Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1911

Chronique no 1902
14 juillet 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le hasard nous gouverne, disions-nous il y a quinze jours, à propos de la chute du ministère Monis et de l’avènement du ministère Caillaux. Les faits qui se sont passés depuis lors, dans le domaine international, ne sont pas l’effet du hasard, mais bien de calculs formés depuis assez longtemps déjà et dont il n’était pas difficile de prévoir les suites, car les élémens en étaient connus, avoués, et presque étalés au grand jour. Cependant l’opinion publique a paru étonnée lorsqu’ils se sont produits : nous n’avons pas partagé ce sentiment. Avant que les Espagnols marchassent sur Larache et sur El-Ksar, nous avions écrit le 15 mai dernier : « L’Espagne supportera difficilement que nous allions au Maroc beaucoup plus loin qu’elle. » Et, lorsque nos prévisions se sont réalisées et que nos journaux ont témoigné de la manière la plus inutile quelque indignation de l’entreprise espagnole, nous avons écrit le 15 juin : « Puisse cette première surprise n’être pas pour eux suivie de quelques autres ! » Il nous était impossible de nous expliquer davantage. Lorsqu’on a raison trop tôt et un peu contre tout le monde, on a l’air de provoquer les événemens qu’on annonce et de donner des armes à ceux qui les préparent ; on ne peut en parler qu’avec beaucoup de réserves et de réticences, et c’est ime situation difficile et pénible d’être condamné à n’exprimer qu’une partie de sa pensée. Bientôt nos soldats ont été engagés et alors il a fallu se taire tout à fait. La conduite des opérations militaires a d’ailleurs été parfaite et nous en avons éprouvé de sérieuses satisfactions. Mais, en pareille matière, la politique a le dernier mot et elle ne l’a pas encore dit. Ce dernier mot est aujourd’hui pour nous l’énigme du sphinx : nous ne nous chargeons pas de le deviner. Lui seul importe pourtant ; rien n’est plus vain que de récriminer sur le passé, et, si nous y revenons, c’est pour y chercher, s’il est possible de l’y trouver, le secret de l’avenir.

Il était facile, nous l’avons écrit au moment même où elle a commencé, de prévoir que notre marche sur Fez opérerait sur l’Espagne comme un coup d’éperon qui l’amènerait à s’établir dans la partie du Maroc dont nous nous étions éventuellement désintéressés à son profit. Nous avons avec elle des engagemens que le public ignore et que nous ignorons comme lui ; nous savons seulement qu’ils existent et rien ne nous autorise à croire qu’elle en ait dépassé les termes. On reproche beaucoup à M. Delcassé de les avoir conclus. Comment aurait-il pu faire autrement ? Nous aurions préféré, pour notre compte, qu’on ne touchât pas à cette redoutable question du Maroc, qui était un peu devant nous comme la boite de Pandore et que nous étions dans l’impossibilité de résoudre à notre seul profit ; mais, puisqu’on avait eu la témérité de vouloir la résoudre, il fallait bien en accepter, en subir les obligations et les charges, et une d’elles était la nécessité d’un accord avec l’Espagne. L’Espagne avait, à côté de nous, un rôle à jouer au Maroc ; il aurait été de notre part aussi imprudent que peu généreux de le lui disputer. Mais l’Allemagne ? Rien à coup sûr, en dehors de la force dont elle dispose et de l’usage qu’elle montre quelquefois la velléité d’en faire, ne l’autorisait à émettre sur le Maroc des prétentions particulières. Ce n’est pas dans son histoire qu’elle pourrait trouver des argumens à invoquer ; elle n’a rien fait jusqu’ici, ou elle n’a fait que bien peu de chose, pour développer la civilisation en Afrique ; elle n’a pas contribué aux efforts que d’autres puissances ont prodigués pour cette grande œuvre ; elle n’a, au surplus, aucun voisinage avec le Maroc. Mais à quoi bon discuter ? Nous sommes en présence d’un fait brutal : l’Allemagne a suffisamment manifesté qu’elle ne laisserait pas résoudre la question marocaine en dehors d’elle et qu’elle entendait y trouver des avantages et des profits. Ses intentions nous étaient connues depuis longtemps : ce n’est pas le « geste » d’Agadir qui nous les a révélées, il nous les a seulement rappelées. Les avions-nous donc oubliées ? On pourrait le croire à en juger par la lecture de nos journaux, ou du plus grand nombre d’entre eux, après l’envoi de la Panther à Agadir ; mais ceux d’entre nous qui s’étaient livrés au préalable à la lecture des journaux allemands n’ont pas éprouvé cette surprise ; ils s’attendaient à quelque chose, sans savoir précisément à quoi.

Nous avons un défaut, en France, qui est de n’écouter que ce que nous disons nous-mêmes et de le prendre pour une vérité acceptée par tout le monde quand nous l’avons répété un certain nombre de fois : il est bien regrettable que ce phénomène d’auto-suggestion n’agisse d’ailleurs que sur nous. C’est ainsi que nous nous sommes persuadé, à force de le dire, que nous avions reçu un mandat spécial en vue de maintenir ou de rétablir l’ordre au Maroc : malheureusement les papiers diplomatiques ne portent aucune trace de ce prétendu mandat. Nous rendons à M. Cruppi la justice que, répondant à la Chambre à un orateur qui l’avait allégué pour justifier notre marche sur Fez, il a déclaré nettement que nous étions allés à Fez pour un tout autre motif et que notre expédition avait eu pour but unique de préserver la vie de nos nationaux et de nos instructeurs militaires. C’était placer le fait sur son vrai terrain. Pour en revenir aux journaux allemands, et surtout à ceux qui sont les interprètes habituels de la pensée gouvernementale, on ne saurait leur reprocher d’avoir manqué de franchise, car ils ont beaucoup parlé et avec un remarquable ensemble. Leur thèse, que nous sommes loin d’accepter sans d’explicites réserves, mais qu’il est bon de connaître, a été la suivante. — La France, ont-ils dit, est sur la route de Fez ; elle y va, elle y arrivera et, une fois qu’elle y sera arrivée, elle ne pourra plus en sortir ; alors, en fait sinon en droit, l’Acte d’Algésiras aura cessé d’exister, car on ne pourra plus parler de ses deux principes essentiels, qui sont l’intégrité du territoire du Maroc et l’indépendance du Sultan, comme de réalités encore vivantes et opérantes. L’intégrité territoriale, comment pourrait-on l’invoquer lorsque les Français ont pris la rive droite de la Moulouïa, toute la Châouïa et qu’ils sont à Fez ? L’indépendance du Sultan, comment pourrait-on la prendre au sérieux lorsque Moulaï-Hafid est entre les mains des Français qui disposent de son trône et de sa vie ? En tout cela, les Français ne méritent d’ailleurs aucun reproche ; leur conduite a été dominée par des circonstances dont ils n’ont pas été les maîtres ; d’autres, à leur place, auraient probablement fait ce qu’ils ont fait ; mais les conséquences sont là et on peut les résumer d’un mot en disant qu’il n’y a plus d’Acte d’Algésiras. Dès lors, chacun reprend sa liberté et est maître d’en user au mieux de ses intérêts. — Telle est la thèse que la presse allemande a développée sous des formes diverses pendant que nous nous préparions à aller à Fez, que nous y allions, que nous y arrivions. Bien loin de nous retenir, elle nous a presque encouragés. Elle se complaisait à nous voir et même à nous faire déchirer l’Acte d’Algésiras de nos propres mains. Il ne fallait pas être grand clerc en diplomatie pour deviner où tendait l’Allemagne. C’est un pays tout réaliste, avec un gouvernement qui l’est encore plus que le pays. Nos journaux soutiennent le plus souvent une thèse pour le simple plaisir de dire ce qu’ils pensent : quand les journaux allemands en adoptent une, c’est pour préparer un acte.

Sur ces entrefaites, est survenu l’incident espagnol, qui a été accueilli chez nous par une tempête de presse : il n’en est d’ailleurs résulté et il ne pouvait en résulter rien de plus. En Allemagne, au contraire, l’initiative espagnole a rencontré une grande faveur, parce qu’il y avait là une atteinte, et cette fois incontestable, portée à l’Acte d’Algésiras. Les voies allemandes en devenaient plus larges et plus dégagées d’obstacles. Aussi, quand nos journaux ont montré une mauvaise humeur d’autant plus naturelle qu’ils commençaient — enfin ! — à comprendre où tout cela conduirait, leurs confrères allemands leur ont demandé de quoi ils se plaignaient, en assurant que l’Espagne avait seulement suivi l’exemple donné par la France et que celle-ci n’avait par conséquent aucun grief à lui opposer. L’Espagne assurait que ses nationaux étaient en danger à El-Ksar ; elle y accourait ; est-ce que la France avait fait autre chose à Fez ? À ces allégations, la réponse était facile. Mais à quoi bon discuter ? Tout ce que nous aurions dit n’aurait eu d’autre résultat que d’irriter les Espagnols sans changer l’opinion d’un seul Allemand, car les Allemands ne forment pas leur opinion sur les faits eux-mêmes, mais sur l’intérêt qu’ils présentent pour eux. N’est-ce pas ainsi qu’ils écrivent l’histoire ? Il est donc tout naturel que ce soit ainsi qu’ils la fassent. On peut relire les journaux allemands : on n’y trouvera pas une approbation explicite de l’acte espagnol, — car elle était inutile et aurait pu devenir plus tard compromettante, — mais bien l’affirmation formelle qu’il était le pendant exact de l’acte français, c’est-à-dire une nouvelle violation de la convention d’Algésiras dont on devait décidément faire son deuil : c’est un deuil que l’Allemagne acceptait sans tristesse.

Il aurait fallu fermer les yeux à la lumière pour n’avoir pas le pressentiment de ce qui allait arriver. C’est vraisemblablement pour ce motif que notre ambassadeur à Berlin, M. Jules Cambon, est allé à Kissingen où il a eu avec le ministre allemand des Affaires étrangères, M. de Kiderlen-Waechter, un entretien dont tout le monde a parlé, mais que personne, en dehors des deux gouvernemens, ne connaît encore. Les journaux n’ont pu faire que des suppositions : nous y ajouterons la nôtre. M. Jules Cambon a été l’heureux négociateur, en 1909, d’un arrangement avec le gouvernement impérial, qui semblait être, de la part de ce dernier, un renoncement définitif à toute opposition à l’action française au Maroc. L’Allemagne reconnaissait une fois de plus l’intérêt spécial que nous avions au maintien de l’ordre dans l’empire chérifien et déclarait qu’elle ne ferait rien pour contrarier notre œuvre, n’ayant d’ailleurs elle-même que des intérêts économiques à développer : ces intérêts étaient suffisamment garantis par le principe de l’égalité introduit dans l’Acte d’Algésiras. Il y avait là une base solide pour nos rapports ultérieurs avec l’Allemagne au Maroc, et, en effet, pendant quelque temps, ces rapports ont été ce qu’ils devaient être, corrects et en apparence confians. Mais M. Jules Cambon a l’oreille trop fine et trop exercée pour n’avoir pas entendu les bruits qui s’élevaient en Allemagne et pour ne pas en avoir compris le caractère : l’Allemagne, estimant que la situation du Maroc s’était modifiée à notre profit, en éprouvait une certaine impatience et s’apprêtait à donner à ce sentiment une forme précise. Elle aurait pu sans doute, elle aurait même dû, après l’arrangement de 1909, prévoir que nous ne resterions pas inertes et s’accommoder d’une situation nouvelle qui avait reçu son consentement explicite ; mais entre le respect d’un arrangement, même lorsqu’il n’est vieux que de deux ans, et la satisfaction d’un intérêt ou d’un appétit immédiat, l’Allemagne n’hésite pas, elle sacrifie le premier. M. de Bismarck, dans ses Pensées et Souvenirs, n’a-t-il pas érigé en principe la fragilité des traités en présence de la force des intérêts, et n’a-t-il pas dit que jamais un gouvernement ne subordonnerait ceux-ci à ceux-là ? Il était de toute évidence que l’Allemagne se proposait un but, et il est de toute probabilité que M. Cambon est allé à Kissingen pour essayer de le reconnaître. Sa démarche ne s’expliquerait pas si elle n’avait pas eu pour objet d’ouvrir une conversation qui devait avoir des suites ; elle témoignait d’une bonne volonté concluante, et nous étions en droit d’espérer qu’il nous en serait tenu compte.

Nous disons d’espérer : avec l’Allemagne on n’est jamais sûr de rien ; il semble même que ce soit un des procédés habituels, réfléchis et voulus, de sa politique, de maintenir son interlocuteur dans l’incertitude, dans l’inquiétude même, au sujet de ses dispositions réelles. Tout lui sert de prétexte et elle use, suivant les cas, des plus opposés. Il y a quelques années, l’Allemagne reprochait avec amertume à un de nos ministres de n’avoir pas voulu causer avec elle, et nous nous demandions nous-même si elle n’avait pas en effet quelque motif de s’en plaindre. Aujourd’hui, c’est tout le contraire : nous nous montrons tout disposés à causer, à négocier, à transiger et, pour bien manifester nos intentions, notre ambassadeur, avant de se rendre de Berlin à Paris, passe par Kissingen pour se rendre mieux compte de celles de M. de Kiderlen. On saura un jour sans doute ce qui s’est dit à Kissingen : nous serions bien surpris s’il n’en résultait pas que, rompant avec le mutisme dont on s’est montré si mécontent, si offensé autrefois, nous nous sommes déclarés prêts à des explications franches et loyales. Quelques jours plus tard, le gouvernement impérial envoyait la Panther à Agadir, et nous dirions volontiers que c’était la réponse de M. de Kiderlen aux conversations de Kissingen, s’il n’était pas plus vraisemblable que le coup était préparé depuis quelque temps déjà. On admirera, en passant, avec quelle brusque opportunité il a été porté. Nous venions d’avoir une crise ministérielle ; un ministre des Affaires étrangères en avait remplacé un autre ; M. de Selves avait à peine pris possession de son bureau au quai d’Orsay ; il était à la veille de partir pour La Haye où il allait accompagner M. le Président de la République dans sa visite à la reine des Pays-Bas. Qu’on rapproche toutes ces circonstances et qu’on se demande si la protection des intérêts allemands à Agadir, à supposer qu’ils fussent vraiment menacés, exigeait de la part du gouvernement impérial une exécution aussi précipitée. On n’a même pas attendu que le croiseur le Berlin ait eu le temps d’arriver à Agadir, on y a envoyé à la hâte la canonnière la Panther qui était plus près, sauf à remplacer ensuite celle-ci par celui-là, tant l’urgence était grande de protéger les intérêts allemands, ou tant le désir était vif de profiter de ce qu’on a appelé autrefois le moment psychologique. Nous n’insisterons pas.

Mais pourquoi le gouvernement allemand a-t-il envoyé un navire à Agadir ? Le prétexte qu’il a donné, à savoir qu’il devait veiller aux intérêts des Allemands dans le Sud du Maroc, représenté comme une région particulièrement troublée, a rencontré partout le crédit qu’il méritait. On est allé tout de suite au fond des choses, et personne n’a douté, soit chez nous, soit dans le reste de l’Univers, que le « geste » germanique exprimait à l’égard de la France une intention dont il était encore difficile de déterminer le véritable caractère, mais qui était à coup sûr désobligeante. Des souvenirs récens revenaient à la mémoire. À l’automne dernier, un navire français, le Du Chayla, étant allé à Agadir, le commandant avait débarqué et avait fait une visite au pacha. Autour de ce fait très simple, la presse allemande avait mené grand bruit ; le chancelier de l’Empire avait dû répondre à une interpellation au Reichstag, et, avant de rendre justice à la correction de notre attitude, il avait dit qu’il attendait nos explications. Lorsqu’elles sont venues, il a bien voulu les juger satisfaisantes : le Du Chayla était dans ces parages pour surveiller la contrebande de guerre, comme nous avions reçu à Algésiras la mission de le faire. L’émotion allemande s’est calmée, non sans nous laisser quelque surprise qu’elle eût été si vive à propos d’un fait si insignifiant. Alors, d’autres souvenirs, plus lointains, nous sont revenus à la mémoire : ils nous ont montré l’Allemagne en quête d’un port sur l’Atlantique et le parti pangermaniste jetant son dévolu précisément sur Agadir. L’acte allemand semblait donc se rattacher à des projets anciens dont il semblait être un commencement d’exécution : le gouvernement impérial avait seulement attendu le moment propice, il croyait l’avoir trouvé. Cette première explication de sa conduite s’est présentée tout de suite aux esprits. Est-ce la bonne ? Peut-être. Cependant il y en a une seconde : après la secousse du premier moment, on s’est demandé si l’envoi d’un navire à Agadir n’était pas, de la part du gouvernement impérial, une sorte de mise en demeure dont l’objet était de nous amener à négocier. Nous amener à négocier ? Mais nous ne demandions pas mieux, nous ne demandions même pas autre chose et le voyage de M. Jules Cambon à Kissingen en avait fourni la preuve. Alors pourquoi la démonstration d’Agadir ? En diplomatie, il ne faut rien faire d’inutile : la parfaite inutilité de l’acte allemand nous fait douter de l’exactitude de cette deuxième hypothèse. Mais, dit-on encore, la diplomatie allemande use volontiers de procédés brutaux et M. de Kiderlen en particulier est partisan de cette manière forte qui va à son caractère : qui sait si l’envoi d’un navire à Agadir n’est pas le premier acte d’une négociation dont l’Allemagne elle-même désire le succès ? C’est possible ; il n’y a rien là de contraire à ce que l’expérience nous a appris des procédés germaniques. Nous avons vu plus d’une fois l’Allemague, lorsqu’elle se propose de causer ou de négocier, se placer avec toute sa masse à l’endroit le plus incommode, le plus encombrant, le plus menaçant pour son partenaire, dans l’espoir de le rendre par là d’humeur plus facile et plus conciliante : et cela lui a réussi quelquefois. Que ne feriez-vous pas pour éloigner un homme corpulent qui, assis à côté de vous, appuie lourdement sa botte sur votre orteil ? Voilà donc trois hypothèses pour expliquer la manifestation d’Agadir. L’Allemagne veut-elle un morceau du Maroc et a-t-elle choisi Agadir comme point d’appui à son ambition ? Veut-elle seulement négocier et obtenir de nous des avantages qui ne seront pas nécessairement en Afrique, ou du moins au Maroc ? Et enfin, en admettant que cette seconde supposition soit la vraie, faut-il la compléter en disant que l’acte allemand n’est qu’un moyen de discussion ? À parler franchement, nous n’en savons rien : l’avenir seul montrera ce qu’il faut en croire. Nous devons en rester, pour le moment, à l’affirmation que l’envoi d’un navire à Agadir a un objet déterminé et provisoire et que, cet objet une fois réalisé, le navire se retirera. On nous le dit, croyons-le.

Que devait faire notre gouvernement dans la situation délicate où il se trouvait placé ? M. de Selves, en répondant à la communication que lui a faite M. le baron de Scbœn, a exprimé l’avis que l’incident d’Agadir ne faciliterait pas les négociations ultérieures, et rien n’est plus vrai. L’Allemagne croit beaucoup trop à l’emploi de l’intimidation, au parti qu’on peut tirer de la première émotion que cause la surprise, enfin au sentiment d’insécurité qu’elle inspire par ce qu’il y a d’imprévu dans ses procédés ; mais cette méthode, puisque c’en est une, a l’inconvénient de provoquer la défiance et le soupçon et, tout compte fait, nous ne la recommanderions pas à nos propres négociateurs : ils y seraient d’ailleurs peu aptes. Et puis, l’efficacité de ces moyens s’épuise ; l’habitude l’émousse ; les gens avertis en prennent leur parti et finissent par ne plus y être sensibles. Quoi qu’il en soit, le gouvernement de la République a fait ce qu’il devait faire : il s’est rappelé qu’il avait un allié et des amis et il s’est mis immédiatement en rapport avec eux. Quelques journaux le lui ont reproché. — Le coup d’Agadir, ont-ils dit, s’adresse à nous ; c’est donc à nous qu’il appartient de le relever et nous n’avons nul besoin pour cela d’aller demander conseil ou concours aux autres ; un grand pays ne doit compter que sur lui-même ; qu’il marche, et il sera suivi. — Ce sont là de belles phrases, mais il est fort heureux que notre gouvernement ne s’en soit pas inspiré.

Bien que tout le monde nous ait reconnu une situation spéciale au Maroc, nous n’en sommes pas les maîtres comme nous le sommes de l’Algérie, ni les protecteurs comme nous le sommes de la Tunisie, et nous ne voulons être ni ceci ni cela. L’Acte d’Algésiras est une œuvre collective dont le maintien, ou le changement, intéresse d’autres que nous. Enfin nous avons une alliance et des amitiés, dont une nous est en ce moment particulièrement précieuse. M. Ribot, qui a été un des principaux auteurs de l’alliance russe, disait récemment à la tribune du Sénat qu’une de ses conséquences, ou plutôt une de ses stipulations formelles, est que les deux gouvernemens doivent combiner leur politique générale de manière à être toujours d’accord l’un avec l’autre. Il en est de même de nos rapports avec l’Angleterre, puisque l’entente cordiale peut nous amener à prendre des résolutions communes. Nous manquerions à ce que nous devons à notre allié et à nos amis si, dans une circonstance grave ou qui peut le devenir, nous n’entrions pas tout de suite en relation avec eux. Qu’on se rappelle ce qui s’est passé en 1870 : M. Émile Ollivier l’a raconté ici même dans ses belles et émouvantes études. Nous avions, en 1870, des alliances à l’état de formation, qui étaient seulement préparées et esquissées ; néanmoins elles auraient obligé et sans doute entraîné l’Autriche et l’Italie si, avant l’ouverture des hostilités, nous nous étions entendus avec elles au lieu de nous borner à escompter leur concours. L’Autriche, qui ne cherchait d’ailleurs qu’à ne pas s’engager, nous a reproché ensuite de nous être engagés nous-mêmes sans nous être mis d’accord avec elle, sans l’avoir consultée, sans l’avoir entendue et attendue, et, bien qu’il n’y ait eu là de sa part qu’un prétexte, il aurait mieux valu ne pas nous y exposer. Mais enfin, nous n’avions alors envers aucune autre Puissance les devoirs stricts que nous avons aujourd’hui, puisqu’il n’y avait pas d’alliance définitivement conclue : il y en a une à présent, et notre allié peut se trouver un jour en face du casus fœderis. Il fallait donc faire ce que nous avons fait : ouvrir tout d’abord des conversations avec Saint-Pétersbourg et avec Londres. Cela ne veut pas dire qu’en demandant aux deux autres quelles sont leurs vues, nous renoncions à leur faire connaître les nôtres, à les soutenir, à les faire prévaloir. Nous sommes les principaux intéressés dans les affaires du Maroc, c’est donc à nous qu’appartient le rôle principal et ce n’est pas nous qui conseillerions d’y renoncer : toutefois la Triple Entente n’est pas un vain mot et lorsqu’une occasion se présente d’en montrer la réalité et la solidité, on ne doit pas la laisser échapper. La Triple Entente n’est d’ailleurs pas faite seulement pour la guerre ; elle l’est aussi pour la paix, surtout pour la paix, et c’est afin d’assurer le maintien de la paix que nous la mettons à même d’exercer sa bienfaisante influence. Non pas que nous croyions la paix menacée, ni que l’Allemagne ait la moindre intention de la troubler, mais les tête-à-tête sont quelquefois dangereux dans le domaine international, et il y a plus de chances d’arriver à un accord quand de nombreux intérêts sont en présence que lorsqu’il y en a seulement deux et que, par la faute des hommes, ils apparaissent comme opposés.

Une question a été adressée au gouvernement anglais, à la Chambre des Communes. M. Asquith y a fait une réponse pleine de bon sens, de mesure et de fermeté : elle mérite d’être reproduite intégralement. « Actuellement, a-t-il déclaré, j’ai peu à dire au sujet des négociations entre les Puissances. Mais je désire qu’on comprenne nettement que le gouvernement de Sa Majesté estime qu’une situation nouvelle est survenue au Maroc, situation dont les intérêts anglais peuvent être plus affectés par ses futurs développemens qu’ils ne l’ont été jusqu’ici. Nous avons confiance qu’une discussion diplomatique trouvera la solution de cette question et, dans la part que nous y prendrons, nous aurons les égards requis pour la protection de nos intérêts et par l’accomplissement de nos engagemens contenus dans notre traité avec la France, qui est bien connu de la Chambre. » Rien de plus clair, ni de plus légitime que cette réponse, car l’action allemande, à supposer qu’elle se développe au Maroc, sera une menace pour l’Angleterre presque autant que pour nous. Pour le moment, que demande donc l’Angleterre ? Elle demande à participer à toute conversation qui aurait lieu sur le Maroc ; elle n’admet pas, comme s’exprime le Times, que ces conversations se passent derrière son dos. Ce désir est trop légitime pour qu’il n’y soit pas fait droit et, au surplus, devant sa manifestation, nous ne nous prêterions pas nous-mêmes à une conversation à laquelle l’Angleterre ne participerait pas. Mais la Russie, mais l’Espagne, mais d’autres Puissances encore ? Plusieurs d’entre elles peut-être demanderont aussi à être entendues. Toutes celles qui ont pris part à l’Acte d’Algésiras peuvent invoquer à cet égard un droit égal. L’invoqueront-elles ? Alors la Conférence renaîtra de ses cendres. Les journaux allemands protestent contre cette perspective qui ne leur sourit guère, ce qui se comprend sans peine, car ils n’ont pas gardé un bon souvenir d’Algésiras. Le mieux, disent-ils, est de se mettre d’accord par des conversations directes entre les principaux intéressés. Nous n’avons pas d’objection fondamentale contre cette manière de procéder, nous bornant à dire que toute initiative particulière, prise en dehors de tout concert avec les autres Puissances, aurait peu de chance d’être approuvée et qu’elle risquerait dès lors d’avoir un caractère assez précaire. On peut se demander quelle serait, dans cette consultation entre les Puissances, la situation de l’Espagne. Si, lorsqu’elle est allée à Larache et à El-Ksar, elle a rencontré quelque approbation ou quelque sympathie en Allemagne, elle a bien rendu ces sentimens à celle-ci après l’affaire d’Agadir. Il y a eu alors, dans les journaux espagnols, une véritable explosion de joie, comme si la solidarité des intérêts espagnols et des intérêts allemands était d’une telle évidence qu’une entente ultérieure entre les deux gouvernemens devait nécessairement en sortir. Cette conséquence est-elle certaine ? Cette solidarité d’intérêts est-elle certaine ? Est-elle durable ? Rien n’est plus douteux. L’Espagne peut être, à un moment, un instrument entre les mains de l’Allemagne, mais rien d’autre, et lorsque l’instrument a servi, il arrive assez souvent qu’on le jette de côté ou même qu’on le brise. L’opinion espagnole, en exprimant une satisfaction si bruyante de l’envoi d’un navire allemand à Agadir, a obéi à un mauvais sentiment qui n’avait même pas le mérite d’être vraiment politique. L’Espagne s’entendra toujours avec nous au Maroc, pourvu qu’elle ne sorte pas des arrangemens que nous avons conclus. Nos positions respectives sont nettement déterminées. Si l’Allemagne prenait décidément pied au Maroc, avec la force d’expansion qui lui est propre, l’Espagne ne tarderait peut-être pas en souffrir plus que nous-mêmes. Notre intérêt est plus considérable que le sien, puisqu’il n’est autre que la sécurité de l’Algérie ; mais, pour être moindre, celui de l’Espagne n’en serait pas moins en péril d’être compromis un jour ou l’autre par la présence des Allemands. Nous la ménagerons toujours, non seulement parce que de notre histoire en partie commune les sympathies seules ont survécu, mais parce qu’elle est notre voisine sur une longue frontière en Europe et qu’un pays a toujours intérêt à être bien avec ses voisins. Mais l’Allemagne n’est pas la voisine de l’Espagne en Europe et, si elle le devenait un jour en Afrique. l’Espagne ne tarderait probablement pas à le regretter. Peut-être s’imagine-t-elle aujourd’hui qu’elle serait l’appoint désiré par les deux autres Puissances et quelle pourrait choisir entre elles en faisant ses conditions, mais qui sait si elle ne serait pas finalement l’enjeu de leurs conflits ?

Ce sont là des vues hypothétiques et lointaines sur lesquelles il n’y a pas à insister : le présent seul nous préoccupe et il est encore trop tôt pour savoir comment il évoluera. M. Jules Cambon est reparti pour Berlin avec les instructions de son gouvernement ; il y trouvera M. de Kiderlen, qui y est revenu lui-même, et les entretiens de Kissingen pourront reprendre sur une base plus solide, mais malheureusement avec une complication de plus. Quant à M. de Selves, notre nouveau ministre des Affaires étrangères, sa tâche est délicate et lourde. Heureusement il est un homme d’un esprit fin, délié, souple ; il a fait tout de suite preuve de sang-froid et de fermeté, et si rien ne l’avait particulièrement préparé aux fonctions diplomatiques, il a les qualités qui y font réussir. Nous ne parlerons pas davantage de notre nouveau ministère, qui n’était pas encore définitivement constitué au moment où nous écrivions notre dernière chronique. Il s’en faut de beaucoup que tous les choix de M. Caillaux soient également heureux. Mais, en présence des difficultés qui nous viennent du dehors, nous nous reprocherions de rien écrire qui puisse diminuer la force et l’autorité de notre gouvernement.

Nous avons dit plus haut que M. le Président de la République était à la veille de partir pour La Haye lorsque l’incident d’Agadir s’est produit. Le voyage de M. Fallières ne s’en est nullement ressenti. La Hollande et la France, qui n’ont nulle part d’intérêts contraires, peuvent aujourd’hui s’abandonner à la sympathie qui les porte l’une vers l’autre, et d’une part, la gracieuse reine Wilhelmine, de l’autre, M. Fallières, se sont faits avec éloquence les interprètes de ces sentimens. La Reine a rappelé avec plaisir la visite qu’elle nous a faite, il y a quelques années, et elle a parlé avec chaleur du rayonnement du génie français à travers l’histoire et le monde : de son côté, M. Fallières a rappelé avec non moins de raison les grands penseurs et les admirables artistes qui ont illustré la Hollande et qui ont fait de ce pays un des principaux facteurs de la civilisation générale. Ils auraient pu parler l’un et l’autre des grands politiques et des grands soldats que les deux nations ont produits ; il est vrai que politiques et soldats ont eu souvent à lutter les uns contre les autres, mais cela est si loin ! et il n’en reste que des souvenirs héroïques. Ces rapprochemens des peuples dans la personne de leurs représentans les plus élevés ne peuvent avoir que des résultats heureux. La Reine et le Président de la République ont exprimé la conviction que les liens de la Hollande et de la France en seraient resserrés : on le souhaite également à Paris et à La Haye.

Francis Charmes.

Le Directeur-Gérant, Francis Charmes.

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