre qui perdrait beaucoup avec les années, mais qui pour les contemporains, à distance raisonnable, éveillerait de piquantes réflexions. Dans la récente journée de l’Académie française, les convenances et les contrastes étaient mélangés dans une parfaite mesure. Un esprit riche, flexible, épanoui en tout sens, un chercheur de rives inconnues, M. Ampère, devait être loué à la fois par un des glorieux vétérans de la rénovation intellectuelle de notre âge et par le plus jeune de ceux qui continuent ce mouvement. Trois générations en présence, Ici un vieillard illustre, là un jeune écrivain déjà célèbre, au fond de la toile la vive et souriante figure de M. Ampère, telle était la composition du tableau. Les contrastes, on les devine sans peine, contrastes d’âge et de situation ; les convenances, c’est un libéralisme puisé aux mêmes sources, nourri des mêmes principes, surtout un même spiritualisme élevé, sincère, généreux, si bien que l’ancien ministre conservateur, le polémiste acéré de la cause parlementaire, l’ingénieux et ardent promoteur de la science des littératures comparées, appartiennent tous les trois à une seule famille.

Est-ce donc cette convenance de sentimens et d’idées relevée par d’agréables contrastes, est-ce le désir d’entendre louer M. Ampère par des voix dignes de lui qui attirait à l’Institut une foule avide et frémissante ? On est bien obligé de reconnaître que l’attrait littéraire de la séance ne venait ici qu’en second ordre, ou plutôt, à parler franc, qui donc songeait à l’académicien disparu ? Un petit nombre d’amis silencieusement fidèles. Quant à ceux qui se pressaient aux portes et applaudissaient d’avance, est-il besoin de dire ce qu’ils cherchaient dans la salle ? Un seul visage, le héros du jour, le jeune auteur de tant de pages ingénieuses et hardies où revit la liberté des mœurs parlementaires. M. Prevost-Paradol a tenu avec éclat l’une des premières places dans la littérature militante de nos jours. On voulait le voir de près, ce combattant à fine lame, on voulait entendre le sifflement du trait décoché par ses lèvres, on lui demandait un discours à double sens, et on lui pardonnait d’oublier un peu M. Ampère à la condition de ne pas oublier ses propres amis. Lui cependant, homme d’esprit alitant qu’homme d’action, il avait bien senti que continuer à l’Académie ses succès de publiciste, c’était justifier les reproches de ses adversaires ou de ses envieux.

Pour déconcerter d’avance les tactiques ennemies, M. Prevost-Paradol avait résolu d’écrire un discours uniquement littéraire, c’est-à-dire de vivre pendant quelques mois avec son devancier et de s’attacher à reproduire sa physionomie vraie ; mais, si douce que fût la tâche à un esprit si digne de la comprendre, comment ne pas être distrait à chaque coup de pinceau, lorsqu’on se représente d’avance un auditoire d’amis qui attendent, qui appellent l’allusion promise et s’étonnent de ne pas la voir venir ? De là un certain embarras chez l’orateur, de là aussi dans l’assemblée quelque désappointement peut-être. Pour un groupe d’esprits impartiaux, M. Prevost-Paradol avait éprouvé de trop vives distractions en peignant la figure de M. Ampère ; pour la partie la plus nombreuse et la plus ardente de l’auditoire, il avait trop négligé, sauf en, un seul passage, ce qu’on espérait de sa verve agressive. Notre devoir à nous est de raconter les faits sans passion ; cependant, au nom de la tradition des hautes lettres et en souvenir d’Ampère lui-même, peut-être nous est-il permis de regretter que M. Prevost-Paradol ne nous ait pas donné de notre ami une image plus vivante, quand nous avions le droit de compter sur un portrait à la fois brillant et fidèle. Heureusement M. Guizot était là ; il a pris la palette d’or, comme on le disait l’autre jour à propos de M. de Vigny, et il a complété l’esquisse de Jordaëns.

Serions-nous trop sévères pour un talent aimable, élevé, digne de toute sympathie ? M. Prevost-Paradol, qui connaît le prix de la franchise, est homme à excuser la nôtre en faveur du sentiment qui l’inspire. Une chose vraiment affligeante pour les amis de la tradition intellectuelle et morale de ce grand XIXe siècle, c’est de voir combien la génération de 1848, la génération sortie des écoles au lendemain de la révolution de février, connaît imparfaitement ou dédaigne ce qui a précédé cette date. Que des devoirs nouveaux, que des nécessités impérieuses expliquent cette lacune, j’y consens ; en tout cas, rien n’excuserait le dédain. — Si nous voyons aujourd’hui tant de questions se rétrécir, si la sécheresse dans l’ordre moral a succédé à l’ardeur et l’isolement à l’expansion, une des causes du mal est précisément cette rupture que nous venons de signaler. Est-ce la sympathie par exemple qui manquait à M. Prevost-Paradol pour apprécier complètement son prédécesseur, pour nous rendre l’image d’une intelligence si prompte, si riche, qu’entraînaient de tous côtés l’enthousiasme du savoir et le, culte des grandes causes ? A coup sûr, nul n’aura cette pensée. Seulement un des anneaux de la chaîne s’est rompu. Sans doute Ampère n’a pas laissé de monumens immortels ; il n’en a pas moins laissé des œuvres aimables et solides, des œuvres qui ont instruit, charmé, stimulé les contemporains, des œuvres fécondes qui en ont provoqué d’autres, — qu’on ne cessera pas d’interroger tant que le culte des lettres ne sera point un vain mot. Il a laissé surtout, et c’est là ce qu’il fallait fixer en traits lumineux, il a laissé l’exemple d’une merveilleuse activité intellectuelle. Dans ce vaste travail des littératures comparées, qui demeurera certainement, avec la rénovation de la poésie, le principal titre de la France au XIXe siècle, qui donc a mieux recueilli l’héritage de nos devanciers ? qui a plus contribué à l’enrichir ? Ce qu’on fait aujourd’hui sous le nom de critique avec un esprit de système qui étouffe le mouvement de la vie, il le faisait au nom du spiritualisme avec le respect du genre humain, et qu’il étudiât le midi ou le nord, qu’il interrogeât les ruines de Thèbes ou les institutions de l’avenir dans la libre Amérique, c’était toujours une philosophie salubre qui résultait de ses enquêtes. À côté de cette philosophie sans prétention, ne sentez-vous pas aussi dans l’ardeur qui l’emporte une poésie sans effort, non pas la poésie écrite assurément, non pas la poésie consacrée par des chants immortels, mais ce souffle créateur qui explique les entreprises généreuses ? Il ne suffit pas de rappeler ses juvéniles essais, drames, poèmes, tragédies ; il ne suffit pas de dire que cette poésie des premières heures, toujours cachée, quoique toujours présente, rappelle ces ruisseaux souterrains dont l’action se révèle par la fraîcheur qu’ils répandent et la verdure qu’ils entretiennent. C’est une autre poésie que celle-là, la poésie de la curiosité enthousiaste, qu’il fallait montrer chez Ampère. À l’époque où M. Sainte-Beuve employait cette image du ruisseau souterrain dans une étude insérée ici même et dont M. Prevost-Paradol s’est souvenu, Ampère venait de publier les deux premiers volumes de son Histoire littéraire de la France avant le douzième siècle. La vraie physionomie de l’écrivain ne s’était pas encore dévoilée tout entière, et déjà le critique sagace avait noté chez lui l’inspiration secrète ; ne convenait-il pas, dans l’éloge prononcé à l’Académie, de mettre cette inspiration en pleine lumière après que tant de travaux, d’investigations, de conquêtes, ont révélé à tous la muse de sa vie ?

Nous avons entendu reprocher à M. Prevost-Paradol le silence qu’il a gardé sur les principaux ouvrages de son prédécesseur. Ce reproche n’a rien de sérieux. Un éloge académique n’est pas une biographie, une peinture n’est pas une notice. Que le récipiendaire n’ait rappelé ni l’Histoire littéraire de la France avant le douzième siècle, ni l’Histoire de la formation de la langue française, ni même, dans un autre ordre d’idées, la belle contemplation philosophique inscrite sous le nom d’Uranie, qu’il ait oublié de comparer la critique d’Ampère à la critique moins modeste et moins féconde dont on a fait tant de bruit en ces derniers temps, c’étaient là des matières trop spéciales peut-être ou trop délicates pour convenir à la circonstance. Ce qu’on pourrait reprocher au jeune orateur, c’est de n’avoir point dégagé le trait essentiel de ce rare esprit, l’activité encyclopédique animée par une philosophie libérale et un souffle de poésie généreuse. Le portrait dessiné par M. Prevost-Paradol est élégant et correct ; au fond, l’esprit intérieur éclate-t-il sur ce visage ? Ceux qui ont suivi Ampère en ses courses conquérantes sauraient-ils bien le reconnaître ?

Après ces pages consacrées aux premiers travaux d’Ampère, M. Prevost-Paradol arrive à l’Histoire romaine à Rome, et, s’attaquant « aux systèmes à la mode, » il cite la phrase de Montaigne parlant de Dion Cassius : « il a le sentiment si malade aux affaires romaines qu’il ose soutenir la cause de Jules César contre Pompée et celle d’Antoine contre Cicéron. » La citation est spirituelle avec un certain air de hardiesse ; elle a donc beaucoup réussi auprès de la partie la plus ardente de l’auditoire, tandis qu’elle causait à plus d’un assistant un embarras visible. Tel est le malheur de la situation que les événemens nous ont faite ; le besoin de la liberté est si légitime et si vif qu’il éclate partout où il peut, au risque même de compromettre les droits de la vérité impartiale et de la science désintéressée. Ceux qui ne partagent pas l’opinion de Montaigne seraient aujourd’hui fort empêchés de la combattre, tant on a mêlé l’histoire romaine à l’histoire de France et tiré de cette comparaison impossible des conclusions inacceptables. Des voix sérieuses ont protesté souvent contre cette confusion des époques ; puisque nous sommes ici dans le pur domaine des lettres, pourquoi ne dirions-nous pas une bonne fois qu’on peut apprécier librement et César et Pompée, et toute la révolution romaine, sans être suspect d’approuver le césarisme ? Parmi les hommes qui ont eu « le sentiment malade aux affaires romaines, » il y a des esprits d’élite, et quelques-uns d’entre eux brillent au premier rang de la tradition libérale : c’est Dante, c’est Shakspeare, c’est Voltaire, c’est M. Guizot, c’est M. Michelet, dont l’Histoire romaine vient d’être réimprimée si à propos, avec des rectifications fort piquantes il est vrai, mais qui ne touchent pas au fond des choses. Quand M. Guizot, dans sa chaire de la faculté des lettres, il y a quarante ans, montrait la supériorité de l’administration impériale sur les proconsulats de l’aristocratie, quand M. Michelet, il y a trente-cinq ans, appelait César « l’homme de l’humanité, » ils obéissaient à l’amour désintéressé du vrai. Par quelle ironie de la destinée de tels hommes se trouvent-ils enveloppés aujourd’hui dans la catégorie des malades ? Voilà les embûches de la politique : les écrivains d’un vif et généreux esprit comme M. Prevost-Paradol y sont plus exposés que d’autres, lorsque le sentiment de la tradition ne les avertit pas du danger. Il arrive ainsi quelquefois qu’un trait lancé contre des adversaires atteint celui-là même qu’on est chargé de louer. Certes M. Ampère n’avait pas plus de sympathie que nous pour le caractère de Jules César, il ne croyait pas que le génie le plus merveilleusement doué pût dispenser de l’honnête ; l’ambition, la ruse, l’hypocrisie, les cruautés froides du conquérant des Gaules n’étaient pas rachetées à ses yeux par la destruction des vieilles tyrannies aristocratiques et l’établissement de cette grande unité qui devait frayer la voie au christianisme, il le jugeait, en un mot, comme vient de le juger M. Rosseeuw Saint-Hilaire dans un livre où Ja conscience chrétienne inspire les arrêts de l’historien. Croit-on pour cela qu’il eût de bien vives sympathies pour Pompée ? Il savait les choses de trop près pour se laisser prendre à ces thèses de collège. Qu’on relise les dernières pages sorties de sa plume, celles qui ont été publiées ici même il y a deux ans, on verra s’il était dupe des prétentions de l’aristocratie romaine. Croit-on même qu’il ait tant ménagé Cicéron ? Je ne pense pas que l’orateur romain fasse nulle part aussi triste figure que dans son drame de César. Lisez dans la quatrième partie la seconde et la troisième scène, l’une intitulée Cicéron et Brutus, l’autre César et Cicéron ; de quels traits il peint les petitesses, les vanités, les couardises du grand lettré ! La satire ici va jusqu’à l’injustice. C’est qu’il n’y avait pas de parti-pris chez Ampère alors même qu’il se trompait. Il aimait la vérité pour elle-même, en dépit des entraînemens de sa foi politique. Nous restons fidèles à son esprit en stipulant, non pas le droit de l’indifférence et de la neutralité mais le droit de la science. Et pourquoi d’ailleurs nous ramener toujours à ces problèmes équivoques, comme si nous devions y lire le secret de nos destinées ? « Les anciens sont les anciens, disait Molière, et nous sommes les gens d’aujourd’hui. »

Lorsque M. Prevost-Paradol, au nom des gens d’aujourd’hui, a revendiqué les droits de la conscience, lorsqu’il a protesté contre la théorie du droit divin, lorsqu’il a refusé sa foi à la mission providentielle des génies dominateurs, nous avons salué avec bonheur la tradition de 89. La vérité morale éclatait sur ses lèvres éloquentes sans que la vérité historique en souffrît. « Quoi ! disait-il, lorsqu’après tant de siècles écoulés les plus savans et les plus sages discutent encore pour savoir si tel événement était inévitable et nécessaire, on voudrait me contraindre à discerner, au milieu du tumulte dans lequel le sort nous fait naître, de quel côté va l’irrésistible courant de la fortune, lequel de mes semblables elle a choisi pour instrument et ce que l’immuable destin a résolu, afin que je lui obéisse et que je lui sacrifie sans hésiter les plus nobles instincts de mon cœur ! Je ne le puis… » A la bonne heure ! voilà le non possumus de l’esprit moderne. La conscience, les devoirs et les droits de la conscience, c’est là notre charte depuis que le christianisme a purifié l’œuvre de César et depuis que la révolution française a commencé l’application sociale des vérités chrétiennes. Que ce grand mot de conscience ne soit pas un vain mot, que ces grands principes ne flottent pas au vent comme une bannière de parade. Proclamons-les souvent, pratiquons-les toujours, tâchons d’y rester fidèles dans la retraite comme dans la vie publique. Ce sont les fortes mœurs qui font les nations saines, et les nations saines, bon gré, mal gré, font les gouvernemens libres.

On s’élève naturellement à ces pensées morales et sociales quand on entend parler M. Guizot. La réponse de l’illustre écrivain à M. Prevost-Paradol est une des belles pages de cette vieillesse sereine. Quelle sève dans ces paroles ! comme on y sent bien la saveur de l’expérience ! comme la grâce y tempère la force ! avec quelle paternelle bienveillance il sourit aux débuts du jeune confrère dont toutes les pensées ne sauraient être les siennes ! Il lui montre l’avenir, il prononce ces mots si simples, mais si doux, et qui résonnent comme un chant : « la France est la patrie de l’espérance ; » puis, mêlant les conseils aux éloges, les avertissemens aux encouragemens, il laisse échapper de son cœur ces accens que recueillera l’histoire : « vous aurez autant, vous n’aurez pas plus de respect que vos devanciers pour la vérité, le droit, la liberté, l’ordre légal, le bien public ; je vous souhaite de moins rudes combats et plus de bonheur. » Heureux l’écrivain à qui s’adresse un tel langage ! heureuses les générations qui justifieraient ces pressentimens ! Au milieu de ces rudes combats dont le souvenir lui inspire une plainte si digne et si fière, M. Guizot a eu quelquefois le malheur de prononcer des paroles irritantes ; la lutte seule, on le voit bien aujourd’hui, était responsable de ces écarts. Les revers politiques n’ont excité chez lui aucun sentiment amer ; jamais on ne l’a vu plus maître de lui-même, plus respectueux de tous les droits, plus bienveillant pour ses adversaires, plus confiant dans l’avenir des institutions libres : grand exemple de noblesse morale et de vrai patriotisme ! Quelques services que M. Guizot ait pu rendre au pays pendant les orages de sa carrière active, il en a rendu de plus grands encore dans sa laborieuse retraite. Et qu’on n’aille pas voir ici une épigramme associée à la louange ; nous croyons lui adresser les félicitations dont il est digne. Il est plus facile de remporter une victoire à la tribune que de soutenir jusqu’à la dernière heure de sa vie un caractère sans reproche ; il y a moins de gloire et moins de profit à blesser les opinions adverses qu’à féconder les sentimens communs à toutes les âmes généreuses. L’enseignement continu, l’enseignement d’une vie haute, sereine, dévouée au bien public, l’enseignement que renferment la foi constante et l’espérance invincible exige plus de force, produit des résultats plus sûrs que les triomphes périlleux obtenus à coups de majorité. M. Guizot appartient plus que personne à cette famille d’hommes d’état dont amis ou ennemis sont bien obligés de dire avec M. Prevost-Paradol que leurs titres sont plutôt relevés que ternis par l’infortune. — C’est la première fois depuis bien des années qu’un chef de parti, victime de ses fautes ou trahi par les événemens, s’apaise sans se décourager, garde sa foi sans émigrer, fait appel à l’avenir sans jeter l’injure à ses contemporains ; l’exemple sera fécond et portera ses fruits.

Du haut de ces pensées sereines, et quand on relie si bien le présent à l’avenir, il est facile et doux de rendre justice au passé. Tandis que M. Prevost-Paradol, dans les entraînemens de sa plume de guerre, néglige un peu la tradition littéraire, M. Guizot la renoue en son discours avec une impartialité supérieure. Ce trait dominant de l’esprit d’Ampère, l’activité encyclopédique, l’enthousiasme de la littérature universelle, le culte idéal et pratique du génie de l’humanité, ce trait que nous regrettions de ne pas voir sous la plume du récipiendaire, le voilà mis en relief avec l’autorité d’un témoin et d’un maître. M. Guizot n’a eu qu’à se souvenir de ce mouvement intellectuel, vraie levée d’armes du XIXe siècle, à laquelle il a pris lui-même une part si énergique ; il n’a eu qu’à décrire cette merveilleuse communauté d’études pour y marquer d’un mot la place du critique enthousiaste. Quand la phalange dut rompre son faisceau, quand les vocations spéciales se déterminèrent, quand la politique, la philosophie, l’histoire, la poésie, l’érudition, attirèrent les uns et les autres, il y eut un homme, premier disciple de cette rénovation générale, qui en demeura jusqu’à sa dernière heure le représentant fidèle. « C’est là, dit très bien M. Guizot, l’original et éminent caractère de M. Ampère. »

Une seule chose nous a surpris dans ce portrait de l’homme éminent trop tôt enlevé aux lettres et à la France. M. Guizot ne cède-t-il pas, lui aussi, à des préoccupations étrangères au sujet, quand il fait intervenir la question romaine ? Cette préoccupation est touchante, je le veux bien, elle est un trait de caractère, elle peint la situation morale de l’orateur, et à ce titre elle ne dépare point un discours où abondent les graves pensées ; mais pourquoi donc attribuer à Ampère des opinions qui ne furent pas exactement les siennes ? Âme vive et poétique, Ampère a pu s’exprimer avec attendrissement sur le sort d’une institution à laquelle ont été attachées pendant des siècles les destinées de la civilisation ; la vue des choses qui meurent, alors même que la renaissance est assurée sous une forme meilleure, éveille des sentimens mélancoliques ; l’espoir certain du renouveau nous empêche-t-il de ressentir les tristesses de l’hiver ? Ampère a pu exprimer ces émotions, il les a exprimées certainement, puisque M. Guizot en invoque le souvenir ; est-ce une raison de croire qu’il désirait le maintien de la papauté temporelle ? Lorsque notre collaborateur et ami M. Eugène Forcade publia ici même ses belles études sur ce sujet, Ampère lui fit ses félicitations. Il croyait à la rénovation du christianisme par un retour à l’esprit de l’Évangile ; il voyait dans ce prétendu pouvoir de la cour de Rome une véritable servitude pour la religion du Christ, il appelait secrètement cette épreuve d’où pouvait sortir une renaissance, il l’appelait non pas certes en révolutionnaire grossier, mais en philosophe religieux, en philosophe accoutumé au spectacle des transformations sociales, et qui comptait sur celle-là pour la régénération spirituelle du genre humain. Nous nous bornons à cet erratum, sans lequel la physionomie morale d’Ampère se trouverait légèrement altérée. L’involontaire méprise de M. Guizot ne nous empêche pas de rendre plein hommage à ce vieillard glorieux qui, toujours droit à son poste, sans amertume ni découragement, invite la France à l’accomplissement de ses destinées libérales, et semble bénir en son jeune confrère les générations de l’avenir.


ESSAIS ET NOTICES.


LE BARREAU DE PARIS.


Le barreau français avait été noblement inspiré le jour où il voulut glorifier dans un de ses membres les plus illustres la fidélité professionnelle et l’attachement aux idées libérales : porter la robe tout un demi-siècle et durant cette longue période défendre le faible, le misérable ou l’opprimé sous tous les gouvernemens, en passant à côté de tous les régimes, c’est en effet donner un bel exemple. La cinquantaine de M. Berryer avait été chaleureusement acclamée par le barreau en France ; le barreau anglais l’a saluée, il y a un an à peine, avec non moins d’élan et de sympathie. À cette occasion, il a été parlé du barreau comme il conviendrait qu’on en parlât dans l’Europe entière. Son action, ainsi mesurée au-dessus des frontières en quelque sorte, n’en a été que mieux appréciée, précisément parce qu’elle n’est point celle d’une institution locale. C’est ce que l’attorney general, au banquet de Londres, essayait de faire ressortir en rappelant le droit de la défense dans l’intérêt des individus comme dans celui des libertés publiques. « Ce droit, a-t-il dit, nos ancêtres en ce pays l’ont exercé dans les temps passés, nous serions prêts à l’exercer de nouveau, et nous nous réjouissons de le voir exercé comme il doit l’être dans tout autre pays ; nous avons saisi cette occasion de montrer que nous avons le sentiment de la confraternité qui doit exister entre le barreau d’Angleterre et le barreau de France, et, j’ose le dire, le barreau de tout le monde civilisé. » A la vérité, ainsi qu’on l’a encore exprimé dans cette circonstance, il est impossible de ne pas apercevoir derrière la fonction du barreau l’exercice nécessaire d’une mission sociale ; mais, on a eu raison de le dire aussi, même dans les pays où la liberté de la défense est le plus en honneur, cette mission n’est pas toujours bien comprise, souvent elle a été méconnue et raillée. Quelle est-elle donc ?

Les dernières études entreprises sur ce sujet, sans le toucher peut-être dans ses parties les plus vives, méritent d’être signalées, car elles témoignent des efforts qui sont tentés pour le faire mieux connaître. M. Gaudry s’est attaché au barreau de Paris et en a fait l’historique jusqu’à la révolution de 1830 ; il s’est arrêté à cette époque, afin de ne point parler d’hommes avec lesquels il avait vécu. « Si j’avais donné l’éloge, a-t-il dit, j’aurais été obligé d’exprimer le blâme, et le blâme comme l’éloge ne peuvent être convenablement attribués à ceux qui n’ont pas fini leur carrière : les derniers jours peuvent suffire pour honorer ou pour déshonorer la vie. » Telle n’a point été la préoccupation de M. Pinard, qui a été mêlé lui-même au barreau contemporain ; il s’est proposé de parler aussi bien des vivans que des morts, et a poussé ses investigations jusqu’aux événemens de 1848. Dans un autre ordre d’idées, s’éloignant des données purement historiques et des peintures de caractères, M. Albert Liouville a de son côté réuni sur la profession d’avocat les enseignemens que son père avait développés dans plusieurs discours de son bâtonnat.

Avec ces nouvelles publications, on voudrait revenir sur quelques aspects du sujet restés dans l’ombre et qui n’ont rien perdu de leur intérêt. La véritable mission du barreau au sein de la société, les secours qu’on a le droit d’en attendre dans la double sphère des contestations privées et des libertés publiques, son rôle dans les heures de crise et en particulier celui qu’il a joué sous la révolution, son attitude à travers les divers régimes qui ont suivi, ce sont là évidemment des points qu’on ne saurait examiner de trop près. Il n’est pas jusqu’aux haines et aux railleries qui l’ont poursuivi dont il ne soit utile de rechercher la cause. Quel est enfin son avenir ? Est-il assez fort de ses traditions et de sa discipline pour échapper à cette influence pernicieuse que signalait naguère un magistrat dans un éloquent réquisitoire, et qui, après avoir relâché les liens moraux de la société, menaçait, selon lui, de s’étendre aux forces vitales des plus vigoureuses institutions ? On veut connaître à cette occasion ce qu’il faut penser, ce qu’il est permis de conclure des dernières monographies sur le barreau de Paris, et le profit sérieux que pourra trouver dans ces écrits l’histoire générale du barreau en France.

Le barreau n’a jamais eu ces couleurs tranchées qui ont distingué certaines compagnies entraînées à troubler les états par une puissance abusive. Profondément lié à la société, avec laquelle il tient à se confondre, il a une place à part au milieu des autres institutions et doit être étudié avec le sentiment élevé de la mission qu’il est destiné à remplir. Quelle est cette mission ? L’attorney general en donnait une fort bonne définition au banquet de Londres : « C’est le devoir et le haut privilège du barreau, a-t-il dit, de fournir à la justice les justes poids qui doivent peser dans sa balance en exposant devant elle toutes les considérations qui militent en faveur de l’un et de l’autre côté de chaque question, de se dévouer à la défense du faible et du malheureux et dans les grandes occasions, quand les libertés publiques sont en question, de se tenir en avant avec intrépidité et d’affirmer le droit public. » La définition convenait à un peuple libre qui a conquis ses franchises et n’a point oublié qu’il les doit en grande partie au barreau, c’est-à-dire aux énergiques efforts de la défense devant la justice du pays qui était le pays lui-même : elle eût été acceptée de la civilisation romaine, qui avait une organisation judiciaire à peu près fondée sur les mêmes bases ; mais avant qu’elle arrivât jusqu’à nous et pût s’appliquer à nos institutions, à nos mœurs, il a fallu des siècles. Le barreau romain subit le sort de la justice, ou plutôt il disparut lorsque celle-ci perdit réellement son nom. Ce fut l’heure où commencent aujourd’hui pour nous ces épaisses ténèbres que la science s’obstine à dissiper. Pour retrouver les traces du barreau, M. Gaudry a pensé que la meilleure méthode était de s’attacher à celles de la justice, et il a essayé dans sa monographie de reconstituer les tribunaux de ces temps reculés. Mais quelle était elle-même alors la justice ? Pour en avoir une idée, il faut descendre dans les catacombes de notre société, sauf à n’y rencontrer que destruction et que ruines ; il faut interroger avec patience les archives éparses et effacées d’une époque qui semble vouloir se dérober aux regards et échapper à l’investigation. La disparition du barreau sous la féodalité fut-elle complète ? M. Gaudry n’est pas éloigné de le croire. « On peut facilement supposer, dit-il, qu’à une époque où la justice même n’existait pas, le ministère des avocats fut à peu près nul. » C’est autrement peut-être qu’il convenait de présenter le fait : l’ignorance du juge n’avait pu s’accommoder de la science du barreau, qui fut dès ce moment éloigné de l’audience. D’assez nombreux documens témoignent qu’on voulut entendre les plaideurs en personne. Les débats toutefois restaient obscurs. Ce fut alors, on est autorisé à le croire, que la brutalité guerrière imagina le combat judiciaire et que la superstition inventa l’épreuve : le vaincu avait tort ; Dieu condamnait celui qui n’avait pu supporter ni l’eau ni le feu. On en est réduit à rechercher l’humanité de cette justice barbare et stupide dans une ordonnance de 1168, qui défendit le duel pour une somme inférieure à 5 sols ou 70 francs environ, et dans la réforme qui avait permis de substituer à l’eau et au feu dans les épreuves, qui le croirait ? le pain et le fromage : le bon droit était à qui mangerait le mieux ; les alimens s’arrêtaient dans la gorge du plaideur de mauvaise foi ! Sans aucun doute ce sont là pour nous d’odieuses pratiques, mais elles ont leur enseignement, car elles démontrent avec une terrible éloquence à quel excès de dégradation tombent les sociétés qui, pour conserver leurs libertés, n’ont point assez compté sur le droit et la justice. Forum et jus ! ce fut le cri suprême que les populations romaines surent pousser si longtemps encore avec énergie sous la décadence. Si les tribunaux n’avaient plus leur ancien éclat, si la justice se laissait corrompre, elle était là du moins avec sa belle législation ; le barreau avait encore de vertes paroles, il savait encore donner de dures leçons et parvenait, dans le naufrage général, à faire briller aux regards de cette société expirante des vérités qui étaient comme les derniers éclairs de la morale et de la liberté. Tout cela vint s’engloutir et s’éteindre dans les basses-fosses des châteaux forts du moyen âge. Aujourd’hui, à la vue de ces ruines, qui ne se sent ému et troublé ? Il semble qu’elles ne soient faites que d’hier ; en pensant que là furent étouffés sans défense tant de gémissemens et de plaintes, notre raison se révoltera toujours et ne cessera de s’inscrire contre la prescription des siècles. Le premier effet de l’abaissement féodal fut de permettre à la justice de pénétrer dans ces repaires et d’arracher au despotisme de l’ignorance la décision d’un grand nombre de litiges ; mais le véritable sentiment du droit ne se réveilla qu’avec l’organisation des parlemens, et alors le barreau reprit sa place dans les cours de justice. Dans quelles conditions se trouva-t-il ? Il paraît tout d’abord incorporé à ces puissantes compagnies dont la domination s’accroît avec rapidité ; cette grande personnalité judiciaire a comme le privilège de tout effacer autour d’elle, et elle tient à ses privilèges.

Le barreau fut donc tout aux débats de famille, aux contentions privées ; s’il prend parti dans une querelle publique, c’est qu’il se laisse entraîner. C’est le parlement qui se jette dans la mêlée et livre les assauts. Dans les sociétés mal réglées et qui cherchent leur aplomb, la force impulsive déplacée pervertit tous les organes de la machine et leur communique un faux mouvement : au sommet de l’état, une puissance sans contre-poids portait trop lourdement sur la société ; les corps judiciaires se jetèrent à l’opposé, essayant de rétablir un certain équilibre. Dans cette lutte séculaire des parlemens et de la royauté absolue, le barreau, à vrai dire, ne savait de quel côté se porter : si la royauté avait tort d’abuser du pouvoir, les parlemens avaient-ils réellement le droit de la morigéner ? D’où leur venait ce droit ? A la société seule appartenait d’intervenir et de dire le dernier mot, car elle avait voix au chapitre : elle l’avait dit aux états de 1614 par la bouche du tiers-état, que représentaient en grande partie les membres du barreau ; mais on n’avait plus convoqué d’états et elle attendait. Voyant assez clairement le fort et le faible dans les questions débattues, le barreau, tout en restant du côté des parlemens, était sans illusion et sans enthousiasme. Telle était encore son attitude à la fin du XVIIe siècle. Aussi, dès que la société, fatiguée de cet éternel conflit, en vint à se mêler de la querelle comme d’une chose qui la regardait après tout et ne regardait qu’elle, le barreau abandonna avec joie les disputes parlementaires dans lesquelles, perdant de vue les questions de liberté publique, on s’égarait en vaines contestations de prérogative et d’influence personnelle. Il marche alors avec la société dans les voies nouvelles ; il hante les publicistes, discute leurs œuvres, et, voué à l’étude pratique des choses humaines, il mesure l’application de leurs théories. Certes le barreau ne fut point seul dans le courant des idées dominantes, mais au milieu d’une société qui, par un résultat fatal de sa constitution, avait à sa tête des hommes futiles et désœuvrés, à sa base une tourbe ignorante et grossière, le barreau, composé d’hommes studieux et pratiques, occupait dans les rangs intermédiaires une assez large place. Aux premières heures de la révolution, il ne faut donc pas s’étonner si le barreau fournit aux affaires publiques des hommes considérables, mais dont l’action cependant sur l’œuvre de cette époque n’a point encore été bien nettement définie. L’attention de l’auteur de l’un des livres qui nous occupent s’est tout d’abord portée de ce côté, et il a essayé de caractériser le rôle du barreau dans ces momens de crise.

Les avocats étaient en assez grand nombre à l’assemblée constituante, ils n’y furent pas aussi nombreux cependant que M. Pinard a paru le croire. Même parmi ceux qui y figuraient, il en était peu qui eussent réellement exercé la profession devant les tribunaux et qui en prissent ouvertement le titre. Barnave n’était inscrit à l’assemblée constituante que comme propriétaire. Aussi l’entrée du barreau à cette assemblée paraît-elle avoir pris sous la plume de l’écrivain quelque chose d’un peu théâtral. « Ces hommes, dit-il, au visage austère, au costume austère, qui s’avançaient le 5 mai 1789, suivis par les haines des uns, par les acclamations du plus grand nombre, qui, bientôt las du nom de communes, allaient reprendre leur véritable nom, celui d’assemblée nationale, étaient pour la plupart des avocats. Tous ou presque tous appartinrent à la cause des idées libérales et modérées ; accoutumés aux accommodemens et aux réalités, ils se défiaient des rêves, ils redoutaient les excès ; ils ne demandèrent à la révolution que ce qu’elle pouvait donner. » Assurément ce rôle de modérateurs éclairés et convaincus était assez beau à remplir. Il allait se faire un tage difficile entre la société, qui réclamait ses droits, et les classes privilégiées, groupées autour de la royauté, qui en avaient retenu la plus grande partie. Il s’agissait, pour le barreau, de rester avec la société et de veiller sur la manière dont serait réglé son compte. C’est l’attitude qu’avait prise le barreau anglais en semblable occurrence, et il s’en est fort bien trouvé, car en se tenant à son poste il a puissamment servi au triomphe des libertés publiques, ce qui n’est pas pour peu dans la juste sympathie que lui témoignent les masses. Si nous ne nous trompons, c’est là et non ailleurs qu’il convient de rechercher l’œuvre du barreau à l’assemblée constituante. Ce n’est pas toutefois que l’avocat ait à la rigueur un rôle exceptionnel à remplir dans les assemblées politiques : simple représentant de l’agrégation, à ce titre il n’a, comme les autres, que son mandat ; mais là comme ailleurs on a le droit d’exiger qu’il se rappelle néanmoins sa profession, pour en conserver avec fermeté et scrupule les aspirations libérales.

Dans cette grande révision de la machine politique et sociale, le barreau fut-il à la hauteur de ses devoirs ? A certains égards, les appréciations de l’auteur du Barreau au dix-neuvième siècle pourront paraître bien sévères. Il s’est demandé quel était à l’exception de Barnave, qui avait plaidé à peine, l’avocat dont la parole à l’assemblée constituante avait eu l’éclatante autorité à laquelle les révolutions obéissent quelquefois. « Le barreau, dit-il encore, rend l’esprit indécis : c’est un de ses écueils ; à force de trop voir, l’avocat voit mal ; à force de se promener sur tous les sujets, il ne se fixe sur aucun ; sa vue se trouble. La science le gêne plus qu’elle ne le sert ; il perd en sûreté ce qu’il gagne en pénétration ; il ne saisit que les objections, les solutions le fuient. Le juge en cela diffère de l’avocat ; moins brillant, moins savant, il a, en ce qui touche la raison de décider, l’intelligence plus sûre. » Sans discuter longuement de tels reproches, nous nous bornerons à demander à notre tour si dans ces avocats délégués par les communes à l’assemblée constituante il faut voir l’esprit mobile et indécis dénoncé en ces termes. Ont-ils manqué de vigueur et de souffle quand il s’agit de renverser l’ancienne société et d’en faire sortir une nouvelle de ses ruines ? N’ont-ils été dans cette œuvre que « des hommes habiles, spirituels et distingués ? » Nous ne parlons point des membres de l’assemblée constituante pour qui le titre d’avocat ne répondait à aucune habitude professionnelle et qui n’avaient pas vécu au barreau ; il ne peut être ici question que de ceux qui étaient passés de plain-pied du palais à l’assemblée. Or ceux-là ont largement compté dans les travaux de cette époque : ils ne furent point de stériles démolisseurs ; ils s’empressèrent de reconstruire l’édifice, et il est permis d’affirmer qu’il n’eut pas de plus laborieux architectes. Il était aisé d’en trouver le type dans celui qui dominait en effet leur groupe et fut même porté à la présidence de l’assemblée. Dans l’organisation administrative, dans l’organisation judiciaire du pays, sur toutes les questions qui s’agitent alors, qui n’a pas admiré la parole de Thouret ? Il est là, toujours prêt, son plan est nettement arrêté : en quelques traits, il le fait saisir à l’assemblée, qui le charge de le formuler en loi. N’a-t-on pas dit que la constitution était son œuvre ? S’il ne l’a point faite, il était homme à la faire, car, au moment où se dressaient les cahiers, il déposait dans ses Lettres aux Normands le germe de la plupart des lois qui sont émanées de l’assemblée constituante. Et ce que nous disons de Thouret, on peut le dire sans aucune exagération de Merlin, de Treilhard, de Bergasse, de plusieurs autres avocats dont les noms sont attachés aux plus notables actes de la révolution. Il y eut des orateurs plus ardens, plus fougueux dans les chocs violens des passions du moment ; il ne s’en trouva guère de plus instruits, de plus fermes, d’un jugement plus sûr, d’une parole plus nette dans les débats de l’assemblée.

Cette partie de l’histoire du barreau n’a point encore été approfondie ; tout ce qui touche au rôle de l’avocat sous la révolution est resté obscur, et ce n’est pas sans peine, nous voulons le croire, que M. Gaudry est parvenu à répandre quelque lumière sur l’attitude du barreau devant les tribunaux de cette époque. L’ordre des avocats, il est vrai, confondu avec les corporations, avait été supprimé comme elles ; mais le barreau subsistait parce qu’il tient à l’individu, à la société, ainsi qu’on l’a observé, et qu’il fait partie des garanties auxquelles tous deux ont droit de prétendre. Durant la tourmente, que devint donc la défense des intérêts privés et des personnes ? On ne saurait donner le titre d’avocats à ces hommes qui vinrent s’abattre sur la profession devenue libre, mais on doit le conserver à ceux qui, au milieu des événemens, ne cessèrent d’en remplir les devoirs avec dignité. L’heure était difficile. : l’ordre étant détruit, le barreau ne formait plus cette phalange compacte, serrée par les liens d’une puissante discipline qui le fortifie et le relève. C’est à ce moment que les avocats qui avaient porté cette robe dont il n’était plus permis de se couvrir, et qui étaient restés fidèles à leur profession, allaient être appelés devant les tribunaux criminels à la défense des accusés, mission nouvelle pour eux et qui ne fut jamais plus périlleuse.

Le barreau de cette époque a-t-il failli à son devoir ? Non-seulement rien ne permet de le supposer, mais il est des faits irrécusables qui le justifient et témoignent du courage de sa parole. Ainsi Chauveau-Lagarde fut emprisonné à la suite de la défense de Marie-Antoinette. Mis en liberté en vertu d’un décret spécial de la convention, il fut arrêté de nouveau et ne dut la vie, comme tant d’autres, qu’aux événemens de thermidor ; mais son acte d’accusation subsiste, et on y lit ces mots : « il est temps que le défenseur de la Capet porte sa tête sur le même échafaud. » C’est assez dire que la défense de l’infortunée reine n’avait point manqué d’énergie. En outre, le barreau a excité alors des haines dont il est juste de lui tenir compte. Le tribunal révolutionnaire fonctionnait, mais pas au gré de ses créateurs : il marchait beaucoup trop lentement. Robespierre s’en plaignit au club des jacobins ; il lui reprochait « d’avoir suivi les formes avocatoires et de s’être entouré de chicanes pour juger des crimes dont le germe devait être étouffé subitement. A quoi bon cette complication inutile de juges et de jurés quand il n’existait à ce tribunal qu’un seul délit, celui de haute trahison, et qu’une peine, la mort ? Il fallait que le tribunal, au lieu de retarder la marche de la révolution par des lenteurs criminelles, fût actif comme le crime, et finît tout procès en vingt-quatre heures. » En effet, jusque-là le tribunal révolutionnaire avait entendu des témoins, des défenseurs ; il y avait eu non-seulement des lenteurs, mais des acquittemens. Là était le mal : il fallait donc au plus vite débarrasser la justice de ces formes gênantes et importunes. Couthon présenta un projet ; de décret à la convention, et demanda la suppression de la défense. Que disait-il pour justifier cette mesure ? En donnant des défenseurs au tyran détrôné, et à ses complices, c’est-à-dire à tous les conspirateurs, on avait ébranlé la république. « Le tribunal institué pour les punir retentissait de blasphèmes contre la révolution et de déclamations perfides, dont le but était de lui faire le procès en présence du peuple. Pouvait-on attendre autre chose d’hommes voués par état à la défense des ennemis de la patrie ? La défense naturelle et les amis nécessaires des patriotes accusés, ce sont les jurés patriotes ; les conspirateurs ne doivent en trouver aucune. » Et le décret du 14 juin 1794 fit comme le voulait Couthon ; il interdit la défense et donna aux accusés des jurés patriotes. Par là furent simplifiées les fonctions du tribunal : chaque jour, il recevait du comité de salut public, marquée à l’encre rouge, la liste de ceux que Robespierre et ses complices désignaient à l’échafaud. Jusqu’où alla cette justice révolutionnaire ? On ne saurait le croire, si à son tour cette justice n’avait pas été jugée par la sentence rendue contre Fouquier-Tinville ; mais cette sentence précise les faits et il n’est plus permis de douter de l’indifférence bestiale de ces juges, pris au hasard, qui composèrent ce hideux tribunal ; les accusés arrivaient à l’audience sans connaître l’accusation ; toute défense était interdite ; parfois les feuilles d’audience, signées en blanc, étaient remplies par le greffier à l’aventure, de telle sorte que non-seulement des accusés furent jugés sans témoins et sans pièces, mais des individus furent exécutés pour d’autres, ou sans qu’il existât contre eux de jugement. Un des chefs de la sentence suffit à expliquer tous les autres : les membres du tribunal révolutionnaire sont convaincus notamment « d’avoir fait préparer des charrettes dès le matin et longtemps avant la traduction des accusés à l’audience. » La réorganisation de ce tribunal eut lieu en l’an III sur le rapport de Merlin ; le barreau fut rappelé à l’audience, et depuis cette époque aucun accusé n’a comparu en justice sans être défendu ; les avocats ont repris leur mission, non sans y être troublés parfois, mais au moins sans interruption nouvelle.

Aujourd’hui, dans l’exercice de son ministère, le barreau a libre accès devant tous les tribunaux, et, par une dernière mesure, les conseils de préfecture lui ont été officiellement ouverts. La défense est donc en possession de ses franchises, et la société peut compter sur de sérieuses garanties au regard de la justice. Tel était le vœu de l’assemblée constituante ; lorsqu’elle porta la main sur les anciens tribunaux, elle avait le souvenir de l’inhumanité de l’ancienne procédure criminelle, des prévarications dont l’affaire Goezman avait donné un récent exemple, et de l’arbitraire de l’autorité ; contre tous ces abus, elle s’était efforcée d’armer le pouvoir judiciaire et l’avait pour ainsi dire élevé au-dessus des autres pouvoirs. Par là elle léguait, il faut le reconnaître, une assez lourde tâche aux tribunaux modernes. Le dernier mot de cette réforme se trouvait dans une création nouvelle, œuvre hardie et vraiment grandiose destinée à soutenir tout l’édifice judiciaire sur ses larges bases, le tribunal de cassation. Il faut bien se rendre compte de l’importance de cette cour. Sans contredit, les parlemens avaient leurs petites passions, leur penchant à l’aristocratie, mais ils avaient aussi leurs hardiesses à certaines heures. Si un jeune roi put lacérer leurs arrêts, il reçut de vertes semonces qui nous étonnent encore et donnent à réfléchir sur la fierté et l’indépendance de notre vieille magistrature. D’eux-mêmes, nous l’avons déjà dit, nos parlemens s’étaient portés du côté où manquait la protection dans un ordre social sans contre-poids ; à ce titre, ils ont rempli d’office le rôle d’une institution nécessaire et se sont acquis des droits à la reconnaissance publique. Que sont devenus les pouvoirs qu’ils s’étaient ainsi arrogés ? Ils ont été répartis entre les divers corps de l’état et la cour de cassation, qui les domine tous dans ce contrôle qu’elle est appelée à exercer incessamment sur la rigoureuse observation des lois. En effet, les lois les plus essentielles de l’ordre public seraient impunément violées par les particuliers, par les tribunaux, par le pouvoir, si au-dessus de tout et de tous n’existait un corps indépendant chargé de redresser les décisions de toutes les juridictions inférieures, d’arrêter les empiétemens du pouvoir, et de maintenir d’un bout à l’autre du pays l’unité de la législation, cette première condition de l’égalité entre tous les citoyens devant la justice. La cour de cassation ne doit donc pas être confondue avec les tribunaux en général. Ainsi que le faisait ressortir Duport en exposant le système de la nouvelle organisation judiciaire à l’assemblée nationale, « cette institution n’entre pas dans le plan judiciaire proprement dit. C’est une partie, une pièce pour ainsi dire de la constitution générale, faite pour la maintenir et la consolider ; ce n’est pas un dernier terme de juridiction, c’est un moyen de contenir tous les pouvoirs constitués et de les ramener au but de leur institution. »

La cour de cassation est-elle bien demeurée ce ressort vigoureux que nos pères ont placé au milieu de nos institutions pour en affermir l’action et en régulariser le mouvement ? On a critiqué cette conception de l’assemblée constituante, ou plutôt on a dit qu’en passant par certaines modifications, au nombre desquelles on a cité la nomination directe des magistrats par le pouvoir lui-même, cette conception ne répondait que d’une manière imparfaite à l’idée première des constituans ; on a signalé la flexibilité de ses doctrines et le désaccord de ses interprétations. Dans les décisions de ce tribunal suprême, a-t-on dit, que de tâtonnemens, que d’hésitations et de dissidences ! Au milieu de ces conflits d’opinion, quel est le sens de la loi, et que peut-on penser de questions résolues tantôt dans un sens, tantôt dans un autre ? Ces incertitudes de la cour régulatrice n’ont-elles pas grandement affaibli le prestige de son autorité auprès des autres cours de justice ? Ces critiques sont sévères, et peut-être dépassent-elles le but. Dans tous les temps, on s’est efforcé d’appeler à ce poste élevé les premiers magistrats du pays, ceux qu’une grande science ou un grand talent y avait en quelque sorte désignés dans l’opinion publique, et somme toute c’est bien là que la compétition est le moins redoutable ; la médiocrité qui parviendrait à tromper la vigilance du pouvoir et à escalader ce dernier échelon de l’avancement judiciaire serait fort découragée au milieu de ces pères conscrits du droit, et y fera toujours une assez triste figure. D’où viennent donc ces oscillations de jurisprudence, ces timidités de jugement qui alarment si vivement certains esprits, et, selon eux, fausseraient le jeu des institutions sociales ? Daguesseau voulait trouver dans le magistrat un homme éminemment honorable, et notre magistrature a bien ce caractère ; mais il ne séparait pas la probité de la fermeté. Un jeune magistrat de la cour de Paris s’efforçait naguère de mettre en relief ces deux qualités essentielles du juge et rappelait à la magistrature que c’est à elle, au milieu des affaissemens de l’opinion publique, de relever le moral du pays par la courageuse droiture de ses décisions[1] ; quels que soient les temps et les régimes, la justice, comme la religion, doit planer dans sa sérénité au-dessus des mobilités et des corruptions de ce monde. Or avant tout, selon le vœu de l’assemblée constituante, la cour de cassation doit veiller avec soin à la conservation des libertés publiques et se placer, dans l’interprétation de la loi, à ces points de vue élevés qui peuvent échapper aux autres tribunaux placés plus près du tourbillon des passions et des intérêts ; c’est à elle de ramener les juridictions qui fléchissent et s’égarent. On a regretté qu’elle fût parfois ramenée à l’interprétation libérale de la loi par les cours inférieures ; mais comment la blâmer de revenir sur ses pas le jour où une erreur lui paraît manifeste ? Ne serait-il pas plus regrettable qu’elle persistât à fermer les yeux sur une erreur reconnue ? Après cela, on ne saurait en vouloir à ceux qui ont trouvé là un encouragement à penser que la cour de cassation n’avait pas statué sans esprit de retour sur de graves questions qui ont tenu le pays en émoi, et que son dernier mot n’était pas dit, par exemple, sur le secret des lettres, sur les bulletins électoraux, sur d’autres questions vitales pour la presse et l’indépendance communale. En cela, ils augurent favorablement de certains reviremens de date récente. Et à propos du secret des lettres M. Gaudry a voulu rappeler comment s’était prononcé à cet égard le parlement par l’un de ses derniers arrêts ; il a rapporté les énergiques paroles de Delamalle, qui en avait fait une question d’ordre public. « Une lettre, disait-il dans sa plaidoirie, est sous la protection de la société entière. Où fuir, où chercher un asile, si l’on ne peut plus confier ses intérêts, ses pensées, ses chagrins, ses douleurs dans des lettres, sans craindre de fournir des titres à l’adversaire, des preuves à l’accusateur, des armes à l’ennemi qui pourra s’en emparer ? » Et le parlement donna raison à Delamalle. Ces paroles, prononcées en 1789, eurent assez de retentissement pour que l’assemblée constituante presque aussitôt mît le secret des lettres au rang des premières garanties de l’ordre social.

Mais à son tour le barreau n’aurait-il pas à formuler des vœux et à solliciter la révision de plus d’un arrêt de cette cour dans l’intérêt de son indépendance ? De tout temps, il a réclamé le droit de composer son tableau et de se régler lui-même. Si on lui demande la raison de cette prérogative, il répond qu’il n’est point une corporation, qu’il est un ordre, qu’il remplit une mission sociale, et que, pour la remplir utilement, il doit à la société une garantie sans laquelle toutes les autres seraient illusoires. Or cette garantie, il l’a placée dans l’honneur de la profession : être instruit ou éloquent ne suffit point à qui veut porter la robe. En premier lieu, l’avocat doit être intègre, et à cet endroit l’ordre a des susceptibilités et des scrupules dont il a la prétention de rester seul juge. En conséquence, pas d’appel quand une demande d’admission au tableau a été rejetée. A ceux qui eussent trouvé cela étrange, M. Dupin s’était chargé de le faire comprendre dans un de ses réquisitoires les plus sensés. Des postulans écartés par un conseil de discipline s’étaient adressés à la cour du ressort. Cette cour avait-elle le droit d’imposer au barreau une confraternité repoussée ? Non, répondit M. Dupin : la loi veille sur les corporations ; c’est au barreau de veiller sur lui, parce qu’il relève non de la loi, mais de lui-même. A l’exemple des parlemens, la cour de cassation reconnut en effet que l’ordre des avocats est maître de son tableau. C’était en 1850. A dix années de là, le savant procureur-général est réfuté par un des membres de son parquet ; la cour revient sur ses pas ; les arrêts de 1850 sont entamés par ceux de 1860, et les droits séculaires du barreau sont remis en question.

Cependant, M. Dupin avait raison de le dire, c’est grâce à son autonomie que le barreau s’est maintenu et a rempli sa mission en traversant tous les gouvernemens et tous les régimes. M. Pinard a vanté sa fermeté sous le premier empire ; à cette époque, que fût-il devenu sans ses vigoureuses traditions ? Des deux cent deux avocats qui composaient le tableau de Paris, trois seulement avaient voté pour cette forme de gouvernement. Ce fut même un spectacle assez curieux que la réserve de ces quelques hommes au milieu d’une sorte d’enivrement presque général. Que voulaient-ils donc ? Regrettaient-ils la royauté ou la révolution ? L’écrivain a posé la question sans pouvoir la résoudre. Peut-être ne regrettaient-ils ni l’une ni l’autre. Il était facile de voir, par le consulat, que l’empire ne marchait guère vers la liberté. Or, sans la liberté, que devient la parole dans les tribunaux ou à la tribune, que devient la justice ? Le barreau a toujours fait grand cas de Montesquieu, et il put alors se rappeler sa remarque : « il n’y a point d’autorité plus absolue que celle du prince qui succède à la république, car il se trouve avoir toute la puissance du peuple qui n’avait pu se limiter lui-même. Aussi voyons-nous aujourd’hui les rois de Danemark exercer le pouvoir le plus arbitraire qu’il y ait en Europe. « Rien n’était plus vrai et ne fut mieux justifié. Après la tribune, la presse fut réduite au silence ; restait le barreau, qui ne pouvait être détruit, mais qu’on pouvait comprimer par une habile réglementation : il fut donc réglementé. On a remarqué toutefois dans la législation impériale une lacune fort expressive pour le barreau, et il est juste d’en tenir compte : on connaît ce code des préséances où tous les corps de l’état eurent un costumé prescrit et une place marquée pour les cérémonies publiques. Ce code ne parla point du barreau, et par son silence reconnut que les avocats ne dépendent à aucun titre du pouvoir, qu’ils ne sont ni des agens ni des fonctionnaires, et ne doivent assister à ces cérémonies qu’avec la foule. Ce fut à peu près le seul hommage rendu à une institution qui fuit la pompe et n’a rien à faire là où tient à se montrer sous une vaine prédominance le bras de l’autorité. La chaleureuse sympathie avec laquelle le barreau accueillit l’avènement de la restauration était donc bien naturelle ; elle s’annonçait comme le retour de la liberté politique, de la légalité ; le barreau et le pays cette fois marchaient ensemble, et leur union devait survivre à l’heure où éclateraient de regrettables malentendus. Aussi, quand le gouvernement revint en arrière et voulut faire sortir de la charte la censure, les privilèges et leur cortège, trouva-t-il sur la brèche le barreau escorté ou suivi de la magistrature, tous les deux ayant les sympathies publiques. Ce fut le commencement de la grande lutte judiciaire, qui a marqué cette époque à laquelle la magistrature doit encore sa popularité, et le barreau la meilleure page de son histoire. « Jamais il n’y eut accord plus complet et plus sincère qu’à cette époque, observe M. Pinard, entre le monde et le barreau, trop souvent séparés, moins dans la réalité que dans l’apparence. » Le terme de cette lutte, la révolution de 1830, fut comme une nouvelle étape pour le barreau. A partir de ce moment, il s’apaise et rentre dans le mouvement purement contentieux des affaires. La cause de la liberté était gagnée, que pouvait-il demander de plus ? Le barreau s’était franchement rallié au gouvernement. Dans le livre qui retrace l’histoire du barreau sous la monarchie constitutionnelle, les vives allures de ceux qui le représentaient avec tant d’honneur, de ces hommes aux aspirations libérales, au souffle glorieux et puissant, sont plus d’une fois rappelées avec un sympathique regret. Ces hommes, que sont-ils devenus, et quels seront leurs successeurs ? quelle est la jeune école du barreau ? Et cette question inspire à l’auteur des réflexions assez sombres. Est-il bien vrai cependant que nous marchions à une décadence certaine ? Sans doute il a manqué à la jeune école deux choses qui avaient préparé l’éducation et les mœurs du barreau de la restauration et de 1830, la tribune et la presse, et par la force des événemens ses regards ont dû s’abaisser sur les horizons plus restreints des débats d’intérêt privé ; mais dans cette sphère même le barreau de Paris ne franchira jamais certaines limites. Le jour où pour lui « finirait l’art et commencerait l’industrie, » il aurait cessé d’être ; or il ne saurait périr. Grâce à Dieu, l’art n’est pas perdu ; de grands maîtres sont encore là qui remplissent, on peut le dire, vaillamment leur mission ; ils ont lutté avec courage, en attendant les secours de la tribune et de la presse, pour les libertés en péril. Le barreau n’est donc point sans enseignement ; il n’est point non plus sans garanties contre l’affaiblissement qu’on redoute, et ces garanties, il les trouvera toujours dans les vigoureux ressorts de son autonomie, dont les mystérieuses origines se confondent avec celles de la société elle-même, dans ces puissantes règles de discipline que Liouville s’est efforcé de mettre en relief, et qui sont tout à la fois pour l’avocat les traditions de l’honneur et l’honneur de ses traditions.

Quel est en dernière analyse le contingent de ces diverses publications ? Malgré les aperçus nouveaux qu’elles nous fournissent, elles laissent attendre des travaux plus complets sur le barreau de Paris, soit dans le passé, soit dans le présent. Parmi ces livres, celui qui touche de plus près à l’époque actuelle nous fait assez bien connaître Dupin, Marie, Paillet, Bethmont ; mais c’est trop peu d’esquisser seulement les profils de Berryer, Odilon-Barrot et Jules Favre. Quelques autres physionomies, MM. Hébert, Dufaure, Senard, Léon Duval, Plocque, Desmarest, exigeaient aussi un trait particulier. A un autre point de vue, une histoire générale du barreau est encore à faire : elle devrait envisager non-seulement le barreau de Paris, mais celui de toute la France, dans son œuvre sérieuse et forte, dans sa mission sociale mesurée à la hauteur des nécessités publiques. Une fois portée à ces sommets, l’étude du barreau ne serait plus même une étude particulière à la France, elle franchirait rapidement les frontières, elle préparerait entre les barreaux de tous les points de l’Europe une sorte de solidarité fondée sur un besoin qu’éprouvent tous les peuples, celui de la justice. La première idée de cette confraternité internationale s’est assez nettement dégagée du banquet de Londres. Elle contribuerait à répandre dans les pays si nombreux encore où règne l’arbitraire ce profond sentiment du droit de la défense, qui peut enfanter des miracles et a réellement quelque chose de divin, puisque partout où il pénètre il lui est donné, malgré les chaînes et les bourreaux, de triompher de l’injustice et de la force.

jules le berquier.

V. DE MARS.

  1. Discours de M. l’avocat-général Sénart, prononcé devant la cour de Paris le 3 novembre 1865.