Chronique de la quinzaine - 31 mai 1913

Chronique n° 1947
31 mai 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.





Ce n’est pas sans douleur que nous avons assisté aux manifestations d’indiscipline militaire qui se sont produites dans un certain nombre de villes. Il y a eu là un premier avertissement ; un pays qui n’en tiendrait pas compte serait à plaindre ; un gouvernement qui ne mettrait pas le fer rouge dans la plaie encourrait toutes les sévérités de l’histoire. Mais ce mal qui vient d’éclater au grand jour d’une manière si inquiétante, quelle en est la nature et surtout quelle en est la cause ? Sommes-nous en présence d’une sédition qui a son origine dans l’armée elle-même et qui est le produit direct de son mécontentement ? Vient-il du dehors et a-t-il été importé dans l’armée par une propagande criminelle ? La vraie cause en est-elle dans le service de trois ans ? Est-elle ailleurs ? M. le ministre de la Guerre, répondant au Sénat à une question de M. de Lamarzelle, a dit que le service de trois ans n’avait été qu’un « prétexte. » Il a raison sans aucun doute. Tout le monde savait quelle propagande scélérate rôdait autour de nos casernes, mais on croyait qu’elle n’y pénétrerait pas, ou que, si elle y pénétrait, elle y trouverait un terrain où elle ne germerait pas. C’est l’erreur à laquelle il faut renoncer. La propagande a pénétré dans nos casernes et elle y a trouvé, par endroits, un terrain favorable. M. le ministre de la Guerre a pris devant le Sénat l’engagement d’ « extirper » le mal : l’expression est énergique ; les actes le seront-ils aussi ?

Ils l’ont été déjà, nous nous plaisons à le dire. Les faits étaient nets, précis, incontestables ; les premières sanctions devaient donc être immédiates. Le général Gœtschy, commandant le 20e corps d’armée, les a proposées, et le ministre les a approuvées. Nombre de soldats ont été punis de la prison, d’autres ont été envoyés dans les bataillons d’Afrique, d’autres encore traduits devant le Conseil de guerre, enfin plusieurs gradés ont été cassés. A ces premières sanctions d’autres viendront s’ajouter, à mesure que des fautes nouvelles seront découvertes. Au moment où nous écrivons, il s’en produit encore, hélas ! presque tous les jours. Le mouvement avait été préparé de longue main ; il devait sans doute éclater partout simultanément et peu s’en est fallu qu’il ne le fit ; il y a eu toutefois quelques jours d’intervalle entre ses diverses manifestations à Toul, à Belfort, à Mâcon, à Orléans, à Dijon, à Rodez. Il a été particulièrement grave dans cette dernière ville et il aurait pu le devenir encore davantage sans la présence d’esprit et le courage du commandant Angelly, dont le nom mérite d’être retenu au milieu de tant de tristesses. A un signal convenu, un roulement de tambour, les hommes devaient descendre en armes dans la cour de la caserne et marcher ensuite sur Albi où les attendaient sans doute d’autres conjurés. Par bonheur, le commandant Angelly était dans la caserne au moment où le tambour a retenti et où les soldats ont commencé à déboucher dans la cour. Saisissant un fusil, il s’est écrié que le premier-qui passerait outre était un homme mort. Tous ont reculé, et on a vu une fois de plus ce que peut la résolution d’un seul homme lorsqu’on la sent indomptable. Le commandant Angelly a sauvé la situation, mais l’affaire ne peut pas en rester là : c’est à Rodez surtout qu’il importe de faire la lumière, et de la faire complète, sur le complot qui s’y est ourdi. Là, comme ailleurs, des soldats ont été emprisonnés et des gradés cassés, mais la conscience publique ne serait ni satisfaite, ni rassurée, si l’enquête ne découvrait pas la main qui, à distance, en a préparé la criminelle machination.

Elle n’est pas difficile à découvrir. Avec une audace encouragée par une longue impunité, la Confédération générale du Travail a entamé la propagande dont nous venons de voir les effets. Les organes principaux par lesquels son action s’est développée et transmise de proche en proche jusqu’au cœur même de notre armée, sont les Bourses du travail et cette prétendue société de secours qui s’appelle « le Sou du soldat. » Échapperont-elles plus longtemps à la responsabilité de leurs actes ? C’est la question qui se pose et, suivant la réponse, les séditions militaires de ces jours derniers auront servi à conjurer le danger en le révélant, ou bien elles l’aggraveront et le porteront au paroxysme.

Les journaux, — nous parlons de ceux qui ne se voilent pas la face devant le péril, mais qui, au contraire, le regardent fixement, le montrent et l’affrontent, — ont donné avec abondance des détails sur la propagande que les organisations syndicalistes poursuivent passionnément. Il y a surtout un Nouveau Manuel du Soldat, tiré à plus de 150 000 exemplaires, qui est le plus abominable catéchisme d’anarchie et d’anti patriotisme qu’on ait vu dans aucun temps et dans aucun pays. La vraie patrie, y lit-on, « c’est nous-mêmes, ou bien ce n’est rien du tout ; » la fausse patrie, « c’est une religion abêtissante comme toutes les religions. » Le Manuel distingue pourtant les caractères particuliers de cette religion de la patrie au nom de laquelle « on nous enferme pendant trois ans pour faire de nous des esclaves, peut-être des assassins ou des victimes de la brutalité des galonnés... Tant que cette religion imbécile de la Patrie, conclut-il, continuera à nous imposer, c’est-à-dire tant que nous n’aurons pas vu clair dans le jeu de ses prêtres, nous serons encore des esclaves. » Que dire de l’armée ? C’est « la plus affreuse conséquence du patriotisme... La caserne fait de nous une machine à obéir, à astiquer, à marcher au pas... Il faut obéir aux ordres les plus idiots, les plus contradictoires, les plus immoraux, les plus grossiers... Le meilleur officier, le militaire accompli, c’est celui qui se montre en toute circonstance la plus parfaite brute... L’armée n’est pas seulement l’école du crime, elle est encore l’école du vice, l’école de la fourberie, de la paresse, de l’hypocrisie et de la lâcheté. » Et cela continue longtemps ! La plume tremble dans notre main en reproduisant ces phrases odieuses. Les vertus de nos ancêtres, de ces grands soldats qui ont fait la France, et dont quelques-uns ont été parmi les hommes qui ont le plus honoré l’humanité, les noms de Bayard, de Turenne, de Vauban, de Desaix nous reviennent à la mémoire comme une protestation héroïque contre la profanation et le sacrilège commis par ce honteux Manuel qui aboutit, comme il devait logiquement le faire, à prêcher la désertion. Telle est la propagande qui a été faite impunément dans nos casernes depuis une douzaine d’années. Comment n’y aurait-elle pas produit des ravages ? Nos soldats sont de tout jeunes hommes, à peine majeurs, à peine sortis de l’enfance, sans esprit critique, sans défense contre les doctrines qu’on leur prêche, sensibles au bien, mais aussi au mal, souvent incapables de distinguer l’ivraie du bon grain : comment quelques-uns d’entre eux ne subiraient-ils pas les influences coupables contre lesquelles ils sont insuffisamment protégés ? Ce sont donc ces influences elles-mêmes qu’il faut atteindre et supprimer. Si on ne le fait pas, si on hésite, si on tergiverse, nul ne peut répondre de l’avenir. Qu’on mesure, en comparant l’armée d’aujourd’hui à celle d’autrefois, le progrès qu’on y a déjà fait dans la marche à l’abîme. La vieille armée, celle que nos révolutionnaires et nos démagogues ont si outrageusement attaquée, n’a jamais donné que des exemples de soumission aux lois, de respect de la vie civile et, pour dire le mot juste, de parfaite abnégation. En sera-t-il toujours de même ? On nous avait assuré que, plus l’armée serait démocratisée, plus elle serait bonne citoyenne, comme sous la grande Révolution où on rappelle avec raison qu’elle a été admirable sur les champs de bataille, mais où on oublie trop qu’elle a pris part à tous les coups d’État. Gardons-nous d’insister ; ce serait donner au mal plus de gravité qu’il n’en a encore ; mais qui ne serait ému de ces premiers symptômes d’indiscipline que l’armée d’hier n’avait pas connus, en dépit de beaucoup d’épreuves pénibles qu’elle a subies, et dont celle d’aujourd’hui nous donne le spectacle et la leçon ? Souhaitons du moins que celle-ci soit profitable. Nous savons où est la source du mal : le frappera-t-on là ? Si on le fait, tout pourra être arrêté. Si on ne le fait pas, si on recule effrayé devant les organisations révolutionnaires qui se croient tout permis parce qu’on leur permet tout, les prétendus remèdes qu’on appliquera ne seront que des palliatifs : leur effet ne durera qu’un jour.

Il fallait s’attendre à ce que les mutineries de Toul, de Belfort, etc., produisissent des impressions diverses en dehors de nos frontières, et c’est ce qui n’a pas manqué d’arriver. Dans la plupart des pays, on les a jugés comme ils devaient l’être, c’est-à-dire que, sans en contester l’importance, on ne l’a pas grossie plus qu’il ne convenait. Avons-nous besoin de dire qu’un sentiment beaucoup moins bienveillant, beaucoup moins juste aussi, s’est manifesté au delà de nos frontières du Nord-Est ? Lorsque les nouvelles y arrivent, elles sont aussitôt exagérées, déformées, répandues à la hâte et à profusion, et quoi de plus naturel ? Il y aurait de notre part quelque simplicité à nous en plaindre, mais il nous est permis de le déplorer. L’excitation de l’opinion en Allemagne et en France est en ce moment un sérieux motif d’inquiétude, et tout ce qui l’augmente est l’objet de nos regrets. Tantôt, en Allemagne, on présente la France comme belliqueuse et chauvine ; on l’a fait officiellement jusqu’à la tribune du Reichstag. Tantôt on la dénonce comme un réceptacle d’anarchie, par conséquent d’impuissance, et alors, la presse allemande se complaît dans l’expression d’une ironie mêlée de mépris. Il y a quelques mois, la nation française était apparue sous un aspect nouveau et imprévu : elle avait comparé à la sienne la force militaire si formidablement accrue que l’Allemagne s’apprêtait à se donner et, de cette comparaison, était née chez elle la volonté de rétablir entre les deux armées l’équilibre détruit. Cette résolution avait produit quelque effet à notre avantage, effet qui n’avait pas été effacé, quoiqu’il eût été un peu atténué, par les lenteurs qui avaient suivi et qui durent encore. On restait convaincu, malgré tout, que la loi de trois ans serait votée. Et voilà que, tout d’un coup, l’opposition à la loi, qui est légitime partout ailleurs, — car tout le monde n’est pas obligé d’avoir le même avis sur une grande réforme militaire, — se manifeste dans l’armée elle-même sous la forme que l’on sait. Si les auteurs de ce mouvement n’ont pas prévu qu’il serait exploité, ils sont bien légers ; s’ils l’ont prévu, ils sont bien coupables. Ils donnent contre nous des armes morales à l’Allemagne, qui se charge de s’assurer les armes matérielles. Ils augmentent sa force, et amoindrissent la nôtre. Ont-ils bien réfléchi à toutes les conséquences de leur propagande ? Ils ont rendu encore plus nécessaire le service de trois ans, qu’ils voulaient empêcher. S’il n’était pas voté, les pouvoirs publics auraient l’air d’avoir reculé devant les pires des séditions et les mutineries militaires deviendraient un des élémens de notre vie politique comme les grèves le sont devenues de notre vie économique. On nous surveille du dehors, on nous observe, on ne sait plus trop ce qu’on doit attendre de nous. Dès le premier jour, nous avons écrit que, si la loi de trois ans échouait, nous deviendrions, après tout le bruit que nous en avons fait, la risée de nos adversaires. Ils affectaient déjà de dire que tout en France était feu de paille et qu’après une grande flamme il n’y restait qu’un peu de cendre et de fumée. Que diraient-ils maintenant ?

Qu’on nous permette d’ouvrir ici une parenthèse pour revenir sur un passé qui, vieux de quelques jours, paraît l’être seulement davantage à cause de tous les événemens qui se sont succédé et accumulés depuis : nous voudrions dire un mot de la Conférence de Berne et de ses suites, parce qu’elles n’ont pas été sans influence sur l’état de l’opinion en Allemagne et en France, ni, semble-t-il, sur les résolutions du gouvernement impérial.

On sait ce qu’a été la Conférence de Berne qui a réuni des parlementaires français et des parlementaires allemands dans la proportion de quatre contre un. Quelques Suisses, pavés de bonnes intentions, mais qui n’avaient d’ailleurs aucun mandat pour cela, ont invité les parlementaires des deux pays à se réunir chez eux pour chercher les meilleurs moyens d’amener un rapprochement entre Paris et Berlin. Aussitôt nos pacifistes ont assuré que l’invitation venait du gouvernement helvétique lui-même, du Conseil fédéral, ce qui était manifestement faux ; mais ils n’y regardent pas de si près. Le gouvernement helvétique n’a certainement pas été flatté de la naïveté qu’on lui prêtait : il se doutait bien qu’il ne pouvait sortir rien de bon de la Conférence projetée et que, s’il n’en sortait rien de mauvais, le résultat pourrait être considéré comme un succès. Quoi qu’il en soit, nos parlementaires sont allés à Berne en grande abondance et ils ont été frappés, en y arrivant, de la disette des parlementaires allemands, qui étaient à peu près tous des socialistes. Bien que les nôtres fussent d’opinions plus variées, il a été bientôt évident que l’impulsion à laquelle ils obéissaient machinalement était socialiste aussi et que M. Jaurès était le deus ex machina de toute l’affaire. Nous attachons trop peu d’importance à la Conférence de Berne prise en elle-même pour nous attarder à parler de ses travaux : au surplus, ils ont été fort courts. On s’est contenté, ou peu s’en faut, de voter une résolution qui aurait été supérieurement banale, s’il n’y avait pas été question de l’Alsace-Lorraine. Lorsqu’ils en ont entendu la lecture, quelques parlementaires français, — c’est une justice à leur rendre, — ont sursauté. S’ils étaient venus à Berne, c’était sur l’assurance formelle que pas un mot ne serait dit de nos provinces perdues : ils estimaient à la fois inconvenant et dangereux, n’ayant aucun titre pour cela, de traiter de l’Alsace-Lorraine avec des Allemands qui n’en avaient pas davantage. Quelle n’a pas été leur surprise lorsqu’ils ont vu que les sermens les plus sacrés étaient violés ! Ils ont protesté, pas assez fortement à notre gré, mais enfin ils l’ont fait. La résolution soumise au vote de la Conférence faisait allusion à un vœu émis par la Chambre alsacienne en vue d’éviter la guerre entre deux grands pays et d’obtenir l’autonomie : on sait que tel est aujourd’hui le desideratum de nos anciens et toujours très chers compatriotes. Il est à remarquer — car le fait est remarquable — que les socialistes allemands se sont d’abord opposés à l’adjonction du paragraphe relatif à l’Alsace-Lorraine : ils n’ont cédé que devant l’insistance des socialistes français. Ceux-ci ont cru faire merveille en renonçant à l’Alsace-Lorraine par prétérition et en recommandant au gouvernement allemand une solution qui mettrait tout le monde d’accord. Ils étaient allés à Berne pour amener un rapprochement entre les deux pays : — Quoi de plus simple ? ont-ils dit ; donnez l’autonomie à l’Alsace-Lorraine qui la désire et n’en parlons plus. — Mais ils en avaient déjà trop parlé et nous avons pu apprécier une fois de plus la sage recommandation de Gambetta : y penser toujours, n’en parler jamais.

L’indiscrétion de la Conférence, qui a produit un pénible effet en France, n’en a pas produit un meilleur en Allemagne : on y a trouvé qu’elle s’était mêlée de ce qui ne la regardait pas et avait appuyé lourdement sur des points qui restent sensibles aux deux pays. Quelle a été la conséquence ? Un rapprochement que tout le monde souhaitait ? Tout au contraire : dès le lendemain de la Conférence, le gouvernement allemand a déposé un projet de loi qui resserre encore ce joug de fer imposé à l’Alsace-Lorraine en autorisant par simples décrets la dissolution des sociétés qui auraient déplu et l’interdiction des journaux écrits en langue française. Nous n’avons pas à apprécier ici la politique du gouvernement impérial à l’égard de l’Alsace-Lorraine ; évidemment la générosité française en aurait conçu une autre qui aurait probablement été plus habile ; mais on ne peut pas attendre des gens qu’ils sortent de leur caractère ; or le caractère des Allemands les porte à frapper sur l’Alsace-Lorraine dès que nous lui témoignons publiquement de l’intérêt. C’est ce dont nos socialistes ne s’étaient pas avisés, en quoi ils ont mal servi les intérêts du pacifisme. Les socialistes veulent la paix à tout prix ; mais, quand il s’agit de l’assurer, ils n’ont pas la manière. Il semble bien que le gouvernement allemand ne l’ait pas non plus en Alsace-Lorraine. Nous admirerons sa politique à l’égard des deux provinces quand elle aura réussi : cela nous donne du temps.

Il est peu probable, lorsqu’on discutera la loi de trois ans, que les socialistes invoquent leur succès de Berne pour influencer le vote de la Chambre. La discussion n’est pas encore commencée ; cependant, une première passe d’armes a eu lieu et le résultat en a été significatif. Le gouvernement, comme il en avait annoncé l’intention pendant les vacances parlementaires, a notifié aux Chambres, dès leur rentrée en session, la résolution qu’il avait prise de retenir sous les drapeaux, au mois de septembre prochain, la classe qui, ayant fait deux ans, était libérable à cette époque. L’article 33 de la loi de 1905 lui donne le droit de le faire, à titre provisoire, lorsque les circonstances l’exigent. L’exigent-elles ? Au mois d’octobre prochain, l’armée active allemande comptera 180 000 homme de plus : un gouvernement français, quel qu’il soit, à quelque parti qu’il se rattache, de quelques élémens qu’il se compose, pourrait-il rester inerte en présence d’une situation pareille ? En tout cas, le gouvernement actuel n’a pas cru devoir le faire et, sous sa responsabilité qu’il a hautement revendiquée, il a décidé de retenir la classe libérable. On lui a demandé pourquoi il prenait sa décision dès aujourd’hui, alors que cinq mois nous séparent encore du moment où elle devra être exécutée ; à quoi il a répondu, et sa réponse était toute simple, que les circonstances ne seraient certainement pas changées en septembre prochain, que les prévisions qu’on peut dès maintenant former sur les armemens allemands seraient réalisées alors sans aucun doute et que, si on attendait jusqu’à la dernière heure pour prendre les dispositions que nécessite le maintien d’une classe sous les drapeaux, le temps manquerait pour le faire utilement. En effet, nos casernes actuelles, pour ne parler que de cela, sont trop étroites pour contenir plus de deux classes, et il n’y a pas un jour à perdre si on veut être prêt, dans quelques mois, à recevoir l’apport d’une troisième ; il faut y pourvoir dès maintenant.

Ces considérations d’ordre pratique et matériel devaient faire impression sur la Chambre, mais elles n’auraient pas suffi à déterminer son vote. Sans doute, pour loger et entretenir trois classes au lieu de deux, certaines dispositions préalables sont indispensables ; mais faut-il trois classes ? Inévitablement la question se posait dès le premier jour. On ne l’a pas traitée à fond ; le moment n’en était pas encore venu ; mais le service de trois ans était dans tous les esprits et, quand le vote a eu lieu, c’est bien sur lui qu’il a porté. M. Jaurès a accusé le gouvernement d’appliquer la loi avant qu’elle fût faite, et M. Barthou a répondu que la discussion de cette loi serait parfaitement libre et que la Chambre y consacrerait tout le temps qu’elle voudrait. Ils avaient raison tous les deux. A coup sûr, il n’entre pas dans les intentions du gouvernement d’écourter le débat et, quand bien même il le voudrait, il ne le pourrait pas ; on n’a pas encore trouvé le moyen de mettre un bâillon aux Chambres et de les empêcher de parler. La discussion suivra donc son cours normal et prendra vraisemblablement de longues séances. Il n’en est pas moins vrai que le vote par lequel la majorité a approuvé la résolution du gouvernement de retenir la classe libérable en septembre avait le sens d’un vote de principe. Personne ne s’y est mépris. Les adversaires de la loi ont mis la plus grande véhémence à combattre l’ordre du jour qui approuvait le gouvernement. Ils en ont proposé un autre qui contenait un blâme plus ou moins enveloppé. Un premier scrutin a eu lieu sur la priorité : le gouvernement a eu une majorité de 74 voix. Il est arrivé alors ce qui arrive souvent dans les Chambres : un premier vote sert à se tâter, à se reconnaître, avoir ouest la majorité et, quand on l’a vu, on s’y porte. Nous ne donnons pas cela comme un grand exemple de courage civique : c’est seulement un fait d’observation. Les moutons de Panurge sont de tous les temps et de tous les lieux. Après ce premier vote, M. Jaurès s’est écrié triomphalement que la loi était morte. 74 voix sont pourtant une majorité, appréciable ! Après le second, il s’est tu. Sur l’ordre du jour lui-même, c’est-à-dire sur le fond, la majorité du gouvernement était élevée à 167 voix. Quelques jours plus tard, sur le vote du crédit demandé pour le maintien de la classe, elle a été de 221. Ces oscillations sont sans doute un peu déconcertantes : on ne nous croirait pas si nous disions que les 221 voix du gouvernement constituent un bloc inébranlable. M. Barthou a cependant mérité sa victoire par la fermeté de son attitude et l’énergie de son affirmation. Son succès a été très vif. C’était assurément son devoir de parler net : mais il l’a rempli de manière à décourager ceux qui espéraient de lui une transaction qui aurait affaibli la vertu de la loi ou, plus simplement encore, un recul. Ce n’est pas seulement son existence que le gouvernement a attachée au maintien intégral de la loi, c’est son honneur.

Cependant, en dehors du parti, socialiste mais d’accord avec lui, le parti radical s’était mis en campagne. Au premier moment, il avait été un peu déconcerté par la rapidité avec laquelle le gouvernement avait déposé son projet de loi et par le mouvement favorable qui s’est produit dans l’opinion, mais il n’a pas tardé à se ressaisir. La rapidité dont nous parlons n’a été qu’à l’origine ; les vacances de Pâques sont venues et elles ont été longues ; les radicaux en ont profité pour faire contre la loi un travail d’abord souterrain, un peu timide et équivoque, qui s’est progressivement changé en une opposition ouverte. Il ne faut pourtant pas confondre ici les radicaux avec les socialistes. Ces derniers ne veulent ni du service de trois ans, ni du service de deux : ils n’en veulent aucun. Les radicaux n’en sont pas là. Quelques-uns d’entre eux s’y laisseraient peut-être assez facilement entraîner, mais les hommes qui comptent dans le parti ont un sens plus exercé de la réalité. Ils ont été ministres, ils aspirent à le redevenir et ils savent fort bien que, s’ils le redeviennent, ils seront obligés de prendre, pour assurer la sécurité du pays, des mesures qui ne s’éloigneront pas beaucoup de celles que propose le gouvernement actuel. il faut bien pourtant qu’ils se distinguent de ce gouvernement ; sans quoi, comment pourraient-ils s’offrir pour le remplacer ? M. Caillaux, M. Paul-Boncour, M. Messimy se sont donc donné pour tâche de faire un contre-projet qui, tout en s’inspirant des mêmes principes que celui du ministère, n’irait pas tout à fait aussi loin dans l’application et donnerait ainsi quelque satisfaction aux socialistes de manière qu’ils pussent le voter finalement comme un pis aller.

M. Caillaux s’est chargé de conduire la manœuvre. Il a prononcé, dans son département, un discours ingénieux, où il n’a pas encore dépouillé tout embarras et qui lui permettra de se retourner dans un sens ou dans l’autre, suivant les circonstances. Pour lui néanmoins, la nécessité d’augmenter notre force militaire est hors de cause et il ne peut y avoir de contestation que sur le meilleur moyen à y employer. Il a inventé un mot qui a fait le tour de la presse, en disant qu’il fallait mettre à notre organisation militaire une « rallonge, » Va pour la rallonge : toute la question est de savoir quelle en sera la longueur. Le gouvernement demande qu’elle porte la durée du service à trois ans, c’est-à-dire à 36 mois. D’autres demandent 30 mois. D’autres encore se contenteraient de 29. D’autres enfin de 28. M. Caillaux n’a pas dit à ce sujet son dernier mot, ni même son premier d’ailleurs : on ignore encore à quel chiffre il s’arrêtera, et qui sait s’il n’accepterait pas le service de trois ans, à la condition de le faire lui-même ? Rien ne l’en empêche dans son discours, puisqu’une rallonge peut avoir toutes les dimensions qu’on voudra. Il reste acquis que les hommes les plus intelligens du parti radical reconnaissent, en face des armemens allemands, la nécessité de se mettre à niveau. Ils se montrent de plus très frappés de l’inconvénient si grave que nous avons signalé dans la loi de 1905, à savoir que, pendant six mois au moins, d’octobre en avril, notre armée n’est pas mobilisable parce qu’elle se compose d’une classe qui est encore insuffisamment instruite et d’une autre qui ne l’est pas du tout. Il faut, disent-ils, assurer la « liaison des classes, » c’est-à-dire que celle qui a terminé ses deux ans ne s’en aille pas tout de suite et reste le temps indispensable pour dégrossir la nouvelle. Restera-t-elle six mois, cinq mois, quatre mois ? On diffère sur le chiffre, mais on convient qu’il doit y en avoir un et qu’il ne peut pas être le même pour la cavalerie et pour l’infanterie. Un autre système consisterait à échelonner les classes en fractions qui entreraient successivement sous les drapeaux et en sortiraient de même, avec des intervalles de six mois, de manière à éviter, à un même moment, le départ total de la classe la plus instruite. C’est déjà quelque chose d’en être venu à ce point, et, quand même la campagne qui vient d’être faite aurait abouti à ce seul résultat, il ne serait pas négligeable. A nos yeux toutefois, comme à ceux du gouvernement, il n’est pas suffisant : les trois ans sont nécessaires, et la discussion le prouvera. Grâce à Dieu, la majorité de la Chambre n’est pas exclusivement composée d’hommes qui veulent être ministres, ou qui soient en passe de le devenir. Le débat sera difficile, long, acharné : nous espérons pourtant que la Chambre, sans s’arrêter aux sous-enchères des anciens ministres radicaux, votera la seule loi qui puisse assurer au pays la plénitude de sa sécurité et de son autorité.

Le pays, si on en juge par de nombreux témoignages, accepte la loi de trois ans avec plus de facilité que ne le fait le Parlement : cela vient sans doute de ce qu’il est moins divisé en coteries ambitieuses et qu’il lui importe peu que M. Caillaux soit ministre à la place de M. Barthou. Son salut seul l’intéresse. Il n’éprouve sans doute aucun enthousiasme pour une loi qui sera très lourde sur ses épaules, mais il se soumet à la nécessité. Si la Chambre refuse au gouvernement les moyens de défense qu’il déclare indispensables, la responsabilité lui en appartiendra donc tout entière : on ne pourra pas dire cette fois qu’elle a été suggestionnée par le pays. Mais elle comprendra son devoir. Elle a ressenti profondément, douloureusement, ce qu’il y a d’inquiétant et d’humiliant dans les manifestations militaires de ces derniers jours : à la première émotion qu’elle en a éprouvée, a succédé un sentiment d’irritation contre les fauteurs du désordre et elle sait fort bien où ils sont. Le 25 mai, devait avoir lieu, à ce qu’on appelle le mur des fédérés au Père-Lachaise, la manifestation annuelle que la faiblesse gouvernementale a pris l’habitude de tolérer. La glorification de la Commune est celle d’un crime monstrueux qui n’a pas été trop sévèrement puni, et, s’il faut faire la part des entraînemens irréfléchis que la fièvre du siège a provoqués chez beaucoup de malheureux, ce n’est pas une raison pour en perpétuer le souvenir et en fausser le caractère dans l’imagination des foules. Quoi qu’il en soit, le gouvernement ne s’est pas mépris sur le danger particulier que la manifestation présenterait cette année, et il l’a interdite. Naturellement, une interpellation a eu lieu à la Chambre ; M. le ministre de l’Intérieur y a répondu. On accusait le gouvernement de supprimer le droit de réunion ; M. Klotz a protesté du contraire, mais il a déclaré qu’il ne tolérerait pas le moindre désordre dans la rue ; or il y avait lieu de craindre que le désordre ne sortît de la manifestation annoncée. La discussion a été ce qu’elle devait être, violente et creuse de la part des socialistes, ferme de la part du ministère, peu importante en somme et seulement significative par le vote qui l’a terminée. L’attitude du gouvernement a été approuvée par 193 voix de majorité. On voit que cette majorité augmente à mesure que le gouvernement se montre plus résolu. Il l’a été dans cette circonstance : cependant il aurait pu l’être encore davantage. Les socialistes ont annoncé que, ne pouvant pas aller manifester au Père-Lachaise, ils le feraient au Pré-Saint-Gervais, large prairie qui s’étend le long des fortifications. Pourquoi, après avoir interdit la manifestation sur un point, la permettre sur un autre ? Mieux aurait valu l’empêcher partout. Nous reconnaissons toutefois qu’au Pré-Saint-Gervais elle s’est évaporée au grand air au milieu d’une foule considérable que le désœuvrement du dimanche avait attirée et qui, dans son ensemble, ne songeait ni à la Commune, ni à la loi de trois ans. Quelque considérable qu’elle fût encore, la foule l’était moins qu’elle ne l’avait été les années précédentes. De nombreux discours ont été prononcés, M. Jaurès s’est bruyamment dépensé, un flot de paroles s’est perdu dans l’espace, l’effet a été parfaitement nul. M. Jaurès, pour s’en consoler, a pris à partie le lendemain dans son journal la politique qui sort de l’ « antre élyséen. » Quant à M. Klotz, il a eu satisfaction, puisqu’il n’y a eu aucun désordre. Les chefs du parti socialiste avaient été d’ailleurs les premiers à recommander qu’il n’y en eût pas. Ils sentent monter et gronder autour d’eux l’indignation provoquée par leur antipatriotisme. Le moment n’est pas bon pour eux.

La quinzaine qui s’ouvre verra commencer à la Chambre la discussion de la loi militaire. C’est là que le ministère fera définitivement ses preuves. Après M. Barthou, plusieurs ministres ont pris la parole dans des discours prononcés hors du Palais-Bourbon. Le dernier en date est celui de M. Klotz à Montdidier : il a été aussi un des meilleurs. Le gouvernement a pris son parti de lutter jusqu’au bout pour le service de trois ans, sans faire aucune de ces concessions qui le désarmeraient lui-même avant de désarmer le pays. S’il en faisait, M. Barthou n’aurait plus, en bonne logique, qu’à céder la place à M. Caillaux, et M. Etienne à M. Messimy. Mais ils ont donné trop de gages de ce que leur résolution a d’inébranlable pour que nous ne soyons pas assurés qu’elle le restera jusqu’au bout.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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