Chronique de la quinzaine - 14 juin 1911

Chronique n° 1900
14 juin 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous continuons d’avoir un gouvernement alité, situation nouvelle dans notre histoire politique, qui n’est pas sans quelques avantages pour le gouvernement lui-même parce qu’il est plus difficile de l’atteindre, mais n’est pas sans inconvéniens pour nous, c’est-à-dire pour nos affaires. On la bien vu à la Chambre, le 7 juin dernier. Il s’agissait de la délicate, de l’inextricable question des délimitations de la Champagne, qui a déjà causé beaucoup de tourmens à la Chambre et au Sénat et qui, suivant toutes les apparences, ne leur en causera pas moins dans l’avenir. L’attitude du gouvernement a dépassé en incohérence ce qu’on avait encore vu jusqu’alors. Il a fallu que M. le garde des Sceaux quittât le Palais-Bourbon pour aller consulter M. le Président du Conseil qui, de son lit, lui a dicté une sorte de message en contradiction absolue avec les déclarations qu’il venait de faire lui-même à l’ouverture de la séance. L’embrouillamini était à son comble et M. Caillaux, ministre des Finances, n’a pas réussi à le dissiper le lendemain. De guerre lasse, la Chambre a voté l’ordre du jour pur et simple, puis a tout renvoyé à plus tard. C’est sans doute ce qu’il y avait de mieux à faire dans le désarroi général où on était, mais ce n’est pas une solution. La question reste ouverte avec l’aggravation que l’effervescence des esprits peut lui donner d’un moment à l’autre dans les départemens intéressés. Telles sont les choses en gros : en voici maintenant quelques détails.

On sait que le gouvernement, par une fâcheuse interversion des rôles, avait remis au Conseil d’État le soin de rédiger un décret qu’il déclarait accepter d’avance les yeux fermés et dont il endosserait la responsabilité. Rarement président du Conseil a été aussi maltraité que M. Monis lorsqu’il a fait connaître au Sénat son projet d’abdication devant le Conseil d’État ; les protestations se sont c élevées sur tous les bancs de l’assemblée. Le sentiment de la Chambre n’a pas différé de celui du Sénat ; toutefois, comme tout s’est borné à des manifestations de séance et qu’il n’y a pas eu de vote formel. M. Monis a persisté dans sa résolution de ne prendre aucune initiative personnelle et de se conformer docilement à celle qui serait prise ailleurs. Il n’y a pas eu, disons-nous, de vote formel sur ce point particulier, mais il y en a eu un sur la question plus générale des délimitations : le Sénat a désapprouvé une mesure qui met la division dans le pays et il a invité le gouvernement à préparer une législation nouvelle. C’est là une indication dont il serait dangereux pour le gouvernement de ne pas tenir compte, mais lui seul a autorité pour le faire ; le Conseil d’État ne peut plus ici lui servir de paravent, car il n’a aucune compétence en matière législative ; il ne fait pas les lois, il ne les modifie pas, il ne peut qu’aider à leur application. Il lui était donc interdit de toucher à celles qui ont créé les délimitations : son rôle se bornait à donner un avis sur la manière dont elles seraient faites. Enfermé dans ce cercle étroit, le Conseil d’État a rédigé un décret qui créait deux zones dans la Champagne : la première comprend en gros le département de la Marne ; — nous négligeons le détail des communes qui y sont rattachées ou en sont distraites ; — elle s’appellera la Champagne tout court. L’autre comprend le département de l’Aube et s’appellera la Champagne, deuxième zone. Entre l’appellation de deuxième zone et celle de deuxième classe ou de deuxième catégorie, la différence pratique est insensible : il est clair que les vins de l’Aube sont mis dans un état d’infériorité à l’égard des vins de la Marne, et cela est tellement vrai que si le viticulteur de la Marne mêle aux siens des vins de l’Aube, ses propres vins tomberont dans l’appellation de la seconde zone ; du coup, ils seront déclassés. Le département de la Marne est satisfait comme on peut le croire, mais le département de l’Aube est furieux. Quelle forme prendra la manifestation du mécontentement de l’Aube ? Il faut souhaiter que l’ordre matériel ne soit pas troublé ; le gouvernement, cette fois averti, serait inexcusable de n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour cela ; mais si l’agitation ne se traduit pas par des actes révolutionnaires, elle persistera longtemps dans les esprits et dans les cœurs.

À peine le décret du Conseil d’État a-t-il été connu que des interpellations ont été déposées à la Chambre. M. Brisson a demandé que jour le gouvernement proposait pour les discuter : c’est alors que M. le garde des Sceaux, probablement ému, troublé des conversations qu’il avait eues dans les couloirs et de l’état des esprits qu’il y avait constaté, a demandé à la Chambre de réserver la fixation de cette date, en ajoutant que le gouvernement déposerait le lendemain au plus tard des projets de loi pour ouvrir un recours devant les tribunaux civils aux personnes qui se croiraient lésées. Qu’est-ce que cela voulait dire ? M. Jaurès a demandé s’il fallait comprendre qu’aucun décret n’interviendrait avant que la Chambre se fût prononcée sur la question, et M. Lenoir si le gouvernement entendait faire appel à la Chambre du décret du Conseil d’État. Visiblement décontenancé, M. le garde des Sceaux a déclaré qu’il allait en référer à l’intérieur. — Les interpellateurs demandent, a-t-il dit, que la publication du décret soit suspendue jusqu’à ce que la Chambre ait statué ; il est probable que cette publication n’aura pas lieu avant le dépôt du projet de loi ; la question sera vidée ultérieurement. — Ainsi M. Antoine Perrier admettait comme vraisemblable que la publication du décret serait ajournée jusqu’après le dépôt des projets de loi. À ce moment, le décret paraissait quelque peu malade, mais M. Perrier n’était sûr de rien : on l’a vu descendre de la tribune et sortir de la salle des séances, puis du Palais-Bourbon, pour aller conférer avec M. Monis. Spectacle étrange, qui a montré mieux que tous les commentaires de la presse ce qu’on nous permettra d’appeler l’absurdité de la situation.

Le temps a coulé, les heures ont passé, enfin M. le garde des Sceaux a reparu, porteur d’une lettre que, pour plus de sûreté, M. le président du Conseil lui avait écrite, ou dictée. M. le garde des Sceaux en a donné lecture en toute modestie : elle contenait le désaveu le plus complet de tout ce qu’il avait dit à la Chambre. Le décret est signé, il devait être publié le lendemain même au Journal officiel ; cependant M. le président du Conseil consentait à un retard de vingt-quatre heures. À quoi bon ? On aurait compris un ajournement jusqu’au moment où la Chambre aurait pu se prononcer, et c’est bien ce que M. le garde des Sceaux avait fait espérer, mais un retard de vingt-quatre heures ne rimait à rien. « Vous avez, disait en outre M. Monis, entretenu la Chambre de l’intention du gouvernement de déposer sur son bureau deux projets relatifs à la procédure des délimitations et à la poursuite des fraudes par les syndicats. Ces deux projets n’ont pas de relation directe avec le décret de délimitation de la Champagne. Ils sont inspirés par divers ordres du jour précédemment votés par le Parlement et répondent à des préoccupations d’ordre général étrangers au décret de délimitation qui va être promulgué. » Ce n’est pas ce que M. le garde des Sceaux avait compris, puisqu’il avait admis que le dépôt des projets de loi était de nature à ajourner la publication du décret ; mais s’il s’est trompé, son erreur est excusable. Il n’y avait rien de surprenant, en effet, à ce que le projet de loi qui donnera plus de force aux syndicats contre la fraude rendît les délimitations inutiles et en amenât la suppression. Ce sera peut-être la conclusion de cette affaire. En attendant, quelle anarchie dans le gouvernement ! Quelle difficulté de se mettre d’accord ! Quelles contradictions déconcertantes ! Finalement, M. le président du Conseil faisait savoir dans sa lettre que M. le ministre de l’Agriculture et M. le ministre des Finances étaient chargés de soutenir la discussion des interpellations. À eux la parole ; M. le garde des Sceaux n’avait plus qu’à la leur passer. M. Pams et M. Caillaux se sont efforcés de mettre un peu plus de clarté dans le débat : ils n’y sont point parvenus. M. le ministre des Finances a des idées de gouvernement, un peu étroites peut-être, mais qu’on aime à entendre exprimer dans un moment où, grâce au relâchement général, tous les pouvoirs sont confondus. Il a contesté à la Chambre le droit de juger un acte de l’exécutif avant qu’il fût définitivement accompli, et même de faire connaître à l’avance son opinion propre pour que l’exécutif s’y conformât. Il a revendiqué la liberté d’initiative du gouvernement, bien entendu sous sa responsabilité. Ce sont là des principes auxquels il ne faudrait pas donner dans la pratique un caractère trop absolu ; à trop tendre le fil, il casserait ; et ce n’est peut-être pas à un gouvernement qui vient de se subordonner au Conseil d’État qu’il convient de réclamer, en la poussant à l’extrême, son indépendance préalable à l’égard de la Chambre.

Nous convenons d’ailleurs avec M. Caillaux que, même si on veut la changer, il faut tenir compte de la situation actuelle en Champagne. On l’a créée artificiellement, mais légalement : de là sont nés des intérêts qu’on ne peut pas sacrifier du jour au lendemain. « Le gouvernement, a dit M. Caillaux, ne peut pas entrevoir la suppression des délimitations administratives, tant que le Parlement n’aura pas substitué au régime actuel un régime donnant des garanties égales aux producteurs de toutes les régions. » Ces paroles ne sont pas bien claires assurément, mais elles appellent une législation nouvelle qui, lorsqu’elle sera faite, permettra de supprimer les délimitations : toute la question est de savoir si le gouvernement entend préparer cette législation en lui donnant ce but franchement défini. L’opinion de la ; Chambre et du Sénat ne semble pas douteuse : elle est contraire au maintien des délimitations. Celle du ministère est plus confuse : il faudra pourtant bien qu’il s’explique. On le ménage volontiers au Palais-Bourbon et au Luxembourg, parce que, dans l’incertitude du lendemain, personne ne croit avoir intérêt à le renverser. Mais la fonction d’un gouvernement est de gouverner, et lorsque l’exercice de cette fonction se trouve arrêté ou suspendu d’une manière trop sensible, les meilleures volontés finissent par se lasser. Les journaux illustrés publient des images où l’on voit le lit de M. Monis entouré de tous les ministres ; cela est touchant sans nul doute, mais ne saurait inspirer un autre sentiment que de la sympathie pour un blessé, ce qui ne suffit pas à la marche d’un gouvernement. Une autre illustration serait plus significative encore : elle représenterait M. le garde des Sceaux attendant seul au pied du lit de M. Monis la rédaction de la lettre qu’il est venu chercher, pendant que la Chambre amuse le tapis comme elle peut. Aussi bien cette scène n’a pas besoin d’être reproduite par le dessin ; elle est dans tous les esprits et elle suffit à définir et à juger la situation.


Une autre discussion non moins intéressante, non moins importante, a eu lieu au Sénat ; elle a été depuis reprise à la Chambre où elle se poursuit en ce moment sans faire jaillir des lumières nouvelles ; elle se rapporte à l’application de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes. Cette loi, qui a été votée l’année dernière, doit entrer en vigueur au commencement de juillet. Des dispositions très laborieuses ont été prises pour cela. Le Conseil d’État a rédigé un décret d’administration publique destiné à rendre la loi plus pratique. Le ministre du Travail, de son côté, s’est donné une peine infinie pour préparer les détails matériels de son application. S’il s’agissait seulement de rendre justice à un effort immense, entrepris et poursuivi avec une grande ténacité, nous serions les premiers à reconnaître ce qu’il a eu de méritoire. Mais il n’a produit jusqu’à ce jour que des résultats très incomplets.

Les intentions d’où la loi est sortie sont excellentes. Ses auteurs ont voulu faire une œuvre de solidarité sociale à laquelle tous devaient participer, et nous aurions voulu qu’ils y réussissent. Par malheur, ils ont mis l’obligation à la base de leur loi, et cela a suffi pour faire naître un peu partout, dans le pays, une suspicion si générale qu’ils auront beaucoup de peine à la dissiper. Ils se sont défiés de la liberté, parce qu’elle aurait été plus lente dans ses effets, et qu’ils voulaient faire vite ; mais en imposant une injonction impérieuse, ils ont provoqué dans la majorité de la classe ouvrière un mouvement de recul très caractérisé. Incontestablement, la loi est impopulaire ; elle l’est dans les villes, elle l’est dans les campagnes, elle l’est dans les familles où les domestiques s’y montrent récalcitrans. C’est non pas par milliers, mais par millions, qu’il faut compter les réfractaires : si beaucoup le sont par ignorance ou inertie, un plus grand nombre encore le sont de parti pris, à la suite de réflexions et de calculs qui les ont amenés à croire que cette loi est une duperie et peut-être un piège. Ils se trompent sans doute, mais leur erreur est tenace. Combien d’entre nous, demandent-ils, atteindront l’âge de la retraite ? La moitié environ, et ils sont portés à croire que les favorisés du sort seront encore plus rares ; et pour toucher, à soixante-cinq ans, une modeste retraite de quelque trois cents francs, qui représenteront alors une valeur sensiblement inférieure à celle d’aujourd’hui, ils devront, à partir de leur jeunesse, verser tous les ans une somme de 9 francs, s’ils sont des hommes et de 6 francs s’ils sont des femmes. La somme est minime et les avantages sont réels, pour ceux du moins qui atteindront l’âge requis ; mais si les avantages sont réels, ils sont lointains et la prévoyance à si longue échéance est si peu dans nos mœurs qu’il faudra toute une éducation nouvelle pour l’y faire entrer. C’est cette éducation que les auteurs de la loi ont cru pouvoir remplacer par une obligation, en quoi, très probablement, ils se sont trompés. Toutes les paperasseries de la loi, si nombreuses, si compliquées, dont chacune représente une démarche imposée, effraient l’ouvrier qui a regardé autrefois comme un affranchissement la suppression de son livret. Quant au paysan, il est naturellement défiant ; il tient à garder par devers lui l’argent qu’il a péniblement gagné ; l’attrait d’un gain qui ne se réalisera pour lui qu’au seuil de la vieillesse est à ses yeux quelque chose d’aléatoire qui rappelle la loterie. Toutes les forces obscures de sa conscience travaillent contre l’application de la loi et la résistance passive qu’il y oppose est une des plus difficiles à vaincre que le législateur puisse rencontrer. Quant à la briser, il n’y doit pas compter.

Enfin l’heure décisive est arrivée ; elle a été celle de la désillusion. Les ouvriers, les paysans, les domestiques se sont abstenus en masse. M. le ministre du Travail a lu, à la tribune du Sénat, des statistiques qu’il n’a d’ailleurs pas données complètes et d’où il résulte, quoi qu’il en ait dit, que les deux tiers au moins des assujettis n’ont pas accepté le joug de la loi. Beaucoup viendront sans doute, car on n’est qu’au début et le gouvernement continuera ses efforts, avec toutes les forces dont il dispose, pour appliquer au monde ouvrier une sorte de compelle intrare ; mais beaucoup aussi continueront de s’abstenir, et alors que fera-t-on ? La question devait être posée ; elle l’a été au Sénat dès le premier jour de la rentrée et le gouvernement, à ce moment, en a demandé le renvoi à la discussion du budget du Travail. Une date aussi éloignée ne pouvait pas être maintenue ; la Chambre, rentrée en session une semaine après le Sénat, montrait la même impatience que lui d’être renseignée ; il a fallu que M. le ministre du Travail s’exécutât et qu’il consentît à répondre à MM. Codet et Brager de la Ville-Moisan, sénateurs de la Haute-Vienne et de l’Ille-et-Vilaine, qui lui adressaient en termes pressans des interrogations assez différentes.

M. Codet, déjà dégoûté de la loi qu’il avait votée, demandait que l’application en fût ajournée jusqu’à ce qu’on en eût fait une autre, dont il indiquait quels devaient être les élémens. Il prenait pour modèle la loi anglaise, qui n’est pas une loi de retraite, mais une loi d’assistance et à laquelle, par conséquent, le budget est seul à contribuer. Pourquoi, disait M. Codet, ne pas faire quelque chose d’analogue en France ? Sans doute cela coûterait cher, mais on pourrait faire retomber la charge sur les successions, comme si on ne les avait pas déjà surchargées et accablées sans mesure depuis quelques années ! et un orateur, — nous ne nous rappelons pas si c’est M. Codet lui-même, — a remis en avant l’idée d’une loterie nationale au moyen de laquelle, en faisant de la France un immense Monaco, on pourvoirait largement à tous les besoins, présens et futurs, des réformes sociales. Disons tout de suite que M. Codet n’a pas convaincu le Sénat. Il est possible que la loi ne puisse pas être appliquée, ou qu’elle ne puisse l’être que partiellement ; mais la condamner avant même que l’expérience ait commencé, serait une décision pour le moins prématurée. M. le ministre du Travail n’a pas eu de peine à combattre la proposition : et si le rejet en avait été encore douteux après son discours, il ne l’aurait pas été après celui de M. Ribot. — Une loi d’assistance pour la vieillesse, a dit M. Ribot, nous en avons une ; elle suffit à nos besoins, pourquoi en faire une nouvelle ? Depuis plusieurs années, une loi a organisé chez nous l’assistance aux vieillards dénués de ressources, et assurément il fallait la faire ; mais la loi des retraites est autre chose ; elle fait appel à la prévoyance de l’ouvrier, tandis que la loi d’assistance des vieillards pourvoit aux besoins de l’imprévoyant. Laquelle de ces deux lois est la plus morale, la plus respectueuse de l’effort humain ? La réponse est sur toutes les lèvres. Plus la loi des retraites sera appliquée et moins la loi d’assistance aura un jour besoin de l’être : conséquence excellente, car l’assistance n’est qu’un pis-aller. Verser nos futurs retraités dans une loi d’assistance élèverait, en outre, nos dépenses dans une proportion telle que nous ne saurions plus comment y faire face. La loi anglaise coûte annuellement plus de 300 millions. — Toutes ces raisons, les unes morales, les autres matérielles, condamnaient la proposition de M. Codet. M. Ribot en a ajouté d’autres tirées de l’obligation pour nous de faire de nouvelles réformes sociales dont il a tracé un tableau si vaste qu’évidemment nous ne saurions trop ménager nos ressources pour en réaliser au moins quelques-unes. La proposition de M. Codet a succombé vite sous le poids de tant d’argumens, mais M. Codet est entêté et il faut s’attendre à ce qu’il la reprenne un jour. En attendant, c’est un spectacle instructif que nous donnent quelques-uns des partisans hier les plus ardens de la loi, devenus aujourd’hui ses critiques et ses détracteurs les plus sévères. À peine ils l’ont qu’ils en veulent une autre.

L’interpellation de M. Brager de La Ville-Moisan a eu un objet plus sérieux, qui a été d’éclairer le vrai sens des articles 3 et 23 de la loi sur les retraites ouvrières. Y a-t-il une contradiction entre ces deux articles ? Cela arrive dans les lois que nous faisons, quelquefois par inadvertance, quelquefois aussi de propos délibéré et parce que le législateur, après avoir voté un article, en a jugé la portée trop large et l’a limité par un autre. M. le ministre du Travail a voulu voir entre les deux articles une contradiction seulement apparente : Comment croire, a-t-il dit, qu’une assemblée comme le Sénat ait pu tomber dans une contradiction réelle ? Est-ce supposable ? Est-ce possible ? Cette incrédulité de M. Paul-Boncour était flatteuse pour le Sénat, mais M. le ministre du Travail en a profité pour absorber l’article 23 dans l’article 3, c’est-à-dire pour le supprimer, et ses auteurs, qui savaient fort bien ce qu’ils avaient voulu faire, n’ont pas manqué de protester. M. Guillier, en particulier, a parlé en leur nom avec une verve et un bon sens qui ont fait sur l’assemblée une très vive impression. Après son discours, l’objet du litige a paru très clair : le voici d’ailleurs en peu de mots.

La loi est aujourd’hui connue de tout le monde ; personne n’ignore que les retraites futures sont alimentées par un triple versement, l’un de l’ouvrier, l’autre du patron, — ces deux versemens sont égaux : 9 francs pour les hommes, 6 pour les femmes, — et enfin d’un complément fourni par l’État. L’article 3 établit ce qu’on a appelé le précompte ; il fait du patron une sorte de percepteur de la cotisation de l’ouvrier, au moyen d’une retenue sur le salaire. Cette disposition est grave ; elle peut, si l’ouvrier refuse de se soumettre à la loi, mettre le patron en conflit avec lui ; elle peut fomenter d’un seul coup des centaines de grèves, et même des milliers. Le Sénat s’est préoccupé de ces conséquences possibles, et c’est alors qu’il a fait l’article 23 qui, à notre avis, est à peu près aussi lumineux que le soleil. Nous ne le reproduisons pas en entier, mais en voici le passage principal, celui sur lequel a roulé tout le débat : il se rapporte à l’obligation pour le patron d’apposer sur la carte que lui présente l’ouvrier des timbres qui témoignent des versemens mensuels faits par lui et par l’ouvrier lui-même. « L’employeur, dit-il, qui a été dans l’impossibilité d’apposer le timbre prescrit pourra se libérer de la somme à sa charge en la versant, à la fin de chaque mois, directement ou par la poste, au greffier de la justice de paix. » Que signifient ces mots : « L’employeur qui a été dans l’impossibilité d’apposer le timbre prescrit… » Ils visent évidemment le cas où l’ouvrier n’a pas voulu retirer sa carte à la mairie, à moins que, l’ayant retirée, il ne veuille pas la présenter à l’employeur. Celui-ci, alors, est libéré de toute obligation ; l’ouvrier ayant refusé de se soumettre à la loi, le patron et l’État ne lui doivent plus rien puisque le jeu normal de la loi nécessite un triple apport. Contrairement à l’adage latin : uno avulso, deficit alter. Mais si le patron, pour s’épargner toute difficulté future, ou simplement pour faire acte de générosité, veut se libérer quand même de la somme à sa charge, le pourra-t-il ? Oui, l’article 23 lui en indique le moyen : le patron n’est obligé à rien, mais il « peut » verser au greffe de la justice de paix. C’est ici qu’intervient M. le ministre du Travail, jurisconsulte, avocat de sa profession, orateur subtil, plein de talent d’ailleurs et dont la parole élégante et facile a intéressé le Sénat. Il soutient que les mots : « la somme à sa charge, » comprennent le double versement de l’employeur et de l’employé, puisque l’article 3 les lui a attribués l’un et l’autre. C’est là un abus des mots tout à fait inadmissible. L’article 3 n’a nullement mis le versement de l’ouvrier « à la charge » du patron ; il a chargé seulement celui-ci de le recueillir ou de le retenir sur le salaire, si l’ouvrier veut bien y consentir et le témoigne en lui présentant sa carte. L’article 3 a organisé une facilité de perception et non pas autre chose. Si on exige de lui davantage, le patron n’est plus un percepteur, mais un gendarme, et l’exercice de cette fonction déchaînera la guerre intestine entre l’ouvrier et lui. Le Sénat n’a pas voulu donner prétexte à cette guerre ; voilà pourquoi il a fait l’article 23. Après M. Guillier, qui l’a démontré avec infiniment de logique et d’esprit, M. de Las Cases a repris la même démonstration avec une force nouvelle, et, après lui encore, M. Touron a su lui donner une vigueur de ton, en même temps qu’une lucidité d’expression qui auraient achevé de convaincre le Sénat s’il n’avait pas été déjà convaincu. Si un vote avait porté sur ce point particulier, et il est regrettable qu’il n’ait pas eu lieu, l’assemblée aurait été à peu près unanime. Rendre le patron responsable de la négligence, ou même de la mauvaise volonté de l’ouvrier, était à ses yeux une énormité.

M. le ministre du Travail s’en est fort bien rendu compte et il a cherché une ligne de retraite où le Sénat, qui n’en voulait pas à sa personne, l’a suivi avec quelque complaisance. L’occasion à laquelle M. Brager de la Ville-Moisan avait rattaché son interpellation était une lettre que le ministre avait écrite à des commerçans pour leur expliquer l’article 23. — C’est une consultation qui m’était demandée, a dit M. Paul-Boncour, je l’ai donnée sans prétendre lui attacher un caractère obligatoire, et au surplus ceux qui l’avaient sollicitée, après m’avoir remercié de la leur avoir fournie, m’ont déclaré qu’ils n’étaient pas du tout de mon avis. C’est leur droit ; il est aussi respectable que le mien ; ni eux ni moi ne pouvons interpréter souverainement une loi ; il appartient aux tribunaux seuls de le faire, et les tribunaux le feront. — M. Tournon s’est emparé de ces paroles du ministre pour le prier avec insistance de le choisir comme victime et de lui intenter un procès. — Je le gagnerai, a-t-il dit, et vous perdrez le vôtre : il est impossible que la Cour de Cassation ne me donne pas raison. — Nous le croyons, nous aussi, mais les procès sont longs et avant que le tribunal de première instance d’abord et la Cour de Cassation ensuite aient fixé la jurisprudence, quelque temps s’écoulera. Que fera-t-on pendant ce temps ? Rien sans doute. Le gouvernement, après avoir choisi une espèce, attendra le jugement et l’arrêt. Il ne pourrait pas obliger les employeurs à verser par provision la double cotisation, et quant à forcer des millions d’ouvriers, agglomérés dans les villes ou disséminés dans les champs, à retirer leur carte et à la présenter aux employeurs, comment le pourrait-il ? M. Ribot l’a dit un jour à la tribune : pour qu’une loi soit appliquée, il faut qu’elle soit acceptée par l’opinion. La loi des retraites ouvrières le sera peut-être dans l’avenir, mais elle ne l’est pas encore dans le présent, et c’est par la persuasion, non pas par la force, qu’on la fera peu à peu passer dans nos mœurs. Finalement, on s’est mis d’accord sur un ordre du jour qui a été voté à la majorité de 214 voix contre 35 et qui est ainsi conçu : « Le Sénat, confiant dans le gouvernement pour appliquer la loi des retraites ouvrières et paysannes avec autant de prudence que de fermeté, et comptant sur lui pour proposer les modifications dont l’expérience aurait démontré la nécessité, etc. » Il n’échappera pas au lecteur que cet ordre du jour ne signifie pas grand’chose, et c’est bien d’ailleurs pour cela qu’il a réuni une si grosse majorité. Quand on lit dans un texte de ce genre qu’une assemblée a confiance dans le gouvernement pour montrer autant de prudence que de fermeté, la banalité de l’expression témoigne de celle du sentiment. Ceux qui trouvent la loi mal faite, et ils sont nombreux, ont voté volontiers qu’ils comptaient sur le gouvernement pour y apporter les modifications dont l’expérience aurait démontré la nécessité. Cela permet toutes les espérances. La vérité est qu’une seule modification serait efficace dans la loi, celle qui supprimerait l’obligation et y substituerait la liberté, mais le ministère actuel ne la fera jamais.

L’ordre du jour ne dit même pas, et cette lacune est significative, que si les tribunaux donnent à l’article 23 une interprétation différente de la sienne, le gouvernement s’inclinera. Sans doute il sera obligé de le faire jusqu’à nouvel ordre, mais on a cru comprendre qu’il se réservait alors de présenter, pour y être introduites, des modifications qui donneraient à la loi un sens conforme à ses vues. Dans ces conditions, un certain nombre de sénateurs ont préféré s’abstenir de prendre part au vote et attendre. Il leur a paru que ce serait montrer dans le gouvernement une confiance un peu ingénue que de compter sur lui pour modifier la loi de manière à leur donner satisfaction. M. le ministre du Travail a parlé avec habileté et courtoisie, mais il s’est montré intraitable sur ce qu’il a appelé les principes de la loi et il a donné à quelques-uns de ces principes une exagération telle que, pour modifier la loi utilement, il faudrait qu’il commençât par se modifier lui-même très au-delà de ce qu’il est raisonnablement permis d’espérer. Le vote du Sénat n’a d’ailleurs qu’une portée restreinte ; il signifie seulement, et rien n’est plus sensé, qu’avant de demander le changement de la loi avec M. Codet, il y a lieu d’en faire l’expérience. Jusqu’où pourra-t-on la pousser ? Nul ne le sait et nul ne le saura encore avant quelque temps.

Où en est le scrutin de liste avec représentation proportionnelle ? Sur ce point encore, nous faisons un aveu d’ignorance. La discussion générale qui vient d’être close a montré les deux partis immuables sur leurs positions et se renvoyant mutuellement des discours dont quelques-uns ont été très éloquens : nous distinguerons surtout ceux de M. Paul Deschanel, qui a ouvert le débat, et de M. Joseph Reinach, qui l’a continué avec beaucoup de vigueur. M. Deschanel a combattu surtout l’ « apparentement, » mot barbare, chose volontairement confuse, de nature à réintroduire dans la représentation proportionnelle quelques-uns des pires défauts et des vices du scrutin d’arrondissement et qui, pour cela même, a quelques chances d’être en fin de compte adoptée. Le père de l’ « apparentement, » M. Painlevé, n’a pas manqué de défendre son enfant, mal constitué, mais peut-être viable. Faut-il le dire ? la discussion de cette question si grave s’est déroulée, pendant plusieurs séances, au milieu d’une certaine indifférence, non pas que la Chambre y soit indifférente en effet, — comment pourrait-elle l’être ? mais parce qu’elle considère que tout a été dit et que désormais les votes seuls importent. Or les votes auront lieu sur les articles. Sur le fait de savoir si on passerait à leur discussion, la majorité a été si grande qu’elle ne signifie plus rien, sinon qu’on n’a pas voulu repousser, étouffer par une sorte de question préalable une réforme qui a passionné et qui continue de passionner l’opinion. Il faut que tout le monde se prononce ici au grand jour et prenne sa responsabilité devant le pays. Nous sommes à la veille des votes décisifs ; nous aurons sans doute à les enregistrer dans quelques jours.

On nous excusera de ne pas parler aujourd’hui du Maroc : nous l’avons fait abondamment dans nos deux dernières chroniques et nous le ferons de nouveau dans la prochaine. Un événement grave s’est, à la vérité, produit : l’occupation de Larache et d’El-Ksar par l’Espagne, mais après notre marche sur Fez, il était tellement prévu par tous ceux qui connaissent les premiers éléments de la question qu’il nous est impossible de nous en étonner. La plupart de nos journaux s’en indignent dans les termes les plus désobligeans pour l’Espagne : nous nous contenterons de leur dire, avec Bismarck, que l’indignation n’est pas un état d’esprit diplomatique. Puisse d’ailleurs cette première « surprise » n’être pas pour eux suivie de quelques autres !

Francis Charmes.


Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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