Chronique de la quinzaine - 30 juin 1913

Chronique n° 1949
30 juin 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La visite que M. le Président de la République vient de faire au roi d’Angleterre et au peuple anglais a manifesté avec éclat les sentimens réciproques des deux gouvernemens et des deux pays. L’accueil qu’a reçu M. Poincaré a été empressé et chaleureux : il s’adressait sans doute avant tout au représentant de la France, mais l’homme même a été l’objet d’une attention particulière, et le roi George a tenu à l’indiquer dans le toast qu’il a prononcé au banquet de Buckingham palace. « Je m’estime particulièrement heureux, a-t-il dit, d’avoir comme hôte un homme d’État aussi distingué et de réputation si haute que son nom n’est pas seulement éminent parmi les hommes politiques, mais qu’il occupe une place dans cette illustre Académie qui, depuis trois siècles, fait la gloire de la France et l’envie de l’Europe. » L’Académie a été sensible à cet hommage ; elle a décidé qu’il serait inscrit au procès-verbal de sa dernière séance ; mais la France aussi en prendra la part qui lui revient, car toutes ses illustrations lui sont chères. Enfin, comment pourrions-nous ne pas être touchés de l’adhésion que le peuple anglais, par tous ses organes, a donnée aux sentimens et aux paroles de son roi ? La presse a été unanime à s’en faire l’interprète. Le banquet du Guildhall, venant après celui de Buckingham palace, a montré la Cité de Londres et le peuple britannique animés pour la France et pour son représentant de la même sympathie. Les vieux conflits qui ont existé autrefois entre la France et l’Angleterre ne sont plus qu’un souvenir historique ; ils ont été heureusement dénoués, et « les deux peuples, comme l’a dit M. Poincaré, ont enfin cédé à leurs dispositions naturelles : leur mutuel respect s’est peu à peu doublé d’affection et à la courtoisie de leurs relations anciennes s’est ajoutée sans peine une confiante intimité. »

Ce sont bien là, en effet, les sentimens qui nous animent. Nous avons reconnu, à l’usage, la parfaite loyauté de l’Angleterre dans la politique qu’elle a une fois adoptée et elle nous rend le même témoignage. L’entente cordiale, qui a été, il y a quelques années, l’œuvre personnelle d’Edouard VII, est devenue depuis une des bases les plus solides de l’équilibre européen et de la paix. « Ces derniers mois, a dit le roi George, lorsque de graves questions internationales se succédaient, l’esprit de confiance et de franchise mutuelle avec lequel la France et la Grande-Bretagne ont abordé ces divers problèmes, a prouvé qu’il était d’un prix inestimable. » Rien de plus juste que ce jugement venu de si haut. Dans la tâche commune qu’elles se sont donnée, les deux nations « se sont senties attirées l’une vers l’autre par un même intérêt et par un but identique. » C’est là ce sentiment qui fait les ententes durables et fécondes. La politique générale a rapproché l’Angleterre et la France ; leur intérêt bien entendu les a poussées l’une vers l’autre ; la cordialité, la confiance, l’intimité, sont venues ensuite et n’ont pas cessé de resserrer leur union. L’entente entre elles a précédé de plusieurs années l’ouverture de la crise balkanique. Lorsqu’elle s’est ouverte, les deux gouvernemens n’ont jamais eu de peine à se mettre d’accord sur les difficultés à résoudre, et leur accord a eu jusqu’ici sur les événemens une influence heureuse, qui n’a pas peu contribué au maintien de la paix. A cela, nous l’avouons, la France et l’Angleterre ont eu peut-être moins de mérite que n’en auraient eu d’autres gouvernemens plus directement intéressés aux affaires d’Orient ; mais, pour ce motif même, leur action a pu s’exercer sans susciter d’ombrages, et elle n’en a été que plus efficace. Ce n’est pas un fait indifférent pour l’équilibre du monde que l’entente hautement affirmée entre les deux grands pays libéraux de l’Europe occidentale. Voilà pourquoi il y a eu, soit en France, soit en Angleterre, une sorte de tressaillement lorsque M. Poincaré a débarqué sur le sol britannique.

D’autres visites de chefs d’État avaient déjà provoqué un vif enthousiasme : il semble que, cette fois, plus d’effusion s’y soit mêlé. Les manifestations extérieures du sentiment populaire ont paru venir plus spontanément du cœur. Demain, la ville de Londres aura repris son aspect habituel ; les drapeaux auront disparu, les illuminations seront éteintes, les inscriptions multipliées, prodiguées sur la voie publique seront effacées, mais de tout cela survivra quelque chose de plus qu’un souvenir. Le mot du Roi restera. Les deux pays auront compris plus distinctement, auront senti plus fortement qu’ils ont « un même intérêt et un but identique. » La paix du monde y trouvera peut-être sa meilleure garantie.


Cette paix, malheureusement, n’est rien moins qu’assurée. Il y a quinze jours, nous avons terminé notre dernière chronique sur une hôte pessimiste : nous ne pouvons pas commencer celle-ci sur une note confiante, car les choses d’Orient sont plus embrouillées que jamais. Le danger actuel de la situation résulte du dissentiment très grave qui existe entre la Bulgarie et la Serbie. Si on parvient à le résoudre, toutes les difficultés ne seront pas résolues pour cela ; d’autres apparaissent déjà, échelonnées dans l’avenir ; la diplomatie doit s’armer d’une longue patience ; mais à chaque jour suffit sa peine : le conflit bulgaro-serbe est la grosse affaire d’aujourd’hui.

On sait comment il se présente. Lorsque les pays balkaniques, au printemps de l’année dernière, ont conclu entre eux les traités qui leur ont donné l’audace d’attaquer la Turquie et la force de la vaincre, ils étaient loin de s’attendre à ce que leur victoire devait avoir de foudroyant et de décisif ; leurs arrangemens n’avaient pas prévu l’effondrement de l’Empire ottoman aussi rapide et aussi profond qu’il s’est produit. Toutefois, s’il y a eu pour eux des surprises heureuses, d’autres l’ont été moins. La Serbie, par exemple, ne s’était pas attendue à ce que quelques-unes des conquêtes qu’elle avait faites seraient l’objet d’un veto opposé par l’Autriche, à la suite duquel elle a dû finalement en abandonner une partie. Cette obligation, qui lui a été imposée par l’Europe en vue du maintien de la paix générale, lui a été extrêmement pénible. Un des objets principaux et permanens de sa politique était l’accès à l’Adriatique et cet objet, elle a pu croire un moment qu’elle l’avait atteint. La déception a été prompte et amère. On a bien promis à la Serbie qu’un débouché économique lui serait donné sur l’Adriatique au moyen d’un chemin de fer dont la liberté serait garantie par l’Europe, mais il y avait loin de ce résultat modeste à celui qu’elle avait espéré. L’intervention diplomatique de l’Autriche avait eu un second objet, la création d’une Albanie autonome, avec une étendue assez grande pour qu’elle servît de contrepoids, dans les Balkans, au développement de la puissance slave. La Serbie ne pouvait pas se dissimuler que l’Albanie était faite contre elle, et elle devait se dépouiller, pour la renforcer, d’une partie des territoires qu’elle avait si chèrement acquis. Cette seconde obligation n’était ni moins pénible, ni moins amère que l’autre ; la Serbie a dû néanmoins y consentir, puisque l’Europe lui conseillait de le faire et que les conseils de l’Europe avaient une force de fait qui s’imposait. Elle s’est donc inclinée, mais avec la pensée que, dans le compte qui lui était ouvert, quelque chose lui était dû par l’Europe elle-même et quelque chose aussi par la Bulgarie. Sans doute la Bulgarie a supporté le poids le plus lourd dans la guerre d’hier, mais si ce poids a été si lourd pour elle, n’est-ce pas un peu sa faute ? N’a-t-elle pas étendu les opérations militaires dans la Thrace au delà des prévisions qui avaient présidé à l’élaboration du traité ? Ses ambitions ne se sont-elles pas accrues à mesure qu’elles étaient satisfaites ? Ces observations que la Serbie a fait entendre après la guerre, elle les a tues pendant que les hostilités se poursuivaient, et elle a donné à la Bulgarie le concours le plus large, le plus dévoué, le plus généreux. Si Andrinople a succombé, c’est parce que 50 000 Serbes ont aidé les Bulgares à la prendre. Occupée de ce côté, la Bulgarie a été empêchée d’envoyer à l’Ouest le fort contingent sur lequel, en vertu du traité, la Serbie était en droit de compter. Pour tous ces motifs, la Serbie estime que le traité, observé strictement dans sa lettre, ne saurait plus faire loi entre la Bulgarie et elle, et elle proclame même qu’il n’existe plus. Cette conclusion est sans doute excessive, mais, pour le reste de sa thèse, comment ne pas reconnaitre que la Serbie invoque des argumens qui ne sont pas sans valeur ? M. Pachitch, dans un discours qu’il a prononcé devant la Skoupchtina, les a exposés avec clarté et avec force. A cette argumentation vigoureuse, qu’a répondu la Bulgarie ?

Elle a répondu en invoquant le traité, rien que le traité. Quand on a conclu une convention, a-t-elle dit, il faut s’y tenir. Sans doute les résultats de la guerre ont dépassé ce qu’on avait attendu et sans doute aussi les opérations militaires ont amené des mouvemens de troupes qui n’avaient pas été prévus, mais là n’est pas la question. L’alliance avait été conclue sur le principe qu’on ferait, suivant les circonstances, le meilleur usage possible des forces communes et qu’on partagerait ensuite les territoires occupés au nom de la communauté, suivant des règles fixées par avance. Ce sont ces règles que la Bulgarie invoque : nous avons dit autrefois en quoi elles consistaient. Une ligne droite a été tracée depuis la frontière commune des deux pays jusqu’au lac Okrida : tout ce qui est à l’Ouest de cette ligne doit revenir à la Serbie, tout ce qui est à l’Est à la Bulgarie. Voilà le traité, il n’y a qu’à s’y tenir. En fait, les Serbes occupent une partie du territoire situé à l’Est de la ligne convenue, et notamment la ville de Monastir où ils sont entrés à la suite d’un sanglant combat : ils n’ont, disent les Bulgares, qu’à évacuer cette partie du territoire macédonien et à la leur remettre. Cela est clair, le reste ne l’est pas.

Il y a heureusement, dans le traité, une clause particulière de nature à faciliter une solution entre les deux prétentions contraires : c’est celle qui prévoit l’arbitrage de l’empereur de Russie pour le cas où surgirait entre la Bulgarie et la Serbie un dissentiment irréductible. Les termes exacts du traité ne sont pas connus : le journal Le Temps en a donné une analyse que nous tenons pour fidèle, mais rien ne vaut un texte formel, et ce texte nous manque. Il semble bien toutefois que, si l’arbitrage de l’empereur de Russie doit s’exercer dans le cas où le désaccord porterait sur les territoires à se partager, il peut avoir un caractère plus général, car nous lisons dans l’analyse du Temps : « Tout différend qui surgirait à l’occasion de l’interprétation ou de l’exécution de n’importe quelle disposition dudit traité, de l’annexe secrète et de la convention militaire, sera soumis à la décision définitive de la Russie aussitôt que l’une ou l’autre partie aura déclaré qu’elle considère qu’il est impossible d’arriver à une entente par des négociations directes. » Cette déclaration n’a été faite jusqu’ici par aucune des deux parties, mais l’impossibilité d’une entente directe n’est-elle pas manifeste, et alors, que faire ? Faut-il laisser la Bulgarie et la Serbie dans un tête-à-tête aussi dangereux que stérile ? N’y a-t-il pas lieu plutôt de recourir à l’arbitrage prévu ? C’est la question que l’empereur Nicolas s’est posée. Le péril augmentait d’heure en heure ; le gouvernement serbe et le gouvernement bulgare s’entêtaient chacun de son côté ; l’opinion était également surexcitée à Belgrade et à Sofia ; le parti de l’action était sur le point de l’emporter partout ; M. Guéchof donnait sa démission à Sofia, et il était remplacé par M, Danef, qui, à tort ou à raison, ne passe pas pour aussi conciliant ; enfin des concentrations de troupes s’opéraient avec un caractère menaçant ; on en était au point où les fusils partent tout seuls ; ils sont d’ailleurs partis depuis. Alors l’empereur Nicolas a revendiqué son droit arbitral et, quel que soit le résultat ultérieur de sa démarche, — nous espérons fermement qu’il sera salutaire, — on ne saurait trop en apprécier et en proclamer le mérite. Il a adressé, le 8 juin, un télégramme personnel aux rois de Bulgarie et de Serbie. « C’est avec un sentiment pénible, y disait-il, que j’apprends que les États balkaniques paraissent se préparer à une guerre fratricide, capable de ternir la gloire qu’ils ont acquise en commun. Dans un moment aussi grave, j’en appelle directement à Votre Majesté, ainsi que m’y obligent mon droit et mon devoir. C’est à la Russie que les deux peuples bulgare et serbe ont remis, par un acte de leur alliance, la décision de tout différend ; je demande donc à Votre Majesté de rester fidèle aux obligations contractées par Elle et de s’en rapporter à la Russie pour la solution du différend actuel entre la Bulgarie et la Serbie, considérant les fonctions d’arbitre non pas comme une prérogative, mais comme une obligation pénible à laquelle je ne saurais me soustraire. Je crois devoir prévenir Votre Majesté qu’une guerre entre alliés ne saurait me laisser indifférent ; je tiens à établir que l’État qui aurait commencé cette guerre en serait responsable devant la cause slave, et je me réserve toute liberté quant à l’attitude qu’adopterait la Russie vis-à-vis des résultats éventuels d’une lutte aussi criminelle. » Ce document fait grand honneur à l’empereur Nicolas. C’était, comme il le dit, un devoir pour lui, non pas de proposer son arbitrage, mais de le notifier. En le faisant, il assumait une lourde charge, car sa sentence, quelle qu’elle soit, mécontentera une des deux parties et beaucoup plus probablement toutes les deux. Mais lui seul avait, — peut-être, — une autorité suffisante pour empêcher la guerre d’éclater et, dès lors, quelle n’aurait pas été sa responsabilité devant l’histoire, s’il s’était abstenu ?

Il a donc fait entendre aux deux alliés d’hier un langage noble, élevé, sévère, conforme au sentiment de la conscience universelle. L’émotion a été grande, en effet, lorsqu’on a appris que les États balkaniques dont on avait tant admiré l’accord contre l’ennemi commun, le patriotisme, l’héroïsme, étaient sur le point de se faire la guerre. Après la grande déception causée par la Jeune-Turquie, faudrait-il en enregistrer une nouvelle causée par les États balkaniques ? Faudrait-il croire, comme on l’a tant dit autrefois, que seule la présence des Turcs les empêchait de s’entre-déchirer et que, le Turc éliminé, rien ne pouvait plus les retenir de le faire ? S’il en était ainsi, l’intérêt si vif qu’on avait pris à leur cause serait inévitablement diminué. L’empereur de Russie s’en est alarmé. Il n’a pas hésité à qualifier de fratricide et de criminelle la guerre qui semblait sur le point d’éclater ; il a déclaré qu’n n’y resterait pas indifférent et a réservé l’attitude ultérieure de la Russie. Puisse cet avertissement solennel être entendu ! Le seul regret qu’on puisse peut-être exprimer est que l’Empereur ait parlé au nom de la « cause slave, » car l’humanité tout entière, la civilisation, ce qu’on appelait autrefois la chrétienté sont intéressées au maintien de la paix dans les Balkans, et la cause slave n’est pas ici seule en jeu. En l’invoquant d’une manière aussi découverte, l’Empereur s’est exposé à susciter des susceptibilités qui, en effet, n’ont pas manqué de se produire. En vain avait-il pris la précaution de dire qu’il ne s’agissait pas pour lui d’exercer un privilège ; on ne s’en est pas moins préoccupé à Vienne de le voir prendre dans les Balkans une situation privilégiée, et cette préoccupation s’est exprimée avec acrimonie dans la presse. Tant il est vrai que les meilleures intentions ne suffisent pas. Il y a eu là une nouvelle manifestation de l’inquiétude, d’ailleurs naturelle, que les affaires des Balkans ont fait naître en Autriche et que les progrès du slavisme, si rapides depuis quelques mois, ne sauraient manquer d’y entretenir.

Qu’ont répondu les rois de Bulgarie et de Serbie au télégramme de l’empereur Nicolas ? On ne connaît complètement que la réponse du premier ; il l’a livrée lui-même à la publicité. Sans doute le roi Ferdinand ne décline pas l’arbitrage de la Russie ; il rappelle même qu’il l’a invoqué, le 12 mai dernier, et, dès lors, accepté par avance ; mais, dit-il, à la proposition qui en a été faite à ce moment, M. Pachitch a répondu par un discours où il a manifesté la résolution de « garder des territoires que la Serbie n’a occupés qu’au nom de l’alliance balkanique et qui, aussi bien en fait et en droit qu’en vertu du traité de 1912, sont essentiellement bulgares. » « Je ne saurais dissimuler à Votre Majesté, continue le roi Ferdinand, l’indignation que ressentie peuple bulgare à la pensée que la Serbie veuille le priver du fruit de ses victoires et le faire manquer aux obligations qu’il a contractées devant l’histoire à l’égard de ses frères de Macédoine. » Le roi Ferdinand, pour conclure, consent à remettre la cause de son pays entre les mains de l’empereur de Russie « conformément au traité du 29 février 1912. » Il faut remarquer ces derniers mots : l’intention n’en est pas douteuse. Le Roi entend par là enfermer la liberté de l’arbitre dans l’interprétation littérale du traité, sans qu’il puisse en modifier en quoi que ce soit les dispositions. Or c’est là, comme on l’a vu, toute la difficulté entre Sofia et Belgrade : le gouvernement serbe estime que les circonstances ont modifié le traité au point qu’il n’y a plus à en tenir compte ; le gouvernement bulgare, au contraire, en maintient énergiquement tous les termes. L’empereur Nicolas a raison de prévoir que l’arbitrage sera pour lui une « obligation pénible » à remplir ! Quant à la réponse du roi Pierre de Serbie, le texte n’en a pas été publié, mais il semble bien qu’elle soit évasive et conditionnelle. On affirme que le mot d’arbitrage n’y est pas prononcé et que le Roi se contente d’exprimer sa confiance générale dans l’équité et la protection de la Russie. On ajoute que la Serbie n’accepte pas que le débat soit limité à elle et à la Bulgarie : elle estime que la cause intéresse aussi le Monténégro et la Grèce et qu’elle doit être discutée entre les quatre alliés balkaniques. Tel est aussi, semble-t-il, le sentiment de la Russie. Nos lecteurs se rappellent qu’il avait été question, entre les ministres des quatre pays, d’une conférence qui devait avoir lieu à Salonique. Dans son télégramme aux rois de Bulgarie et de Serbie, l’empereur Nicolas exprime le regret qu’elle n’ait pas eu lieu. Depuis lors, le gouvernement russe a insisté pour que les quatre ministres vinssent à Saint-Pétersbourg. A toutes ces suggestions ou invitations il est difficile de dire quelle réponse a été ou sera finalement faite. Les nouvelles des journaux sont confuses, variables, quelquefois contradictoires. De refus positif, il n’y en a pas. D’acceptation formelle et définitive, pas davantage. On avance, on recule. Chacun tient des conditions en réserve. Au milieu de tout cela, le gouvernement russe a le mérite de ne pas se décourager. Il maintient son affirmation d’arbitrage. Il invite les ministres à se rendre à Saint-Pétersbourg. Malheureusement, le désaccord persiste entre Belgrade et Sofia ; l’opinion continue de s’énerver et de s’exciter et, ce qui est encore plus grave, les armées, qui sont aujourd’hui en présence, en viennent déjà aux mains.

Ce dernier danger, déjà réalisé, n’est pas celui qui cause le moins d’inquiétudes. Le gouvernement serbe l’avait pressenti ; il avait témoigné de ses intentions pacifiques en proposant le désarmement simultané des trois quarts des deux armées. On ne saurait trop regretter que cette proposition n’ait pas été acceptée et surtout exécutée : si elle l’avait été, la confiance serait aussitôt revenue, les esprits se seraient calmés, l’arbitrage se serait exercé dans une atmosphère apaisée. Mais nous sommes loin de là ! Le gouvernement bulgare n’a pas repoussé la proposition serbe ; il s’est contenté d’y mettre une condition difficile, sinon même impossible à accepter, à savoir que, dans les territoires contestés actuellement occupés par les Serbes, on mettrait des garnisons mixtes, mi-partie bulgares et mi-partie serbes. Qui ne voit que ce serait organiser le conflit armé ? Il n’y avait aucune vraisemblance à ce que le gouvernement serbe accueillit cette combinaison. Le gouvernement bulgare ne l’en a pas moins proposée au gouvernement hellénique, et, naturellement, avec le même insuccès. Jusqu’à ce que l’arbitre ait prononcé, chacun conservera ses positions actuelles. Ce qui arrivera ensuite, il serait bien téméraire de le prédire. Pour le moment, la situation se résume ainsi : — Acceptez comme base de l’arbitrage le traité de 1912, dit la Bulgarie à la Serbie. — Non, répond la Serbie, et elle demande à son tour à la Bulgarie d’accepter le désarmement des trois quarts des forces en présence. — Non, réplique la Bulgarie, à moins que vous n’acceptiez un condominium militaire dans les territoires que vous occupez indûment. — C’est ce que je n’accepterai jamais, affirme la Serbie. — Partout des refus catégoriques. Pendant qu’on les échange sur le ton le plus acrimonieux, le gouvernement russe invite les quatre ministres à se rendre à Saint-Pétersbourg et prépare l’arbitrage. Il demande même aux gouvernemens bulgare et serbe d’entamer la procédure en rédigeant et en envoyant des mémoires qui exposeront leurs thèses respectives et les moyens par lesquels ils les soutiennent. Les thèses ne sont que trop connues, hélas ! Et, quant aux argumens pour et contre, le malheur est qu’ils ont tous une part de vérité. En pareil cas, une transaction s’impose ; mais, pour qu’elle se fasse, il faut que les esprits s’y prêtent et ils sont fort loin de le faire ; de part et d’autre, ils sont exaspérés. Après la démission de M. Guéchof à Sofia, on a failli avoir celle de M. Pachitch à, Belgrade. Comme M. Guéchof, M. Pachitch est un des auteurs de l’alliance balkanique, et le maintien de cette alliance est l’objet de sa politique : quelque douloureux que soient les sacrifices à faire, il ne repousse pas absolument l’idée de les faire dans l’intérêt supérieur de ce maintien. Comme l’empereur de Russie, il estime qu’une guerre serbo-bulgare serait criminelle, si on n’a pas épuisé au préalable tous les moyens de l’éviter. Il s’est trouvé en butte à l’opposition du ministre de la Guerre, le général Boyanovitch, qui, en sa qualité d’organe de l’armée, repousse les concessions à la Serbie et accepte les conséquences de cette attitude. Affaibli par ces divisions, M. Pachitch a donné sa démission et pendant plusieurs jours, on n’a pas su lequel des deux l’emporterait, de lui ou du général Boyanovitch. Finalement, M. Pachitch a repris sa démission et le général Boyanovitch a donné la sienne : peut-être l’a-t-il retirée, lui aussi. Quoi qu’il en soit, une détente s’est alors produite ; M. Pachitch a annoncé qu’il acceptait l’arbitrage sans conditions ; mais il lui reste à soumettre sa politique à la Skoupchtina et, au moment où nous écrivons, on ignore quel sera le vote de l’assemblée. L’armée reste frémissante, et on sent combien la situation est instable : il faudrait peut-être peu de chose pour en renverser les termes.

Dans ces conditions, notre souhait le plus ardent est de voir l’arbitrage russe aboutir : là est pour la paix balkanique la seule chance de salut, car il est malheureusement trop certain que, livrés à eux-mêmes, les alliés d’hier seraient les ennemis de demain. Unis pour conquérir, ils se diviseraient irrémédiablement pour se partager les dépouilles, et on ne saurait se dissimuler que, si le danger est écarté dans le présent, il subsistera dans l’avenir. Les ambitions de la Bulgarie sont légitimes, mais elles sont grandes. La Bulgarie a fait d’immenses sacrifices pour avoir une armée et, quand elle l’a eue, elle a montré, il faut bien le dire, un admirable héroïsme dans l’usage qu’elle en a fait. Mais les autres nationalités balkaniques, elles aussi, et notamment la Serbie, ont fait des sacrifices et ont montré de l’héroïsme. On a répété souvent, trop souvent peut-être, que la Bulgarie serait la Prusse ou le Piémont des Balkans, et que l’hégémonie de la péninsule lui appartiendrait un jour. Macbeth ne s’est pas impunément entendu dire qu’il serait roi, peut-être parce qu’il se le disait secrètement à lui-même et que la voix des sorcières était celle de sa propre conscience. Il arrive aux peuples la même chose qu’aux hommes : la Bulgarie a entendu et écouté des prophéties, qui sont devenues pour elle des ordres du destin. Mais ni la Serbie, ni la Grèce ne s’y prêteront sans résistance : on n’a jamais vu dans l’histoire des réalisations de ce genre se produire sans de violens conflits.

Pourtant les États balkaniques devraient comprendre que leur force est dans leur union : l’expérience qu’ils viennent de faire est à cet égard significative. Alliés, ils ont battu les Turcs ; le jour où ils ne le seront plus, ils ne seront même plus assez forts les uns contre les autres pour qu’aucun d’eux soit absolument assuré de la victoire, et alors, les intrusions étrangères ne manqueront pas de se produire : peut-être même seront-ils les premiers à les provoquer, à les solliciter. L’empereur Nicolas a déclaré que, si le conflit éclatait, il ne s’en désintéresserait pas : mais d’autres ne s’en désintéresseront pas davantage et y apporteront d’autres intentions que les siennes. Les résultats de la guerre balkanique n’ont pas causé à tous des surprises agréables, et quelques-uns de ceux qui ont paru s’incliner devant la soudaineté des événemens ne manqueront pas de se ressaisir si on leur en donne l’occasion. Pourquoi ne pas dire que nous songeons en ce moment à l’Autriche ? Nous ne sommes pas de ceux qui lui font un crime de penser à ses propres intérêts et de les défendre par les moyens qui s’offrent à elle. Pour peu qu’on lise l’histoire, on verra que tout le monde en a fait autant, parce que personne n’a de goût pour l’abdication ni pour le suicide. Il est naturel que l’Autriche cherche des cliens dans les Balkans, mais il l’est moins qu’elle les y trouve, parce que ces cliens, quels qu’ils soient, en introduisant l’étranger dans leurs querelles de famille, lui ouvriront une porte qu’il ne repassera plus. Si l’Autriche veille à son intérêt, la Roumanie veille au sien. Les événemens l’ont surprise comme tant d’autres ; elle a essayé d’en réparer ce qu’elle a considéré pour elle comme un amoindrissement relatif en se faisant donner Silistrie ; mais croit-on qu’elle se tienne pour satisfaite, et surtout qu’elle se tiendrait pour telle si la Bulgarie grandissait encore à ses côtés dans une proportion considérable ? On peut assurer hardiment le contraire. Ce sont là des considérations qui devraient faire réfléchir les pays balkaniques, s’il y a vraiment des intérêts spécifiquement balkaniques ? Pendant la guerre, nous avons cru à ces intérêts et à leur solidarité : nous continuons de croire, après la guerre, que la solidarité entre eux des peuples balkaniques est la meilleure sauvegarde de leur liberté et de leur dignité.

Nous avions sans doute le pressentiment du danger qui les menaçait ; leur histoire même était à cet égard un avertissement ; mais nous espérions que la leçon de la guerre leur profiterait et que, dans tous les cas, ils mettraient quelque temps à l’oublier. Qui aurait pu prévoir que, tout de suite, ils s’apprêteraient à tourner les uns contre les autres les armes dont ils venaient de se servir en commun contre la Turquie ? Qui aurait pu prévoir que, tout de suite, on verrait se dessiner les linéamens d’une politique future, prochaine, déjà entamée, où les États balkaniques se diviseraient en cliens de telle grande puissance, ou de telle autre ? Le seul moyen pour eux d’échapper au péril qu’ils ont eux-mêmes provoqué est d’accepter résolument l’arbitrage de la Russie. La sentence, quelle qu’elle soit, ne satisfera pas tout le monde, mais ses inconvéniens, si elle en a, seront moins graves et moins durables que ceux auxquels nous venons de faire allusion. Il s’agit en réalité de l’indépendance des Balkans : elle est née de l’union des peuples balkaniques, elle ne se perpétuera que dans cette union, elle n’y survivra pas.

Nos conseils ne sauraient ici être suspects : nous sommes trop loin des Balkans pour ne pas y pratiquer un désintéressement sincère. Rien de ce qui s’y passe, soit en bien, soit en mal, ne nous atteint personnellement, ou du moins ne le fait gravement. Mais la France, et c’est un des côtés généreux de son histoire, a toujours eu pour idéal l’affranchissement des peuples opprimés. Voilà pourquoi, bien qu’elle ait été à travers les siècles toujours l’amie et souvent l’alliée de la Turquie, elle a applaudi avec un élan du cœur au courage des peuples balkaniques, à leurs victoires, à leur libération. Son désir, aujourd’hui, est de pouvoir conserver d’eux l’image qu’elle s’en est faite. Et enfin la paix de l’Europe est peut-être attachée à celle des Balkans, On l’a compris pendant quelques mois ; on a parlé de l’intervention militaire possible de telle puissance et des déclanchemens successifs qu’elle risquerait d’entraîner ; le danger, qui a paru sérieux alors, l’est-il moins aujourd’hui ? Le problème se présente toujours dans les mêmes conditions, avec les chances diverses qu’il comporte, avec les obligations subites qui peuvent en sortir. Aussi notre conclusion sera-t-elle que les Balkans doivent être unis et que nous devons être forts.


Pour assurer notre force, la Chambre continue de discuter le projet de loi militaire que le gouvernement a déposé devant elle. Nous avons d’ailleurs peu de chose à dire de cette discussion : depuis plusieurs jours, elle tourne sur elle-même, sans qu’aucun argument nouveau ait été présenté et par conséquent sans profit. Le grand projet de M. Jaurès, grand au moins par la dimension du discours dont il l’a étayé, n’a réuni que 77 voix ; c’est le chiffre exact des socialistes unifiés ; M. Jaurès n’a convaincu personne en dehors de ses amis, il a seulement fait perdre du temps à la Chambre. Il a trouvé un autre moyen d’atteindre le même résultat, qui a été de contester les chiffres du gouvernement et de la commission avec assez d’assurance pour que cette dernière ait demandé le renvoi du projet : elle a contrôlé ses chiffres et les a trouvés exacts. Mais vingt-quatre heures de plus avaient été perdues. Malgré tout, la discussion avance, et le gouvernement tient la main à ce qu’elle soit poursuivie sans distractions. Elle continue avec lenteur, mais il ne semble pas douteux qu’elle atteindra le but et que la loi sera votée avant les vacances dans ses principes essentiels. Au moment même où nous écrivons, M. le président du Conseil, qui n’avait jamais été mieux inspiré, prononce un éloquent discours pour la défendre, elles applaudissemens qui l’accueillent, dont les premiers échos nous arrivent, nous confirment dans l’espérance que l’affaire est en bonne voie.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

---