Chronique de la quinzaine - 31 mai 1911

Chronique n° 1899
31 mai 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




On ne peut que s’incliner devant un cercueil prématurément ouvert et devant le lit d’un blessé. L’effroyable catastrophe qui, le 21 mai dernier, a coûté la vie à M. Berteaux et qui, pour plusieurs semaines, a réduit M. Monis à l’immobilité est un de ces coups du sort qui, par une tragique leçon de choses, nous rappellent ce qu’il y a d’instable et de fatal dans la condition humaine, et on serait tenté de dire, avec le plus grand des orateurs chrétiens : Et nunc erudimini… Ce n’est pas le moment de juger l’œuvre politique de M. Berteaux : nous l’avons fait assez souvent et assez librement pendant sa vie pour avoir le droit de nous en taire le lendemain de sa mort. Et au surplus, ce moment reviendra-t-il jamais ? M. Berteaux était un de ces hommes qui tiennent une large place de leur vivant, mais que la tombe prend tout entiers. Sa disparition peut cependant avoir quelque influence sur la classification des partis à la Chambre. Il avait de l’activité, de l’entregent, du liant, des moyens d’action qui tenaient à son caractère et à sa fortune, et le groupe radical socialiste lui devait en partie son apparente solidité. Le ministère également. Sa mort peut amener en tout cela des modifications prochaines. Il s’en est fallu de peu que le même accident fit deux victimes. Heureusement M. Monis, dont l’état avait inspiré d’abord des inquiétudes, a été bientôt hors de danger : hors de danger disons-nous, mais non pas, politiquement, hors de cause. La question s’est posée tout de suite de savoir si, cloué sur son lit, il pourrait remplir sa tâche de président du Conseil : elle n’est pas encore résolue.

Nous n’avons, pour notre compte, aucune répugnance à voir M. Monis conserver la présidence, pourvu qu’il puisse l’exercer. Si un nouveau ministère devait indiquer une nouvelle orientation de notre politique, il vaudrait la peine de le former ; mais dans l’état d’anarchie où est aujourd’hui la Chambre, à changer les personnes on ne changerait pas les choses, et alors où serait l’avantage ? Un président du Conseil alité est un symbole assez exact de la situation actuelle, et nous ne sommes pas bien sûrs que le ministère ne soit pas, sinon plus fort, au moins plus durable, dans les conditions présentes qu’il ne l’était auparavant. Comment renverser un homme qui est dans l’impossibilité d’affronter la bataille et qui, au point de vue parlementaire, peut invoquer le plus légitime des alibis ? Il y a d’ailleurs, sans que peut-être elle s’en rende distinctement compte elle-même, quelque chose qui plaît à la Chambre dans cette absence du gouvernement. Toutes ses tendances sont à la confiscation du pouvoir exécutif à son profit, et elle trouve des facilités inespérées dans la maladie du président du Conseil. M. Jaurès tient plus que jamais à la conservation de ce ministère ; il y tenait, on le sait, avant la catastrophe d’Issy-les-Moulineaux ; il y tient encore davantage après, et il a raison. L’éclipse partielle du gouvernement fait fort bien son affaire et, pour ce motif même, elle ne ferait pas la nôtre, si nous pouvions espérer un ministère qui remplirait plus activement su fonction que celui-ci ; mais où en trouver les élémens ? L’expérience de ce minimum de gouvernement se fera donc jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au jour où les inconvéniens en seront trop manifestes. En attendant, comme il faut borner ses désirs, nous les réduisions à avoir un général au ministère de la Guerre et satisfaction nous a été donnée. M. Monis y a eu quelque mérite. La nouvelle de la résolution qu’il avait prise à ce sujet a produit quelque émotion dans le monde parlementaire. Les journaux ont raconté que le jour même des obsèques, derrière le cercueil de M. Berteaux, une sorte de club s’était spontanément formé où on discutait en plein air, comme on l’aurait fait dans les couloirs de la Chambre, la grave question d’un ministre militaire ou d’un ministre civil. La majorité était naturellement pour le civil : si le militaire l’emportait, elle demandait du moins qu’on lui réservât un sous-secrétariat d’État, et nous féliciterions encore M. Monis de la résistance qu’il a faite sur ce point si le Temps n’avait expliqué que l’embarras aurait été inextricable de choisir entre un trop grand nombre de candidats. On parlait déjà pour le lendemain d’un conseil des ministres mouvementé ; M. Monis a fait acte d’autorité ; il a annoncé le choix qu’il avait fait du général Goiran, et tout le monde s’est incliné, ce qui ne veut pas dire que tout le monde se soit sincèrement résigné. Nous ne connaissons pas le nouveau ministre, mais la nécessité d’avoir aujourd’hui un général à la Guerre s’imposait avec évidence, et nous sommes heureux qu’on l’ait reconnue. Pour le reste, nous ferons comme tout le monde ; nous laisserons à l’expérience le soin de montrer si le gouvernement peut se passer d’une tête non seulement agissante, mais présente. Le jour de la rentrée de la Chambre, les reporters ont interrogé les députés présens pour connaître, à ce sujet, leur opinion. L’un d’eux, — nous nous excusons d’avoir oublié son nom, — a répondu qu’il était bien regrettable que l’accident du 21 mai ne fût pas arrivé pendant les vacances, parce qu’alors il n’aurait eu aucun inconvénient. Ce député est un sage ; son observation est pleine de sagacité. Si le Parlement était en vacances, il est clair que M. le président du Conseil n’aurait pas à figurer sur le banc des ministres et à monter à la tribune ; il ‘pourrait gouverner de sa chambre à coucher. Par malheur, l’accident est arrivé au moment même où le Parlement allait se réunir, et c’est ce qui rend la situation si embarrassante. Nous ne nous chargeons pas de dire comment on en sortira.

Il avait été convenu, lorsque la Chambre s’est séparée avant Pâques, que, dès son retour, elle s’attaquerait enfin au grand problème de la réforme électorale. Beaucoup de mauvaises volontés avaient agi discrètement, sournoisement, pour éloigner ce calice des lèvres de la Chambre, car c’est un calice, et il est amer : néanmoins, le moment est venu où toutes les échappatoires se sont trouvées fermées et où il a fallu prendre la coupe en main pour la vider d’une manière ou d’une autre. On l’a senti ; le rendez-vous a été donné par les uns et accepté par les autres, il n’y avait plus à reculer. Les choses en étaient là lorsque est arrivé le sinistre événement du 21 mai. Alors la proposition a surgi de mettre en tête de l’ordre du jour la discussion du programme naval. Nous sommes les premiers à reconnaître l’intérêt vif et urgent qui s’attache à cette discussion, et peut-être la présence de M. le président du Conseil n’y est-elle pas indispensable ; celle de M. le ministre de la Marine peut à la rigueur y suffire. Cependant, et M. Delcassé doit s’en souvenir mieux que personne, les présidens du Conseil d’autrefois ont tenu à dire leur mot dans les débats de ce genre, puisque c’est au cours de l’un d’eux qu’il a eu l’occasion de renverser M. Clemenceau : et M. Monis, alors qu’il était sénateur, ne s’est nullement désintéressé des questions maritimes, il s’en était même fait une sorte de spécialité. La proposition de mettre le programme naval en tête de l’ordre du jour est donc apparue comme une nouvelle tentative d’ajourner la réforme électorale. Ses partisans ont énergique mont protesté, et leur protestation a trouvé tant d’écho qu’il a bien fallu en tenir compte. Le conseil des ministres, réuni autour du lit de M. Monis, a décidé que l’ordre du jour de la Chambre ne serait pas modifié : on peut enfin espérer qu’un grand débat va s’ouvrir sur le scrutin de liste et la représentation proportionnelle.

La réforme est mûre, elle ne le sera jamais davantage, l’heure a sonné pour tous de s’en expliquer avec franchise, et le mouvement d’opinion qui s’est manifesté aux élections dernières donne à croire que le pays ne tolérerait pas un avortement. La Chambre ne saurait se dissimuler qu’elle est peu populaire ; elle a mal débuté ; la longueur inusitée de la discussion du budget a donné une impression d’impuissance d’où résulte un commencement de discrédit, et ce discrédit serait complet si, après le budget, la Chambre se montrait incapable de mener à terme une réforme en faveur de laquelle se sont prononcés des millions d’électeurs. Elle s’en rend compte. Dans le parti radical, qui reste au fond attaché au scrutin de liste et qui usera pour le maintenir de toutes les ressources de la tactique parlementaire, des demi-conversions, au moins apparentes, se sont produites. Le temps n’est pas encore loin où M. Combes, cédant une fois de plus à sa manie d’excommunier tous ceux qui ne sont pas de son avis, mettait hors de la République les partisans du scrutin de liste et de la représentation proportionnelle ; il dénonçait les intrigues et les coalitions inavouables perfidement ourdies par eux ; et, de son côté. M. Pelletan déployait toute sa verve pour défendre le scrutin d’arrondissement si injustement, si méchamment attaqué. Ce scrutin était l’arche sainte de la République. Les temps sont changés, puisque M. Combes et M. Pelletan se résignent aujourd’hui au scrutin de liste. Il faut s’attendre à ce qu’ils l’entourent de conditions inadmissibles ; M. Pelletan, par exemple, refuse d’y adjoindre la représentation proportionnelle sans laquelle il aggraverait la situation au lieu de l’améliorer, en donnant aux majorités une force plus écrasante encore que celle d’aujourd’hui. Il y a, en tout cela, des malentendus volontaires, des équivoques calculées, que la discussion dissipera. Mais comment pourrait-elle se poursuivre à fond si M. le président du Conseil n’est pas au banc des ministres ? Qui pourrait parler en son nom ? Qui pourrait le remplacer ? On dit quelquefois que la question n’intéresse que la Chambre et qu’il lui appartient de la trancher souverainement. Puisqu’il s’agit de son mode de recrutement, à quoi bon une autre opinion que la sienne ? Ceux qui tiennent ce langage le font-ils sérieusement ? La vérité est qu’il n’y a pas de question qui intéresse plus le gouvernement et engage sa responsabilité davantage. Jamais à aucun moment, dans aucun pays, il ne s’en est désintéressé, et c’est pour n’avoir pas compris la solution à y donner que le gouvernement de Juillet a succombé en 1848. La situation actuelle présente donc l’antinomie suivante : il est impossible d’ajourner la discussion de la réforme électorale, la présence de M. le président du Conseil y est indispensable, M. Monis est dans l’impossibilité d’y assister. Le même cas se présentera plus d’une fois, d’une manière moins frappante, moins saisissante peut-être, mais avec le même caractère de nécessité d’une part et d’impossibilité de l’autre. Comment concilier ces élémens opposés ? Quelle que soit la juste estime dont jouit dans le monde parlementaire M. le garde des Sceaux Antoine Perrier, il ne saurait remplacer M. Monis. Encore une fois, nous n’avons aucune raison de désirer aujourd’hui une crise ministérielle qui ne modifierait pas sensiblement la situation politique et ne profiterait pas aux opinions modérées ; mais il faut que le gouvernement marche et le président du Conseil est provisoirement invalide. A chaque incident, on se tournera vers le banc du gouvernement pour demander un avis que personne n’aura autorité ni compétence pour donner. Alors que fera-t-on ? On passera outre ? C’est bien ce que nous craignons : il n’y a rien de plus redoutable que d’habituer une Chambre à se passer de gouvernement.

Tels sont les problèmes que la catastrophe du 21 mai a fait surgir de la manière la plus inopinée. Ils sont délicats et difficiles, sans doute. Aucun précédent n’aide à les résoudre, car le cas ne s’est pas encore présenté, dans notre histoire parlementaire, d’un président du Conseil condamné à une longue immobilité. Mais s’il n’y a pas de précédent qui puisse nous éclairer dans le passé, il est dangereux d’en créer un qui puisse égarer nos successeurs dans l’avenir.


Les considérations qui précèdent tirent des circonstances présentes une gravité particulière. Le gouvernement s’est lancé et nous a lancés avec lui dans l’affaire marocaine avec plus de hardiesse que de prudence. Il est allé à Fez. L’entreprise, nous l’avons toujours dit, n’était pas particulièrement difficile, mais elle devait ouvrir la porte à d’autres difficultés avec lesquelles nous allons maintenant être aux prises. Ce que nous écrivons au sujet de la marche sur Fez n’est pas pour diminuer le mérite de l’opération ; elle a été bien préparée et bien conduite ; nos officiers ont fait voir une fois de plus qu’ils étaient à la hauteur de toutes les tâches et nos soldats ont montré, avec leur courage habituel, une endurance et un entrain dignes des meilleurs jours de notre histoire militaire. Le drapeau français a été porté par des mains habiles et vaillantes et le pays en est justement fier. Au début, les opérations ont paru lentes et ceux qui, de leur cabinet, avaient calculé étape par étape en combien de jours on devait arriver à Fez ont eu quelques déceptions. Mais il ne s’agissait pas seulement d’arriver à Fez, il fallait y conduire des convois de vivres et de munitions, et ces convois, il a fallu d’abord les former. Tout cela demandait du temps ; il semble bien que le général Moinier en ait mis le moins possible, étant donné surtout qu’il partait de la mer, qu’il a été obligé d’attendre ses soldats, ses mulets, ses chameaux, enfin tout le matériel de guerre qui lui était envoyé d’Algérie et qui est arrivé dans un grand désordre. Nous persistons à croire qu’on aurait atteint Fez plus vite si on était parti de la frontière algérienne au lieu de partir de la Chaouïa, mais cette critique s’applique à notre gouvernement et non pas à nos officiers qui ont fait pour le mieux dans les conditions qui leur étaient imposées. Les nouvelles de Fez donnaient l’impression qu’il y avait urgence à débloquer la ville et à la ravitailler. Le général Moinier a dû à la fois faire bien et faire vite et il l’a fait avec une grande maîtrise. Le succès l’a récompensé. Lorsque le colonel Mangin et lui se sont embrassés, ils ont eu une émotion qui a été partagée par tout le pays. Nous avions vécu des jours d’angoisse en songeant aux dangers qui menaçaient les colonies européennes et nos instructeurs militaires. Quelque confiance que nous eussions dans nos officiers, et elle était grande, un accident pouvait toujours se produire. Et enfin nous risquions d’arriver trop tard : les craintes excessives que manifestaient à cet égard quelques journaux avaient peut-être quelque fondement. Grâce à Dieu, les nuages qui enveloppaient Fez ont été dissipés ; les Européens étaient saufs et ne paraissaient même pas avoir beaucoup souffert ; nos instructeurs militaires avaient repoussé tous les assauts tentés contre la ville ; l’artillerie dont ils disposaient les y avait puissamment aidés ; enfin les divisions survenues entre les assiégeans avaient, au dernier moment, facilité leur œuvre. Les assiégeans, en effet, avaient tiré leurs derniers coups de fusil les uns contre les autres et, quand notre corps expéditionnaire est arrivé en vue de Fez, ils s’étaient déjà dispersés, sentant sans doute que, pris entre les feux de la ville et ceux de nos soldats, une résistance sérieuse leur serait impossible. Ils ont donc disparu, mais on aurait tort de croire que ce soit sans esprit de retour. Probablement nous aurons une accalmie de quelques semaines. La saison des moissons est commencée et on sait qu’elle suspend toujours les hostilités au Maroc. Il faut profiter de ce temps de répit pour mettre Fez à même de repousser un retour offensif des tribus rebelles et le Sultan en situation d’exercer son autorité, sans nous faire d’ailleurs illusion sur ce qu’elle conserve de précaire. Le Sultan nous a appelés, nous sommes allés à son secours, nous l’avons sauvé : ce ne sont pas là des recommandations pour lui auprès de ses sujets. Le problème marocain reste le même qu’auparavant. Quelques journaux ont conclu de la rapidité et de la facilité de notre marche sur Fez qu’on s’était fait illusion sur les résistances que le Maroc pouvait nous opposer, et ils ne sont pas éloignés d’en conclure que nous n’avons qu’à marcher de l’avant pour être les maîtres du pays. À cet optimisme complaisant nous ne voulons pas opposer un pessimisme exagéré ; mais, n’ayant pas cessé de répéter que les difficultés véritables commenceraient quand nous serions à Fez, ce n’est pas au moment où en effet nous y sommes que nous les croirons supprimées.

Notre principale inquiétude vient de ce que notre gouvernement n’a jamais fait ce qu’il s’était tout d’abord proposé. Rien que son œuvre marocaine n’ait encore duré que quelques semaines, elle a traversé plusieurs phases différentes. Dans la première, il n’était nullement question d’aller à Fez ; le gouvernement protestait de sa ferme intention de ne pas le faire et nous ne doutons nullement de sa sincérité. Nous sommes moins sûrs de sa fermeté. Comment pourrait-il en être autrement puisque, dans une seconde phase qui a succédé très vite à la première, le gouvernement a envoyé dans la Chaouïa des forces considérables dont la poussée en quelque sorte mécanique devait le faire avancer plus ou moins loin, mais enfin le faire avancer dans la direction de Fez. C’est ce qui est arrivé ; mais alors le Conseil des ministres a décidé que nos colonnes s’arrêteraient à une certaine distance de la ville, laissant aux troupes chérifiennes le soin de faire le reste du chemin. Cette solution nous semblait sensée, et d’autres, plus entreprenans que nous, s’en contentaient : malheureusement, pendant que nous étions occupés à en faire ressortir les mérites, le Conseil des ministres se réunissait de nouveau et, sans donner d’ailleurs le motif de sa conversion, décidait cette fois qu’on irait à Fez, — mais qu’on n’y resterait pas. On n’y restera pas ? Nous serions fort aise qu’on pût effectivement ne pas y rester après y être allé ; ce ne sera pas aisé ; le gouvernement joue la difficulté ; mais enfin, soit : nous attendons la réalisation de cette dernière promesse et nous souhaitons qu’elle soit tenue. Il ne peut évidemment pas s’agir de quitter Fez du jour au lendemain, sans avoir pris aucune précaution contre le retour de la situation qui nous y a amenés ; personne ne comprendrait qu’après avoir fait cet effort, nous nous exposions à le recommencer dans quelques mois. Mais alors que faire ? Deux questions s’imposent à nous, une question politique et une question militaire. La première n’est pas la moins délicate à résoudre. Elle consiste à savoir quelle doit être notre attitude à l’égard du Sultan.

Si nous l’avons sauvé, ce n’est sans doute pas à cause de l’intérêt que nous prenons à sa personne. Avant de monter sur le trône en y supplantant son frère, Moulaï Hafid, probablement bien conseillé par des personnes qui connaissaient l’Europe, se présentait à elle comme un prince éclairé, modéré, humain, presque philosophe, au point que M. Jaurès en était émerveillé et n’en parlait qu’avec tendresse. Mais depuis, Moulaï Hafid a démenti toutes ces belles promesses, au point que M. Jaurès n’en dit plus rien et que nous n’en dirons rien nous-mêmes, puisque nous ne pourrions en dire que du mal, ce qui, dans les circonstances présentes, serait plus nuisible qu’utile. Moulaï Hafid est détesté de ses sujets et le concours que nous venons de lui prêter n’est pas de nature à lui refaire une popularité. Toutefois, ce concours nous engage dans une certaine mesure et, sans aimer le Sultan pour lui-même, sans espérer qu’il se fasse aimer par les autres, nous devons lui fournir quelques moyens de se soutenir. Ne nous dissimulons pas que ces moyens sont surtout pécuniaires ; tant qu’il aura de l’argent, le Sultan trouvera des soldats ; mais comment lui fournir de l’argent ? Le Maroc a déjà une dette écrasante, qui provient en grande partie des opérations militaires faites par nous et par les Espagnols, dans son intérêt, nous le voulons bien, dans celui de la civilisation à coup sûr, mais non pas dans celui de ses finances. Nous venons de procéder à une nouvelle expédition militaire, plus importante encore que les précédentes, et qu’il est encore plus naturel de faire payer par le Sultan, puisqu’il nous a appelés. Cependant il y a une limite à tout, et nous nous demandons avec inquiétude quelle est la vraie situation pécuniaire de Moulaï Hafid. Point d’argent, point de Suisses, disait-on autrefois : avec quelques variantes dans les termes, la même affirmation s’applique au Maroc d’aujourd’hui. La première question à y résoudre est donc financière, et de sa solution dépend celle de presque toutes les autres. Avec de l’argent et quelques instructeurs français, le Sultan pourra lever et entretenir la petite armée dont il a besoin pour ne pas être exposé une fois de plus aux cruelles péripéties dont il vient de sortir. Avec de l’argent aussi, il pourra ravitailler Fez en vivres et en munitions, de manière à soutenir un long siège et à donner aux assiégeans le temps de se quereller entre eux et de se débander. Enfin il nous importe grandement de prendre des mesures pour que, dès qu’un danger sérieux se manifestera, les colonies européennes soient conduites, dans un port où elles seront en sécurité. Leur présence à Fez, au cours des derniers événemens, a singulièrement contribué à émouvoir la sensibilité générale. C’étaient comme des otages que nous avions en pays ennemi et qu’il fallait dégager et sauver à tout prix. Quant aux instructeurs européens, sans doute il convient d’en mettre à la disposition du Sultan, mais à la condition que, préparant et faisant la guerre, ils soient considérés comme des belligérans au service du Maghzen, et que nous ne nous considérions pas comme contraints nous-mêmes d’engager à leur service toute la politique de notre pays. La situation étant détendue aujourd’hui, on peut parler avec plus de sang-froid. De deux choses l’une : ou il faut renoncer à avoir à l’étranger des instructeurs militaires et les rappeler, ou il faut admettre qu’ils suivent le sort de la guerre cl, tout en admirant leur héroïsme, ne pas leur subordonner les intérêts de la France elle-même. Ce qui vient de se passer montre combien il est facile chez nous, en faisant appel au sentiment, d’égarer la raison : c’est un inconvénient auquel nous ne devons pas nous exposer à nouveau.

Quand nous aurons pris toutes ces mesures, nous aurons fait pour le Sultan tout ce que nous pouvons faire : nos devoirs envers lui, à supposer que nous en ayons, ne vont pas plus loin et ce n’est pas parce que nous venons de le tirer d’affaire que nous sommes liés avec lui, quoi qu’il fasse, indéfiniment. Que nous importe sa personne ? Notre intérêt est sans doute que l’ordre se rétablisse au Maroc, mais cet intérêt n’est pas assez grand pour que nous rétablissions l’ordre nous-mêmes et partout. On nous dit que l’Acte d’Algésiras pose en principe la souveraineté du Sultan et que cette souveraineté ne sera réelle que lorsque nous aurons pacifié le Maroc au profit de Moulai Hafid. Une telle conception nous conduirait loin dans un pays où l’anarchie a toujours existé et où elle existera encore longtemps. Nous y serons cependant amenés peu à peu, par la force même des choses, si nous restons à Fez plus longtemps qu’il n’est nécessaire. Inévitablement, nous serons alors entraînés dans les intrigues du pays et nous y prendrons part. Le Sultan et ses grands vassaux vivent d’exactions. On a comparé cette situation à celle qui existait en Europe au moyen âge et il y a sans doute entre elles quelques analogies, mais il y a aussi des différences profondes qui tiennent en grande partie à la supériorité morale du christianisme sur l’islamisme et aux progrès que la civilisation avait faits chez nous par la pénétration des influences latines. L’état du Maroc est beaucoup plus violent et brutal que ne l’était celui de l’Europe médiévale, cette violence et cette brutalité n’étant contre-balancées et atténuées par rien. Elles le seront un jour par la pénétration des influences européennes et surtout françaises, mais c’est là une œuvre de longue haleine : nous avons même intérêt à ce qu’il en soit ainsi, parce que, si le temps n’était pas notre collaborateur, c’est la force qui devrait l’être, et nous avons les meilleurs motifs d’y recourir le moins possible. On rencontre aujourd’hui des stratégistes modern-style pour lesquels le Maroc est une proie facile ; il suffit, à les entendre, de tendre la main pour la cueillir ; mais tous les militaires qui ont étudié le pays sont d’accord pour dire que sa conquête, si nous avions l’imprudence de nous y engager, serait longue et coûteuse et qu’elle immobiliserait une partie importante de nos forces pendant un nombre d’années impossible à déterminer exactement. Sont-ce les premiers qui ont raison, ou les seconds ? A comparer la valeur des témoignages, évidemment ce sont ceux-ci et il y aurait une légèreté inqualifiable à partir en guerre sur la foi de ceux-là. La situation de l’Europe est aussi pour nous un motif de prudence. Certes, elle est pacifique. De quelque côté qu’on se tourne, on ne voit que des gouvernemens amis de la paix et résolus à la maintenir ; mais les meilleures résolutions peuvent être déjouées par des fatalités imprévues, et nul aujourd’hui n’oserait dire qu’il a conclu avec la paix un bail à long terme. Au surplus, les destinées du monde ne dépendent pas seulement de la guerre et des solutions foudroyantes qu’elle apporte. Les guerres sont heureusement devenues rares : cependant on voit tous les jours telle nation grandir en autorité, en prestige, en prospérité, et d’autres s’amoindrir et décliner. Les unes obtiennent des succès diplomatiques importans, les autres subissent de véritables revers. A quoi tiennent ces changemens, ces oscillations dont nous sommes tous les jours témoins, si ce n’est à l’impression que les divers pays donnent de leur force actuellement disponible ? Il est fâcheux sans doute que la force matérielle ait à travers le monde cette valeur déterminante, même en dehors des champs de bataille, mais il en est ainsi, et il en sera ainsi longtemps encore : dès lors, quelque intérêt que le Maroc présente pour nous, nous devons conserver disponible la totalité de nos forces. Si nous avions une armée coloniale qui nous permît de faire de grandes expéditions extra-européennes sans emprunter à notre armée continentale, ou même à notre armée algérienne, quelques-uns de leurs élémens essentiels, nous raisonnerions peut-être autrement ; mais nous venons de constater que nous n’avons qu’un embryon d’armée coloniale et, pour faire notre opération marocaine, il a fallu dégarnir l’Algérie dans des proportions qui, à la longue, pourraient y constituer un danger. Juge-t-on ces données insuffisantes ? Qu’on interroge l’histoire : il ne faut pas remonter bien haut pour y trouver l’exemple d’expéditions qu’aucune nécessité ne nous imposait et qui, nous privant de nos forces au moment où nous en aurions eu le plus grand besoin, ont diminué notre confiance en nous-mêmes et paralysé notre action. Ces leçons du passé nous ont coûté assez cher pour que leur enseignement nous profite.

Bien que nous l’ayons dit plusieurs fois déjà, il n’est peut-être pas inutile de répéter que nous devons nous attacher à l’Acte d’Algésiras comme à une sauvegarde de notre situation au Maroc. Il n’est pas parfait assurément, mais s’il venait à être déchiré, rien ne prouve qu’il serait remplacé par un meilleur. Ici encore laissons le temps faire son œuvre et contentons-nous du présent en le corrigeant et en l’améliorant peu à peu. À ce point de vue, plus tôt nous quitterons Fez, mieux cela vaudra. Il restera pour nous le prestige d’une opération qui nous a amenés en peu de jours sous les murs de la ville. Fez semblait intangible ; les Marocains ont vu qu’elle ne l’était pas et ils y regarderont à deux fois avant de nous mettre dans l’obligation de leur donner une nouvelle démonstration de notre supériorité utilitaire. Ils nous craindront désormais davantage ; appliquons-nous maintenant à les rassurer en leur montrant que nous n’avons pas l’intention de les conquérir et de les gouverner. Respectons provisoirement leurs mœurs, même lorsqu’elles ne sont pas respectables, puisque nous ne pouvons pas les changer d’un seul coup. Cette conduite, pratiquée avec persévérance, portera ses fruits qu’il ne faut pas chercher à cueillir avant l’heure : le temps travaille pour nous. Mais cette conduite est toute une politique, et ce que nous avons dit en commençant de la mobilité, de la versatilité, de l’impressionnabilité de notre gouvernement nous fait craindre qu’il ne sache pas l’adopter avec une fermeté suffisante. Puisse l’événement dissiper ces craintes !


Les Alsaciens-Lorrains ont eu une cruelle déception. Ils comptaient sur le Centre pour les aider à repousser le projet de constitution que le gouvernement impérial a préparé pour eux : le Centre, en effet, les avait appuyés lors de la première lecture du projet, mais il les a abandonnés et a voté le projet en seconde et en troisième lecture. A quels intérêts d’ordre politique intérieur correspond cette volte-face, on le saura mieux sans doute quand viendront les élections, qui sont prochaines, car les questions relatives à l’Alsace-Lorraine sont envisagées, au Reichstag, non pas en vue des provinces annexées, mais bien de combinaisons parlementaires dont la complication nous échappe quelquefois. Les socialistes, eux aussi, ont voté le projet de constitution, et Bebel lui-même avec une grande tristesse dans le ton, a défendu pour la première fois, a-t-il dit, un projet du gouvernement. Aussi le projet a-t-il réuni une grande majorité : il n’a rencontré d’opposition absolue que chez les conservateurs qui n’admettent aucun changement, aucune amélioration dans le sort des Alsaciens-Lorrains et qui ont rompu en paroles amères avec le chancelier. Cette rupture créera peut-être, dans l’avenir, des difficultés à M. de Bethmann-Hollweg qui, en attendant, a obtenu un incontestable succès personnel. Il est d’ailleurs impossible, en l’écoutant, de ne pas rendre hommage à sa loyauté ; il croit avoir fait tout ce qui est possible aujourd’hui ; il promet mieux pour l’avenir ; ce n’est, dit-il, qu’un commencement. Acceptons-en l’augure : mais c’est un rôle ingrat que de vouloir faire le bonheur des gens contre leur idée, et les Alsaciens-Lorrains repoussent le prétendu présent qu’on leur donne, ou qu’on leur inflige. On aurait tort de compter sur leur reconnaissance.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.