Chronique de la quinzaine - 14 juin 1913

Chronique no 1948
14 juin 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.





La Chambre des députés a enfin entamé la discussion de la loi militaire, mais, au train dont elle marche, il est difficile de dire quand elle la terminera. Plus de cinquante orateurs sont inscrits pour prendre la parole, sans compter ceux du gouvernement et de la Commission. La question est très importante sans doute et très grave, elle est même la plus importante et la plus grave qu’il soit possible, mais dans toutes, les questions, sans en excepter les plus compliquées, il n’y a qu’un nombre assez limité d’argumens à mettre en ligne et lorsqu’on les voit passer et repasser trop souvent, on ne tarde pas à s’en fatiguer. Au moment où nous sommes, tous, ou peu s’en faut, ont déjà été portés à la tribune, et on aura de la peine à en trouver beaucoup de nouveaux. La Chambre ferait d’autant mieux de clore la discussion générale qu’elle recommencera presque inévitablement avec certains contre-projets, par exemple avec celui de M. Jaurès. M. Jaurès, en effet, n’a pas encore donné, ce qui équivaut à dire qu’il y a, à l’extrême gauche, d’immenses réserves oratoires qui restent intactes et ne seront pas de sitôt épuisées.

Il faut s’attendre d’ailleurs à ce que l’opposition socialiste et radicale use de tous les moyens pour retarder le vote final, dans l’espoir de renverser auparavant le ministère, contre lequel elle déploie un acharnement qu’aucun échec ne décourage et qui n’a même pas attendu l’ouverture de la discussion militaire pour se manifester avec une activité passionnée. Cet espoir ne semblait pas irréalisable. Sa première rencontre avec la Chambre, avant les vacances de Pâques, n’avait pas été bien favorable au Cabinet. Sans doute il avait eu la majorité, mais une majorité très faible, et l’accueil qu’il avait reçu avait été particulièrement froid. M. Barthou a eu le bon esprit de n’en être pas déconcerté ; il connaît l’histoire parlementaire ; il y a vu plus d’une fois un ministère arriver à la vie presque expirant et reprendre peu à peu assez de forces pour fournir une longue et utile carrière. Cela est vrai surtout des ministères qui ont la bonne fortune de représenter une cause parfaitement claire aux yeux de l’opinion et qui met en jeu non seulement des intérêts certains, mais des sentimens profonds. Il en a été ainsi l’année dernière pour le ministère Poincaré et il en est de même aujourd’hui pour le ministère Barthou. Les radicaux socialistes ont fort bien senti qu’au point où ils s’étaient placés, M. Poincaré hier et naturellement M. Barthou échappaient à leurs atteintes. De là leur exaspération, produit naturel de leur impuissance. Ils ont accusé le ministère de jouer du péril extérieur pour assurer sa solidité intérieure, reproche facile, mais injuste : le ministère pouvait-il nier un péril trop évident, sans tromper le pays et sans l’endormir dans une fausse sécurité ? Il aurait été bien coupable s’il l’avait fait. Il a préféré dire les choses comme elles sont et proposer les mesures qu’elles comportent, en quoi il s’est trouvé avoir pris une situation très forte : toutes les fois qu’on a essayé jusqu’ici de l’y ébranler, on l’a consolidé avec des majorités de plus en plus imposantes, au point que ce ministère si débile à sa naissance et dont nous avons entendu si souvent annoncer la mort certaine et prochaine, continue de survivre à tous les assauts. Il le doit, nous le constatons volontiers, à la netteté et à l’énergie de ses déclarations. Son chef, M. Louis Barthou, avait montré jusqu’ici un talent souple, facile et brillant qu’il avait exercé sur des sujets et dans des ministères divers, mais il n’avait pas fait preuve, sans doute parce que l’occasion lui avait manqué, de la fermeté résolue et, qu’on nous passe le mot, de la crânerie d’allure qu’on lui voit depuis qu’il a toute la responsabilité du pouvoir. Dans plusieurs circonstances, il a su dire le mot juste, qui était le mot courageux et il a tenu le langage d’un chef de gouvernement. Il a percé à jour le jeu de l’opposition à travers les prétextes dont il s’enveloppait. Pourquoi les attaques continuelles dont le gouvernement a été harcelé ? Parce que ce gouvernement a pris en main la cause du service de trois ans et s’est promis de la faire aboutir. Voilà ce qu’il fallait dire et ce qu’a dit M. Barthou. Ainsi la loi militaire qui semblait devoir faire sa faiblesse fait-elle sa force. L’opposition commence à se rendre compte que ce n’est pas sur cette loi qu’elle le renversera, et elle cherche un autre terrain de combat ; mais le gouvernement l’y suit, la démasque une fois encore, dénonce ses intentions véritables, invoque la question politique qui domine toute la situation et, à chaque fois, il l’emporte. Espérons qu’il l’emportera jusqu’au bout.

Nous avons dit qu’on avait essayé de le renverser avant l’ouverture du débat sur le service de trois ans ; mais au fond, et nul ne pouvait s’y tromper, c’était bien le service de trois ans qui était en cause dès ce moment : on l’accusait en effet d’avoir méconnu l’esprit de la loi en décidant le maintien sous les drapeaux de la classe libérable à la fin de septembre. La Chambre l’en a approuvé. Était-il donc sauvé ? Pas encore : il lui restait une nouvelle attaque à soutenir et une attaque qu’on disait devoir être plus dangereuse que la première, parce qu’il ne s’agissait plus aussi directement, aussi évidemment de la question militaire et parce que M. Caillaux devait donner en personne. Le maintien de la classe entraînait une dépense ; il fallait donc voter un crédit et, à travers ce crédit, l’opposition découvrait et dénonçait les projets financiers ultérieurs de M. le ministre des Finances. Ces projets sont critiquables : il serait d’ailleurs difficile d’en inventer qui ne le seraient pas. C’était pour M. Caillaux une belle occasion de descendre dans la lice avec le fanion du parti radical-socialiste dont il est l’orateur le plus distingué. M. Charles Dumont, le ministre actuel des Finances, a peut-être d’autres mérites, mais il n’est pas encore un grand financier et, dans un corps à corps avec M. Caillaux, on pouvait croire qu’il montrerait quelque infériorité. En quoi on ne s’est pas trompé. M. Caillaux a bien saisi le point faible des projets ministériels, et plus d’une de ses observations mérite d’être retenue ; mais ses critiques étaient prématurées. La Chambre discutera plus tard les projets de M. Dumont, elle dira alors ce qu’elle en pense, c’est une question d’avenir : pour le quart d’heure, il suffisait d’un crédit plus modeste. C’est ce qu’a fait remarquer M. Barthou dans une improvisation très heureuse. Le discours de M. Caillaux, et aussi ses intentions, dépassaient de beaucoup la portée du vote à émettre. M. Barthou s’est placé et il a ramené la Chambre sur le terrain politique, qui était bien d’ailleurs celui où M. Caillaux avait voulu se placer lui-même : seulement, M. Caillaux n’avait garde de le dire, et M. Barthou l’a dit. La Chambre a pu alors comprendre la signification qu’aurait son vote et elle a donné une forte majorité au ministère. La campagne radicale-socialiste avait manqué son but. Que d’espérances, cependant, avaient été mises dans l’intervention de M. Caillaux ! On voyait déjà se reformer derrière lui l’union des gauches qui nous a si longtemps gouvernés. Quelques paroles de M. Barthou ont fait une clarté où on s’est reconnu et ressaisi. Et, une fois de plus, le gouvernement a triomphé.

Un incident sans grande importance en lui-même a failli plus mal tourner. Depuis quelque temps, on manifeste beaucoup à Paris à propos de Jeanne d’Arc. Il y a quelques jours toute la ville était en fête. Les rues étaient pavoisées ; les balcons, les fenêtres étaient ornés de drapeaux tricolores et d’étendards blancs et bleus ; les statues de notre grande et pure héroïne nationale disparaissaient sous les fleurs. Il y avait eu place pour tout le monde dans ces manifestations auxquelles chacun avait pu prendre part à sa manière et il en était résulté comme un symbole de concorde et d’union. N’est-ce pas ainsi que doit être célébrée Jeanne d’Arc ? N’appartient-elle pas à tous les Français indistinctement ? Mais tel n’est pas le sentiment d’une poignée de radicaux et de libres penseurs ; ils ne sauraient tolérer que leur manifestation à eux disparaisse au milieu des autres et y soit comme fondue ou noyée ; ils ont voulu avoir un jour qui leur appartînt exclusivement. Nous n’y aurions pas vu, au total, grand inconvénient, s’ils s’étaient contentés d’exhiber des couronnes à leurs couleurs sans y rien joindre qui ressemblât à une provocation ; malheureusement, cette réserve ne convenait pas à leur dessein qui était, moins d’honorer Jeanne d’Arc, que de l’exploiter. En conséquence, ils avaient entouré leur couronne d’une inscription qui rappelait ou qui affirmait que Jeanne avait été trahie par son roi et brûlée par les prêtres. La scène se passait place des Pyramides, devant la belle statue dorée qui est un des chefs-d’œuvre de Frémiet. Un agent de police est intervenu et a déclaré que, conformément à ses instructions, il ne pouvait pas autoriser le dépôt d’une couronne portant une légende. Les manifestans ont protesté, l’agent de police a insisté, et le lendemain une question a été posée an gouvernement à la Chambre. M. Painlevé lui a demandé, avec une indignation qu’il avait de la peine à contenir, s’il serait désormais interdit de faire dans les rues de Paris des manifestations républicaines et laïques. Comment le gouvernement, qui avait montré plus de sang-froid dans d’autres circonstances, en a-t-il eu si peu dans celle-ci ? La réponse qu’il avait à faire était des plus simples : c’est que, si d’autres manifestations étaient autorisées, les inscriptions, quelle qu’en fût d’ailleurs la nature, étaient interdites sur la voie publique. Cette règle ne pouvait vexer personne, puisqu’elle s’appliquait à tout le monde ; elle était d’ailleurs depuis longtemps déjà établie et observée et on ne pouvait pas la faire fléchir au profit d’une catégorie de citoyens, sans leur accorder un véritable privilège. Au lieu de le dire, le gouvernement, intimidé sans qu’on sache pourquoi, a cherché un bouc émissaire, l’a trouvé dans la personne de M. Touny, directeur de la police municipale, et a déclaré que cet agent, ayant commis une défaillance, l’expierait par sa mise à la retraite. Les radicaux ont triomphé, mais leur triomphe a été court. On connaît les mœurs de notre presse : lorsqu’un homme est l’objet ou le sujet d’un incident quelconque qui attire sur lui l’attention, les reporters se précipitent, le découvrent où qu’il soit et le font parler qu’il le veuille ou non. La surprise de M. Touny a été si grande qu’il n’a pas pu la dissimuler : les ordres qu’il avait donnés étaient conformes aux instructions générales qu’il avait reçues autrefois de ses chefs et qui lui avaient été renouvelées depuis. Le gouvernement, étonné, a aussitôt ordonné un supplément d’enquête, à la suite duquel M. Touny a été maintenu dans ses fonctions et M. Painlevé a adressé au ministère une question nouvelle sur laquelle, pour des motifs restés un peu mystérieux, il n’a pas beaucoup insisté. On assure que, s’il l’avait fait, il se serait exposé à tirer sur ses propres amis de l’entourage du nouveau préfet. Quoi qu’il en soit, M. Barthou a eu assez facilement gain de cause : il a traité l’incident de « minuscule » et dénoncé derechef la manœuvre qui consiste à faire arme de tout pour renverser un ministère qui a lié son sort à celui du service de trois ans. La Chambre a été une fois de plus convaincue et M. le président du Conseil une fois de plus victorieux.

Quelque « minuscule » qu’il soit en effet, l’incident n’en est pas moins significatif. Il est extraordinaire, pour ne rien dire de plus, qu’un agent comme M. Touny ait été dénoncé à la Chambre et condamné devant elle comme il l’a été sans qu’on l’ait entendu, sans qu’on lui ait demandé la moindre explication de sa conduite.. La même pensée est venue à tous les esprits : Ah ! si M. Touny avait été seulement un instituteur, ou un postier, ou tout autre fonctionnaire affilié à un syndicat, avec quelles précautions n’y aurait-on pas touché ! On connaît les mesures prises depuis quelques années pour garantir les droits des fonctionnaires ; ils sont protégés par des conseils spéciaux ; on leur communique leurs dossiers, y compris les pièces les plus secrètes ; on multiplie autour d’eux les sauvegardes. Telle est la règle générale, mais il y a, paraît-il, des exceptions, et la différence est vraiment trop grande, l’opposition et la contradiction trop fortes entre la manière dont on traite les uns et dont on maltraite les autres. Au surplus, les garanties données aux fonctionnaires en sont aussi quelquefois pour le gouvernement : s’il avait interrogé M. Touny, il se serait épargné une bévue. M. le ministre de l’Intérieur et M. le président du Conseil ont mis d’ailleurs la meilleure grâce à reconnaître qu’ils s’étaient trompés. Ils n’ont, ont-ils dit, aucune prétention à l’infaillibilité : quand ils ont commis une erreur et qu’on la leur signale, ils s’empressent de la réparer. Mais c’est précisément parce qu’ils ne sont pas infaillibles que les ministres doivent entourer leur jugement de certaines règles et qu’il est prudent pour eux de ne pas les transgresser.

Voilà pour la question de personne : il y en a une autre ici, il y a la question de fond. Comment le gouvernement n’a-t-il pas senti tout de suite que le maintien de l’ordre dans la rue a des conditions strictes, au nombre desquelles est l’interdiction d’accrocher aux statues certaines inscriptions ou légendes ? Les statues de nos grands hommes et, entre toutes, celle de Jeanne d’Arc sont faites pour nous unir dans un même sentiment de reconnaissance et de respect : ce but serait manqué le jour où chacun, interprétait l’histoire à sa façon, aurait le droit de déposer à leur pied l’expression de ses rancunes, de ses colères et de ses haines. Ces monumens deviendraient bientôt le centre d’un champ de bataille. Il faut donc interdire toutes les inscriptions. Nous serions avec M. Painlevé si, après en avoir autorisé d’autres, on avait interdit celle de ses amis, mais on les a interdites toutes et, dès lors, personne n’est admis à se plaindre. Supposons, au contraire, qu’on ait pu mettre sur la statue de la place des Pyramides l’inscription : « A Jeanne d’Arc trahie par son roi et brûlée par les prêtres, » comment aurait-on pu empêcher le lendemain le dépôt d’une autre ainsi conçue : « A Jeanne d’Arc outragée par Voltaire ? » Comment aurait-on pu empêcher le dépôt, au pied de la statue de Lavoisier, derrière la Madeleine, de l’inscription suivante : « A Lavoisier, guillotiné par les républicains qui ont déclaré que la République n’avait pas besoin de savans ? » Comment aurait-on pu empêcher que sa statue servît à rappeler que Danton, lui aussi, avait été guillotiné par les républicains, mais que son sang avait ensuite étouffé Robespierre ? Si nos statues servaient à ces évocations venimeuses d’une histoire partielle et partiale, mieux vaudrait les renverser. Nous avons assez de motifs de querelles dans le présent sans aller en chercher dans le passé. Laissons-lui les discordes qui l’ont troublé et ensanglanté pour ne lui emprunter que les grands exemples de courage, d’héroïsme et d’abnégation qui heureusement n’y manquent pas et dont la vie de Jeanne d’Arc est, de tous, le plus complet et le plus sublime.

Nous avons hâte de revenir à la loi militaire dont la Chambre poursuit la discussion. Elle non plus n’a pas été exempte d’incidens : un surtout devait produire et a produit en effet une vive émotion. Parmi les commissaires du gouvernement, le général Pau jouit dans l’armée d’une estime, d’une considération, d’une sympathie et il faut ajouter d’une confiance hors de pair. Ce grand soldat mutilé est l’image même de la patrie telle que l’ont laissée nos désastres, mais aujourd’hui relevée et résolue. Seulement, le général Pau ne connaît pas nos assemblées parlementaires ; il y pénétrait, croyons-nous, pour la première fois et, n’ayant aucune habitude de l’atmosphère qu’on y respire, il s’en est senti tout de suite incommodé et étouffé. Un orateur radical était à la tribune, M. Chautemps, homme studieux, mais homme de parti, et l’un des adversaires les plus déterminés de la loi de trois ans. C’est son droit de l’être et de défendre son opinion à la tribune, même par de mauvais argumens : il a toutefois dépassé la mesure lorsque, non content d’exposer cette opinion et ces argumens, il a attaqué l’état-major de notre armée en le rendant responsable, par son inertie, son incurie, sa mauvaise volonté, de l’insuffisance dont le service de deux ans a fait preuve dans la pratique. La thèse qu’a soutenue M. Chautemps le sera encore, car c’est celle des adversaires de la loi : bornons-nous à souhaiter qu’elle le soit avec plus de modération dans les termes et plus de justice dans le fond. Il est d’ailleurs vrai que la loi qui a réduit le service à deux ans avait prévu qu’une instruction militaire intensive serait donnée à la nouvelle armée et que, notamment, on créerait pour cela des champs d’instruction qui sont restés à l’état de promesse. C’est un peu comme pour la loi du maréchal Niel, qui avait créé sur le papier la garde nationale mobile, laquelle n’avait pas encore été organisée au moment de la déclaration de guerre ; mais la responsabilité de cette négligence ne saurait être attribuée au maréchal, pas plus qu’on ne peut attribuer à notre état-major d’aujourd’hui d’autres négligences dont la faute revient à ceux qui ne lui ont pas donné les moyens de tirer de la loi tout ce qu’elle pouvait donner. Nous croyons au surplus que, de quelque façon qu’on s’y fût pris, elle n’aurait pas pu donner tout ce qu’on en attendait. Mais M. Chautemps a trouvé plus simple d’accuser l’état-major de notre armée et il l’a fait d’une main lourde et brutale. Alors, à deux reprises, le général Pau s’est levé pour quitter la salle des séances et les membres du gouvernement qui l’entouraient ont eu quelque peine à le retenir.

Qui ne comprendrait l’impression du général et le mouvement réflexe qui en a été la suite ? Après quarante-trois ans de services, il est dur pour un vieux soldat, qui se croit sans reproches comme il est sans peur, d’entendre traiter le corps auquel il appartient à la manière de M. Chautemps. Ce n’est pas nous, certes ! qui lui ferons un grief du geste qu’il n’a pas pu contenir : il était de sa part naturel et légitime, et le pays a pu y voir un avertissement silencieux qui valait mieux que de longs discours. Mais les Chambres, qui se sentent faites pour discourir, ont, elles aussi, une susceptibilité très irritable. M. Jaurès les connaît bien, et il sait profiter des occasions comme un manœuvrier expérimenté ; il n’a pas laissé échapper celle qui s’offrait à lui et a présenté, en fin de séance, une motion par laquelle le gouvernement était invité à faire respecter la liberté des délibérations de l’Assemblée. Comme l’a fait remarquer M. Deschanel, ce n’est pas le gouvernement qui a charge de faire respecter la liberté de la Chambre, c’est son président. M. Jaurès ne l’ignorait pas, mais il voulait obtenir du gouvernement un désaveu du général Pau, son commissaire, qui n’aurait pas pu le rester après cela. La situation était délicate, difficile même. L’impression ressentie par la Chambre avait été vive et M. Jaurès se sentait soutenu. M. Barthou a compris le danger et, en quelques mots pleins d’à-propos, il a contenu et dissipé l’orage qui commençait à se former. Sans doute le général Pau, qui n’a pas l’habitude d’être injurié à bout portant, avait éprouvé un mouvement d’impatience qu’il aurait mieux fait de contenir, mais le fait a paru véniel au gouvernement. Il a défendu le général, sans descendre jusqu’à plaider en sa faveur les circonstances atténuantes : il a expliqué la psychologie de son cas, ce qui était la meilleure chose à faire et, repoussant la motion de M. Jaurès, il a déclaré que le gouvernement ne s’associerait pas à une « lâcheté. » mobilité des assemblées ! On a vu une fois de plus comment un mot les tourne et un autre les retourne. La Chambre a regardé le banc du gouvernement ; elle y a vu, dans la simplicité de son attitude, un vieux général qu’elle sait être l’honneur de notre armée ; quelque chose s’est tout d’un coup ému en elle. Dès lors, la manœuvre de M. Jaurès était déjouée, et il l’a si bien senti lui-même qu’il a retiré sa motion, se bornant à indiquer, dans une phrase équivoque, qu’il avait obtenu une suffisante satisfaction. Mais M. Barthou n’a pas voulu la lui laisser : reprenant la parole, il a affirmé que le général Pau resterait le commissaire du gouvernement dont il avait toute la confiance, et cet incident, qui aurait pu mal finir, a fini au contraire dans un soulagement de la conscience générale, dont le gouvernement avait exprimé la pensée véritable et le sentiment profond.

Quant à la discussion de la loi, elle continue sans renouveler beaucoup, car il n’est pas possible de le faire, les argumens pour ou contre qui ont été donnés partout. Nous ne voulons pourtant pas dire par là que le débat parlementaire auquel nous assistons soit sans objet. La tribune a un retentissement supérieur à tout autre, et il importe au groupement des partis, aussi bien qu’à l’autorité du gouvernement, que les paroles définitives et décisives partent de là. Seulement, qui ne sut se borner ne sut jamais parler. Nous avons dit un mot du discours de M. Chautemps. Malgré les violences sans excuses qui le déparent, c’est le plus complet qui ait été prononcé jusqu’ici au nom de l’opposition : elle ne trouvera probablement pas grand’chose à y ajouter. En tout cas, les orateurs venus après lui ne l’ont pas trouvé. Si on compare les discours prononcés pour ou contre la loi, l’avantage reste certainement aux premiers. Le président de la Commission de l’armée, M. Le Hérissé, a ouvert le débat et, sans aucune prétention oratoire, il a exposé simplement et clairement le système de la loi proposée et les motifs qui Tout rendue indispensable. Après le sien, le discours de M. Joseph Reinach mérite une mention spéciale ; il a été excellent de tous points, fortement documenté et piquant dans une de ses parties. M. Reinach a cité l’opinion d’un historien qui a attribué nos désastres de 1870 à l’insuffisance numérique de notre armée de première ligne ; nos effectifs étaient inférieurs à ceux des Allemands ; de là notre défaite qui, en dépit des efforts héroïques que nous avons faits depuis, est restée irrémédiable. Grande leçon que nous ne saurions trop méditer ! Et par qui nous est-elle donnée ? Par le plus imprévu des conseillers, M. Jaurès lui-même ! La Chambre s’est quelque peu égayée de cette citation, et M. Jaurès a paru en éprouver quelque embarras. Il a couru à la bibliothèque et en est revenu avec de gros livres menaçans dont il a cependant épargné la lecture à la Chambre et il s’est borné à dire que son but était précisément d’empêcher son pays de retomber dans les fautes de l’Empire. C’est pour cela qu’il a déposé un projet d’organisation d’une garde nationale dont le service diminue de durée d’année en année jusqu’à se réduire à quelques semaines. Ce qui a empêché de prendre son projet au tragique, c’est que personne ne l’a pris au sérieux : malheureusement, il tiendra de la place dans la discussion.

On a cru d’abord qu’après les discours de MM. Le Hérissé et Joseph Reinach, il ne restait plus rien à dire en faveur de la loi ; un nouvel orateur a pourtant produit sur la Chambre une grande impression : c’est M. Lefèvre, ancien sous-secrétaire d’État dans une combinaison ministérielle antérieure, mais qui, bien qu’il ait eu quelques succès de tribune, n’avait pas encore donné toute sa mesure. Cette fois, son succès a été complet ; la grande majorité de la Chambre l’a couvert d’applaudissemens ; seuls, les socialistes unifiés et quelques radicaux sont restés renfrognés et hostiles.

Dans la dernière partie de son discours, la voix de l’orateur a été souvent couverte par les violentes interruptions de l’extrême gauche, qui ne voulait pas admettre qu’à la fin de l’Empire, des républicains comme Jules Simon et Jules Favre eussent contribué, par des discours qu’ils ont regrettés ensuite, à maintenir le pays dans l’illusion sur les projets et sur la force agressive de l’Allemagne. M. Jules Guesde en particulier ne peut pas admettre que tant de bons citoyens se soient trompés en 1870 et qu’on disperse une responsabilité qui, comme il le dit élégamment, doit retomber tout entière sur « M. Bonaparte. » Laissons à l’histoire le soin de se prononcer ; c’est son affaire, la nôtre est de pourvoir aux nécessités de l’heure présente. Qu’elle soit inquiétante pour notre pays, M. Lefèvre l’a démontré avec les chiffres les plus probans et une vigueur d’argumentation à laquelle il est difficile d’échapper. Depuis trente ans, l’Allemagne a dépensé en crédits militaires extraordinaires le double de ce que nous avons dépensé nous-mêmes. Quel est le but de ces dépenses ? C’est de préparer le matériel nécessaire à ce que M. Lefèvre appelle une « attaque brusquée. » Il restait à mettre les effectifs en rapport avec les moyens d’action qu’on avait lentement accumulés : la nouvelle loi allemande a précisément cet autre objet. Dans quelques mois, l’Allemagne aura à la fois le matériel et les effectifs nécessaires ; il faudrait fermer les yeux à la lumière pour ne pas le voir et nous abandonner nous-mêmes pour ne pas y pourvoir. Si la guerre éclate, il n’est pas douteux pour M. Lefèvre qu’elle éclatera subitement, brusquement. Tout en effet a été disposé de l’autre côté de la frontière pour que, dès les tout premiers jours, grâce à l’énorme renforcement de son armée de première ligne, l’Allemagne porte des coups décisifs. Elle a d’ailleurs besoin qu’il en soit ainsi. Ses réserves en numéraire qui sont moins grandes que les nôtres, les difficultés de son ravitaillement alimentaire qui le sont beaucoup plus, lui rendraient particulièrement onéreuse une guerre de longue durée. Elle a en outre un intérêt évident à nous atteindre et à nous blesser dans nos œuvres vives avant que la Russie, dont la mobilisation est plus lente que la nôtre, ait pu nous apporter son concours : nous frapper d’abord et le faire mortellement, se tourner ensuite du côté de la Russie, tel est son plan. Il est vrai que M. Jaurès, dans son projet, espère retarder les premiers coups qui nous seraient portés en abandonnant un quart de la France à l’ennemi, pour nous retrancher et nous reformer à plusieurs centaines de kilomètres en arrière. Nous reconquerrions ensuite le terrain perdu, si nous pouvions : en attendant, l’ennemi exploiterait à son profit et frapperait de taxes de guerre écrasantes la partie la plus populeuse et la plus riche de la France. Son infériorité en numéraire serait ainsi compensée. Le projet de M. Jaurès aura de la peine à se relever des critiques de M. Lefèvre : celui de M. Chautemps ne sera pas plus heureux. M. Lefèvre a montré, toujours avec des chiffres, que, dans le système de M. Chautemps, notre armée de première ligne sera toujours plus faible que l’armée de première ligne allemande ; notre couverture sera insuffisante, elle sera déchirée et dispersée ; il y a du moins tout lieu de le craindre par la simple comparaison des forces en présence. Le service de trois ans, ou du moins un service qui s’en rapproche, pourra, seul, nous préserver du danger. On remarquera cette atténuation. M. Lefèvre, bien qu’il accepte dans son principe le projet du gouvernement, a ouvert la porte à des amendemens sur ce qu’il appelle les modalités d’exécution. Cette partie de son discours, que M. Caillaux a pu applaudir, appelle des réserves. On se demande à quelles modalités M. Lefèvre se ralliera. Son discours n’en reste pas moins une œuvre puissante : l’effet qu’il a produit sur la Chambre a été très grand et nous espérons qu’il subsistera.

Pourtant M. Lefèvre lui-même n’a rien dit de bien nouveau : son art a consisté surtout à grouper ses argumens et à les présenter sous une forme saisissante. L’action oratoire y a ajouté de la force. Mais que la guerre, quand elle éclatera, procède par une attaque brusquée, et que ce soit l’intérêt de l’Allemagne de procéder ainsi, et qu’elle ait tout préparé en conséquence, combien de fois ne l’a-t-on pas dit et qui donc, depuis longtemps déjà, pourrait en douter ? Les armemens actuels donnent à ces intentions l’éclat de l’évidence. Nous ne disons pas que l’Allemagne veuille la guerre et qu’elle soit résolue à la faire ; nous sommes même convaincu du contraire ; mais elle se prépare, pour y faire face, à toutes les éventualités possibles, comme c’est le devoir d’un grand pays et d’un grand gouvernement. Si c’est le sien, c’est aussi le nôtre. Si l’Allemagne renforce son armée active, nous devons renforcer la nôtre. Si elle consolide sa couverture, nous devons consolider la nôtre. Et nous ne sommes pas libres de faire autrement. Il est probable qu’on ne dira pas autre chose dans la discussion qui se prolonge, car toute la loi est là !


Nous serons très brefs sur la situation extérieure : nos lecteurs trouveront, dans une autre partie de la Revue, un article de M. René Pinon où les difficultés d’aujourd’hui et celles de demain sont exposées très clairement. M. Pinon indique aussi comment ces difficultés pourraient être résolues, comment même elles devraient l’être si les États balkaniques entendaient bien leur intérêt. Nous sommes malheureusement dans une période où, après la fièvre de la guerre et l’enivrement de la victoire, les ambitions respectives de ces États n’ont pas encore eu le temps de se concilier. Après avoir si souvent parlé de ce que leurs compétitions réciproques ont d’âpreté, de ce que leurs exigences mutuelles ont d’absolu, nous ne saurions nous dissimuler l’extrême gravité de l’heure présente. On n’entend parler que du conflit serbo-bulgare, ou du conflit bulgaro-grec. Ces conflits existent en effet à l’état latent, et il faudrait peu de chose pour en amener l’explosion violente. Les grandes Puissances s’appliquent à la prévenir : puissent-elles y réussir, mais il ne faut pas se dissimuler que certains symptômes sont inquiétans. Il y a quelques jours M. Guéchoff, premier ministre de Bulgarie, et M. Pachitch, premier ministre de Serbie, se sont donné rendez-vous sur un point de la frontière des deux pays, en vue de chercher une solution aux questions posées entre eux. Bien qu’ils n’aient pas trouvé cette solution, il a suffi qu’ils l’aient cherchée en commun pour que l’optimisme ait été ranimé et ce sentiment s’est encore accru lorsqu’on a appris que MM. Guéchoff et Pachitch avaient résolu de se rencontrer de nouveau quelque part, à Salonique sans doute, pour continuer leur recherche avec M. Venizelos, premier ministre de Grèce et un ministre monténégrin. Mais, à peine de retour à Sofia, M. Guéchoff a donné sa démission et elle a été acceptée par le roi Ferdinand. Que signifie cette démission ? On n’en sait rien ; on sait seulement que M. Guéchoff était un sincère partisan de l’alliance balkanique dont il avait été un des principaux auteurs. Aussi son départ a-t-il causé de l’inquiétude. En tout cas, la crise ministérielle, encore ouverte à Sofia, retarde, suspend, arrête les négociations et, d’après les dernières nouvelles, l’ex- citation des esprits s’aggrave dangereusement à Sofia, à Belgrade, à Athènes. On en est là, et les nuages continuent d’obscurcir l’horizon.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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