Chronique de la quinzaine - 30 avril 1913

Chronique n° 1945
30 avril 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les rapports de la France et de l’Allemagne ont été, depuis quelques semaines, non pas troublés, mais agités par une série d’incidens qui se sont succédé avec une étrange rapidité, à Lunéville, à Nancy, à Arracourt. Nous ne les raconterons pas, car les journaux en ont été remplis et les détails en sont connus. A propos du premier de ces incidens, la chute d’un dirigeable allemand à Lunéville, les procédés courtois des autorités civiles et militaires françaises et la rapidité de la solution qui est intervenue ont produit au premier abord une excellente impression en Allemagne. Le gouvernement impérial a chargé son ambassadeur à Paris d’en exprimer ses remerciemens à M. le ministre des Affaires étrangères et, de part et d’autre, l’affaire a été déclarée close. On a pu croire par la suite que le gouvernement impérial avait éprouvé quelques velléités de la rouvrir : pour nous, elle reste et elle restera close. Nous nous en tenons aux remerciemens qui nous ont été adressés et que nous avons la conscience d’avoir mérités. Nous l’avons même eue à un tel point que, dans le compte courant qui se poursuit entre l’Allemagne et nous, il nous semblait avoir augmenté le chapitre de notre crédit : nous avions espéré en toute bonne foi que, si un accident regrettable pour nous survenait dans un délai prochain, l’Allemagne mettrait, qu’on nous passe le mot, quelque coquetterie à le régler en toute bienveillance, de manière à pouvoir dire le lendemain que nous étions quittes. Mais les choses n’ont pas tourné ainsi. L’incident de Nancy a éclaté, incident misérable où nous avons reconnu loyalement que les torts étaient de notre côté et que nous avons réglé comme il convenait, puisque le gouvernement allemand a renoncé à lui donner une autre suite. Les torts, disons-nous, étaient de notre côté : mais combien légers ! Eh quoi ! de nombreux Allemands passent la frontière tous les dimanches et viennent à Nancy parce qu’ils s’y trouvent bien, qu’ils s’y plaisent et s’y amusent, sans que jamais jusqu’ici leur présence ait donné lieu à aucune démonstration désobligeante pour eux, et parce qu’une fois, une seule, depuis un grand nombre d’années, un Incident se produit, la diplomatie impériale se met en mouvement ! Pourquoi n’avoir pas attendu quarante-huit heures pour voir si nous ne prendrions pas spontanément les résolutions que le cas comportait et nous en laisser le mérite ? Mais enfin, soit ! Si la diplomatie impériale a agi d’une manière bien précipitée, bien impatiente, bien pressante, ses procédés ont été corrects. Nous ne pouvons malheureusement pas en dire autant de l’opinion allemande qui, par l’organe de ses journaux, s’est livrée, avec une brutalité et une grossièreté sans pareilles, à un emportement dont nous rougirions en France, si nos propres journaux s’y étaient laissé entraîner. Mais nous pouvons sans crainte faire appel au témoignage du monde entier : il dira que nous avons gardé notre sang-froid et notre dignité sous cette pluie qui voulait nous salir. Après tout, nous sommes habitués à ces procédés germaniques que nous regardons avec la philosophie des anciens devant des ilotes ivres. Ce spectacle ne nous émeut plus : il nous amène seulement à penser qu’il y a entre les journalistes français et les journalistes allemands une différence d’éducation. Au surplus, si les journaux nous intéressent parce qu’ils nous renseignent sur l’état de l’opinion, ou d’une partie de l’opinion, nous leur laissons la responsabilité de leur vocabulaire spécial, sans commettre l’injustice de la faire remonter plus haut et de l’imputer, soit à leur pays tout entier, soit à leur gouvernement.

Est-ce à dire que nous n’ayons aucune observation à présenter sur le langage de ce dernier à propos de cette sotte affaire ? Devant le Reichstag des paroles regrettables ont été prononcées. Nous avons été surpris en France, et plus que surpris, en apprenant que, dès le lendemain de l’incident de Nancy, sans y être provoqué et, en tout cas, sans attendre même les premiers renseignemens, M. de Jagow, le nouveau ministre des Affaires étrangères du gouvernement impérial, avait dénoncé, dans l’échauffourée de Nancy, une manifestation de ce « chauvinisme français » dont M. de Bethmann-Hollweg avait, quelques jours auparavant, parlé lui aussi. Nous ne savons pas si le chancelier de l’Empire a été flatté de cette justification que M. de Jagow lui a apportée avec un tel empressement que, de son propre aveu, il n’a pas pris le temps de contrôler l’exactitude des faits. Comme l’opinion pangermaniste elle-même, il s’est fié au récit odieusement mensonger qu’un journal venait de faire de l’incident. N’insistons pas : il y aurait quelque inconvénient, peut-être même quelque injustice à le faire. M. de Jagow est sans douté un diplomate exercé, mais il n’a pas encore l’habitude des assemblées délibérantes, ni de l’atmosphère qu’on y respire et dont il faut se défendre. Quoi qu’il en soit, son discours a produit chez nous une impression pénible que nous ne pouvons pas nous abstenir de signaler.

Nous ne parlons que pour être complet de l’incident d’Arracourt : on n’y a attaché qu’une importance secondaire. Mais les faits de ce genre se renouvellent, en vérité, un peu trop souvent et l’attention des deux gouvernemens doit s’appliquer à en prévenir le retour. Le mieux serait que les manœuvres des dirigeables et des aéroplanes se fissent assez loin de la frontière pour quels danger de la franchir involontairement ne se produisît plus. En tout cas, il y a un intérêt évident et urgent à ne pas laisser au hasard des circonstances le règlement de ces sortes d’affaires. Le gouvernement français l’a pensé et il a fait auprès du gouvernement allemand une ouverture qu’on ne saurait trop approuver en vue de soumettre à un règlement international la solution des difficultés, inconnues de nos pères, qui naissent de la navigation aérienne. On s’est montré, à Berlin, tout disposé à donner suite à cette suggestion. La matière est nouvelle, délicate, complexe, et il faut s’attendre à ce que le règlement à établir ne s’élabore pas en un jour; mais c’est une raison de plus pour se mettre à l’œuvre sans retard. Jusqu’à ce que cette législation de l’air soit fixée, il entrera inévitablement un peu d’arbitraire dans les solutions qui seront données à chaque cas particulier, et qui n’en voit l’inconvénient ?

Ne nous plaignons pourtant pas trop de ces incidens : ils ont montré une fois de plus combien est sincère notre désir de vivre en bonne intelligence avec tous nos voisins. Aucun pays, aucun gouvernement n’ont donné plus que la France et le gouvernement français des gages de leurs dispositions pacifiques ; mais le maintien de la paix ne dépend pas d’une seule partie, il dépend de toutes; il ne dépend pas seulement des gouvernemens, il dépend de l’opinion dont la force devient de plus en plus prépondérante et qu’il est périlleux d’entretenir dans un perpétuel qui-vive ! M. Barthou a essayé de le faire entendre dans un discours récent. La France use d’assez de ménagemens envers les autres pour avoir droit à quelque réciprocité. C’est de cette réciprocité que la paix est faite : c’est quand elle n’existe pas que la paix est menacée.

En Orient, la prise de Scutari par les Monténégrins n’a pas simplifié la situation. Le premier mouvement en Europe, sauf en Autriche et en Allemagne, a été d’applaudir à la vaillance de ce petit peuple qui s’est obstiné dans son action militaire et qui, abandonné de ses alliés, en opposition avec toutes les grandes puissances, a couronné un siège de six mois par un assaut victorieux. Depuis, le bruit a couru qu’il n’y avait pas eu d’assaut du tout et que la capitulation de Scutari avait été le résultat d’un maquignonnage politico-militaire entre le roi de Monténégro et Essad pacha. Ce dernier, sorti de la place à la tête d’une armée de 25 000 hommes, se serait proclamé à lui tout seul roi, ou plus modestement prince d’Albanie. Cela diminue singulièrement les mérites du roi Nicolas, qui ne peut plus invoquer comme un titre le sang glorieusement versé pour s’emparer de Scutari. Quant à l’entreprise aventureuse et aventurière d’Essad pacha, on ne saurait, dès aujourd’hui, en prévoir les conséquences. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’Europe était unie hier et qu’il faut souhaiter qu’elle le soit encore demain. Si cette union se maintient ferme et unanime, la chute de Scutari n’aura été qu’un incident. Si, par malheur, elle ne se maintenait pas, l’horizon se couvrirait de nuages et l’orage qu’on a jusqu’à présent conjuré risquerait fort d’éclater.

Il est indubitable que toutes les Puissances n’ont pas ici le même intérêt, mais la plupart d’entre elles n’en ont pas de contraires, quelques-unes même n’en ont pas du tout, et c’est ce qui leur a permis de conclure entre elles un accord qui a été jusqu’ici la sauvegarde de la paix. L’organe de cet accord a été la Réunion des ambassadeurs à Londres. On a beaucoup critiqué son œuvre, on a relevé ses contradictions apparentes, on a souligné les démentis qu’elle a reçus des événemens. L’histoire lui rendra meilleure justice parce qu’elle ne confondra pas, comme on le fait si volontiers au cours des événemens, le but avec les moyens. Les moyens peuvent varier beaucoup, il suffit que le but soit immuable, et le but, ici, a été l’accord des Puissances dans une politique commune. Le jour, en effet, où une première d’entre elles, qui, dans les hypothèses qui se sont présentées, aurait été vraisemblablement l’Autriche-Hongrie, aurait pris une initiative isolée dans un sens déterminé, tout porte à croire qu’une seconde, qui, dans les mêmes hypothèses, aurait été vraisemblablement la Russie, aurait pris une initiative en sens inverse. Qu’auraient fait alors les autres ? Il serait difficile de le dire avec certitude pour certaines d’entre elles, mais l’Allemagne a fait savoir à diverses reprises, et même avec une affectation significative, qu’elle se rangerait toujours du côté de l’Autriche et qu’il en arriverait ce qu’il plairait à Dieu. C’est à ce danger que la Réunion des ambassadeurs s’est donné pour tâche d’obvier. Elle a tout subordonné à cette vue générale, pendant que l’opinion européenne, émue, suggestionnée dans les dilîérens pays par les événemens de chaque jour, généreuse sans doute, mais imprudente, s’abandonnait à la vivacité à la mobilité de ses impressions. Le conflit redouté aurait éclaté dix fois si la Réunion des ambassadeurs avait fait de même : le représentant de l’une des Puissances se serait levé aussitôt et aurait pris la porte. Les ambassadeurs ont montré, pour l’empêcher, une remarquable persévérance, une patience inlassable, une grande souplesse qui leur a permis de faire face aux incidens les plus imprévus et parfois les plus déconcertans. Ils n’ont pas pu les empêcher de se produire, mais ils les ont empêchés de produire leurs conséquences extrêmes, et le fait seul qu’ils ont continué de se réunir sans qu’aucun manquât à l’appel, qu’ils ont conservé le contact entre eux, et, par conséquent, entre leurs gouvernemens, est le meilleur service qui pouvait être rendu à la paix générale. Il a fallu pour cela se plier à des concessions réciproques, régler son pas sur celui d’autrui, s’arrêter, revenir en arrière. Nous avons fait, et les autres aussi, des choses que nous n’aurions sûrement pas faites, ni eux non plus, si nous avions pu agir seuls : mais c’est surtout dans la politique internationale qu’on doit dire aujourd’hui : Væ soli ! Finalement, et au moins jusqu’à ce jour, le but a été atteint : l’accord a été sauvé. Telle a été l’œuvre de la Réunion des ambassadeurs à Londres, modeste dans la forme parce qu’aucun n’a essayé de l’emporter sur les autres, très sérieuse dans le fond, et enfin de compte efficace, puisqu’il s’agissait de maintenir une entente bien souvent vacillante et qu’elle a été maintenue.

Nous avons parlé souvent de l’Autriche, parce qu’elle est, de toutes les Puissances, la plus intéressée aux affaires des Balkans. Nos lecteurs savent quelle a été sa politique : il est inutile de la discuter, il faut la prendre comme un fait. A tort ou à raison, l’Autriche a estimé qu’il y avait lieu de faire contrepoids à la puissance slave démesurément grossie au moyen de l’Albanie. On a dit, nous avons dit nous-même, que c’était une création politique bien artificielle que l’Albanie, qu’on aurait beaucoup de peine à constituer, à unifier, à faire vivre et d’où naîtraient dans l’avenir beaucoup de difficultés ; mais nous sommes dans le présent et il était d’autant plus impossible de refuser en principe à l’Autriche la constitution d’une Albanie indépendante, que l’Albanie existe, qu’elle est habitée par une race particulière, malheureusement divisée en clans divers et souvent hostiles les uns aux autres, mais qui a conscience d’une nationalité un peu confuse et qui comprend, à côté d’orthodoxes, un grand nombre de musulmans et de catholiques. La Réunion des ambassadeurs à Londres n’aurait pas duré huit jours, si le droit de l’Albanie, soutenu par l’Autriche, n’avait pas été reconnu. L’Autriche toutefois ne s’en est pas tenue là : elle a demandé avec insistance que Scutari restât à l’Albanie dont elle est depuis longtemps la capitale. Sans Scutari, l’Albanie aurait été décapitée et son sort ultérieur, déjà si incertain, serait devenu encore plus précaire. Cependant les autres Puissances ne se sont pas ralliées au point de vue autrichien par simple condescendance envers l’Autriche. Comme nous l’avons dit il y a quinze jours, sir Ed. Grey a fait valoir d’autres argumens. Scutari n’est pas, par sa population, une ville slave, mais bien vraiment une ville albanaise, et le Monténégro, qui la revendique, ne peut invoquer à son profit que le droit de conquête, tandis que l’Albanie peut invoquer le droit des nationalités. Aux yeux de l’Angleterre et de l’Europe, c’est le second qui est le plus légitime. Il faut bien qu’il apparaisse tel, puisque la Russie elle-même en a senti la force. Son cœur l’inclinait du côté du Monténégro, sa raison l’a ramenée du côté des autres Puissances. On peut dire que la solution a été entre ses mains. Si elle s’était opposée à l’attribution de Scutari à l’Albanie, la France, se plaçant au point de vue de l’intérêt de son alliance, ne se serait vraisemblablement pas séparée d’elle et il est à croire aussi que l’Angleterre ne se serait pas séparée de la Triple entente pour manifester avec la Triple alliance. Mais alors, quelle responsabilité pour la Russie ! La guerre, et une guerre dont on ne pouvait pas mesurer l’étendue, risquait de jaillir de la situation qu’elle aurait créée. La Russie l’a compris : on ne saurait trop lui en savoir gré.

Les choses n’en sont pas restées là. Si la Russie a eu quelque mérite à prendre la résolution qu’elle a prise, elle en a eu aussi à s’y tenir fermement, car elle y a trouvé des résistances. On n’a pas cru tout de suite, et partout, à ce que cette résolution avait de définitif. Le parti panslaviste est aussi puissant en Russie et aussi agité que le parti pangermaniste l’est en Allemagne ; il essaie, lui aussi, d’agir directement sur le gouvernement, et même sur la diplomatie ; il y réussit, dit-on, quelquefois. On assure, par exemple, qu’à Belgrade le gouvernement serbe a pu se tromper pendant quelque temps sur les véritables intentions du gouvernement russe, avec lesquelles il ne croyait pas s’être mis en contradiction en soutenant les Monténégrins dans le siège de Scutari. L’Europe a traversé alors quelques journées d’inquiétude. L’Autriche-Hongrie avait pris l’initiative d’une manifestation navale et on ne savait pas encore si toutes les autres Puissances y participeraient. Un désaccord pouvait se produire, ou du moins une différence d’attitude et de conduite qui y aurait fait croire. Le gouvernement anglais, par l’organe de sir Ed. Grey, déclarait qu’après la résolution arrêtée en commun de maintenir Scutari à l’Albanie, il ne serait pas « honorable » de ne pas prendre part à la manifestation navale, et un pareil mot, dans sa bouche, avait un grand poids. Néanmoins, l’Angleterre se tournait du côté de la France, et la France du côté de la Russie. C’est alors que celle-ci, tout en disant qu’elle ne pouvait pas se joindre à la manifestation navale parce qu’elle n’avait pas de vaisseaux dans la Méditerranée, a demandé, avec la plus grande insistance, à la France et à l’Angleterre d’y participer pour leur compte et même pour le sien. Sa parfaite loyauté apparaissait déjà avec évidence. Cependant le gouvernement russe a fait plus ; il a voulu dissiper une fois pour toutes les incertitudes qu’on attribuait, avec plus ou moins de sincérité, à sa politique, et M. Sazonoff a fait à la presse un communiqué qui ne laissait plus aucun doute sur la fermeté de ses résolutions. Ce communiqué a agi comme un coup de théâtre ; il a immédiatement produit une détente. Le gouvernement serbe, désillusionné, s’est empressé de rappeler ses troupes qui concouraient avec l’armée monténégrine au siège de Scutari, et l’Europe s’est retrouvée unie.

Il est vrai que Scutari a succombé tout de même, soit qu’il ait été pris, soit qu’il ait été vendu et livré. Au premier moment, cette nouvelle a produite Vienne une émotion très vive et très naturelle. Le gouvernement austro-hongrois s’est demandé si la politique d’action commune n’avait pas fait faillite. On lui avait dit que cette politique garantirait ses intérêts, tels qu’elle les a compris, tels que l’Europe les a reconnus ou acceptés. On lui avait notamment donné l’assurance que Scutari appartiendrait à l’Albanie et Scutari est passé entre les mains du Monténégro. Il y a eu là une déconvenue sans doute, mais elle n’a rien d’irréparable. Un échange de vues rapide a eu lieu entre les divers Cabinets ; la Réunion des ambassadeurs a tenu une nouvelle séance à Londres ; les Puissances ont toutes persisté dans la politique qu’elles avaient arrêtée, et elles ont fait savoir au gouvernement monténégrin qu’il aurait à évacuer une ville occupée par lui contre leur volonté. On a dit que l’Autriche exigeait cette évacuation dans les quarante-huit heures, mais cette allégation n’a pas été confirmée. On a parlé d’une communication d’un caractère intransigeant que l’Autriche aurait faite aux Puissances, mais aucune d’elles ne l’a reçue. La vérité semble être que l’ambassadeur autrichien à Londres a demandé qu’on prît contre le Monténégro des mesures de répression immédiates et que ses collègues, sans contester qu’il y aurait peut-être lieu d’y recourir par la suite, ont préféré attendre la réponse du Monténégro à la notification qui devait lui être faite. En attendant, la Russie a été la première à proposer qu’on resserrât le blocus. Ne suffit-il pas, pour aujourd’hui, que le roi Nicolas ne se fasse aucune illusion sur l’avenir et qu’n sache, à ne pas pouvoir en douter, qu’il ne conservera pas sa conquête ?

On a parlé de compensations à lui donner et, sur le premier moment, l’opinion autrichienne s’y est opposée. — Eh quoi ! a-t-on dit à Vienne, le Monténégro obtiendrait un avantage quelconque, soit en territoire, soit en argent, pour avoir passé outre à la volonté de l’Europe, qui lui avait été signifiée dans les termes les plus explicites ! L’Europe ne s’est même pas contentée de paroles, elle a fait un acte qui engage son « honneur, » comme on l’a dit à Londres : elle a envoyé ses navires sur les côtes du Monténégro. Celui-ci n’en a tenu aucun compte : mérite-t-il pour cela une récompense ? — Tel est le langage qu’on tient à Vienne. Nous ne savons pas encore si c’est bien celui du gouvernement, mais c’est celui des journaux, celui des conversations, celui qu’on entend partout. Il est à désirer que ce langage n’exprime pas des résolutions irréductibles. Sans doute, après les déclarations qu’elle a faites et les assurances qu’elle a reçues, l’Autriche ne saurait consentir à ce que Scutari n’appartienne pas à l’Albanie, mais cette satisfaction lui sera donnée comme elle lui a été promise, et, sur le reste, on peut transiger sans s’infliger un démenti à soi-même. Il importe peu que le Monténégro obtienne une rectification de frontière et que l’Europe lui assure les moyens financiers de réparer les dépenses de la guerre. Ce sont là des mesures qui n’auront aucun effet appréciable sur l’avenir et ne diminueront en rien les chances futures de l’Albanie.

Il y aurait danger, au contraire, à tendre la situation à l’excès en repoussant, de parti pris, toute idée de transaction. Le Monténégro a montré, à la vérité, un médiocre respect pour la volonté de l’Europe ; mais s’il est permis d’en éprouver de la mauvaise humeur, ce sentiment ne doit pas être implacable. La Bulgarie, la Serbie, la Grèce auront tiré d’immenses avantages de la guerre qu’elles viennent de faire et pourtant on aperçoit déjà, dans la paix qui se prépare, des germes de dissehtimens que l’avenir développera. Faut-il en ajouter un nouveau, sans raison impérieuse, et même tout à fait gratuitement ? Espérons que le gouvernement autrichien ne poussera pas les choses à l’extrême. Tout en reconnaissant le bon droit de ses revendications, parce que nous reconnaissions le caractère sérieux de ses intérêts, nous avons plus d’une fois regretté quelques-uns de ses procédés. Il aurait certainement pu ménager davantage les susceptibilités des races slaves et, si sa générosité ne s’étendait pas sur toutes, en favoriser du moins quelques-unes de manière à ne pas provoquer une coalition générale contre lui. Le Monténégro est peu de chose, mais qui sait s’il ne comptera pas demain autant que l’Albanie ? Il ne faut pas remonter bien haut dans l’histoire pour trouver la Serbie et lui à l’état d’hostilité réciproque, intime et profonde. La mànière dont on le traite ou dont on menace de le traiter rejettera inévitablement le Monténégro du côté de la Serbie : est-ce là l’intérêt de l’Autriche ? Nous n’ignorons pas les réponses qu’on peut faire ; il y a des objections à tout ; mais cela même prouve qu’il n’y a rien d’absolu et que les affaires humaines sont toujours matière à transaction. Les événemens d’hier nous montrent que, dans le domaine des nationalités, rien ne meurt, rien n’est définitivement écrasé ou étouffé. Le plus sage est, par conséquent, de tout respecter. On peut fonder provisoirement sa grandeur sur l’immolation d’autrui, mais, sur cette base fragile, on ne fonde pas sa sécurité.

Ce sont là des considérations générales : gardons-nous d’en tirer des applications particulières trop précises. Dans les premiers temps de la guerre, après les premiers succès des peuples balkaniques, on a pu craindre que l’Europe, dérangée brusquement de ses vieilles habitudes, ne tînt pas un compte suffisant des faits acquis, et nous avons été de ceux qui lui ont conseillé d’en prendre définitivement son parti. Mais, certes, elle l’a fait et, si l’on peut lui adresser un reproche, ce n’est pas celui de s’être révoltée contre les événemens ; elle les a acceptés, au contraire, sagement et généreusement ; l’Autriche elle-même en a donné des exemples frappans. Les exigences de l’Europe ont été peu nombreuses, elles se sont réduites à peu près à rien, puisque c’est seulement au sujet de Scutari qu’elles ont pris finalement une forme impérative. L’Europe n’a pas exprimé d’autre volonté que celle-là : pour le reste, elle a donné des conseils, encore l’a-t-elle fait avec une grande réserve, et son intervention a-t-elle le plus souvent consisté à offrir ses bons offices qui n’ont jamais été acceptés que conditionnellement. Loin d’abuser de sa force, l’Europe n’a même pas usé de l’autorité qu’elle aurait pu y puiser. De là l’apparence d’inconsistance et de faiblesse dont on lui a fait un grief. Qui donc pourrait aujourd’hui trouver excessif qu’elle reste fidèle à elle-même sur la question de Scutari ?

Mais, pendant que nous écrivons, les événemens se précipitent et introduisent dans une situation déjà compliquée et précaire des élémens nouveaux. Nous avons dit un mot de l’entreprise audacieuse d’Essad pacha et de sa connivence avec le roi de Monténégro : qui peut prévoir ce qui en sortira ? Tout ce qu’on peut assurer, c’est que, si l’accord des Puissances était hier la meilleure et même la seule garantie de la paix, il le sera encore plus sûrement demain.


Il nous reste bien peu de place pour parler comme il aurait convenu du grave événement qui vient de se produire en Belgique, mais nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir. Après des incidens dont chacun aurait mérité de notre part une attention particulière, une grève ouvrière, qui avait la prétention d’être générale, a éclaté et s’est continuée pendant dix jours. Générale, elle ne l’a pas été et sans doute elle ne pouvait pas l’être ; les tentatives de ce genre qui ont été faites, chez nous ou ailleurs, ont toujours échoué et il est même vrai de dire qu’en France du moins, les grèves qu’on avait annoncées comme devant être générales ont été moins malfaisantes que beaucoup de grèves particulières. Il est heureusement chimérique de vouloir suspendre toute la vie économique d’un pays. Si on y réussissait, le résultat serait le même que celui qui se produirait dans un corps humain où on suspendrait la respiration. La nature des choses ne se prête pas aux expériences de ce genre et, en Belgique, c’est tout au plus si le tiers, d’autres disent le quart des ouvriers ont interrompu leur travail. La vie nationale n’en a pas été arrêtée. Mais si la grève a été partielle, elle a été imposante et impressionnante. Elle est d’ailleurs restée parfaitement calme depuis le premier jour jusqu’au dernier : on peut toutefois se demander ce qui serait arrivé si elle avait duré quelques jours de plus et si, à l’ardeur croissante des esprits, étaient venues s’ajouter les souffrances qu’entraînent la misère et les privations.

Quel en a été l’objet ? Les ouvriers demandaient-ils, sur un point quelconque, l’amélioration de leur situation ? Non, et c’est là ce qui fait l’originalité de cette grève : les ouvriers demandaient le suffrage universel ou, pour parler plus exactement, l’égalité devant le scrutin. Tous les citoyens, en effet, ont le droit de vote en Belgique, mais les uns disposent de deux voix, quelquefois même de trois, tandis que les autres n’en ont qu’une, inégalité qui a fini par leur devenir intolérable. Le parti libéral et le parti socialiste lui ont attribué les déceptions électorales qu’ils ont éprouvées. Aussi le moment est-il venu où la fraction la plus ardente de ces deux partis a perdu patience et a résolu d’exercer sur les pouvoirs publics la force d’intimidation et de contrainte qui devait résulter de la grève. La fraction la plus ardente, disons-nous, et en effet, sans même parler des libéraux, les chefs les plus intelligens du parti socialiste déconseillaient la grève et ont fait de sincères efforts pour l’empêcher ; mais le mouvement venu d’en bas a été le plus fort et, bon gré mal gré, les chefs ont été obligés de suivre leurs troupes. Ils ont été du moins pour beaucoup, c’est une justice à leur rendre, dans le caractère pacifique que la manifestation a conservé jusqu’à la fin. Un pareil mouvement n’en est pas moins très condamnable. La grève est une arme économique, rien n’est plus dangereux que d’en faire une arme politique : c’est obliger la majorité du pays de céder à une minorité audacieuse et résolue, pour peu que celle-ci ait entre les mains le moyen d’arrêter le fonctionnement d’un organe indispensable à la vie nationale. On voit les conséquences possibles. Le vote plural est d’ailleurs très défendable en bonne doctrine, et peut-être le principal mérite du suffrage universel pur et simple, tel qu’il se pratique chez nous, est-il qu’on ne peut rien depiander au delà, ce qui supprime beaucoup de questions difficiles qui prennent facilement un caractère de violence révolutionnaire. Mais il y a quelque puérilité à croire que le suffrage universel égal pour tous les citoyens soit une panacée : les libéraux et les socialistes belges s’en apercevront, à leur tour, quand ils l’auront.

Quoi qu’il en soit, on ne saurait admettre que des questions de ce genre soient résolues par l’intervention menaçante d’une seule classe de la société, de la classe ouvrière, et le gouvernement belge a eu raison de dire qu’il ne céderait pas devant une intimidation de cette nature. Il a fait cette déclaration aux bourgmestres qui étaient venus l’entretenir de la situation : ceux-ci en ont conclu un peu vite que, si la menace était retirée, le gouvernement céderait. Le parti socialiste a fait savoir alors qu’il renonçait à la grève ; mais il entendait le faire conditionnellement et, ne voyant rien venir du côté du gouvernement, il s’est cru joué. Rien n’a pu dès lors le retenir : la grève a été déclarée. Le chef du Cabinet, M. de Broqueville, avait dit pourtant que, si la Commission chargée d’étudier la loi électorale provinciale et communale trouvait, au cours de ses travaux, une « formule meilleure » pour les élections législatives elles-mêmes, il ne s’opposerait pas à ce que les députés en entretinssent leurs électeurs : ce qui signifiait, sans doute, que la question serait posée sur le terrain électoral. C’est de cette déclaration que le parti socialiste n’a pas voulu se contenter au moment où il a commencé la grève : il s’en faut pourtant de bien peu que ce soit de celle-là même qu’il s’est contenté pour la terminer. La Chambre a voté, avec l’adhésion du gouvernement, un ordre du jour qui reprenait, sans y changer grand’chose, ces déclarations de M. de Broqueville et qui se terminait par la condamnation de la grève générale. Le parti socialiste a trouvé là, au moins pour le moment, une satisfaction suffisante et la grève a pris fin, non sans avoir coûté très cher aux ouvriers qui l’ont faite et au pays qui l’a subie. On aurait, semble-t-il, pu en faire l’économie. Elle a causé, pendant quelques jours, des préoccupations très sérieuses et elle laisse pour l’avenir un exemple très dangereux.

En somme, ni d’un côté, ni de l’autre, on n’a poussé les choses tout à fait à bout et l’ordre du jour voté par la Chambre indique la possibihté d’une solution plutôt que cette solution elle-même. Mais on s’était engagé dans une mauvaise voie et c’est sagesse de n’y avoir pas persisté. Le gouvernement a obtenu ce qu’il voulait, à savoir la cessation de la grève devant une parole de bonne volonté, qui le laisse libre de ses déterminations futures. Il est néanmoins à croire qu’il tiendra compte de l’épreuve qu’il vient de traverser et que la loi électorale ne sera plus considérée par lui comme intangible, puisqu’il a admis l’hypothèse qu’elle pourrait être le résultat d’une « formule meilleure. »

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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