Chronique de la quinzaine - 30 juin 1911

Chronique no 1901
30 juin 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le hasard est notre maître. Nous nous étions promis, en écrivant notre dernière chronique, de parler du Maroc dans celle-ci ; mais les iucidens de notre politique intérieure ont été tels, ils se sont précipités si rapidement, que nous sommes obligés de nous consacrer à eux. Un ministère est tombé, un autre est en train de se former ; nous n’en connaissons jusqu’ici que la tête, qui est M. Caillaux. Quant à M. Monis, il avait fait une gageure impossible à soutenir longtemps, On ne gouverne pas de sa chambre à coucher dans un gouvernement parlementaire dont le fontionnement exige la présence réelle du président du Conseil sur le banc des ministres. En tombant de son lit, M. Munis est sans doute tombé de moins haut que de la tribune ; il peut prétendre qu’il ne s’est fait aucun mal, et c’est ce qu’il prétend en effet, si on en croit les journaux. — Ma politique, dit-il, n’a pas été atteinte ; elle a continué d’avoir la majorité dans la Chambre ; elle doit être continuée ; l’accident survenu par suite de la maladresse du général Goiran est à quelques égards comparable à celui d’Issyles-Mouhneaux ; le programme du ministère reste intact. — Il paraît bien que c’est le langage que M. Monis a tenu à M. le Président de la République, en lui conseillant de prendre dans le Cabinet défunt le phénix qui devait le ressusciter.

Qu’on le prenne là ou ailleurs, peu importe. La crise qui s’ouvre est beaucoup plus grave que M. Monis ne paraît le supposer, car c’est celle de tout un régime. Au surplus, il lui appartient peu de parler des règles parlementaires, son propre Cabinet ayant été constitué en dehors d’elles. Quand M. Briand a donné sa démission, il venait d’avoir la majorité à la Chambre et il pouvait soutenir, lui aussi, que sa politique était indemne ; cependant M. Monis a choisi ses ministres dans la minorité de la veille et non pas dans la majorité. Prenons pour ce qu’elles valent ces affirmations téméraires destinées à donner artificiellement du corps à des fictions inconsistantes. La vérité est que le gouvernement, qui est devenu depuis quelques années de plus en plus difficile, semble à peu près impossible avec la Chambre actuelle. Or un pays ne saurait se passer de gouvernement. S’il n’en a pas, ou s’il n’en a que l’apparence, le malaise devient général. C’est pourquoi on entendait dire et répéter dans les milieux politiques, et non pas dans un parti mais dans tous, que les choses ne pouvaient pas durer ainsi. On avait l’impression que tout s’en allait et se disloquait, que l’anarchie administrative faisait des progrès rapides, que le désordre augmentait et s’étendait en bas, à mesure que l’autorité se raréfiait en haut. La fugitive apparition et la prompte disparition du Cabinet défunt ont rendu cet état de choses encore plus sensible, et c’est pourquoi il est permis de sourire lorsqu’on entend M. Monis parler de sa politique et de la nécessité de la continuer. Est-ce que, vraiment, il en avait une ? On s’en est bien peu aperçu. Ce dont tout le monde avait, au contraire, la sensation de plus en plus vive et nette est que, si cette prétendue politique se prolongeait quelque temps encore, les pires conséquences en découleraient. Il n’était que temps d’aviser. L’incident Goiran aurait été assez facilement réparable dans une situation normale : il a été mortel dans celle-ci.

Avant d’en venir à cet incident, rappelons quelques faits antérieurs, pour montrer à quel point ce que M. Monis appelait sa politique ressemblait peu, en effet, à ce qu’on entend habituellement par ce mot. Le trouble fomenté par les délimitations dans plusieurs régions de la France, et plus particulièrement en Champagne, est toujours présent aux esprits. Question grave, complexe, presque inextricable ! L’embarras où elle a mis le ministère a été si grand que, ne sachant comment en sortir, il s’est déchargé sur le Conseil d’État de la responsabihté qui lui incombait. Est-ce là gouverner ? N’est-ce pas plutôt se dérober ? N’est-ce pas confesser son impuissance ? Ce qui devait arriver est arrivée : le décret du Conseil d’État n’a pas eu plus d’autorité qu’un morceau de papier et le lendemain du jour où il a été rendu, le ministère s’est retrouvé en face de la question tout entière. Les élémens n’en étaient pas changés. L’exaltation des esprits dans l’Aube n’a pas amené des scènes de sauvagerie révolutionnaire et destructrice comme celles de la Marne ; la présence des troupes a été à cet égard une sauvegarde ; mais le désordre moral y a atteint des limites extrêmes au point que la notion de la patrie s’y est un moment éclipsée. Nous sommes convaincus que, revenus au sang-froid, les auteurs de ces manifestations les ont regrettées et en ont rougi ; il ne faut pas en exagérer l’importance ; il aurait cependant été dangereux de prolonger la situation qui les avait provoquées. On a si bien compris que la question n’était pas résolue, que des interpellations ont été adressées au ministère dans les deux Chambres : on lui a demandé ce qu’il comptait faire. Cette fois, il s’est décidé à prendre une décision : elle a été tout juste l’opposé de celle qu’il avait adoptée précédemment. Du décret du Conseil d’État rien ne subsistait ; on ne s’en occupait pas plus que s’il n’avait Jamais existé ; le vent parlementaire en avait emporté les lambeaux : et des délimitations il ne restait pas davantage. Sans doute le gouvernement ne pouvait pas supprimer à lui seul la loi, l’imprudente loi qui les avait faites, mais il promettait de déposer avant la fin de juin, un projet nouveau que les Chambres pourraient voter rapidement et qui rétablirait la situation antérieure aux délimitations. On reviendrait, en y introduisant de plus grandes facilités de procédure, à la loi de l824 qui donne à la propriété des marques de fabrique la garantie d’une action judiciaire devant les tribunaux, au lieu de faire assurer par une juridiction administrative le respect des délimitations. La Marne a été mécontente à son tour, et elle avait lieu de l’être puisqu’on lui avait donné des espérances qu’on lui retirait tout d’un coup : néanmoins, elle n’a pas bougé, soit parce qu’il y a certains excès qu’on ne renouvelle pas deux fois de suite, soit parce que, là encore, la présence des troupes a contenu les ardeurs les plus chaudes.

La résolution finalement prise par le ministère mérite d’être approuvée ; mais pourquoi ne l’a-t-il pas prise plus tôt ? pourquoi ne l’a-t-il prise que contraint et forcé et sous le coup de la menace ? pourquoi n’a-t-il pas reconnu plus vite que les délimitations avaient été une faute et que les fautes les plus courtes sont les meilleures, ou les moins mauvaises ? M. Pams, ministre de l’Agriculture, a fait personnellement bonne figure devant les Chambres ; il a parlé sans ambages, avec simplicité, avec netteté, engageant sa parole pour l’exécution de ses promesses, et, s’il faut le dire, les Chambres ont paru avoir plus de confiance dans la parole de M. Pams que dans celle du gouvernement. Les hésitations de celui-ci, ses tergiversations, ses contradictions avaient produit l’effet qu’on pouvait en attendre. Elles n’ont pas peu contribué à rendre encore plus instable la situation d’un ministère qui avait donné l’impression, ou de ne pas savoir ce qu’il voulait, ou de faire le contraire dès qu’on le lui imposait.

Impression identique à propos des retraites ouvrières. Si la loi des délimitations a été mise en cause et battue en brèche aussitôt qu’elle a été appliquée, on n’a même pas attendu ce commencement d’exécution pour la loi sur les retraites. Le pays l’a accueillie comme on sait ; l’abstention et la résistance ont été partout ; mais ce n’est pas de laccueil que la loi a trouvé dans le pays que nous avons à parler aujourd’hui, c’est de celui que les Chambres lui ont fait. Spectacle sans précédent ! Cette loi qui est d’hier et que ses auteurs avaient portée aux nues comme une grande œuvre, tout le monde déclare qu’aujourd’hui que, dans son état actuel, elle n’est ni applicable ni viable, et le gouvernement lui-même confesse la nécessité de la changer. Mais dans quel sens ? Celui de l’aggravation des charges qu’elle fera peser sur le budget, c’est-à-dire sur le contribuable. Les résistances que les ministères précédens avaient faites pour la protection des finances publiques n’ont pas tenu vingt-quatre heures, avec celui-ci, devant les injonctions socialistes. Il est vrai que la Chambre a poussé le ministère ; mais d’autres s’étaient défendus ; celui-ci a tout cédé. Nous avons parlé, il y a quinze jours, de la discussion qui avait eu lieu au Sénat ; elle avait jeté quelques lumières sur la situation et ne l’avait pas aggravée ; M. le ministre du Travail avait défendu la loi contre les surenchères de M. Codet et le Sénat l’avait approuvé. Mais, à la Chambre, la pression venue de l’extrême gauche a été plus forte et M. le ministre du Travail s’est trouvé aux prises avec des orateurs plus puissans, plus exigeans, mieux appuyés par leur auditoire. M. Jaurès a porté contre la loi une condamnation péremptoire. Usant d’une de ces métaphores expressives où son imagination se plaît : « Elle laisse dans la bouche, a-t-il dit, l’amertume et le dégoût, comme un fruit qui aurait pourri avant d’être mûr. » Jugement sévère de la part d’un homme qui a contribué plus que personne au vote de la loi ! Il est vrai que M. Jaurès ne la désavoue pas dans ses principes ; il veut seulement l’étendre, la développer, la compléter, c’est-à-dire augmenter le chiffre de la retraite, abaisser la limite d’âge à laquelle les bénéficiaires y auront droit, enfin, pour les vieillards, transformer l’allocation d’assistance en allocation de retraite. Sur tous ces points il a obtenu gain de cause et cela sans beaucoup de peine. En écoutant M. le ministre du Travail, on sentait qu’il était tout résigné à se laisser forcer la main.

M. le ministre des Finances résisterait-il davantage ? Il l’a fait un moment, mais bientôt il a quitté la séance comme s’il se désintéressait de la suite du débat, et son absence a eu les conséquences qu’on va voir. Le gouvernement avait annoncé l’intention de déposer une loi nouvelle, qui compléterait l’ancienne par l’institution d’une assurance contre l’invalidité et par certains abaissemens d’âge. On lui a demandé, puisque ses idées semblaient arrêtées, de distraire quelques articles de la loi prochaine et, pour en assurer le vote avec plus de sûreté et de rapidité, de les introduire dans le budget de 1912, M. Caillaux s’est refusé avec une grande énergie d’accent, non pas à distraire certains articles du projet en préparation, mais à les introduire dans le prochain budget : son opposition à cet égard a été absolue. Après l’avoir faite, il s’en est allé, et le gouvernement a accepté un ordre du jour déposé par M. Dalimier. Cet ordre du jour, long et diffus, a été voté par la Chambre phrase par phrase, — car on avait demandé la division et la subdivision, — avec des majorités diverses, mais toujours très élevées et qui, dans le scrutin sur l’ensemble, a été de 356 voix contre 64. Nous passons les premiers paragraphes qui n’ont pas d’importance, celui par exemple où la Chambre exprime la confiance que le gouvernement appliquera la loi avec autant de prudence que de fermeté. C’est ce que le Sénat avait déjà dit. Mais la Chambre a ajouté que, d’après elle, « le moyen le plus efficace d’assurer l’application de la loi était de l’améliorer dans le plus bref délai possible et qu’elle comptait sur le gouvernement pour déposer un projet de loi dont il acceptera l’incorporation dans le budget de 1912. » Ce dernier membre de phrase a été voté par 388 voix contre 155. Que devenait l’opposition de M. Caillaux à cette incorporation ? M. Aynard la demandé ; il s’est étonné de voir le gouvernement accepter à la fin de la séance une disposition qu’il avait repoussée au début : on lui a répondu que c’était avec l’adhésion de M. Caillaux et, comme M. Caillaux n’était plus là pour expliquer une aussi surprenante volte-face, il a fallu se contenter de cette affirmation. Étrange attitude, soit dit en passant, que celle de M. Caillaux dans cette affaire : souhaitons qu’il n’en fasse pas la règle de son ministère ! Enfin l’ordre du jour Dalimier porte que la loi prochaine abaissera à soixante ans l’âge où l’allocation de l’État sera attribuée. Soixante ans au lieu de soixante-cinq : combien de millions ce changement coûtera-t-il au budget ? Nul ne le sait. Nous nous rappelons la résistance courageuse que M. Cochery, alors ministre des Finances, faisait à cette disposition qui devait, à l’en croire, faire peser sur le budget une charge excessive. Il n’hésitait pas à poser la question de confiance pour éloigner ce cauchemar. Les choses ne sont pas changées, mais les hommes le sont. L’abaissement de l’âge de la retraite de soixante-cinq à soixante ans coûtera aujourd’hui aussi cher qu’hier, mais le gouvernement l’accepte. Négligeons pour le moment la question financière pour n’envisager que la question politique : pourquoi le ministère Monis, qui résistait à M. Codet au Sénat, a-t-il capitulé devant M. Jaurès à la Chambre ? La raison en est simple : c’est qu’il a eu l’impression qu’en défendant le budget il ne serait pas renversé au Palais du Luxembourg, tandis qu’il risquait de l’être au Palais-Bourbon.

Est-ce là gouverner ? Personne n’en a eu l’impression, et cette séance de la Chambre où le ministère a fait successivement tout ce qu’on a voulu, sans opinion personnelle, sans autre préoccupation que celle de se sauver lui-même ; cette séance où on l’a vu, comme un bouchon de liège sur l’eau, suivre le courant et tourbillonner avec lui, a diminué encore le peu de considération politique qui lui restait. L’irritation qu’il avait déjà soulevée s’est changée en moquerie. Comment renverser, a-t-on dit, un ministère dont le président est couché dans son lit et dont les membres valides viennent successivement se coucher eux-mêmes devant la Chambre pour laisser passer l’orage sur leur dos horizontal ? Un ministère qui adopte cette attitude offre évidemment peu de prise ; mais si on le laisse vivre, comment lui accorder la moindre considération politique et lui tenir compte d’une autorité qu’il abdique ? Le laisser vivre, disons-nous : cela même ne dure qu’un temps, et ce temps s’est trouvé court. Les Chambres réagissent contre un gouvernement trop autoritaire ; en revanche, quand elles ne sentent plus de gouvernement du tout, elles sentent que quelque chose de nécessaire leur manque à elles-mêmes et elles réagissent dans le sens opposé. Le gouvernement de M. Monis a été renversé parce qu’il ne gouvernait pas, et qu’un gouvernement qui se donne comme bon à faire tout ce qu’on voudra n’est proprement bon à rien. La première occasion sert à se débarrasser de lui. Elle est venue cette fois de M. le ministre de la Guerre ; mais avant d’en parler, il faut dire un mot du scrutin de liste avec représentation proportionnelle parce que la dernière séance que la Chambre lui a consacrée et le vote par lequel elle l’a close ont été pour quelque chose dans la crise ministérielle d’aujourd’hui : ils influeront aussi sur les difficultés qui attendent le ministère de demain.

Scrutin de liste, représentation proportionnelle, nous écrivions, il y a quinze jours, que le temps des discours sur ces questions était passé et que celui des votes décisifs était venu. Cependant la Chambre a encore entendu quelques harangues éloquentes, par exemple celle de M. Jaurès qui était fort en verve et qui a, non pas résumé, car M. Jaurès ne résume jamais, mais une fois de plus développé avec éclat les raisons qui militent en faveur de la réforme. On se demandait quelle serait l’attitude du ministère. Il aurait peut-être préféré ne pas en prendre du tout et laisser à la Chambre le soin de fixer elle-même et elle seule sa loi électorale pour l’avenir ; mais le scandale d’une telle abstention n’aurait pas été toléré. Le ministère a compris que la Chambre ne lui permettrait pas de garder le silence jusqu’au bout ; il fallait qu’il donnât son avis, il l’a donné et nous lui rendons la justice que son avis a été à peu près bon. Par malheur, le document qui l’exprimait était médiocrement rédigé et la lecture que M. le garde des Sceaux en a faite à la tribune, avec quelque solennité, n’a été accueillie avec aucune bienveillance. Cette fois encore, la substitution à un ministre qui parle d’un ministre qui lit a été néfaste au gouvernement. Les Chambres actuelles ne sont pas habituées à recevoir des messages et, au surplus, un message peut bien ouvrir une discussion, mais non pas la suivre dans ses détails multiples et variés, s’y adapter, y faire face. Après avoir lu celui dont il était chargé, M. Antoine Perrier s’est tu. Le gouvernement avait dit trop ou trop peu : trop pour les partisans du scrutin d’arrondissement, pas assez pour ceux de la représentation proportionnelle qui auraient voulu de lui quelque chose de plus vivant et de plus agissant.

Ces derniers, toutefois, seraient ingrats s’ils se plaignaient du ministère ; il a conclu dans leur sens ; il s’est déclaré pour la réforme électorale telle que la Commission spéciale l’avait préparée et la présentait à la Chambre: scrutin de liste, représentation proportionnelle, apparentement des listes voisines. Ce dernier point appelle des réserves formelles ; le mot d’apparentement est barbare et la chose qu’il exprime est en contradiction avec l’esprit de la réforme ; mais la Commission ayant fait une cote mal taillée, on ne pouvait guère attendre que le gouvernement fît beaucoup mieux. Il n’y a aucune témérité à croire qu’il a appliqué ici comme ailleurs sa règle habituelle et qu’il s’est demandé, pour y aller, de quel côté était la majorité. Le résultat a montré qu’il ne s’était pas trompé : la majorité favorable à la réforme a été, en effet, de 118 voix. C’est beaucoup, c’est trop peut-être ; une majorité aussi forte est-elle bien solide ? Mais c’est une belle entrée de jeu pour les partisans de la représentation proportionnelle. On s’est compté sur un amendement que M. Malavialle avait présenté à l’article 1er  et qui maintenait le principe de la représentation dite majoritaire, c’est-à-dire de la représentation de la majorité à l’exclusion de la minorité, quel que soit le chiffre de celle-ci. La question était posée clairement, un peu brutalement même, de manière qu’il n’y eût pas d’équivoque sur le sens du vote à émettre et que chacun sût exactement à quoi il s’engageait. La Chambre s’est donc engagée à supprimer le scrutin majoritaire, ce qui ne peut avoir lieu qu’avec le scrutin de liste et la représentation proportionnelle. Restent les modalités de l’opération ; il y en a plusieurs et là-dessus on se divisera sans doute ; mais, en dépit de ces divisions probables, le vote de la Chambre a singulièrement augmenté les chances de la réforme. Beaucoup de députés en effet raisonnent comme le ministère et ne demandent qu’à aller à la majorité, pourvu qu’ils sachent où elle est. Ils le savent désormais. On contestait à M. Charles Benoist les chiffres de ses pointages qui donnaient à la représentation proportionnelle une majorité certaine. Toutes ses prévisions ont été dépassées et, de cette manifestation imposante, il restera toujours quelque chose. Mais les arrondissementiers, comme on les dénomme, les partisans du statu quo, les nageurs exercés dans les mares stagnantes qui ont peur de la haute mer, ont été à la fois déconcertés et furieux : déconcertés par l’importance du vote, furieux contre le gouvernement qu’ils ont accusé de l’avoir encouragé. Et, le lendemain, un certain nombre d’entre eux ont voté contre lui en l’accusant de trahison : presque tous les arrondissementiers appartiennent effectivement au parti radical-socialiste et ce parti regardait comme sa chose un gouvernement dont il était le principal appui. Il n’est pas douteux que la défection de quelques-uns d’entre eux a contribué à la chute du Cabinet, renversé par 24 voix de majorité. Toutefois M. Monis n’a pas de regrets à avoir ; il aurait été encore plus sûrement renversé, s’il avait pris parti contre la réforme électorale ; le rejet de l’amendement Malavialle l’a prouvé. De là pour le ministère de demain les difficultés auxquelles nous avons fait allusion plus haut. Les partisans du scrutin de liste et ceux du scrutin d’arrondissement prennent à l’égard les uns des autres les attitudes les plus intransigeantes et tous les deux adressent au ministère en formation, sous peine de mort, les injonctions les plus impérieuses. Nous plaignons M. Caillaux puisque c’est lui qui est chargé de faire le nouveau Cabinet. Mais s’il est démontré qu’avec cette Chambre aucun gouvernement ne peut vivre, qu’adviendra-t-il ? On parle déjà de dissolution : la crainte de cette mesure extrême pourrait bien être pour la Chambre le commencement de la sagesse.

Dans une situation aussi confuse, aussi troublée, aussi instable que celle dont nous avons indiqué les traits principaux, et où le gouvernement, qui se faisait de plus en plus petit, comptait pour si peu de chose, il suffisait d’une chiquenaude pour le jeter par terre. Toute la question était de savoir si elle lui serait administrée avant les vacances, c’est-à-dire avant trois semaines, ou après. Une imprudence de parole du général Goiran, tenant d’ailleurs trop évidemment à un défaut de pensée, a précipité les choses.

Lorsque M. Monis a mis un général à la Guerre, l’opinion l’a approuvé. Si le général Goiran était peu connu, on assurait qu’il avait fait bonne figure pendant les manœuvres, et au surplus son grade seul, ou même sa seule qualité de militaire, semblait être une garantie. On lui a donc fait bon accueil, et quand il s’est présenté au Sénat, pour la discussion de son budget, on l’y a écouté avec bienveillance. La première impression ne lui a pas été défavorable et même sa gaucherie oratoire n’a pas produit mauvais effet : un soldat n’a pas besoin de savoir farder la vérité. Lorsqu’il s’est prononcé contre l’odieux et honteux usage des fiches, les applaudissemens ne lui ont pas manqué ; mais le lendemain, M. de Tréveneuc lui a adressé une question inopinée qui a été pour lui la pierre d’achoppement. M. de Tréveneuc, un des membres les plus jeunes et les plus distingués de la Droite, ancien officier, brillant élève de l’École supérieure de guerre, est toujours, en dehors de toute préoccupation d’opinions politiques, écouté attentivement par le Sénat dans les discussions militaires où sa compétence est incontestable et incontestée. Il a demandé au ministre de la Guerre quelle était, à son avis, la meilleure organisation du haut commandement militaire en temps de guerre et en temps de paix. Le commandement suprême devait-il être partagé entre plusieurs mains, ou concentré en une seule et, dans un cas comme dans l’autre, celui ou ceux qui exerceront ce commandement à la guerre ne doivent-ils pas être mis, dès le temps de paix, à même de s’y préparer ? M. de Tréveneuc estime pour son compte que l’unité de commandement est indispensable et qu’elle ne peut être assurée que par un seul homme : il croit en outre que cet homme, auquel on est habitué à donner le nom de généralissime, doit avoir dès le temps de paix tous les moyens de se préparer à la responsabilité redoutable qui lui incombera en temps de guerre. Mais quelle était là-dessus l’opinion du ministre de la Guerre ? On a dit depuis que le général Goiran aurait pu ne pas répondre à une question complexe, qui avait un côté militaire, mais aussi un côté politique, constitutionnel même, et qui intéresse le gouvernement tout entier. Soit, mais ce n’est pas la faute de M. de Tréveneuc si M. le président du Conseil était dans son lit : il avait incontestablement le droit de poser la question, et le gouvernement avait le devoir d’y répondre. M. le ministre de la Guerre y a donc répondu, et rien n’a égalé la surprise qu’a éprouvée le Sénat en l’écoutant. L’opinion du général Goiran est que le commandement doit être partagé, à la guerre, entre plusieurs généraux. Il n’y a d’ailleurs pas, a-t-il fait remarquer, de généralissime, mais seulement un vice-président du Conseil supérieur de la Guerre. Cela est vrai matériellement, et le ministre aurait même pu ajouter que les pouvoirs de ce vice-président sont assez mal définis: c’est même pour cela que M. de Tréveneuc s’en est préoccupé. Quoi qu’il en soit, le Sénat n’a entendu et retenu qu’une chose, à savoir que, dans la pensée du général Goiran, le commandement suprême devait être divisé. Et qui donc assurera l’unité de direction indispensable ? Le général Goiran a répondu que ce serait le gouvernement ; il a même dit: le Conseil des ministres, toutes choses qui ont été retouchées et atténuées au Journal officiel. Depuis trois semaines qu’il était ministre, le général Goiran avait été, paraît-il, tellement émerveillé de la compétence de ses collègues en toutes choses qu’il n’hésitait pas à leur confier la direction supérieure des opérations militaires : singulier moment pour exprimer ce sentiment que celui où nous Jouissions du ministère Monis ! M. de Tréveneuc s’était appuyé sur l’histoire qu’il connaît fort bien ; le général Goiran a fait de même, mais il a cité un exemple unique, celui de Napoléon qui a laissé la France, a-t-il dit, plus petite qu’il ne l’avait reçue, parce qu’il avait concentré dans sa personne un commandement qui dépasse les forces d’un homme, quel que puisse être son génie. L’exemple a paru mal choisi. Napoléon n’est pas tombé parce que son génie militaire était insuffisant, mais parce que l’amplitude démesurée de son ambition politique, qui a toujours été en augmentant, a fini par coaliser toute l’Europe contre lui. M. de Tréveneuc avait-il proposé de réunir dans les mains d’un seul homme tous les pouvoirs politiques et tous les pouvoirs militaires du pays ? Non assurément. En temps de guerre comme en temps de paix, et plus peut-être, le gouvernement a un grand rôle à jouer ; mais le commandement militaire n’en doit pas moins être, dans son domaine, libre et un. Le général Goiran a parlé de l’Allemagne ; il a dit que, ses institutions n’étant pas les mêmes que les nôtres, nous ne devions pas chercher chez elle un modèle. Cela n’est pas seulement vrai de l’Allemagne, mais de tous les pays du monde ; aussi ne cherchons-nous de modèles absolus nulle part et nous contentons-nous de porter nos propres institutions à toute la perfection dont elles sont susceptibles. On a dit qu’elles ne nous permettaient pas de pourvoir à toutes les nécessités nationales : pourquoi ? Il n’y a aucune contradiction entre la République et l’unité du commandement militaire. La preuve en est dans l’impression que le langage du général Goiran a produite au Sénat et à la Chambre ; et certes la majorité de ces deux assemblées est républicaine ; elle n’en a pas moins éprouvé un étonnement qui est allé jusqu’à la stupeur. On répète volontiers que la République redoute d’avance un général victorieux et que notre monde parlementaire en repousse instinctivement loin de lui le fantôme inquiétant. Il faut croire que le sentiment patriotique reste le plus fort, car lorsque le général Goiran a parlé de diviser le commandement militaire, la révolte des intelligences a été générale. Il n’est pas jusqu’à l’évocation de Napoléon, rendu responsable de la diminution de la France à cause de l’insuffisance de son génie, qui n’ait paru déplacée et choquante. Dégagée des préoccupations dynastiques, la France aime la gloire de Napoléon qu’elle regarde justement comme faisant partie de la sienne, et ce sentiment semble même augmenter chez elle à mesure que le grand empereur s’éloigne dans le recul du passé. Pour tous ces motifs, les déclarations malencontreuses du général Goiran contre l’unité du commandement ont provoqué l’unanimité de la réprobation.

La Chambre s’en est émue après le Sénat : une interpellation y a été adressée à M. le ministre de la Guerre pour lui permettre d’expliquer ses paroles. Il ne les a pas expliquées, il les a même maintenues en les atténuant toutefois dans la forme et s’est déclaré fièrement responsable de l’organisation du commandement à la guerre en se portant fort de l’assurer. C’était monter un peu trop tôt au Capitole ; la Chambre en a fait bien vite descendre le général Goiran. Les amis du Cabinet, sentant la situation mauvaise, ont proposé l’ordre du jour pur et simple : par une aberration inexplicable, le ministère a exigé un ordre du jour de confiance, que la Chambre lui a refusé. Il s’y attendait si peu qu’au lieu de s’en aller, comme on le fait habituellement en pareil cas, il est resté abasourdi sur son banc et il a fallu que M. Brisson annonçât une autre interpellation pour que la Chambre se soulevât en criant : « Démission ! démission ! » Alors enfin le ministère est sorti de sa torpeur et il est parti. La nouvelle s’est répandue aussitôt qu’il avait pris le seul parti à prendre, qui était de remettre sa démission entre les mains de M. le Président de la République. Seulement M. Fallières était à Rouen, où il était allé assister aux belles fêtes du millième anniversaire de l’union de la Normandie à la France : on a dû l’attendre vingt-quatre heures.

À son retour, il a confié à M. Caillaux le soin de former le nouveau Cabinet. Ce choix n’a pas étonné, il était attendu, il était du moins un de ceux qui avaient paru le plus vraisemblables. Cela ne veut pas dire que ce soit le meilleur, mais le meilleur est-il possible ? Quoique M. Caillaux ait derrière lui un passé politique, sinon très long, au moins très rempli, il y a de l’inconnu dans son avenir. On dit que l’expérience et la réflexion lui ont été salutaires. S’il a la notion des nécessités du gouvernement à l’heure où nous sommes, il rompra résolument avec la politique que M. Monis recommande et qui a précisément pour caractère de n’en être pas une. Il nous en faut une cependant et aujourd’hui plus que jamais, pour les motifs que nous avons énumérés plus haut. Le pays a cru en apercevoir une avec M. Briand, mais il a semblé quelquefois que M. Briand n’avait pas toutes les intentions de ce qu’il disait: ses actes ont insuffisamment réalisé ses paroles. Il a fait un effort méritoire pour nous tirer de l’anarchie, puis il nous y a laissés retomber comme s’il se sentait las et découragé. M. Monis est venu, il est parti, il n’a fait et ne pouvait faire qu’un intérim pendant lequel l’anarchie a augmenté. M. Caillaux, qui est un homme intelligent, s’en est certainement aperçu comme tout le monde. Que fera-t-il ? Aura-t-il une politique ? Aura-t-il une volonté pour l’exécuter ? Quels seront ses collaborateurs ? À toutes ces questions nous ne pouvons faire encore aucune réponse. Nous attendons le nouveau ministère à l’œuvre.


Francis Charmes.

Le Directeur-Gérant, Francis Charmes.

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