Chronique de la quinzaine - 14 mai 1913

Chronique n° 1946
14 mai 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le roi d’Espagne vient de faire à Paris, ou plutôt à la France, une nouvelle visite qui ne laissera pas de moins bons souvenirs que les précédentes. Alphonse XIII est populaire chez nous. Comme l’a dit M. Poincaré dans le toast qu’il lui a porté à l’Elysée, sa bonne grâce, sa loyauté, son courage nous plaisent : il lui suffit de se montrer pour faire naître des sentimens de sympathie aussi bien que de déférence et de respect. Mais, quoique ces sentimens s’adressent volontiers à l’homme, nous n’avons pas besoin de dire qu’ils vont également à l’Espagne : et, cette fois encore, M. le Président de la République a trouvé des termes expressifs pour caractériser les rapports de deux pays qui doivent voir « plus que jamais dans leur voisinage une leçon de la nature et dans leur parenté la loi de leurs destinées. » « Vos paroles me vont droit au cœur, » a répondu le Roi, et l’accent qu’il a mis dans ces simples mots a montré à quel point ils étaient sincères. « La nation espagnole, a-t-il ajouté, sera heureuse de constater une fois de plus, dans le chaleureux accueil qui m’est fait, les sentimens fraternels du peuple français à son égard. » Le Roi ne s’est pas mépris sur nos sentimens. L’Espagne et la France sont trop proches voisines pour que leurs rapports puissent être indifférens ; ils ne l’ont jamais été, ils ne le seront jamais. Pour notre compte, nous avons toujours souhaité qu’ils fussent toujours cordiaux et, quand des malentendus politiques ont fait naître des nuages artificiels, nous avons demandé avec insistance qu’on les dissipât au plus vite.

Il était peut-être inévitable que les affaires marocaines en fissent naître quelques-uns. A aucun moment la France n’a méconnu les intérêts et les droits de l’Espagne au Maroc. Si elle l’avait fait, toute une partie de l’histoire de l’Espagne, et non la moins glorieuse, aurait protesté contre cet oubli. Le Maroc est d’ailleurs assez vaste et la tâche à y accomplir, au grand profit de la civilisation, assez laborieuse pour que deux grandes activités y trouvent leur place. Là encore, les deux pays ont besoin l’un de l’autre. Mais les limites des territoires où leur action parallèle doit s’exercer ne pouvaient pas être fixées du premier coup. Entre ces territoires, il n’y a malheureusement pas de Pyrénées comme en Europe. Quand il n’y a pas de frontière naturelle entre deux pays, la politique doit en inventer une et la meilleure volonté réciproque n’y suffit qu’avec du temps et de la peine. Les premiers arrangemens que nous avions faits avec l’Espagne avaient été hâtifs et superficiels et ils ne pouvaient pas être autres à ce moment : les vraies difficultés ont commencé lorsqu’il a fallu les préciser sur le terrain même. L’opinion, mal éclairée dans les deux pays sur les conditions du problème, s’est laissée aller plus d’une fois à des impatiences regrettables. Par bonheur, les deux gouvernemens n’ont pas perdu un seul instant leur sang-froid au cours des longues négociations qui se sont produites. « Longues et courtoises, » a dit excellemment M. Poincaré, et nous ne retenons aujourd’hui que ce dernier caractère qu’ont toujours les négociations avec l’Espagne, lorsqu’on le veut bien. La plus parfaite courtoisie n’empêche d’ailleurs pas la ténacité à défendre son intérêt : elle en atténue seulement l’âpreté et en adoucit le souvenir. Quand tout est fini, on ne songe plus au passé, mais seulement à l’avenir, et c’est de ce côté que le roi Alphonse XIII s’est résolument tourné. « Voisins jusqu’ici en Europe, a-t-il dit, nos deux pays le seront aussi désormais en Afrique et se réjouiront d’avoir, dans des accords scellés par vous, élargi la voie qui leur permettra d’affermir chaque jour davantage les nombreux liens qui les unissent et de rendre plus étroite leur collaboration à l’œuvre de progrès et de paix. » Ce sont là de bonnes paroles : elles ne nous ont pas étonné de la part du roi Alphonse XIII. Le Roi, en effet, soit qu’il n’ait jamais oublié ses origines françaises, soit plutôt qu’il ait toujours eu un sens profond des intérêts de son pays, a toujours manifesté ses sympathies pour la France. Nous sommes convaincu que, tout en laissant à son gouvernement la pleine liberté qu’il doit avoir dans un régime constitutionnel, son action personnelle n’a pas cessé d’être conciliante. Il a désiré que tout se terminât par un rapprochement plus intime entre Madrid et Paris, et c’est ce désir qui a déterminé son voyage. La lecture des journaux espagnols montre, depuis quelque temps surtout, que l’Espagne ne veut plus rester isolée en Europe. Elle se rappelle ce qu’elle a été ; elle sent ce qu’elle peut être encore ; elle cherche le meilleur moyen d’utiliser ses forces actives et, pour cela, la loi inévitable à laquelle nous obéissons tous l’oblige à faire certains choix. On se rappelle le mot de Talleyrand qu’il faut être bien avec toutes les Puissances et mieux avec quelques-unes. Il y a là une condition de vie à laquelle personne n’échappe : l’Angleterre elle-même a renoncé à son « splendide isolement » d’autrefois. La visite qu’Alphonse XIII vient de nous faire est une indication de ses tendances personnelles et de celles de son gouvernement : c’est une des nombreuses raisons pour lesquelles nous en avons si hautement apprécié la valeur.

Nous souhaitons que le Roi emporte de cette visite un souvenir aussi satisfait que celui qu’il nous a laissé. Il a pu voir, à Paris même et à Fontainebleau, défiler devant lui nos régimens, opérer notre artillerie, manœuvrer notre cavalerie. Il aime ces spectacles militaires, où tout semble parler de guerre et, en réalité, tend au maintien de la paix. De tous les souverains de l’Europe, c’est peut-être aujourd’hui celui qui connaît le mieux la France, et la France gagne à être connue.


La paix de l’Europe a-t-elle couru, ces derniers jours, des dangers sérieux ? On a pu le craindre sans être pessimiste à l’excès et ceux qui, aujourd’hui, déploient la confiance et le courage de Panurge après la tempête peuvent parler du péril fort à leur aise maintenant qu’il est passé. S’il est passé pour longtemps, nul n’en sait rien. Après avoir vu se succéder rapidement un si grand nombre d’incidens imprévus, il serait téméraire de dire que la série en est définitivement close. Mais il est permis de croire que les plus mauvais jours sont écoulés et qu’après une période d’agitation et d’inquiétude, une période de calme relatif durera quelque temps. Les grandes Puissances, toutes sans exception, veulent la paix et les petites sont épuisées par la guerre. L’occasion semble donc bonne pour fixer le statut politique des Balkans. Le fixer pour toujours ? Non, certes ; on ne peut probablement faire que du provisoire sur un sol aussi remué ; nul ne saurait se flatter d’enchaîner l’avenir ; mais c’est beaucoup de pouvoir compter, dans le présent, sur quelque répit, et il semble bien que nous puissions y compter.

La prise ou, si l’on veut, l’occupation de Scutari par les Monténégrins a donné naissance à la dernière crise qui nous a agités. L’événement s’est produit pendant que nous écrivions notre dernière chronique : c’est à peine si nous avons pu en parler. Comment s’était-il passé, on le savait à peine. Le roi de Monténégro, qui est un merveilleux metteur en scène et peut-être le dernier des romantiques, avait laissé croire qu’il avait emporté la ville à la suite d’un sanglant assaut : on a su depuis qu’il en avait obtenu la reddition, non pas par la force des armes, mais par celle de la diplomatie. C’est un mérite sans doute, mais qui émeut moins profondément l’opinion. Si le roi Nicolas avait vaincu en combattant, il aurait suscité un plus vif intérêt : puisqu’il avait simplement négocié, on pouvait négocier pour l’amener à une renonciation que l’Europe jugeait nécessaire. L’Europe, en effet, avait pris une résolution ferme : elle avait décidé que Scutari appartiendrait à l’Albanie et l’occupation de la ville par les Monténégrins n’était pas de nature à lui faire changer d’avis. Le lendemain comme la veille, sa volonté restait la même : on se demandait seulement comment elle procéderait, en cas de résistance, pour en assurer l’exécution. Quand nous disons l’Europe, nous entendons parler des gouvernemens, car l’opinion était très divisée. En Autriche même, dans les parties slaves de l’Empire, elle était pour le Monténégro, et ce sentiment devenait encore plus général à mesure qu’on allait de l’Est à l’Ouest. Il y a presque partout une inclination naturelle à donner raison au faible contre le fort, sans même examiner si le fort n’a pas raison et si le faible n’a pas tort. Cela arrive pourtant quelquefois. Mais peu importe : le faible est sympathique, surtout lorsqu’il fait preuve d’audace et de courage, et il faut qu’un intérêt contraire bien évident vienne combattre cette tendance d’aspect généreux pour que l’opinion ne s’y abandonne pas. Les gouvernemens raisonnent autrement, parce qu’ils voient les choses de plus haut dans leur ensemble et de plus loin dans leurs conséquences, et c’est au point de vue des conséquences qu’aurait l’occupation de Scutari par le Monténégro, si elle était maintenue, qu’ils se sont placés. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dire : — Eh quoi ! nous ferions la guerre pour empêcher le Monténégro de conserver Scutari ? — Mais c’est justement pour n’avoir pas la guerre, qu’il fallait empêcher que le Monténégro conservât Scutari.

L’Autriche, en effet, était résolue à user de la force pour obliger le Monténégro à abandonner sa proie et, si elle en usait, il était à peu près impossible de prévoir avec certitude quels contre-coups se produiraient. Sans doute, toute l’Europe était d’accord contre l’occupation prolongée de Scutari par l’armée monténégrine, mais elle se divisait sur les procédés à employer pour assurer ce résultat. Si l’Autriche était pour l’action militaire, d’autres continuaient de croire qu’on atteindrait le but par des moyens diplomatiques, avec des risques moindres et la même efficacité. Le fait a montré que ces derniers avaient raison, puisque le Monténégro a cédé ; mais, avant le dénouement, on pouvait douter du succès, et l’Autriche en doutait. Elle faisait plus : estimant que son prestige personnel était intéressé à une solution immédiate, elle voulait cette solution, quel qu’en fût le prix. — On avait déjà trop attendu, disait-elle ; la politique d’atermoiement avait fait faillite ; il fallait en venir à une politique d’action ; elle était décidée à y recourir pour son compte, si les autres y répugnaient et s’en abstenaient. — Cette attitude de l’Autriche n’avait rien qui pût surprendre. L’opinion était partagée, dans ce pays, en deux partis opposés, qui luttaient l’un contre l’autre depuis les premières victoires des alliés balkaniques : l’un poussait à l’intervention militaire collective ou isolée, et, de préférence, isolée ; l’autre recommandait l’action politique d’accord avec les autres Puissances. Le gouvernement austro-hongrois a toujours été pour ce dernier système. On ne pourrait savoir trop de gré à l’empereur François-Joseph et au comte Berchtold de la fermeté avec laquelle ils ont résisté à des entraînemens dangereux ; une pression très forte a été exercée, ils y sont restés longtemps réfractaires ; toutefois, après l’occupation de Scutari par les Monténégrins, leur détermination s’est modifiée. La situation était nouvelle et troublante. Le gouvernement austro-hongrois se rendait parfaitement compte qu’une intervention militaire isolée serait pour lui une source de complications et de dangers, mais, après avoir pesé ces dangers et les avoir comparés à ceux qui résulteraient d’une abstention plus longtemps prolongée, les seconds lui semblaient plus graves encore que les premiers et il penchait à préférer ceux-ci ; il avait même pris son parti de les affronter.

Pourtant l’intervention de l’Autriche aurait été une faute. Nous verrons dans un moment qu’elle aurait provoqué celle de l’Italie et, de cette action à deux, ce n’est pas l’Autriche qui aurait tiré le principal avantage ; mais, indépendamment de cette considération dont l’importance n’a pas tardé à apparaître au Cabinet de Vienne, d’autres encore lui conseillaient, sinon une politique d’abstention, au moins une politique d’attente. Il y a, en effet, dans les Balkans, des difficultés en perspective au milieu desquelles l’Autriche, si elle sait attendre les occasions et en profiter, peut jouer à meilleur compte une partie profitable. Une intervention prématurée aurait eu, au contraire, pour conséquence de réunir plus fortement que jamais contre elle le faisceau des forces balkaniques. Était-ce bien son intérêt et une pareille politique n’était-elle pas de nature à lui créer des embarras intérieurs en même temps que des difficultés extérieures ? Peut-elle oublier que la majorité de sa population, qui est slave, vibre à l’unisson des Slaves du dehors ? Cela oblige le gouvernement austro-hongrois à user d’une politique faite de souplesse et d’adresse en même temps que de fermeté, et il n’a guère usé jusqu’ici que d’une politique faite de force et d’intimidation. Il en a usé, il y a quatre ans, contre la Serbie, ce qui a amené celle-ci à faire l’immense effort militaire dont on vient de voir la manifestation inquiétante, et c’est d’elle encore qu’il a usé contre le Monténégro. Rien n’est plus propre à irriter les Slaves du dedans et à coaliser les Slaves du dehors. L’Autriche n’a pas eu à se féliciter beaucoup de la politique du comte d’Æhrenthal depuis qu’elle en a vu les suites. Celle du comte Berchtold a été plus prudente et plus sage : un moment est venu pourtant où on a pu croire qu’elle allait dévier. Le bruit a couru en effet, et il a pris même une forme semi-officielle, que, si l’Europe n’intervenait pas collectivement pour obliger le Monténégro à évacuer Scutari, l’Autriche le ferait isolément.

Isolément ? Était-ce bien sûr ? Ici s’est placé un fait dont on ne saurait exagérer l’importance ; il a jeté un trait de lumière d’un éclat très vif, non seulement sur le présent, mais sur l’avenir : l’Italie a fait savoir que, si l’Autriche intervenait, elle le ferait également. A dire vrai, rien n’était plus facile à prévoir. Il n’était même pas nécessaire pour cela de connaître les arrangemens qui ont été conclus autrefois entre Vienne et Rome. On a beaucoup parlé de ces arrangemens depuis quelques jours ; on en a même cité le texte ; ils peuvent se résumer en deux mots : le gouvernement autrichien et le gouvernement italien se sont mis d’accord sur le maintien du statu quo en Albanie et ils se sont promis, dans le cas où il viendrait à être troublé, que l’un des deux n’interviendrait pas sans en avoir causé avec l’autre. Cet arrangement est conforme à l’intérêt des deux pays : il l’est même à un tel point que, s’il n’avait pas existé, les choses se seraient passées exactement comme elles l’ont fait. Il suffit de jeter les yeux sur la carte pour comprendre que l’Italie ne peut pas laisser l’Autriche aller en Albanie, que ce soit pour un motif ou pour un autre, sans y aller elle-même, car l’Albanie est en face de sa côte orientale sur la mer Adriatique et, le jour où l’Autriche y aurait pris pied, la liberté de cette mer dépendrait en partie de sa seule volonté. La nature même des choses, la fatalité de la géographie et de la poli- tique ont donc obligé l’Autriche et l’Italie à surveiller l’Albanie et à y combiner, soit leur abstention, soit leur action. Elles n’ont pas manqué de le faire : toute leur histoire, depuis un grand nombre d’années déjà, porte la marque de cette double préoccupation. L’influence autrichienne et l’influence italienne se sont exercées parallèlement et ont menacé quelquefois de le faire contradictoirement jusqu’au jour où les deux pays ont conclu entre eux les arrangemens auxquels nous avons fait allusion. Ce qui devait arriver est arrivé. A l’instant même où l’Autriche a paru s’apprêter à intervenir en Albanie, l’Italie a ouvert ou repris à ce sujet la conversation avec elle. On a rappelé à Rome qu’au début de la guerre italo-turque, lorsque la marine italienne a tiré quelques coups de canon dans les environs de Preveza, le gouvernement austro-hongrois a fait des observations devant lesquelles le gouvernement italien s’est incliné. Fort de ce précédent, le Cabinet de Rome a déclaré que, si l’Autriche allait en Albanie, il ne manquerait pas d’y aller aussi. De quoi s’agissait-il pourtant ? D’amener le Monténégro à évacuer Scutari. Il semblait donc que le plus simple était d’agir sur le Monténégro lui-même, mais on s’y est opposé à Rome. L’alliance de famille qui existe entre les deux familles royales d’Italie et de Monténégro a servi de prétexte à cette opposition. En fait, il y avait une autre cause : une action directe sur le Monténégro ne touchait pas à la question albanaise et l’occasion de la poser a paru bonne. Allez à Scutari, a dit le gouvernement italien au gouvernement autrichien : j’irai à Valona.

Est-ce bien pour aider l’Autriche dans son action sur Scutari que l’Italie serait allée à Valona ? Les deux villes sont très éloignées l’une de l’autre, et rien n’aurait moins ressemblé à une action commune que celle à laquelle les deux gouvernemens auraient procédé. Mais si ce n’est pas pour aider l’Autriche que l’Italie serait allée à Valona, pourquoi serait-ce, sinon pour prendre un gage contre elle ? On a pu voir alors jusqu’au fond des cœurs, jusqu’à la subconscience elle-même, jusqu’à ces régions mystérieuses où s’élaborent les désirs inavoués. L’Italie, dans sa défiance instinctive, a pensé que, si l’Autriche allait au Nord de l’Albanie, elle pourrait bien y rester : allons donc au Sud, s’est-elle dit, et advienne que pourra. Nous ne croyons nullement qu’il y ait eu, de la part des deux gouvernemens, un projet ultérieur nettement arrêté. L’Autriche sentait derrière elle l’Europe attentive et prévenue. L’Italie a dans la Tripolitaine une armée de 100 000 hommes qu’elle ne peut pas encore en rappeler. Ce n’étaient pas là des conditions excellentes pour s’engager dans une affaire qui comportait une partie d’aventure. Toutefois, l’occasion était tentante de faire quelques-uns de ces gestes qui dessinent les linéamens de l’avenir. On ne saurait trop remarquer le fait que, du jour au lendemain, avec une unanimité significative, les journaux autrichiens et italiens ont dit que la question de Scutari perdait de son importance et passait au second plan. Qu’y avait-il donc au premier ? La question d’Albanie ! Dans ce pays qui, conformément aux volontés de l’Europe et à celles de l’Autriche elle-même, devait rester indépendant, l’Autriche et l’Italie traçaient à larges traits les limites de leurs zones d’influence respectives. Personne ne s’y est trompé : tout le monde a eu l’impression que, si l’Italie et l’Autriche allaient en Albanie, il y avait beaucoup de chances pour qu’elles y restassent. Le prétexte nouveau qu’elles donnaient à leur intervention était la nécessité de rétablir l’ordre. Il était gravement troublé par la présence d’Essad et de Djavid pacha, l’un et l’autre à la tête d’armées imposantes, l’un et l’autre ambitieux et, disait-on, sans scrupules. On devait faire cesser ce scandale. Entreprise difficile et de longue haleine, qu’il faudrait longtemps pour mener à bonne fin : mais, coûte que coûte, l’Autriche et l’Italie y pourvoiraient. Que devenaient les assurances de désintéressement territorial que toutes les Puissances avaient échangées au début de la guerre balkanique ? Que devenait le concert européen que la Réunion des ambassadeurs à Londres avait, avec tant d’ingéniosité et de fermeté, maintenu jusqu’à ce moment ?

L’émotion a été vive : elle n’a pas tardé à gagner Vienne et Rome elles-mêmes. L’avenir était trop obscur pour n’être pas inquiétant. On a fait à Vienne des réflexions rapides et sensées dont le résultat a été que l’Autriche aurait préféré aller à Scutari avec toutes les Puissances ; mais celles de la Triple Entente persistaient à croire à l’efficacité des moyens diplomatiques et, alors, aller seule à Scutari, tandis que l’Italie irait seule à Valona, était une opération qui comportait comme conséquences des aléas redoutables. Incontestablement, de l’Autriche et de l’Italie, c’était la seconde qui aurait lieu d’être le plus satisfaite de son lot. Établie à Valona et à supposer qu’elle y restât, elle serait maîtresse de l’Adriatique au Nord de laquelle la flotte autrichienne serait, suivant une expression devenue à la mode, « embouteillée. » Était-il sage de s’y exposer ? Quant à l’Italie, nous avons dit qu’elle a une armée en Afrique et ne songe pas à l’en rappeler tout de suite. Avant de s’engager dans une seconde entreprise, elle voudrait avoir le temps de terminer la première. Enfin sa perspicacité porte loin et elle a certainement aperçu, dans les éventualités que pouvait provoquer une double intervention en Albanie, des complications probables dont l’issue était incertaine. Si l’Autriche agissait, l’Italie agirait aussi et elle ne pouvait pas faire autrement ; mais désirait-elle que l’Autriche lui donnât l’exemple qu’elle serait forcée de suivre ? L’occasion était-elle aussi propice qu’on avait pu le croire au premier moment ? Il était permis d’en douter. Ce qui donne à croire qu’on en doutait, à Rome et à Vienne, c’est l’empressement avec lequel on s’y est déclaré satisfait lorsque le Monténégro a annoncé qu’il renonçait à Scutari. Le changement qui s’est produit alors dans les esprits a été d’une spontanéité et d’une rapidité miraculeuses. La veille, le ciel était chargé et surchargé des plus noirs nuages ; le lendemain, il était d’un bleu tendre. Le roi de Monténégro s’était montré une fois de plus un grand magicien. Plus le sacrifice qu’il a fait a dû lui coûter, plus il faut lui en savoir gré. Il a choisi son moment comme le plus habile impressionniste. Tout le monde a poussé un heureux soupir de soulagement en apprenant sa détermination. Des troubles de l’Albanie, il n’a plus été question. Dans l’espace de vingt-quatre heures, Essad pacha, qui avait été présenté comme un brigand dangereux, est devenu le plus correct des hommes : on parle déjà de le faire ministre de la Guerre de la future Albanie. Djavid ne donne pas de moindres satisfactions. Des métamorphoses aussi déconcertantes amènent à se demander si les choses politiques n’existent pas autant dans l’imagination que dans la réalité. On vient de voir qu’il en est quelquefois ainsi pour les plus inquiétantes : espérons qu’il n’en est pas de même pour les plus rassurantes, puisque, maintenant, nous voilà rassurés.

La Réunion des ambassadeurs à Londres a repris ses travaux sous de plus heureux auspices. Son œuvre, qui avait paru un moment bien compromise, a été restaurée et raffermie comme par enchantement. Elle en a profité avec une présence d’esprit dont il faut faire honneur à son président, sir Edward Grey. Sir Edward ne s’est pas contenté de prendre acte du désistement du Monténégro ; il a mis aussitôt sur le tapis la question du statut à donner à l’Albanie, et il a affirmé, avec une approbation générale, le caractère collectif que l’affaire devait avoir jusqu’au bout. Pendant quelque quarante-huit heures, on avait craint de voir se rompre cette action collective de l’Europe ; mais tout est bien qui finit bien. A la vérité, rien n’est fini, et la Réunion des ambassadeurs a encore à régler un certain nombre de questions dont quelques-unes sont infiniment délicates : celle des frontières méridionales de l’Albanie par exemple, et celle des lies de la mer Ionienne. Enfin la paix n’est pas encore signée ; les Puissances en ont préparé les conditions, mais, sur certaines d’entre elles, qu’elles se sont réservé de régler plus tard, les alliés balkaniques demandent, comme on dit, des précisions plus grandes. Curiosité bien naturelle ! N’importe : tant d’émotions calmées ont fait renaître l’espérance. Le danger de complications générales semble au moins provisoirement écarté. Il a paru si près de nous pendant quelques jours, si inquiétant, si menaçant, qu’on se demande comment il a pu s’évanouir si vite. Après cela, on veut croire, on croit que tout s’arrangera. Et enfin nous sommes habitués à tout.


Les Chambres sont rentrées en session le 6 mai : cette courte session peut être très utilement remplie, et nous espérons qu’elle le sera par la discussion et le vote de la loi militaire. Il n’y a pas d’affaire plus urgente. On a exprimé le regret que le gouvernement n’ait pas fait voter avant les vacances de Pâques au moins le principe du service de trois ans. Nous voulons bien partager ce regret, mais ce qui en diminue chez nous l’acuité, c’est que, si on en juge par l’expérience, les Chambres votent assez facilement les principes qu’on leur propose, mais ne se sentent pas toujours engagées par là à en accepter les conséquences. Combien de fois la Chambre des députés n’a-t-elle pas voté le principe de la Représentation proportionnelle ! La loi n’en est pas moins enlizée et peut-être assez mal en point.

Le gouvernement a fait mieux. A la veille de la rentrée parlementaire, M. le président du Conseil a prononcé deux discours, — le premier à Caen, le second à Paris devant des étudians, — dans lesquels, avec une netteté et une vigueur qui ne laissent rien à désirer, il a affirmé la nécessité du service de trois ans et déclaré que le Cabinet attacherait son sort à celui du projet. C’est tout ce que nous voulons retenir pour le moment du discours de M. Barthou à Caen, car il y a parlé d’autres choses encore sur lesquelles nous aurions à faire des réserves, par exemple de la défense de l’école laïque ; nous lui rendons toutefois la justice que la défense de la patrie lui a paru être aujourd’hui d’un intérêt plus pressant. D’autres avant lui avaient déjà parlé de la nécessité de revenir au service de trois ans ; personne ne l’avait fait en termes plus affirmatifs, ni plus résolus. Devant les étudians, M. Barthou était accompagné et assisté du vice-recteur de Paris. M. Liard s’est préoccupé avec grande raison des facilités qui, dans le nouveau régime militaire, pourraient être données aux jeunes gens voués aux études supérieures pour leur permettre de les continuer ou de les terminer. Rien de mieux sans nul doute, et M. le président du Conseil le pense comme M. Liard et comme nous ; mais il a paraphrasé le vieil axiome : primo vivere, deinde philosophari, et a dit sans ambages que, pour faire resplendir le génie français, il fallait d’abord défendre le sol français. On sait à quel point nous sommes de cet avis : les deux choses d’ailleurs ne sont pas inconciliables et on trouvera certainement, dans la pratique, les moyens de les concilier. On croirait vraiment qu’une année de plus à passer sous les drapeaux est la ruine fatale des hautes études : mais d’abord, s’agit-il vraiment de trois années pour tous ? Égalité, oui ; uniformité absolue, non. La Commission a admis, sous forme de congés, des tempéramens en faveur des jeunes gens qui auront obtenu le brevet d’aptitude militaire. Et enfin, nous le répétons, on fera pour le mieux en vue de faciliter leurs études aux élèves de l’enseignement supérieur.

La Commission de l’armée n’a pas paru, au premier moment, mettre un grand empressement à reprendre et à poursuivre ses travaux ; cependant il est juste de reconnaître qu’elle a regagné le temps perdu et, en peu de jours, fait une besogne utile. Elle a travaillé, non pas sur le projet du gouvernement, mais sur le contre-projet présenté par ses deux vice-présidens, MM. Adrien de Montebello et Joseph Reinach. Hâtons-nous de dire que, non seulement il n’y a pas de contradiction entre les deux projets, mais qu’en réalité, ils n’en font qu’un. MM. de Montebello et Reinach se sont contentés de simplifier celui du gouvernement et de le présenter sous une forme qui supprime certaines objections. S’il n’y a pas assez d’hommes, disait-on, avec le service de deux ans,-il y en a trop avec celui de trois. Est-ce aussi sûr qu’on le prétend, nous en doutons. La pénurie actuelle du contingent oblige les conseils de révision à prendre de véritables non-valeurs militaires, des hommes dangereux pour leurs camarades dans les chambrées et qui peuplent les hôpitaux. Les déchets annuels en sont grossis. Quand on ne prendra vraiment que les hommes valides, on en aura peut-être moins qu’on ne l’imagine. Admettons toutefois qu’il y en ait en excès. C’est ce qu’ont fait MM. de Montebello et Reinach et, renversant les termes du problème : — Ce qu’on cherche, ont-ils dit, c’est la fixité des effectifs. Commençons donc par fixer, d’après les indications du ministère de la Guerre, le nombre d’hommes nécessaires dans nos compagnies, nos escadrons, nos régimens. Ce chiffre devra rester immuable, il devra toujours être au plein. Alors, s’il y a des hommes de trop, on les libérera au moyen de congés où la faveur ne pourra jouer aucun rôle, parce qu’ils résulteront de circonstances matérielles et du chiffre obtenu au tirage au sort. — Tel est le système réduit à ses termes les plus simples. Il est excellent ; il écarte les objections et a le grand mérite d’assurer la fixité des effectifs, ce qui est la condition essentielle et primordiale que doit réaliser une bonne loi du recrutement. Le gouvernement n’a pas hésité à se rallier, dans son ensemble, au projet Montebello-Reinach ; il y reconnaissait ses propres intentions ; il les y voyait réalisées sous une forme mieux adaptée aux préoccupations de nos assemblées parlementaires et à celles du grand public. Souhaitons que ce projet soit voté le plus tôt possible ; mais, si tôt qu’il le soit, il ne le sera pas assez pour permettre au nouveau système de fonctionner dès le départ de la seconde classe actuellement sous les drapeaux. Le serait-il, que nous subirions une fois encore le grave inconvénient qui a été si souvent signalé et auquel il n’a jamais été porté remède, à savoir que pendant six mois, du 1er octobre d’une année au 1er avril de l’année suivante, nous n’avons sous les drapeaux qu’une classe insuffisamment instruite et une autre qui ne l’est pas du tout. Qui ne sent le danger d’un pareil état de choses ? Qui ne tremble rétrospectivement à la pensée de ce qui aurait pu en résulter ? C’était là une des plus redoutables conséquences du service de deux ans.

Qu’a fait, ou plutôt que va faire le gouvernement ? M. Barthou l’a dit dans son discours de Caen : s’appuyant sur un article de la loi actuelle, il a annoncé qu’il maintiendrait provisoirement sous les drapeaux la classe libérable le 30 septembre. On s’y attendait, on n’en était pourtant pas tout à fait sûr, on ne saurait trop remercier le gouvernement de s’y être résolu. Il doit être interpellé sur cette résolution ; sa réponse sera facile, l’adhésion de la Chambre n’est pas douteuse. On pourra alors discuter la loi nouvelle en repos d’esprit et en tranquillité de conscience, puisqu’en fait elle sera appliquée avant d’être votée. Pour qu’il en fût ainsi, le gouvernement a engagé courageusement sa responsabilité. Il a rattrapé par là l’avance que le gouvernement et le Reichstag allemands avaient prise sur nous. Qui ne l’en féliciterait ?


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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