Chronique de la quinzaine - 28 février 1866

Chronique n° 813
28 février 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



28 février 1866.

On ne rendrait point à M. Thiers l’honneur qui lui est dû, si l’on essayait de louer l’honnête, le patriotique, le magnifique discours qu’il vient de prononcer au corps législatif. De pareils actes se louent eux-mêmes. On sent que tous les témoignages de l’admiration seraient mesquins en face d’un homme qui a la félicité de consacrer à sa cause un talent aussi grand qu’elle. On ne peut que s’unir à lui par ces muets serremens de main où passent les tressaillemens des âmes et par le simple aveu d’une reconnaissance profonde.

C’est une grande et noble joie, par le temps équivoque où nous vivons de voir qu’enfin notre France de 1789 a trouvé un interprète digne d’elle. La grande portée du discours de M. Thiers est dans la sûreté puissante, lumineuse, décisive, avec laquelle il a rattaché aux principes de 1789 l’œuvre politique proposée à la France présente. Avec un rare mélange de sagacité et de modération, don heureux d’une raison maîtresse d’elle-même, M. Thiers a découvert dans la constitution qui nous régit, dans la légalité la plus stricte, les titres au nom desquels la France doit revendiquer l’accomplissement du vœu suprême de la révolution. La constitution de 1852 s’est placée sous l’invocation des principes de 1789. Elle dit dès le premier article : « La constitution reconnaît, confirme et garantit les grands principes proclamés en 1789 et qui sont la base du droit public des Français. » Les principes de 1789 sont donc notre grande charte à nous, celle à laquelle la constitution actuelle, de son propre aveu, emprunte son autorité et sa sanction. Or ces principes ne sont point une tradition confuse et indéterminée qui se prête à des interprétations arbitraires et contradictoires Ils sont définis par des formules précises et inflexibles dans les déclarations des droits et des garanties qui forment le préambule de la constitution de 1791. Devant ces formules, aucune ambiguïté ne peut subsister sur le droit public que la révolution a entendu fonder en France. La révolution, comme on le sait et comme M. Thiers vient de le rappeler, a poursuivi deux buts, un but social et un but politique. Elle a voulu fonder l’égalité dans la société, la liberté dans le gouvernement politique. Nous avons eu de tristes écoles qui, oubliant ou méconnaissant les origines et les aspirations les plus certaines de la révolution, ont prétendu réduire à l’établissement de l’égalité l’œuvre essentielle et exclusive de notre grand mouvement révolutionnaire. Ce fatal préjugé survit et nous opprime encore dans le domaine des faits ; mais il ne peut tenir dans le domaine des idées, et notre histoire rejette avec mépris un travestissement qui voudrait la déshonorer. Les esprits qui se respectent ne peuvent nier l’élan de la France de 1789 vers la liberté. Un des plus utiles mérites du dernier livre de M. Edgar Quinet est d’avoir mis cette vérité en lumière avec une abondance et une force de preuves qui rendent toute contestation impossible. Comme M. Quinet l’a fait remarquer, le travail égalitaire de la révolution fut facile ; les résultats en furent acceptés et consacrés tout de suite. La partie difficile de la tâche, ce fut la conquête de la liberté. C’est en cherchant à organiser la liberté au milieu des vieilles routines de l’ancien régime, à travers les vieilles habitudes d’arbitraire qu’un long gouvernement despotique avait en quelque sorte inoculées au tempérament national, qu’on se trouva en proie aux luttes violentes et qu’on s’abandonna aux déviations qui compromirent l’œuvre révolutionnaire ; mais la fureur même de ces luttes, si elle accuse l’inexpérience de la nation, montre combien sa passion pour la liberté fut ardente et sincère. Comment pourrait-on dire que ce ne fut point cette passion qui souleva la France en 1789 et enflamma l’enthousiasme révolutionnaire ? Le premier acte révolutionnaire fut la prise de la Bastille. Est-ce pour l’amour exclusif de l’égalité que le peuple dans son sublime emportement, lui par-dessus qui les lettres de cachet passaient sans l’atteindre, alla détruire le monument séculaire des attentats commis contre la liberté par la justice administrative de l’ancien régime ?

Le mérite éminent du discours de M. Thiers est d’avoir relié la question actuelle de la liberté à notre droit politique écrit et à nos plus imposantes origines révolutionnaires. Ce texte de la déclaration des droits qu’il a rappelé a fixé les conditions inexpugnables de la destinée politique de la France moderne : « la souveraineté est une, indivisible, inaliénable ; elle appartient à la nation ; aucune portion ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. » Voilà, on peut le dire, toute la constitution de la France résumée et précisée, suivant le mot de M. Thiers, en langage lapidaire. Toute la théorie du monde moderne en matière de gouvernement et de droits politiques est enfermée dans ces trois lignes. A moins de nous ramener à la barbarie et aux capricieuses tyrannies de la force, on ne peut pas sortir de là. Comment est-il possible que, le droit moderne étant compris dans une si souveraine définition, nous soyons encore les jouets, en ce qui touche à la pratique des libertés qui sont les attributs et les organes indispensables de la souveraineté nationale, des illusions les plus grossières et des sophismes les plus maladroits ? Des esprits fermés à toute philosophie, et qui affectent pourtant la profondeur, persistent à maintenir un dualisme et un antagonisme entre ce qu’ils appellent l’autorité et la liberté. Ils opposent les droits de l’autorité aux droits de la liberté, avec l’arrière-pensée constante de subordonner ceux-ci à ceux-là. Ces distinctions abstraites et artificielles sont aussi puériles et aussi usées que la scolastique du moyen âge, et ne répondent à aucune réalité vivante et à aucune logique. C’est le reste des habitudes d’esprit créées par l’ancien droit qui attribuait au pouvoir une mission distincte, supérieure, d’origine et de vocation divines. En face de ce pouvoir, suivant les conceptions de l’ancien monde, la liberté ne pouvait avoir en effet qu’une existence subordonnée et précaire ; mais dans la reconnaissance des lois de la morale politique la révolution française et, il faut le dire aussi, la révolution d’Amérique ont produit des découvertes non moins certaines que celles qui ont accompagné la renaissance scientifique de l’Europe. Copernic et Galilée ont appris au monde que la terre n’était point le centre du système solaire. Les auteurs de la révolution d’Amérique et ceux de la révolution française ont fait entrer à jamais dans la conscience de l’humanité cette vérité, que ce ne sont point les peuples et leurs justes droits qui tournent autour de ce qu’on était accoutumé à nommer l’autorité, que c’est au contraire l’autorité qui dérive de la souveraineté nationale et par conséquent des libertés politiques qui constituent cette souveraineté. Les gens qui du haut du pouvoir se figurent qu’ils ont qualité pour dominer, régenter, restreindre ou suspendre à leur gré les libertés politiques par lesquelles s’exerce la souveraineté populaire ne sont plus que des ignorans semblables à ceux qui croiraient encore que Josué a arrêté le soleil. L’autorité légitime ne peut plus désormais procéder que de la souveraineté nationale ; elle ne saurait être que le mandataire de cette souveraineté ; elle désavouerait dans son origine sa légitimité, ses titres, si elle prétendait s’élever au-dessus des libertés qui sont les organes naturels et nécessaires de la souveraineté une, indivisible et inaliénable du peuple.

Nous ne recommencerons point la déduction si naturelle, si logique, si lucide, que M. Thiers a présentée de ces libertés nécessaires, en dehors desquelles le plus haut des principes de 1789, celui de la souveraineté nationale, ne pourrait plus être mis en avant sans la plus odieuse hypocrisie et la plus outrageante dérision. Toute cette partie de son discours où il nous fait toucher en quelque sorte l’enchaînement de la liberté de la presse, de la liberté de réunion, de la liberté électorale, de la liberté parlementaire, aux principes de 1789, « base du droit public des Français, » entrera dans l’histoire de France comme un de ces immortels commentaires par lesquels les grands citoyens dans les pays libres ont l’honneur de fixer la signification des constitutions nationales. Les nobles préoccupations qui animent M. Thiers donnent lieu à un rapprochement que nous demandons la permission d’indiquer. Cette généreuse tendance qui nous porte à rechercher dans nos origines révolutionnaires les titres imprescriptibles de nos libertés n’est point particulière à la France. Un travail analogue s’opère en ce moment même dans les plus honnêtes et les plus hautes intelligences politiques des États-Unis. Le jour même où M. Thiers prononçait son discours, nous lisions le discours remarquable que M. Sumner vient de prononcer au sénat de Washington, et que nous ont apporté les derniers courriers d’Amérique. — La harangue de M. Sumner est le grand événement politique actuel aux États-Unis. L’illustre sénateur américain, le chef du parti radical au sénat, s’est proposé de faire sortir du commentaire le plus attentif de la constitution de son pays les principes d’après lesquels doit être résolu le difficile problème que les Américains nomment la reconstruction, c’est-à-dire la rentrée des états rebelles dans l’Union. Nous n’essaierons point ici d’apprécier la portée pratique des opinions de M. Sumner sur la grande question qui agite les États-Unis ; mais il nous est impossible de ne point rendre hommage à la piété patriotique que respire son beau discours. De même que M. Thiers a voulu dégager les destinées libérales de la France des grands principes de la révolution, de même M. Sumner a eu à cœur de mettre en lumière, dans les origines de la constitution des États-Unis, les principes fondamentaux du gouvernement républicain des temps modernes. Il faut voir avec quelle religion M. Sumner interroge les enseignemens des fondateurs de la république, de ceux qu’à chaque instant il appelle « les pères : » — touchant langage de ces républicains qui ne datent pas encore d’un siècle, et qui mêlent à la politique, malgré la rudesse de mœurs que nous sommes trop enclins à leur reprocher, les traditions aimantes de la famille. Il faut voir avec quelle honnête fierté il rappelle que Washington a donné au monde la révélation d’une nouvelle nature de grandeur. Il faut voir avec quelle foi certaine il proclame la grande découverte de la révolution américaine, la notion moderne de la légitimité des gouvernemens uniquement et exclusivement placée dans le consentement des gouvernés. Il faut voir enfin avec quelle abondante et triomphante argumentation il établit la nécessité de l’égalité et de la liberté politique, dont l’union absolue trace seule et forme le cercle de la cité américaine. « Que serait, s’écrie-t-il, l’égalité sans la liberté et la liberté sans l’égalité, et à défaut de l’une d’elles le nom de république ne serait-il point une moquerie ? » N’est-ce pas un grand spectacle que ce concert de retour vers les sources de la liberté et des gouvernemens populaires qui s’accomplit en même temps en France et aux États-Unis, lesquels déjà une fois, par notre concours, ont eu le bonheur et la gloire d’être nos précurseurs ? N’est-ce point une coïncidence remarquable que ces voix de deux grands patriotes qui presque au même instant, sans s’être donné le mot, obéissant instinctivement à la loi mystérieuse qui pousse les peuples destinés à guider la civilisation, se répondent avec tant d’éclat d’un bord à l’autre de l’Atlantique ? Toutes les nouvelles des États-Unis disent que l’effet produit par la harangue de M. Sumner a été immense. Ce succès, écrit-on, ne tient point aux séductions ordinaires de l’art oratoire, à la grâce du geste, à l’élégance du style, à l’éclat des images. Il est venu de la force de la vérité, de la noblesse du sentiment ; on se sentait fier sous la puissante parole de l’orateur, fier d’être citoyen sous un gouvernement fondé sur des principes si justes, si grands, si simples. Les adversaires habituels de M. Summer, les démocrates du congrès, se sont couverts d’honneur en se joignant aux témoignages de respect qui ont été rendus si universellement au sénateur radical. Dans l’orgueil que leur inspire cette belle et bonne action oratoire, les Américains se retournent amicalement vers notre vieux monde, et ne dissimulent point l’espoir que ce discours leur fera plus d’honneur en Europe qu’aucun acte public accompli dans leur pays depuis le décret d’émancipation. Nous sommes charmés, pour notre part, de donner raison à cette espérance. Ces douces joies de la popularité immédiate, spontanée, aux effusions naïves, manquent encore, chez nous, aux hommes qui, comme M. Thiers, remplissent la sévère mission de la revendication des libertés publiques ; mais la conscience du devoir rempli, la certitude du service rendu, sont des encouragemens suffisans pour les âmes vigoureuses.

Nous ne ferons pas allusion à la seconde partie du discours de M. Thiers, à celle où l’illustre orateur a dit son opinion sur les questions courantes du jour ; ce n’est point que nous nous sentions embarrassés des dissentimens qui, sur plusieurs de ces questions, nous séparent de M. Thiers. Les appréciations particulières de l’illustre homme d’état, quand même il nous serait impossible d’y souscrire, n’ôtent rien à la puissance de son commentaire constitutionnel. M. Thiers réclame les libertés nécessaires, et nous sommes convaincus, pour notre compte, que ces libertés, quand nous en aurons repris possession, prépareront ou confirmeront sur plusieurs points de la politique économique et de la politique étrangère des solutions contraires à celles pour lesquelles M. Thiers ne dissimule point ses préférences. Bien loin d’être étonnés de voir M. Thiers avouer sur les questions courantes des opinions qui n’ont guère la chance de devenir populaires, nous le louerions plutôt de sa franchise et de sa vaillance. La liberté ne semble point devoir profiter à certaines causes qu’il aime, et cependant il n’hésite point à demander la liberté, même au risque de la voir se retourner contre lui. Il ne saurait y avoir de plus décisif témoignage d’une sincérité plus désintéressée. Une sincérité semblable efface tous les ombrages que pourraient exciter des dissentimens secondaires. Y a-t-il rien de plus naturel et de plus légitime que le maintien de l’union sur les questions essentielles de constitution entre des hommes qui obéissent sur les autres affaires à des tendances et à des aspirations diverses ? Nous ne prendrons point la peine d’essayer la justification logique d’un tel accord ; nous nous contenterons d’une comparaison hypothétique qui peut servir à expliquer la situation des diverses fractions de l’opinion libérale en France. Il y a deux pays incontestablement libres dans le monde : l’Angleterre et les États-Unis. Il y a dans chacun de ces pays trois partis qui professent des idées très différentes sur l’ensemble et la marche des affaires. Ils s’appellent en Angleterre les tories, les whigs et les radicaux, aux États-Unis les radicaux, les républicains conservateurs et les démocrates. Supposez que les libertés nécessaires vinssent à manquer aux Anglais et aux Américains, n’est-il pas certain que les trois partis qui professent pour ces libertés le même attachement s’uniraient sur le champ pour les ressaisir ? La liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté municipale, seraient réclamées avec une égale énergie en Angleterre par lord Derby aussi bien que par lord Russell, par M. Disraeli aussi bien que par M. Bright, en Amérique par M. Raymond aussi bien que par M. Stevens. C’est un accord semblable qui s’établit naturellement en France pour le développement des libertés publiques, et cet accord, sous l’influence des lumineux enseignemens de la discussion parlementaire, ne peut que se fortifier et se généraliser dans le pays tout entier.

La fausse doctrine démocratique qui annonce le progrès social et le bonheur des peuples par l’initiative d’un pouvoir affranchi des entraves de la liberté était représentée naguère dans un coin de l’Europe par une triste caricature. Le prince Couza avait fortifié son pouvoir par un coup d’état sous prétexte d’initier aux droits de propriété les pauvres paysans roumains. Nous protestâmes sur le champ contre cette pitoyable et dangereuse parodie, sans rencontrer grand écho dans la presse française et le monde politique officiel. Le coup d’état de Couza n’était point cependant un fait sans gravité au point de vue de la politique générale de l’Europe. La constitution renversée par Couza avait été garantie par les puissances signataires du traité de Paris : il était peu honorable pour ces puissances de laisser braver par un aventurier jouant au despotisme une garantie européenne stipulée en faveur d’un peuple intéressant ; il était imprudent aussi de laisser s’introduire un pareil désordre dans une partie de l’Europe où le moindre incident peut à l’improviste irriter cette maladie chronique qu’on appelle la question d’Orient. On ferma systématiquement les yeux sur ce péril, et on laissa faire Couza. Le coup d’état de celui-ci était fondé sur de faux prétextes et fit bien du mal à la Roumanie. Les hommes les plus intelligens et les plus généreux de ce pays, sur lequel il est si naturel que la France étende sa sollicitude, furent accablés de tracasseries, abreuvés de dégoûts. Nous ne pouvons oublier un de ces hommes, le vice-président de la chambre des députés, M. Pano ; il était venu en France, avec le mandat des plus honnêtes et des plus distingués parmi ses compatriotes, pour éveiller à temps l’attention sur les menées et les tendances de Couza. Ses efforts furent impuissans ; on ne daigna pas l’écouter, et le désespoir patriotique que lui inspira le renversement des institutions a coûté la raison à cet avocat infortuné de la liberté roumaine. Bien d’autres malheurs privés furent la conséquence de l’attentat du prince. Tandis que Couza, très habile à se servir du télégraphe, faisait célébrer dans les journaux européens ses succès, sa popularité, ses prétendues réformes politiques, le pays se démoralisait, les finances étaient dilapidées, et avec une certaine jovialité comique le prince se permettait les plus étranges caprices de dictature. Le grief principal qu’il avait mis en avant contre l’assemblée illégalement renversée par lui était l’instabilité qu’il l’accusait d’imprimer au pouvoir ; il accusait cette assemblée de la ridicule multiplicité des ministères qui s’étaient succédé depuis le commencement de son règne. On vit bien l’injustice de ce reproche quand Couza fut devenu autocrate ; il ne lui fut pas plus facile de s’entendre avec ses ministres que sous le régime constitutionnel, et les changemens de cabinets ne furent pas moins fréquens. Le prince, exploitant l’ambition patriotique qui porte les Roumains à organiser une armée nationale, affectait de s’appuyer sur l’élément militaire. Il crut tirer grand parti d’une petite émeute qui fut provoquée comme à plaisir à Bucharest l’été dernier. La seule occasion de gloire qu’il pût donner à ses soldats fut la répression de cette fausse insurrection ; mais c’est cette répression qui lui a porté malheur. L’armée a eu honte d’avoir été employée à brutaliser d’innocens pauvres diables et d’honnêtes citoyens injustement accusés. C’est depuis lors que la petite armée roumaine a pris en dégoût le pouvoir de Couza. Comme pour effacer le souvenir d’une complicité involontaire qui les humiliait, les chefs militaires se sont chargés de délivrer leurs compatriotes de cette contrefaçon du despotisme. Une nuit, le chef du poste du palais, le major Lecca, n’a eu qu’à entrer avec quelques-uns de ses hommes dans l’appartement du prince pour le décider à résigner le pouvoir. Aucune chute n’a été plus soudaine et plus complète. Couza, dans son triomphe, à l’heure des prospérités, avait fait des sénateurs et des grands dignitaires privilégiés ; on n’en a pas retrouvé un seul sous ce trône de comédie.

La révolution roumaine se recommande par deux caractères, l’unanimité des sentimens qui l’ont inspirée et l’indulgente clémence des vainqueurs. Il y a, on le sait, plusieurs partis en Roumanie, divisés soit par les questions sociales, soit par les intérêts politiques, soit par les tendances religieuses, soit encore par les alliances extérieures. Tous les partis ont oublié leurs dissentimens et se sont unis contre le despotisme de Couza ; toutes les opinions se sont fondues dans le sentiment de l’honnêteté et de la dignité nationales offensées. Il faut bien qu’il y ait dans ces alliances de partis commandées par de grands intérêts nationaux une vertu morale ; on en voit l’effet dans la douceur et l’intelligence des révolutions produites par ces alliances. Les Roumains se sont abstenus de toutes représailles contre l’homme qui les avait trompés et humiliés ; ils se sont contentés de le conduire le plus vite possible à la frontière. La révolution n’a pas été seulement modérée, elle a été habile ; le mouvement qui a porté le sénat et l’assemblée unanimes à décerner l’hospodorat au comte de Flandre a été un remarquable tour d’adresse. Les Roumains, en rendant ce témoignage à la dynastie européenne qui s’est le plus honorée par sa probité constitutionnelle, n’ont pu compter sur l’acceptation du roi des Belges ; mais en proclamant une sympathie ils ont manifesté une répugnance. Le vote en faveur du comte de Flandre est un vote d’exclusion contre un prince allié à la maison impériale de Russie, le duc de Leuchtenberg, dont la candidature avait été plus d’une fois insinuée. Il faut espérer que les Roumains seront laissés libres dans le choix de leur chef. Un candidat russe étant impossible, la vieille clause de la souveraineté de la Porte étant un obstacle à la candidature de tout prince occidental, c’est parmi eux, suivant toute vraisemblance, que les Roumains auront à élire leur prince. Le choix sans doute sera difficile ; en attendant, ce qu’il faut souhaiter aux Roumains, c’est la continuation de l’union patriotique à laquelle ils doivent le recouvrement de leurs libertés. L’Europe, qui les a si mal défendus contre les excentricités de Couza, est sans doute éclairée par sa propre faute ; ses regards sont aujourd’hui tournés vers eux, les Roumains sont en scène ; il dépend d’eux de nous donner un spectacle et au besoin des exemples qui augmentent l’estime et la sympathie que leur doit le libéralisme européen.

Nous avons eu raison de ne point douter des bons instincts du parlement italien. Le péril d’une crise ministérielle est encore une fois ajourné. La perception des douzièmes a été accordée au cabinet. La discussion politique s’engagera donc régulièrement, avec la liberté d’esprit nécessaire, à propos des projets financiers de M. Scialoja. S’il nous était permis de donner des avis aux hommes politiques d’Italie, nous leur conseillerions, dans cette phase délicate qu’ils traversent, de mettre leur application la plus grande à éviter d’embrouiller les questions. Ils devraient s’efforcer, suivant nous, de résoudre la question financière en ajournant et en tenant à l’écart la question politique. Quand elle sera maîtresse de ses finances, l’Italie sera maîtresse de sa politique. Si au contraire elle mêle la discussion politique à la discussion de l’équilibre des budgets, elle expose à de nouvelles complications et à de périlleux retards la solution du problème financier. Nous savons bien que la question politique est irritante pour l’Italie ; des provocations agaçantes lui arrivent sur ce point de tous côtés, un jour la dépêche de M. de Malaret, un autre jour les dépêches du livre rouge espagnol, une fois la discussion de notre sénat, une autre fois la publication de la circulaire du cardinal Antonelli, où la contradiction la plus absolue, la plus constante, la plus hostile est opposée au droit italien. L’Italie ne doit pas se laisser distraire par ces taquineries du soin de ses affaires les plus urgentes. Quant à la question financière, il nous semble qu’elle ne devrait point être choisie comme prétexte d’une lutte de partis et d’une crise de pouvoir. L’intérêt patriotique est là si pressant et si prépondérant que les rivalités devraient s’effacer et concourir plutôt en commun à la solution attendue par le pays. Il se produit au surplus dans la péninsule au sujet des finances un mouvement très significatif, et qui fait le plus grand honneur à l’esprit public italien ; nous voulons parler de la souscription nationale organisée sous les auspices du prince de Carignan. Le fonds national déjà s’élève à près de 50 millions. Cet effort commencé avec tant de vigueur, et qui s’annonce dès le début comme un succès, prouve au monde financier de l’Europe avec quelle fermeté l’Italie est résolue à tenir ses engagemens. Cette grande manifestation patriotique ne peut manquer d’agir sur les principales influences parlementaires et de leur imposer l’accord sur les combinaisons qui doivent relever le crédit italien. Si pourtant, contre nos vœux et contre notre espoir, il n’était pas possible de dégager la question financière de la question politique, si le cabinet devait succomber, nous croyons qu’il ne faudrait plus recourir aux replâtrages, que le parti le plus hardi et le plus franc serait aussi le plus sage, et que la responsabilité du pouvoir devrait être offerte sans hésitation aux hommes de la gauche. MM. Mordini et Crispi font depuis plusieurs années devant le public leurs preuves de talent et d’esprit politique. Peut-être auraient-ils, pour trancher les questions de réforme administrative et de finance, plus de vigueur de caractère et d’ascendant de popularité que les hommes des nuances intermédiaires, trop enclins aux demi-mesures et aux accommodemens personnels. Si les partis intermédiaires ne savaient point se réunir au présent cabinet pour sauver les finances, il serait impossible de ne pas regarder comme très rapprochée la perspective de l’avènement des hommes de la gauche au pouvoir.

Que dire de la politique si téméraire poursuivie avec un sans-façon si surprenant par le gouvernement prussien que guide le curieux Phaéton nommé M. de Bismark ? Les difficultés extérieures ne suffisent point à cet audacieux ; il faut qu’il y ajoute l’épice d’une lutte sans issue contre la chambre populaire de son parlement. Voilà un de ces forcenés rétrogrades qui pourront bientôt se montrer pour de l’argent comme des curiosités antiques, obstinés à croire et à professer que c’est l’opinion populaire qui doit céder à l’initiative du pouvoir, et qu’en politique c’est le soleil qui tourne autour de la terre ! Il est des mots dont on ne perçoit le sens que sous l’émotion de circonstances pareilles à celles qui les firent créer. La France libérale s’avisa, il y cinquante ans, d’appeler introuvable une chambre où s’étaient donné rendez-vous toutes les idées absurdes d’un régime politique disparu. Les hommes de nos jours ont pu étudier sur de remarquables échantillons le sens du mot introuvable. M. de Bismark est un beau spécimen d’introuvable. — Curieux conservateurs qui ne savent être que des casse-cou ! — Nous laissons volontiers M. de Bismark aux prises dans les duchés avec la rivalité de l’Autriche ; mais nous prêtons une attention plus curieuse à sa lutte avec la représentation prussienne. En voulant soumettre les discours des députés prononcés dans la chambre à la juridiction des cours de justice, en obtenant un arrêt dans ce sens de la cour suprême de Berlin, arrêt prononcé par cette cour, augmentée pour la circonstance de deux suppléans, à une voix de majorité, M. de Bismark s’est placé en dehors de toutes les conditions d’existence politique de ce temps-ci. Il a cru vivre apparemment à l’époque de Charles Ier et des cours étoilées, avant le long parlement et la revanche de Hampden. Une chose justifie encore ce rapprochement : les orateurs de la chambre prussienne, avec l’ampleur didactique de leur langage, l’abondance de leur argumentation et la noble opiniâtreté de leur résistance, ressemblent à ces vieux parlementaires anglais contre lesquels vint se briser le despotisme des Stuarts. La fermeté patiente des libéraux par lesquels le peuple prussien s’honore d’être représenté aura infailliblement raison des incartades de M. de Bismark. Là comme partout la lutte entre l’esprit libéral et les capricieuses bravades de l’esprit dictatorial ne peut se terminer que par le triomphe de la liberté. Ainsi le veulent la logique, la force des choses, la marche du temps. Que faut-il pour que tombe en poussière l’édifice artificiel et fragile élevé par M. de Bismark ? Le plus léger déplacement de l’axe politique de l’Europe, le plus simple accident. Est-il possible que les destinées de peuples intelligens et honnêtes soient livrées avec une telle insouciance à de tels hasards ?

La session continue à être triste en Angleterre. Les débats sur le système à employer pour combattre la maladie des bêtes à cornes ont montré qu’en Angleterre le sens pratique administratif réside bien plus dans la chambre des communes que dans un ministère. Les fenians irlandais ont aussi donné lieu à une nouvelle panique. Le cabinet a demandé au parlement de supprimer l’habeas corpus en Irlande pendant six mois. Sans doute cette étrange conspiration et cette persévérance acharnée des fenians ne menacent point le royaume-uni d’un grave danger ; mais elles mettent à nu une infirmité encore persistante de l’Angleterre de nos jours. On peut parler de cette infirmité sans offense contre les hommes politiques de la génération présente, car ils ne sont pour rien dans les maux que révèlent les mouvemens de l’Irlande. Les hommes d’état anglais de notre temps ont eu l’intention d’être justes pour l’Irlande et se sont montrés vraiment libéraux envers elle : l’Irlande a été admise à toutes les libertés dont jouit l’Angleterre ; mais les deux races sont soumises à un étrange héritage de haines et à une mystérieuse réversibilité des fautes. Une circonstance curieuse, c’est que l’inimitié nationale de l’Irlande contre l’Angleterre, qui disparaît dans les classes éclairées et aisées, où devrait s’être conservé plus vivement le souvenir des injustices de la conquête britannique, se perpétue au contraire comme un instinct toujours vivace au cœur du peuple. C’est du peuple que sortent les fenians, d’un peuple bien vindicatif, puisque ses représentans, même après avoir changé de patrie, se servent de l’aisance qu’ils acquièrent en Amérique pour organiser une vengeance préméditée contre ceux qu’ils détestent encore comme les oppresseurs de leur race. On comprenait l’exode des Irlandais, on comprenait qu’ils allassent chercher un travail plus rémunérateur, une vie plus facile en Amérique, en Australie ; mais on n’eût pas pressenti que, fixés dans ces contrées lointaines, ils. y conserveraient un esprit d’organisation nationale, et se retourneraient comme des ennemis inquiétans, sinon redoutables, contre ceux qu’ils regardent comme les injustes dominateurs de leur patrie, que leurs corps seuls ont quittée et dont leur âme n’est jamais absente. Ce phénomène moral et politique donne terriblement à penser. Il se reproduira en Pologne, soyez-en sûrs, où la politique russe, qui croit éteindre l’âme polonaise en écrasant et spoliant la noblesse, sera bien surprise de la retrouver un jour au cœur des paysans, qu’elle espère corrompre par des faveurs. Devant cette conspiration des fenians, secrète maintenant en Irlande, mais ouverte et publique aux États-Unis, le gouvernement anglais est bien obligé de prendre des précautions défensives, pour lesquelles il a obtenu l’approbation du parlement. Le danger matériel sera écarté ; mais contre le mal moral d’autres remèdes sont nécessaires. Nous ne savons s’il peut y en avoir d’efficaces ; en tout cas, nous ne pouvons qu’applaudir aux sentimens qu’a exprimés M. Bright dans le pathétique discours qu’il a prononcé à propos de la suspension de l’habeas corpus. Un beau mouvement de ce discours est celui dans lequel, s’adressant aux chefs des deux partis qui divisent la chambre, à M. Gladstone et à M. Disraeli, dont il a défini en un noble langage les hautes qualités intellectuelles et morales, il leur a demandé pourquoi, au lieu de se fatiguer réciproquement en des luttes stériles, ils ne rapprochaient point leurs talens et leurs influences pour aviser ensemble à faire disparaître ce qu’il peut rester à l’Irlande de justes griefs. Le plus apparent de ces griefs est l’établissement temporel dont jouit encore en Irlande l’église anglicane. Quand le fenianisme aura été réprimé, il faudra bien que la réforme s’attaque à cet état ecclésiastique, qui est une injure à la foi religieuse de la majorité des Irlandais. Peut-être aussi cette révélation du fenianisme devrait-elle faire comprendre aux Anglais les fautes qu’ils ont commises envers le peuple américain durant la guerre civile. Le fenianisme est pour une grande partie le résultat de la partialité choquante et imprévoyante que les Anglais ont montrée pendant la guerre en faveur des rebelles, une sorte de réaction naturelle contre cette piraterie confédérée qui a pu s’armer et s’équiper si impunément dans les ports anglais. Toutes ces choses sont pour la politique anglaise le sujet de préoccupations assez mornes. C’est un fâcheux prodrome aux discussions sur la réforme parlementaire, dont la perspective inquiète visiblement, même au milieu du parti whig, les intérêts conservateurs. Ajoutez que le ministère semble affecté d’une faiblesse intime. Des rangs de la section du parti libéral opposé à la réforme, on harcèle le chef des conservateurs, M. Disraeli, comme si on le provoquait à jouer le grand jeu, et si on lui offrait une occasion décisive de rentrer au pouvoir.

Les dernières nouvelles des États-Unis sont de nature à satisfaire ceux qui auraient déploré que la question du Mexique pût devenir une occasion de mésintelligence entre la France et la république américaine. Le gouvernement américain a donné à la dépêche de M. Drouyn de Lhuys du 9 janvier le sens que nous y avions trouvé, et le discours de l’empereur, fortifiant les assurances de notre ministre, a produit sur le public américain une impression favorable. Il importe qu’on tire profit de ces bonnes dispositions mutuelles pour s’occuper avec une volonté sérieuse et prompte de mettre fin aux responsabilités onéreuses qui nous ont été infligées par l’entreprise mexicaine. Il ne faut point se tromper au surplus sur les sentimens des Américains : ils attachent très sincèrement et très cordialement un grand prix à conserver l’amitié de la France ; mais qu’on n’aille pas rêver qu’on pourra jamais leur faire aimer une monarchie impériale au Mexique. Si l’on avait pu nourrir une telle illusion, il suffirait d’un fait éclatant et récent pour la dissiper. Les derniers journaux arrivés des États-Unis nous apportent le grand éloge funèbre du président Lincoln prononcé à Washington par l’illustre historien américain Bancroft. C’est à Washington qu’a eu lieu la solennelle cérémonie de la commémoration de la mort du président martyr. Les deux chambres du congrès étaient réunies dans la rotonde du Capitole sous la présidence de M. Lafayette Foster. Le président Johnson, les ministres, les hauts dignitaires de la justice, les généraux et tout le public distingué de Washington composaient le reste de l’auditoire. M. Bancroft a lu devant l’élite de la grande république sa composition en l’honneur de la vie de Lincoln ; au ton du discours et au caractère de l’assemblée, on eût dit une de ces oraisons funèbres que prononçaient sur les grands morts les chefs des vieilles républiques grecques. Amené à s’expliquer sur l’expédition française du Mexique, M. Bancroft a parlé de la France avec une franche sympathie, mais en homme qui connaît l’histoire politique des dernières années et qui n’oublie point les oppositions extérieures que son pays a rencontrées dans sa grande lutte civile. On a remarqué qu’un des passages les plus applaudis de son discours a été celui où il s’est écrié : « Un état libre est immortel comme son peuple ; la république du Mexique vivra encore. »


E. FORCADE.



L’ACADÉMIE FRANÇAISE ET LES MOEURS LITTÉRAIRES.
RÉCEPTION DE. M. C. DOUCET.

A travers toutes nos vicissitudes politiques, malgré la perpétuelle transformation des mœurs et des goûts, l’Académie éminente, comme on l’appelait à ses débuts, a gardé le privilège des réunions d’élite ; puisse-t-elle le conserver toujours et ne pas compromettre la faveur attachée à ses souvenirs ! On la respecte et on l’aime, cette noble compagnie, alors même qu’elle ne répond pas toujours à l’idéal qu’on s’en fait. N’est-elle pas un témoin des âges disparus ? Que d’échos sous cette coupole ! Que de traditions parmi ces maîtres ! On peut citer, par exemple, tel de ses doyens qui a conversé dans sa jeunesse avec le vénérable Suard, mort en 1817 à l’âge de quatrevingt-trois ans ; or M. Suard avait connu Fontenelle, et par Fontenelle on touchait à Racine, à Boileau, à La Fontaine, à Corneille. Tandis qu’ailleurs les souvenirs se dispersent, ils ont ici un lien et un foyer. Il est vrai que tous ces souvenirs n’ont pas la même valeur, de même que tous les discours de réception ne sauraient avoir le même attrait. Bien plus, en relisant les listes académiques des deux derniers siècles, et peut-être aussi celles d’une période récente, vraies listes funéraires où figurent tant d’immortels à jamais oubliés, on serait un peu surpris de voir la vieille institution de Richelieu toujours si entourée d’hommages, si on ne se rappelait les illustres noms que j’évoquais tout à l’heure. Il ne fallait pas, au dire de l’Écriture, toute une phalange de justes pour sauver une ville. L’Académie compte un peu là-dessus quand elle fait tel choix que lui reprochera l’opinion. Il y a là pour ses défenseurs (et nous sommes volontiers de ce nombre en toute indépendance) une série d’argumens très commodes dont il est facile d’imaginer la conclusion. — L’inconvénient des choix trop peu littéraires et des discours insipides n’a pas empêché l’Académie de rester en possession de la faveur publique ; protégée pendant deux siècles par quelques-uns des plus grands noms de la France, elle peut braver les épigrammes. — Je ne sais si un tel argument n’est pas bien irrespectueux pour l’Académie ; l’ironie et la vérité y tiennent une place égale. Pour moi, avant de contredire ceux qui défendent l’Académie sur ce ton, je voudrais ajouter à leur défense quelque chose de plus spécieux encore. Soutenir que la docte compagnie n’est pas obligée de faire toujours des choix littéraires, parce qu’il lui suffit de rassembler dans un siècle les noms les plus illustres et de composer avec le reste de ses élus un salon estimable, c’est une réflexion qui peut s’appliquer aux deux derniers siècles, mais qui ne conviendrait pas à notre époque. Depuis que la génération de 1825 est entrée à l’Académie, il y a eu toute une série d’élections que le suffrage public a ratifiées, toute une série de séances qui ont été de véritables fêtes pour l’esprit. Est-il nécessaire de répéter ici des noms que tous connaissent et honorent, des noms qui rappellent à tout lecteur sérieux de grandes œuvres ou des œuvres charmantes ? Ni la poésie lyrique, ni la philosophie, ni l’histoire, ni l’éloquence, ni la haute critique n’ont à se plaindre assurément de la façon dont elles sont représentées à l’Institut, et la collection des discours prononcés depuis trente ans aux jours de séance solennelle ne présente pas à beaucoup près autant de disparates que celle des siècles passés. Est-ce une raison pour la compagnie de croire qu’elle a satisfait à ses devoirs ? Lui suffit-il que ses défenseurs répètent avec un demi-sourire : Quelques noms illustres sauvent tout, le reste importe peu ? Enfin le moment est-il bien choisi pour faire prévaloir dans le choix des élus des préoccupations qui n’ont rien de littéraire ?

On a beaucoup parlé dans ces derniers temps de certains périls qui pouvaient menacer l’Académie française ; l’Académie française n’a d’autres périls à redouter que ceux qu’elle se créerait à elle-même. Pellisson disait il y a deux cents ans : « La fortune de l’Académie suivra vraisemblablement celle de l’état, et sera bonne ou mauvaise selon les rois et les ministres qu’il plaira à Dieu de nous donner. » Ni souverains ni ministres, à prendre ces mots dans le sens propre, ne peuvent grand’chose désormais pour la bonne ou la mauvaise fortune de l’Académie ; mais il y a une autre puissance dont il faut craindre les arrêts, c’est l’opinion. Or ce qui pourrait arriver de plus fâcheux à l’illustre compagnie, ce serait qu’elle laissât trop longtemps en dehors d’elle des talens élevés, sérieux, originaux, des hommes qui depuis longtemps devraient lui appartenir. Où sont-ils ? dira-t-on. Et pourquoi ne viennent-ils pas briguer les suffrages ? C’est précisément là qu’est le mal de la situation. Il est triste de voir les plus dignes se tenir obstinément à l’écart, tandis que de surprenantes ambitions se révèlent, préparées et combinées de longue main, chez ceux à qui conviendrait la modestie. L’écrivain que je citais tout à l’heure, le premier historien de l’Académie, avait pressenti dès 1653 cette cause de déchéance pour le noble corps, et ce pressentiment, né d’une sollicitude sincère, atteste en même temps la sagacité la plus rare. Que de conséquences funestes ne prévoyait-il pas, si l’Académie songeait plus à ses prérogatives qu’à l’intérêt des lettres, si, par une coutume non inscrite dans sa loi fondamentale, contraire même aux articles additionnels de cette loi, elle imposait le système des candidatures officiellement déclarées ! Ces conséquences, il les signalait avec une netteté singulière. « Ceux qui seront les moins capables de cet emploi, dit-il, seront peut-être les plus ardens à le rechercher… Plusieurs autres, au contraire, que l’Académie devrait souhaiter pour ses membres, se tiendront à l’écart, ou par quelque pudeur naturelle, ou par cette fierté honnête qui accompagne d’ordinaire la vertu et le mérite. On aura beau nous dire qu’ils n’en sont point parce qu’ils ne s’en mettent point en peine, la postérité ne recevra point cette excuse, et si elle voit paraître sur ce théâtre de petits ou de médiocres acteurs, pendant que d’autres qui étaient capables des premiers rôles seront demeurés cachés derrière, elle blâmera sans doute le jugement qui aura fait un si mauvais choix. » Ce dernier mot serait dur, si on l’appliquait à tel personnage fort estimable dont un autre système d’élection académique aurait modéré l’ambition. C’est le système qui est mauvais, non pas le choix. Lorsque ce système, comme on l’a vu plus d’une fois, ne laisse entrer en lice que d’honnêtes écrivains entre lesquels l’opinion publique serait volontiers indifférente, le choix est toujours excellent. Il y a tout lieu de croire en effet que l’heureux élu aura su faire apprécier de ses juges des mérites de caractère, des avantages de position, sans lesquels son bagage littéraire aurait semblé un peu mince. Il est probable qu’il n’aura négligé aucune des tactiques mondaines, que le siège de la place aura été une œuvre d’art, que cette œuvre en action aura révélé des qualités d’esprit moins visibles dans ses œuvres écrites, qu’il aura obtenu enfin un prix de bonne tenue et de persévérance.

On ne voudrait rien dire de désobligeant pour l’honorable auteur de comédies qui vient de prendre séance à l’Académie française à la place de M. Alfred de Vigny ; comment dissimuler toutefois qu’il a remporté un de ces prix-là ? Chacun vante la modestie de M. Camille Doucet, et il suffit de lire son discours de réception pour voir avec quelle timidité il s’est tenu à l’ombre du poète dont il faisait l’éloge ; avouez pourtant que cette modestie est d’une espèce particulière, puisqu’elle n’a pas empêché l’auteur du Fruit défendu de poursuivre avec tant de ténacité la plus haute récompense de l’homme de lettres. Un des inconvéniens du système académique critiqué il y a deux siècles par l’historien de l’Académie, c’est de fausser le sens des mots en conduisant les hommes à des situations fausses : voilà le plus honnête, le plus modeste des écrivains dramatiques de nos jours amené à prendre un rôle fort peu modeste, et on continue par habitude à vanter sa réserve quand il fallait surtout signaler chez lui le mérite de la persévérance.

Le discours de M. Camille Doucet n’ajoutera rien, il n’enlèvera rien non plus à sa réputation de littérateur décent, d’esprit méthodique, d’écrivain timide et irrésolu. On pouvait craindre que l’idéale figure du poète de Stello ne souffrît un peu entre ses mains ; l’épreuve a dissipé heureusement une bonne partie de ces craintes. Il est vrai que l’honorable académicien, suivant le programme terre à terre de la biographie, glanant çà et là des anecdotes, puisant dans la correspondance du poète, essayant enfin de rajeunir son sujet par le menu, a évité les occasions de s’élever comme il l’aurait fallu pour peindre en critique inspiré un talent original ; mais du moins, avec cette modestie dont on a parlé si fort et que nous louerons cette fois sans réserve, il a jeté un appel à M. Jules Sandeau en évoquant l’image de ce Rubens qui venait, de son pinceau de feu et de sa palette d’or, transfigurer les esquisses de Jordaens. Mis en veine par ces vives paroles de la fin, M. Jules Sandeau a recommencé en critique, en artiste, en poète, le portrait d’Alfred de Vigny. Comme la main courait sur la toile ! Comme la figure y apparaissait bientôt, fine, exquise, singulière ! Tout à l’heure on s’apercevait trop que le récipiendaire, avec sa bienveillance un peu banale, faisait effort pour apprécier un mouvement d’idées poétiques dont il avait toujours vécu éloigné ; sur les lèvres de M. Sandeau éclataient la sympathie intelligente et l’admiration cordiale. Aussi nulle fadeur, rien ou presque rien de convenu ; les travers mêmes, les lignes moins heureuses de la noble figure étaient indiqués finement, légèrement, d’un mot jeté avec prestesse et retiré aussitôt. « Vous exprimiez le regret de n’avoir point vécu dans la familiarité de M. de Vigny. Consolez-vous, personne n’a vécu dans la familiarité de M. de Vigny, pas même lui. » Et le public de rire, ce public toujours si prompt à saisir l’épigramme au vol ; mais déjà l’orateur avait repris le trait inoffensif, et, satisfait d’avoir signalé en souriant l’espèce de solennité particulière au chantre d’Eloa, il s’inclinait aux applaudissemens de tous devant ce respect de soi-même, « si peu contagieux d’ailleurs qu’on est dispensé d’en médire. » Si M. Jules Sandeau, dans cette partie de son discours, avait accusé quelques autres travers de cette physionomie rare avec le même mélange de délicatesse et de vérité, s’il avait évité certains éloges discutables, pour ne rien dire de plus, qui ont le tort de provoquer la contradiction, il eût laissé du poète des Destinées une image accomplie, vrai modèle et vraie leçon pour ces rimeurs obscurs qui ne songent qu’à parader devant le public en essayant d’accaparer des souvenirs devenus le patrimoine de tous.

Brillant, ému, lorsqu’il peignait Alfred de Vigny, M. Jules Sandeau a fait tour à tour œuvre de poète comique et œuvre d’académicien quand il a complimenté M. Camille Doucet. Avec quelle malice aimable il a rappelé à un public oublieux les titres et les sujets de ces comédies qui ont valu à M. Doucet les honneurs du fauteuil ! Elles sont graves et décentes, ces comédies ; elles sourient quelquefois ; savent-elles rire ? savent-elles provoquer cette chose si salutaire et si rare, la gaîté franche, sonore, qui éclate et se communique ? Je doute qu’on ait jamais entendu pétiller aux comédies de M. Camille Doucet ce rire qui courait l’autre jour sur les bancs de l’Institut, quand M. Sandeau commentait à sa façon le théâtre du récipiendaire. La gravité imperturbable de l’orateur ajoutait par le contraste à l’effet de ces saillies, les unes si fines, les autres si plaisantes. Était-ce éloge ou ironie ? Tous les deux à la fois, un éloge simple et habilement mesuré, une ironie sans fiel et intelligible seulement aux délicats. On trouvait d’abord un peu singulière l’évocation de ce beau portrait de Regnard que les amis d’Alfred de Vigny ont admiré dans son salon ; on s’étonnait surtout de voir M. Camille Doucet classé parmi les petits-fils de l’auteur du Joueur et du Légataire universel ; l’artifice charmant de l’orateur se dévoila bientôt. Ce n’était pas seulement une occasion de lui dire que son grand-père, en lui donnant sa voix pour l’Académie, aurait trouvé ce petit-fils bien rangé et l’eût soupçonné vaguement d’avoir mis de l’eau dans le vin de ses caves ; c’était surtout un moyen de faire planer au-dessus de ce théâtre languissant le génie même de la verve et du rire. A la façon vive et rapide dont M. Sandeau résumait les œuvres complètes de M. Doucet, on croyait entendre, même au milieu des éloges, la voix du grand-père, la voix de l’ancienne comédie répétant sans cesse : Allons ! dégourdis-toi ! qu’on s’évertue !

C’est en cela que M. Jules Sandeau nous a rappelé sa veine de poète comique ; l’académicien a eu son tour, et vraiment un académicien consommé. On aurait dit que l’auteur de tant de poétiques récits et de comédies aimables avait fait la gageure d’égaler les maîtres du genre académique. Je ne crois pas en effet qu’on puisse mieux réussir dans l’art de distribuer les complimens et d’associer les contraires. Réunir les noms de nos premiers poètes dans une séance consacrée à l’un d’entre eux, certes rien de plus naturel : c’était chose douce et facile que de glorifier les héroïques journées de Lamartine ; il y avait plaisir à citer des vers charmans de M. Sainte-Beuve, de l’ancien Sainte-Beuve que tant de lecteurs ignorent ; il était piquant de faire entendre, à l’abri de ces mêmes vers écrits il y a plus de trente années, que Victor Hugo, fier partisan, maintenait encore sa bannière poétique. Après de tels noms, passer à M. Ponsard et affirmer que le souffle de Corneille revit dans l’auteur du Lion amoureux, c’était une entreprise moins aisée. M. Sandeau l’a fait généreusement, académiquement, et des bravos affectueux lui ont répondu. Ce sont là des manifestations touchantes, pourvu qu’on n’exagère rien par une sensiblerie hors de propos et qu’on respecte, comme on le doit, la liberté de la critique loyale. M. Jules Sandeau a dit à M. Doucet : « Je vous ai en trop grande estime pour ne pas vous louer simplement. » Est-ce donc que l’auteur du Lion amoureux n’a pas droit à un sentiment pareil ?

En somme, la séance n’a pas été mauvaise pour l’Académie. On croyait qu’une journée prochaine où seront entendues deux voix bien différentes, un grand esprit et un esprit charmant, on croyait, dis-je, que cette seconde journée, impatiemment attendue, étoufferait d’avance l’intérêt de la première. Il n’en a rien été. Toute comparaison mise à part, la solennité dont le poète d’Eloa, de Chatterton, de Stello, a eu les honneurs, garde sa place et son rang parmi les fêtes du même genre. La poésie, un peu inquiète d’abord, doit un double remerciment à M. Jules Sandeau. Ce qui a plu surtout dans son discours, ce qui a enlevé tous les suffrages, c’est précisément ce qui est le plus dégagé de l’esprit académique, je veux dire la vive peinture de M. Alfred de Vigny, quand la vérité s’y fait jour, et l’examen si leste des comédies de M. Doucet, quand la critique s’y laisse deviner sous les éloges convenus.

L’esprit académique ! ce mot éveille bien des questions littéraires et morales. A coup sûr, on ne saurait condamner absolument un tel esprit lorsqu’on songe à ces habitudes de politesse qu’il a établies parmi nous, et qui font partie de nos meilleures traditions. Supprimer ces traditions et en extirper le germe, si on pouvait faire cette violence à une société comme la nôtre, ce serait livrer le monde littéraire aux barbares. Les barbares sont partout, ils ont toute une ligne de cantonnemens sur les frontières indécises de la grande littérature et de la petite ; ils ont même, on le sait trop, des intelligences au milieu de nos places, tant est grande, à ce qu’il paraît, la peur qu’ils inspirent aux natures d’esprit les plus rares, mais aussi les plus féminines de ce temps-ci. Il est fort heureux qu’il y ait quelque part un asile où se conservent les traditions des hautes lettres unies aux traditions de la société polie ; l’esprit académique toutefois n’a-t-il pas aussi ses dangers ? ne lui arrive-t-il pas de compromettre ce qu’il est chargé de défendre ? n’y aurait-il pas lieu de le réformer au plus tôt, si on veut aller au-devant des révolutions ? Les révolutions dont il s’agit, les seules dont l’Académie ait à se préoccuper, ce sont les révolutions du goût et de la faveur publique, celles qui feraient succéder l’indifférence à la sympathie, l’abandon à l’empressement, si bien que la docte compagnie, trompée par cette curiosité banale qui ne manque chez nous à aucune solennité, croirait continuer ses beaux jours au moment où elle n’aurait plus que des séances d’athénée. C’est ce qui arriverait infailliblement si l’Académie française ne suscitait pas elle-même des candidatures en allant chercher dans leur retraite les écrivains dignes de ce titre, les hommes de pudeur délicate et de fierté honnête, au lieu de se renfermer dans le cercle de ces solliciteurs dont on ne saurait dire s’ils sont plus ambitieux que modestes ou plus modestes qu’ambitieux. Un autre danger qui se rattache à celui-ci, mais plus grave encore et plus digne d’attention, c’est l’influence funeste exercée par l’esprit académique sur la sincérité des lettres et de l’esprit français. A quelle époque vit-on plus d’écrivains subordonner toutes leurs pensées au désir de gagner une voix, à la crainte d’en perdre une autre ? Tel article de journal où vous cherchez un jugement sérieux n’est qu’une carte de visite à l’adresse des quarante. Plus de franchise, plus d’élévation ! Comment aimerait-on le vrai et le beau quand on ne songe qu’à ses petits intérêts ? Je ne reconnais pas là cette courtoisie élégante et virile qui doit régler les rapports des hommes dans les sphères de l’esprit ; ce n’est que la tactique inférieure des héros de salon.

Nous voici ramenés aux curieuses paroles qu’inspirait à Pellisson une sollicitude trop légitime pour l’avenir de l’Académie française. Il serait parfaitement inutile, nous le savons, de rien proposer à cet égard. L’Académie a ses coutumes, qu’elle considère comme une sauvegarde ; elle veut y rester absolument fidèle, c’est son droit. Il est permis pourtant de se rappeler que sa loi n’est pas conforme à sa coutume. Une délibération de l’Académie en date du jeudi 2 janvier 1721 porte ces mots : « L’Académie, pour se munir contre les brigues et les sollicitations, a jugé à propos de faire ce règlement, qui ne fait que renouveler l’ordre que le feu roi lui avait donné. Tous messieurs les académiciens promettront sur leur honneur de n’avoir aucun égard pour les sollicitations, de quelque nature qu’elles puissent être, de n’engager jamais leur parole, et de conserver leur suffrage libre pour ne le donner le jour de l’élection qu’à celui qui leur en paraîtra le plus digne. » Ce règlement, bien que les académiciens de 1721 se fussent engagés par serment à le respecter, n’a pu prévaloir contre la coutume. En vain a-t-il été renouvelé trente et un ans plus tard, le 30 mai 1752, par ordre de Louis XV ; le système des brigues et des sollicitations l’a emporté. Il n’appartient à personne de recommander l’exécution d’une loi abrogée par les mœurs ; on peut remarquer cependant que le jour où les mœurs auront changé, le jour où les membres éminens de l’Académie, seuls juges en ces matières, auront cru convenable de modifier leurs traditions sur ce point, ils trouveront un appui dans leurs règlemens d’autrefois, comme ils lisent déjà un encouragement dans les conseils de leur vieil historien. Alors aussi, nous le croyons sincèrement, l’autorité de l’Académie française y gagnera, et en dehors de ses rangs l’esprit français n’y perdra rien. L’Académie, plus libre dans ses choix, sera mieux en mesure de donner à l’Europe la représentation équitable de nos renommées littéraires ; quant aux écrivains qui peuvent aspirer à cette récompense suprême, affranchis désormais de préoccupations mesquines, ils ne songeront à mériter le choix des juges que par leurs travaux mêmes, par une vie dévouée à l’art, et non par des sollicitations et des flatteries où se perd la moitié de leur temps, où se consume le meilleur de leurs forces. Est-ce à dire qu’il n’y aura plus d’injustices, plus de faveurs, plus de coteries ? Non certes. Il n’y a point d’eldorados ici bas, et le monde de l’esprit en a peut-être moins que tout autre. N’en avons-nous pas un exemple en ce moment même ? Et n’est-ce pas chose assez triste qu’un historien comme M. Amédée Thierry soit obligé de retirer sa candidature en présence de combinaisons académiques où les lettres n’ont rien à voir ? Ces questions de parti se renouvelleront toujours, quels que soient les procédés de l’élection ; il est évident toutefois qu’un système plus large, en augmentant le nombre des éligibles, en donnant aux électeurs une responsabilité plus haute, mettrait fin du même coup à bien des misères. Le niveau général des lettres monterait naturellement. On ne verrait plus des gens d’esprit se compromettre en d’inexplicables espiègleries ; on ne verrait plus tel écrivain de talent glorifier des poetœ minores avec une exagération de langage dont le secret fait sourire, ou même des poetœ minores « dérogeant jusqu’à la critique » pour soigner leurs petites ambitions et les chers intérêts de leur enfantine renommée.

Ces exagérations de langage, j’allais dire ces flagorneries, sont un des plus graves inconvéniens de l’esprit académique, ou plutôt du système électif que nous nous sommes permis d’examiner. Croit-on que ces habitudes soient profitables au maintien de la société polie ? Bien loin de là, elles provoquent des réactions en sens contraire. Tandis que la littérature complimenteuse et intéressée fleurit de plus belle, la folle insolence de la petite presse se donne librement carrière. Ici, des hommes qui, pour ménager tous les amours-propres, se condamnent au mensonge et au pathos ; là, des enfans perdus qui, n’ayant rien à espérer, s’attaquent indistinctement à tous les noms, à toutes les œuvres. Complaisance banale ou hostilité de parti-pris, fastidieux radotage ou commérage haineux, est-ce donc là désormais l’alternative inévitable ? Certes le développement scandaleux de la littérature d’en bas tient à des causes très complexes, et c’est là un sujet d’études devant lequel la Revue ne reculera point ; une de ces causes, nous pouvons le dire aujourd’hui, puisque notre sujet nous y amène, c’est un instinct de protestation contre le manque de sincérité qui tend à s’établir chez nous par suite des candidatures académiques. Affranchissez donc les écrivains de ces préoccupations intéressées, délivrez-les des liens du patronage individuel, écartez, comme le voulait le règlement, les sollicitations et les brigues ; que le poète, l’historien, le philosophe, le critique fasse librement son œuvre en vue du bien, en vue du progrès, sous les yeux de la France, et que le choix de l’Académie soit la consécration ou le redressement de l’opinion publique. Pour nous, en attendant que ce rêve trop beau peut-être se réalise, nous garderons le culte de la sincérité, qui n’exclut pas le sentiment du respect ; aussi éloignés de la littérature obséquieuse que de la littérature insolente, nous tâcherons de maintenir la critique franche et loyale, exigeante et respectueuse, la critique dont les vrais écrivains n’ont pas peur, et qui ne veut plaire qu’aux honnêtes gens.


F. DE LAGENEVAIS.


REVUE MUSICALE.

L’Opéra prépare une imposante reprise de Don Juan. Depuis nombre d’années déjà, notre première scène lyrique semblait avoir oublié le chef-d’œuvre de Mozart et laissait chez nous aux seuls Italiens le soin d’en rappeler l’existence aux générations nouvelles. Or nous n’avons eu que trop souvent l’occasion de montrer ici même ce que valent comme ensemble ces deux ou trois représentations que donne chaque hiver le Théâtre-Italien, et dont l’intérêt pour le moment se concentre sur la Patti chantant Zerline, en attendant qu’il se porte tout entier sur Mazetto le jour où il plairait à quelque Ronconi de venir faire de ce personnage de second plan le véritable protagoniste de l’ouvrage. Il appartenait à l’Opéra de tenter une grande et sérieuse mise en lumière du chef-d’œuvre, et encore, même pour cette vaste scène si puissamment organisée et pourvue du côté de l’orchestre, des chœurs et des ressources théâtrales, fallait-il la rencontre de certaines conditions spéciales de troupe qui depuis vingt ans ne s’étaient pas offertes et qui se présentent aujourd’hui. Et d’abord, pour monter Don Juan, la première nécessité, la plus indispensable, ce semble, est d’avoir un don Juan sous la main. Il y a de ces inadvertances dramatiques qu’aux Italiens peut accepter en souriant un public habitué à se payer de quelques staccati très agréablement dégoisés, et qui, sur une scène française, tourneraient véritablement à la parodie. « Don Juan est beau, destiné à briller, à vaincre, à dominer ; la nature anima d’une organisation magnifique ce corps vigoureux et accompli ; elle fit tomber dans cette poitrine une étincelle du feu céleste ; il eut une âme profonde, une intelligence vive et rapide, mais c’est une suite effroyable de notre origine que l’ennemi de notre race ait conservé la puissance de consumer l’homme par l’homme lui-même en lui donnant la soif de ce qu’il ne peut atteindre. Ce conflit de Dieu et du démon, c’est la lutte de la vie morale et de la vie matérielle. Les désirs qu’enfantait sa puissante organisation enivrèrent don Juan ; une ardeur toujours, entretenue fit bouillonner son sang, et le porta incessamment vers les plaisirs sensuels avec l’espoir d’y trouver une satisfaction qu’il chercha en vain. »

Qui parle ainsi ? C’est Hoffmann, le musicien, le voyant, le grand commentateur auquel on devra toujours revenir pour pénétrer dans la pensée intime du poème. Que serait en effet sans la pensée intime ce poème, et comment concevrait-on que Mozart eût écrit de pareille musique sur un motif qui, dépouillé de l’idéal entrevu, n’est autre que l’éternelle histoire de Polichinelle courant sus à toutes les jupes, décoiffant toutes les bouteilles, riant au nez de toutes les morales divines et humaines, et ne s’arrêtant que devant le commissaire ? Le commissaire ici, c’est la statue du commandeur, une force évoquée du monde surnaturel pour répondre à cette idée de conscience, d’infini qui distingue le personnage et le sépare à jamais de la brute Polichinelle vouée aux seuls appétits matériels. Il n’y a que le penseur qui sache ce que c’est que la conscience, celui qui agit presque toujours passe outre. De là tôt ou tard l’inévitable conflit qui chez don Juan en révolte contre l’ordre social se traduit par l’apparition du spectre du commandeur. Un bon vivant qui aime outre mesure le vin et les filles, qui ne pense qu’à se divertir et follement invite à sa table la statue de pierre du vieil homme qu’il a tué en défendant sa propre existence, en vérité un tel compagnon ne vaut guère la peine que se donnent les puissances infernales de monter sur la terre pour venir se l’approprier. Il ne mérite pas qu’une statue prenne une âme et descende tout exprès de son cheval de marbre dans le dessein de l’avertir de la colère du ciel. — Étrange chose pourtant que les deux plus grands chefs-d’œuvre du génie moderne aient la même origine populaire, et que Don Juan comme Faust nous viennent des marionnettes ! Il est vrai que Mozart et Goethe ont bien quelque peu développé l’anecdote, grandi les types, et par là rendu l’exécution si difficile.

Tâchons d’oublier pour un moment les morts illustres dont la tradition a définitivement subsisté : Garcia, Staudigl, Nourrit, et cherchons parmi les vivans lequel semblait le plus appelé à l’honneur d’aborder ce rôle à l’Opéra. J’ai nommé M. Faure. Il va sans dire que je me borne ici à de simples conjectures, ne voulant ni ne pouvant d’ailleurs rien préjuger, négligeant même de m’appuyer de l’argument d’un grand succès déjà obtenu à Londres. J’interroge M. Faure dans ses diverses créations, je l’étudié dans l’Alphonse de la Favorite, le Nevers des Huguenots, dans Guillaume Tell, et tout cela m’en dit assez pour que je sache qu’avec lui, quels que soient d’ailleurs les hasards et l’imprévu de la représentation, nous aurons affaire à un don Juan sérieux. Quel sera maintenant le Leporello ? Impossible de songer à ce valet d’ancienne comédie repris par Mozart, remaniant Molière cette fois avec la même aisance et la même force d’individuelle domination qu’il met dans les Noces de Figaro à remanier Beaumarchais, impossible de songer à Leporello sans voir revivre à l’instant l’éminent artiste qui, dans le temps, fit de ce personnage une de ses créations les plus parfaites. Le Leporello de Don Juan, le Bertram de Robert le Diable, le Fontanarose du Philtre resteront, en des styles très divers, comme trois physionomies que le talent de M. Levasseur marqua d’un trait ineffaçable. Or ce talent, pour l’Opéra, ne devait pas périr ; M. Levasseur, en se retirant, lui léguait un de ces élèves qui deviennent à leur tour bientôt des maîtres, un de ces hommes qui sont l’honneur de la tradition qui les a formés et qu’ils continuent, et du répertoire qu’ils interprètent en le renouvelant. C’est M. Obin qui joue Leporello. Pour la partie d’Ottavio, même bonne fortune inespérée ; on avait là M. Naudin : comment mieux l’employer ? À cette voix exquise, à ce talent rare et charmant que Mozart hier révélait à la France, de faire aujourd’hui quelque chose pour le divin Mozart ! Que M. Naudin soit à l’Opéra dans il mio tesoro ce qu’il fut aux Italiens dans l’adorable romance de Cosi fan tutte, et pour lui, comme pour le chef-d’œuvre, nous n’en demandons pas davantage.

À ce propos, nous voudrions bien imprimer ici un point de vue qui nous a toujours semblé le vrai sur ce rôle de don Ottavio, trop sacrifié, et qu’on aimerait, à l’occasion d’une de ces reprises, à voir étudier à nouveau par quelque comédien capable d’en comprendre l’esprit et la portée non pas seulement musicale, car en ce sens Rubini a tout exprimé, mais dramatique. Nous citions Hoffmann tout à l’heure, qu’on nous pardonne de parler un instant en notre propre nom : je me figure don Ottavio tout autrement, et pour me répondre de son énergie, de sa bravoure, des nobles qualités de son âme en même temps que de son élégance et de sa beauté physique, il me suffit que dona Anna l’ait distingué. Ce n’est point cette vaillante et superbe patricienne qui s’en irait choisir pour fiancé un damoiseau pleurard et ridicule. La fille du commandeur n’est point d’ailleurs une personne à se laisser imposer un époux indigne, je ne dirai pas de son amour, mais de son estime. Le commandeur croise le fer avec don Juan, et dona Anna, dans sa première angoisse, n’a qu’une idée, envoyer quérir son amant. Don Ottavio répond au cri de douleur de sa maîtresse ; mais il a beau se hâter : lorsqu’il arrive, le crime est déjà consommé. Qu’y a-t-il de si extraordinaire, après cette effroyable scène de viol et de meurtre, de voir don Ottavio s’attacher aux pas de sa bien-aimée et ne la plus quitter, lui désormais sa suprême sauvegarde ? Une pareille conduite n’a pas besoin d’être justifiée ; ce qu’on ne comprendrait point, ce serait qu’il en fût autrement. Sitôt que son père a rendu l’âme, dona Anna oublie tout, laisse tout pour ne songer plus qu’au meurtrier, qu’à l’infâme objet de chacune de ses préoccupations, de ses démarches. Que son amour pour Ottavio se soit affaibli depuis la catastrophe, elle-même l’ignore peut-être ; mais dans l’affliction qui l’accable, sous ses habits de deuil, l’altière fille du commandeur s’imputerait à crime toute pensée d’union. Tel est le caractère de dona Anna, tel n’est point celui d’Ottavio, à qui son amour même impose d’autres plans et d’autres devoirs. Vient la scène entre Anna, Ottavio et don Juan. L’honnête don Ottavio, habitué à traiter don Juan en ami, ne se doute pas que l’homme dont il va serrer la main soit le criminel qu’on recherche, et ce n’est même qu’après la sortie de don Juan que la lumière se fait dans l’âme de dona Anna ; ce qu’elle souffre alors, ce qu’elle sent, ce qu’elle exige, le cri suprême de ses entrailles le dit assez dans son incomparable récitatif, que suit et complète l’air de vengeance que vous savez : situation difficile, écueil terrible pour le comédien chargé du rôle d’Ottavio ! Il lui faut écouter, rester là sans rien avoir à faire que jeter quelques vagues paroles dans le discours d’Anna, émue, passionnée jusqu’au délire. Que cette scène soit un sujet d’horreur, une occasion inévitable de ridicule pour tant de chanteurs routiniers qui s’imaginent qu’au théâtre, dès qu’on n’a plus rien à dire, on cesse d’avoir à s’occuper de quoi que ce soit, je le comprends ; mais je ne veux pas qu’on accuse la situation, qu’on rende la prétendue médiocrité d’Ottavio coupable d’un tort qui est dans le défaut d’intelligence des acteurs, et non dans le caractère. Le criminel une fois découvert, don Ottavio essaie-t-il de se dérober, évite-t-il de se rencontrer avec lui, comme certes ne manquerait pas de faire ce grand flandrin de bellâtre qu’on semble avoir pris pour type ? Tout au contraire, il cherche don Juan, travaille à le démasquer d’abord, à le punir ensuite. La simple conviction d’Anna ne lui suffit point ; avant d’en venir à une provocation publique et pour éclairer ses soupçons, il s’attache aux pas de cet homme. C’est ainsi que nous le voyons accompagner dona Anna au bal, se mêler masqué aux hôtes de don Juan. Là enfin le moment arrive ; il le saisit, tire l’épée, offre le duel à don Juan et bravement découvre sa poitrine. L’idée qu’on se fait vulgairement du caractère de don Ottavio, la manière dont les chanteurs le représentent nuit non pas seulement à cette figure, mais à toutes les autres. En amoindrissant Ottavio, vous amoindrissez dona Anna et surtout don Juan. Le héros de Mozart est, je suppose, une fière et puissante nature. Or, pour lutter contre cette énergie passionnée, pour tenir tête à ce tempérament démoniaque, qui voyons-nous dans l’ouvrage tel que la tradition nous le présente ? Le commandeur, un vieillard brisé par l’âge, dona Anna, une noble et vaillante femme en vérité, mais qui n’en est pas moins soumise aux conditions de son sexe ; une Elvire, dont son amour et sa confiance font une proie très facile ; Zerline, une petite villageoise coquette et crédule ; Mazetto, un rustre, et enfin ce sigisbée, ce niais d’Ottavio ! Vraiment, pour dominer un pareil monde, pour en triompher sur toute la ligne, pas n’était besoin d’être né don Juan. Au contraire, dans le don Ottavio tel que je la concevrais, vous retrouvez aussitôt une nature capable de se mesurer avec son adversaire. Vous n’avez plus désormais la faiblesse et l’indolence vis-à-vis du courage, la médiocrité vis-à-vis du génie, l’impuissance vis-à-vis de l’action ; vous avez un spectacle plus élevé, plus digne, plus moral, l’amour droit et sincère d’un galant homme en opposition au désir des sens, à cet insatiable appétit de jouissances qui ne recule pas devant le crime.

Revenons à l’Opéra : — M. Faure, don Juan ; M. Obin, Leporello ; M. Naudin, don Ottavio. Pour les femmes, c’est Mme Gueymard qui chante Elvire, Mlle Battu qui chante Zerline, Mme Marie Saxe qui fait dona Anna.

Avec Mozart, il n’y a rien de secondaire, rien qui n’ait en soi son effet qu’il faut savoir trouver. A Vienne, le rôle d’Elvire fut toujours le partage des cantatrices de premier ordre ; Mme Gueymard l’a compris, et le public lui tiendra compte de sa bonne volonté, qui chez une artiste de sa valeur n’est en somme qu’une preuve de plus d’intelligence. Mlle Battu a déjà chanté Zerline aux Italiens à côté de Mario, et les souvenirs de ce qu’elle fut sont de nature à rassurer ses meilleurs amis sur ce qu’elle sera. « Je l’attends au qu’il mourût. » Il est évident que dans un tout autre ordre d’idées elle et M. Faure seront très attendus au là ci darem la mano.

Nous l’avons dit ici même : « Zerline est une des plus vivantes créations de Mozart, une très gentille et très coquette petite personne, d’ailleurs vraie fille d’Eve ; don Juan ne s’y trompe pas et tout de suite fait parler ses sens : vorrei e non vorrei, phrase adorable où se peint comme dans un miroir cette voluptueuse hésitation d’une nature que la curiosité, plus encore que le désir, attire. » Elle ne veut pas, et pourtant elle reste, elle écoute, et dès l’abord subit le charme de cet homme à qui la nature, en le faisant si beau, si fier, si grand seigneur, semble avoir donné des droits sur elle. Elle ne veut pas, et cependant cède à l’ivresse, permet à cet homme que tantôt encore elle n’avait jamais vu de lui serrer la taille, de chiffonner son corsage, et de propos en entreprise, la vanité venant en aide aux désirs émus, se laisse ainsi conduire, pendant la scène du bal, jusqu’au seuil de la perdition. Zerline, en subissant l’outrage de don Juan, n’avait en somme que ce qu’elle mérite ; mais l’honnêteté de sa nature au dernier moment la protège et l’empêche d’être mise à mal. Plus forte que la voix des sens et de la coquetterie, la voix du cœur se réveille. Alors elle se souvient de Mazetto, court à lui, se mêle au groupe des victimes vengeresses et redevient ce qu’elle fut, ce qu’elle sera, une brave et simple villageoise dont un débauché peut surprendre l’imagination, mais que son instinct prémunit et saura toujours ramener à temps aux devoirs de la foi promise.

Quant à Mme Marie Saxe, bien des signes faisaient voir en elle une dona Anna ; mais il fallait que l’heure fût venue, car il est de ces rôles qui sont une date dans la vie d’une cantatrice, et qu’on ne saurait aborder avant d’avoir acquis sur le public une certaine autorité. Désormais, pour Mme Marie Saxe, la question n’est plus à résoudre : cent représentations de l’Africaine si vaillamment soutenues donnent à la Sélika de Meyerbeer le droit de toucher à Mozart, et d’attaquer impérieusement de sa voix, l’une des plus dramatiques qui soient au théâtre, l’immortel récitatif de l’air d’Anna.

La sollicitude de l’administration devait naturellement s’étendre aussi sur l’orchestre : pour qu’à ce splendide ensemble rien ne manque, le nombre des instrumens à cordes sera augmenté ; c’est, à vrai dire, le mieux qu’il y eût à faire. Toujours sobre, discret en ses combinaisons symphoniques, attentif comme Raphaël à maintenir dans une harmonie absolue la tonalité de sa couleur, Mozart, on le sait, n’emploie les cuivres qu’avec une mesure extrême, réservant pour certains effets en dehors et voulus de loin, — l’entrée en jeu de la statue par exemple, — les trombones, qui depuis sont entrés dans la contexture ordinaire du plus simple discours musical. Là se cachait un péril. L’oreille, habituée aux vigoureuses sonorités modernes, réclamerait son contingent ; les yeux mêmes seraient désagréablement affectés de voir pendant toute une soirée divers pupitres inoccupés. Et cependant pour le simple plaisir des oreilles et des yeux on ne pouvait guère ajouter des cuivres à l’orchestre de Mozart ; la seule mesure praticable était celle dont on use au Conservatoire, et qui consiste à renforcer le quatuor, à mettre plus de violons, d’altos, de violoncelles et de contre-basses, ce qu’on fera. Il va sans dire que l’orchestre fonctionnant sur le théâtre pendant le bal et le souper de don Juan forme bande à part, et sera également engagé pour la circonstance.

Ajouterai-je maintenant que la note de Mozart sera respectée ? Les assertions de ce genre aujourd’hui ne signifient absolument rien ; tout au plus serviraient-elles à l’amusement de quelques naïfs badauds, qui s’imaginent qu’il existe des termes de quantité dans la manière dont se distribue une pareille marchandise. Annoncer qu’on va jouer Don Juan, c’est implicitement s’engager d’avance à respecter le texte. Vous voudriez faire autre chose : arranger, amplifier, corriger, embellir, comme on faisait autrefois, que l’esprit du temps ne vous le permettrait pas. Et qui donc le voudrait ici, l’Opéra ou le Conservatoire, — car l’un et l’autre sont engagés dans cette affaire, disons mieux, dans cette question d’art, l’Opéra par son directeur, auquel revient l’honneur d’avoir eu l’idée de cette reprise, et le Conservatoire par l’artiste éminent que la Société des concerts s’est donné pour chef, et qui dirige également l’orchestre de l’Académie impériale de musique ?

F. DE L……

ESSAIS ET NOTICES.


UNE BIOGRAPHIE NOUVELLE DE LA MARQUISE DU DEFFAND.

Les lettres de Mme Du Deffand n’avaient jamais été réunies dans un recueil spécial ; elles paraissent aujourd’hui coordonnées et précédées d’une biographie très complète[1]. On sait assez quelle place tient la vie de la marquise dans l’histoire anecdotique du XVIIIe siècle, et si la publication récente n’offrait qu’un intérêt biographique, il n’y aurait point trop à s’y arrêter. La séparation de la marquise et de son mari, son commerce de quelques jours avec le régent, son assiduité aux fêtes de la petite cour mythologique et féerique de la duchesse du Maine, sa liaison quasi-conjugale avec le président Hénault, sa brouille avec Mlle de Lespinasse, son idolâtrie pour Walpole, rien de tout cela ne présente une bien grande importance. Comment se fait-il cependant que sa correspondance exerce un charme si pénétrant ? par quel secret ce recueil compacte de quatorze cents pages se lit-il avec tant de plaisir et de profit ? Qu’est-ce donc qui nous attache dans cette lecture ? Est-ce la spirituelle grande dame entourée d’une véritable cour de seigneurs à la mode et d’écrivains illustres ? Est-ce plutôt l’esprit critique et judicieux qui distingue avec une merveilleuse sagacité, chez Voltaire lui-même, le bon grain de l’ivraie ? Non, c’est la femme tourmentée par le désir de croire, surtout par le désir d’aimer, qui, ne trouvant rien dans la vie où elle puisse s’attacher, subit, suivant sa propre expression, la plus dure expérience, la privation du sentiment avec la douleur de ne s’en pouvoir passer ; c’est la femme qui a connu toutes les formes de l’ennui, pire que la douleur, qui se désole d’avoir tant vécu et qui ne se console point d’être née, qui voudrait « n’être plus ici-bas et en même temps jouir du plaisir de ne plus y être, » qui n’est point faite pour ce monde, qui ne sait pas s’il y en a un autre et qui le redoute, quel qu’il soit : figure intéressante à étudier, parce qu’elle offre un mélange de force intellectuelle et de faiblesse morale qui est le type de son siècle, parce qu’elle résume en elle les vices, le charme, les angoisses secrètes d’une époque cachant sous le masque de la gaîté des tristesses incurables et de sombres pressentimens.

Dans le fond de ce cœur se passe silencieusement un drame intime et douloureux, qui, si monotone qu’il soit, peut-être même en raison de sa monotonie, engendre des souffrances poignantes. C’est là qu’est l’intérêt, l’enseignement, la source de méditations salutaires. Ce qu’il faut approfondir, c’est cette existence qui prouve combien l’atmosphère des salons nuit à la vie du cœur. On se lasse vite de ces conversations insignifiantes ou malicieuses, aliment de l’oisiveté ou de la jalousie, de cette galanterie fade, qui est la parodie de la passion, de ces dissertations éternelles faites sur l’amour et l’amitié par des personnes qui n’en ont jamais connu que la théorie, de ces assurances dérisoires de sympathie et de bienveillance qui ne parviennent pas à déguiser un égoïsme impitoyable. Il arrive dans la vie un moment où l’âme demande quelque chose de plus solide et se propose un autre idéal. On pense avec mélancolie au temps qu’on a perdu. Le passé, comme l’avenir, ne suggère que des réflexions tristes, et après bien des épreuves on s’aperçoit trop tard qu’en dehors des sentimens vrais et des affections légitimes il n’y a que déceptions et chagrins. Telle fut la conclusion de la vie de Mme Du Deffand. Tel fut son regret, son remords, son châtiment.

Jeune, Mme Du Deffand ne songeait guère à rencontrer une affection profonde. La jeunesse n’a pas besoin de bonheur : c’est par elle-même un si grand bien qu’elle console de la privation des autres joies. Les premières relations de Mme Du Deffand ne furent que des caprices. Dans ces liai sons éphémères, la coquetterie était tout, le cœur n’était rien. Il fut aussi pour bien peu de chose dans l’amour ou pour mieux dire dans le commerce galant de la marquise et du président Hénault. Ce commerce, qui dura près de trente années, fut toujours dépourvu d’entraînement et de poésie. Et cependant le docte et brillant magistrat, si bien connu depuis la publication de ses mémoires, était par excellence ce qu’on appelle un homme aimable. Bienveillant par instinct et surtout par calcul, ne recherchant que les impressions agréables et se gardant d’approfondir les choses de peur de s’attrister, dominé avant tout par le désir de plaire, courtisan de toutes les grandeurs et de toutes les renommées, passionné à la surface, indifférent au fond du cœur, incapable de dévouemens et de sacrifices, le président Hénault réalisait le type idéal de la vie du monde. C’était un adorateur du succès. Favori de la reine Marie Leczinska et surintendant de sa maison, il n’en courtisait pas moins l’autre reine, Mme de Pompadour, et l’appelait une Agnès Sorel. Il plaisait par ses qualités, peut-être plus encore par ses défauts. Chacun croyait lui inspirer un intérêt fort vif ; au fond, il ne se souciait de personne.

Le président Hénault avait-il les qualités morales nécessaires pour occuper et pour remplir le cœur d’une femme ? Assurément non. Il était trop banal, trop occupé de la galerie, trop habitué aux sentimens factices. Sa correspondance avec sa spirituelle amie dénote deux âmes complètement froides et desséchées. Ce sont des académiciens qui parlent, ce ne sont pas des amoureux. Jusque dans leurs protestations de tendresse, il y a quelque chose d’aigre-doux. Ils se tiennent sur la défensive contre tout ce qui pourrait ressembler à un sentiment vrai. Ces âmes raffinées et sceptiques se reprocheraient comme une preuve de mauvais goût toute pensée, toute parole qui partirait du cœur. Elles s’observent, elles s’analysent l’une l’autre ; jamais de laisser-aller ou d’abandon. Ce ne sont pas ces deux amans (si l’on peut leur donner un tel nom) qui trouveraient que « l’absence est le plus grand des maux. » La marquise constate au contraire que le président a « l’absence délicieuse. » — Le galant magistrat raconte les détails d’un excellent souper. « Je vous avoue, ajoute-t-il, qu’au sortir de là, si j’avais su où vous trouver, j’aurais été vous chercher : il faisait le plus beau temps du monde, la lune était belle, et mon jardin semblait vous demander ; mais, comme dit Polyeucte, que sert de parler de ces matières à des cœurs que Dieu n’a pas touchés ? » Quel mélange que Polyeucte et cette pointe égrillarde ! Aussi comme la marquise se moque du président ! Parler de la lune, quelle enfance ! « Eh bien ! soit, reprend le magistrat tout confus ; je vous demande pardon pour tous les ruisseaux passés, présens et à venir, pour leurs frères les oiseaux, pour leurs cousins les ormeaux et pour leurs bisaïeuls les sentimens. »

Si tels furent les rapports de ces deux beaux esprits au début de leur liaison, que devait être leur soi-disant affection quand tous les deux avaient vieilli, quand, comme le dit Grimm, le président, naturellement très timide, était resté esclave de la crainte longtemps après avoir cessé de l’être de l’amour ? « Pour ce qui est du rouge et du président, dit la marquise, je ne leur ferai pas l’honneur de les quitter. » Il faut voir sur quel ton elle parle des souffrances de son vieil ami. « Hier, écrit-elle, je traînai le président à un concert chez Mme de Sauvigny. Mlle Le Maure y chantait ; il ne l’entendait point, non plus que les instrumens qui l’accompagnaient ; il me demandait à tout moment si j’entendais quelque chose, il me suppose aussi sourde qu’aveugle et aussi vieille que lui. » Cinq mois après, il rend l’âme. La marquise, qui reçoit de toutes parts des complimens de condoléance, ne se donne pas même la peine d’afficher l’hypocrisie des regrets ; elle avoue très ingénument que sa douleur est modérée. ? J’avais, écrit-elle, tant de preuves de son peu d’amitié que je crois n’avoir perdu qu’une connaissance. »

Mme Du Deffand ne fut pas plus sensible à la mort de Voltaire, et pourtant, à en juger par leur correspondance, la marquise et le patriarche de Ferney avaient l’un pour l’autre une sorte d’idolâtrie. « Vraiment, écrit-elle à Walpole, j’oubliais un fait important, c’est que Voltaire est mort, on ne sait ni l’heure ni le jour ; il y en a qui disent que ce fut hier, d’autres avant-hier… Il est mort d’un excès d’opium, et j’ajouterai d’un excès de gloire qui a trop secoué sa faible machine. » Voilà les enthousiasmes et les admirations de salon !

C’est que Voltaire, malgré tout son esprit, n’avait jamais pu guérir la plaie incurable de l’âme de Mme Du Deffand, sa grande et perpétuelle souffrance, l’ennui. Bien avant l’heure de sa vieillesse et de sa cécité, elle était désabusée de toute chose. Cette femme si occupée de toutes les petites misères et de toutes les petites vanités de la vie du monde n’en a pas moins des accens d’une tristesse amère. « On est tout en vie, s’écrie-t-elle, et on éprouve le néant. » Elle s’indigne de « l’injustice qu’on a eue de nous faire naître sans notre consentement et de nous faire vieillir malgré nous. » « Vivez avec vous-même, » lui écrivait Voltaire. Vivre avec elle-même, c’est précisément ce que la marquise craint le plus. Pour échapper à ses propres pensées, qui la poursuivent comme des remords, elle se jette avec une impatience et une versatilité maladives dans des divertissemens « infiniment moins raisonnables que son ennui ; » mais rien ne l’attache, rien ne la distrait. Elle juge sévèrement son époque, « où tout est cynique et pédant. Nulle grâce, s’écrie-t-elle avec amertume, nulle facilité, point d’imagination, tout est à la glace ; de la hardiesse sans force, de la licence sans gaîté ; point de talent, beaucoup de présomption. Encore si les morts valaient mieux que les vivans, ce serait une ressource ; mais il n’y a pas même de livres qui contentent. » Elle avoue que toute lecture l’ennuie : les récits historiques, parce qu’elle n’a point de curiosité ; la morale, parce qu’on n’y trouve que des idées communes ou peu naturelles ; les romans, parce que tout ce qui tient à la galanterie lui paraît fade ou que la peinture des passions l’attriste. Son salon si brillant, si célèbre dans toute l’Europe, ne lui inspire plus que des réflexions chagrines. Hommes et femmes lui paraissent des « machines à ressort qui vont, viennent, parlent, rient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir, chacun jouant son rôle par habitude. » Pour l’amitié, elle n’a pas même l’idée de chercher un trésor aussi rare ; elle trouve qu’il n’y a pas « une seule personne à qui on puisse confier ses peines sans lui donner une maligne joie et sans s’avilir à ses yeux. » Mme Du Deffand est d’ailleurs trop juste pour se plaindre de cette privation de l’amitié. « Je ne désire point d’être aimée, je sais qu’on n’aime point et je le sais par moi-même ; je n’exige point des autres qu’ils aient pour moi les sentimens que je n’ai pas pour eux. » Et cependant, si fatiguée qu’elle soit de cette existence de salon qu’on a appelée « le sublime du frivole, » elle ne peut s’en passer. « Je n’ai de passion d’aucune sorte, dit-elle encore, presque plus de goût pour rien, nul talent, nulle curiosité. Je ne puis jouer ni travailler. Que faut-il donc que je fasse ? Tâcher de me dissiper, entendre des riens, en dire et penser que tout cela ne durera plus guère. » En résumé, « des vingt-quatre heures de la journée, celles où l’on dort lui paraissent les plus heureuses ; » mais le grand consolateur, le sommeil l’abandonne aussi : elle passe presque toutes les nuits sans fermer l’œil. « Alors, dit-elle, c’est un chaos que ma tête. Je ne sais à quelle pensée m’arrêter ; j’en ai de toute sorte : elles se croisent, se contredisent, s’embrouillent. Je passe en revue tous les gens que je connais et ceux que j’ai connus qui ne sont plus ; je n’en vois aucun sans défaut, et tout de suite je me crois pire qu’eux. Ensuite il me prend envie de faire des chansons, je m’impatiente de n’en avoir pas le talent. » Cette fièvre de distractions frivoles au milieu de réflexions poignantes, ces chansons ébauchées dans les souffrances de l’insomnie, n’est-ce pas là comme le résumé de toute la vie de Mme Du Deffand ?

Pour comble de malheur, elle est à près de soixante-dix ans victime d’une affection bizarre, indéterminée, exclusive, qui ne peut être l’amour, qui n’est pas l’amitié, affection qui côtoie le ridicule et qui présente en résumé toutes les angoisses et toutes les inquiétudes d’une passion malheureuse. Cette femme veuve et sans enfans, isolée au milieu de la foule, lasse du vide et de l’agitation d’une société factice et dépravée, cette femme qui, n’ayant rien aimé sur terre, n’a jamais connu le dévouement ni l’esprit de sacrifice, la voilà qui aperçoit comme dans un rêve les délices et les consolations de la vie du cœur, la voilà qui, comme le dit M. de Lescure, aime pour la première fois à l’âge où il n’est pas permis d’aimer pour la dernière ! Digne conclusion d’une existence où rien n’a jamais été à sa place, où les sentimens vrais, les sentimens de la nature, ont été étouffés par les combinaisons artificielles et glaciales de la vie mondaine ! Et quel est l’objet de cette tendresse qui n’a pas de nom dans le vocabulaire des passions, tendresse d’autant plus vive et d’autant plus profonde qu’elle est plus étrangère aux lois de la nature ? C’est un Anglais de vingt ans plus jeune que Mme Du Deffand, Horace Walpole, le troisième fils du célèbre ministre, un homme d’esprit qui est l’opposé de Mme Du Deffand, car il s’amuse de tout et s’intéresse à tout. Aussi ne saurait-il pas compatir à des maux qu’il n’a pas soufferts. « Maladie de grand seigneur ! disait-il en parlant de l’ennui ; on n’est point malheureux quand on a le loisir de s’ennuyer. » C’est un autre président Hénault, mais plus sec, plus froid, plus sceptique, plus dédaigneux, un président Hénault avec le flegme de bon ton dont la haute aristocratie anglaise a conservé le monopole. C’est cet homme du monde préoccupé outre mesure de l’opinion des clubs, des salons, de la cour, ce gentilhomme bel esprit, qui a mis toute son adresse à éviter la moindre nuance de ridicule, c’est lui qui devient l’objet des « débordemens d’amitié » de la pauvre douairière. Elle si moqueuse et autrefois si ennemie de toute exagération, elle lui écrit de pareilles phrases : « Soyez, si vous voulez, saint François de Sales, je serai volontiers votre Philothée. » Elle intervertit les rôles, elle l’appelle son tuteur, elle lui dit des paroles enfantines. « Je ne veux jamais rien faire sans votre aveu, lui écrit-elle encore, je veux toujours être votre chère petite ; j’oublie que j’ai vécu, je n’ai que treize ans. Si vous ne changez point, et si vous venez me retrouver, il en résultera que ma vie aura été très heureuse ; vous effacerez tout le passé, et je ne daterai plus que du jour où je vous aurai connu. » D’abord Mme Du Deffand fait sourire. Elle finit par exciter la compassion. Elle est si humble, si douce, si profondément affligée des brusqueries de son idole ! La moindre parole sympathique la remplit d’une joie si sincère ! Dans son enthousiasme, elle s’élève jusqu’à une sorte de lyrisme. Elle oublie son âge, ses souffrances, « Qu’importe d’être vieille, d’être aveugle ? s’écrie-t-elle. Qu’importe le lieu qu’on habite ? Quand l’âme est fortement occupée, il ne lui manque rien que l’objet qui l’occupe… » Ah ! si la parole de La Rochefoucauld était vraie, s’il était exact que, le plaisir de l’amour étant d’aimer, l’on soit plus heureux par la passion que l’on a que par celle que l’on donne, Mme Du Deffand connaîtrait enfin le bonheur. Elle qui ne se voit pas dans son miroir, elle peut se faire illusion à elle-même. Un rajeunissement pareil à celui de Faust vient de s’opérer dans cette âme flétrie. Spectacle psychologique d’un intérêt profond : elle a la naïveté, l’ardeur, la foi de la jeunesse. C’est le printemps au milieu de l’hiver, c’est au fond d’un sépulcre un vivifiant rayon de soleil. La spirituelle douairière, la reine de l’épigramme et de l’ironie devient une rêveuse d’outre-Rhin. « Je pensais l’autre jour, écrit-elle à Walpole, que j’étais un jardin dont vous étiez le jardinier, que vous aviez arraché toutes les fleurs que vous jugiez n’être pas de la saison, quoiqu’il y en eût encore qui n’étaient pas entièrement fanées, comme de petites violettes, de petites marguerites, et que vous n’aviez laissé qu’une certaine fleur qui n’a ni odeur ni couleur, que l’on nomme immortelle parce qu’elle ne se fane jamais. C’est l’emblème de mon âme. »

Encore si Walpole était auprès d’elle, pourrait-elle être consolée ; mais le châtelain de Strawberry-Hill ne fait à Paris que de rares et courtes apparitions. Il en part pour n’y plus revenir le 12 octobre 1775. « Adieu, lui écrit-elle, ce mot est bien triste. Souvenez-vous que vous laissez ici la personne dont vous êtes le plus aimé, et dont le bonheur et le malheur consistent dans ce que vous pensez d’elle. » Mme Du Deffand vivra cinq ans encore, et c’est loin de Walpole qu’il lui faudra passer ces cinq mortelles années, agonie longue et douloureuse où se dresse devant elle la pensée de l’éternité. En vain elle avait dit : « Ne traitons plus les grands sujets, ne cherchons plus les vérités introuvables. » Il lui est impossible de se reposer dans cette quiétude. Le gouffre où elle va se précipiter lui donne parfois le vertige. Son destin est de subir en même temps les peines du cœur et les doutes cruels de l’esprit. Elle aurait voulu pouvoir suivre le conseil que lui avait donné Voltaire : « supportons la vie qui n’est pas grand’chose, ne craignons pas la mort, qui n’est rien du tout ; » mais l’esprit d’analyse est trop puissant en elle pour qu’elle ne se pose pas les redoutables problèmes de la destinée humaine. René et tous les grands désespérés de l’école romantique n’ont pas d’accens plus sombres que cette vieille femme mondaine partagée entre le désir et l’horreur du néant.

Voyant approcher le terme fatal, Mme Du Deffand essaya de devenir dévote, ce qui lui paraissait « l’état le plus heureux de cette vie. » Un prêtre doux et bon, nommé l’abbé Lenfant, voulut la convertir ; mais cette conversion, à peine ébauchée, allait être interrompue par la mort. Mourante, la pauvre femme pensait encore à Walpole plus qu’à Dieu. « J’ai le cœur enveloppé, lui dit-elle dans la dernière lettre qu’elle ait écrite ou du moins qu’elle ait dictée ; j’ai bien de la peine à croire que cet état n’annonce une fin prochaine ; je n’ai pas la force d’en être effrayée, et, ne vous devant revoir de ma vie, je n’ai rien à regretter… Divertissez-vous, mon ami, le plus que vous pourrez… Vous me regretterez, parce qu’on est bien aise de se savoir aimé… Peut-être que par la suite Wiart vous mandera de mes nouvelles ; c’est une fatigue pour moi de dicter. » Quelques jours après, Walpole recevait en effet de Wiart des détails sur la maladie et sur la mort de Mme Du Deffand. « Si vous avez encore la dernière lettre qu’elle vous a écrite, disait ce fidèle serviteur, relisez-la, vous y verrez qu’elle vous fait un éternel adieu. Elle n’avait point encore de fièvre alors, mais on voit qu’elle sentait sa fin approcher, puisqu’elle vous dit que vous n’auriez plus de nouvelles que par moi. Je ne puis vous dire la peine que j’éprouvais en écrivant cette lettre sous sa dictée ; je ne pus jamais achever de la lui relire après l’avoir écrite, j’avais la parole entrecoupée de sanglots. Elle me dit : Vous m’aimez donc ? »


Et pourquoi donc aimer ? Pourquoi ce mot terrible
Revenait-il sans cesse à l’esprit de Rolla ?

La parole de Mme Du Deffand rappelle ces vers d’un poète dont le rire se changea vite en larmes, mais qui au moins ne supporta pas longtemps le fardeau d’une existence désenchantée. Triste est le destin de ces âmes vives et inquiètes quand elles dépensent mal les trésors de leur sensibilité. En vain, elles qui ont besoin de la vie du cœur, essaient-elles de ne vivre que de la vie de l’esprit, en vain veulent-elles chercher dans l’ironie et le sarcasme un préservatif contre les rêves de leur imagination. Cette lutte contre la nature est un combat d’où elles ne sortent que vaincues, et tôt ou tard elles s’aperçoivent que, si spirituel qu’on puisse être, on ne résiste pas impunément aux lois de la Providence. Quand ces âmes-là joignent à leurs autres maux la douleur de vieillir sans affections et sans respect, quand elles sont condamnées au supplice de sentir un être intellectuel encore plein de vigueur emprisonné dans une enveloppe matérielle à moitié morte, elles sont réduites au désespoir. Pour consoler leur tristesses, il faudrait qu’elles pussent dire comme saint Augustin, qui sentait son argile tomber : « Mon Dieu ! servez de tabernacle à mon âme ! »


Imbert de Saint-Amand.


V. de Mars.
  1. Correspondance complète de la marquise Du Deffand, précédée d’une histoire de sa vie, etc., par M. de Lescure ; 2 vol., H. Plon.