Chronique de la quinzaine - 31 mai 1897
31 mai 1897
Le seul événement qui se soit produit à l’intérieur depuis notre dernière chronique est la rentrée des Chambres, et cet événement n’a été suivi d’aucun autre. Nous ne sommes, à la vérité, qu’au début de la session d’été ; il est encore difficile de dire comment elle évoluera ; mais les premiers symptômes qu’elle présente sont ceux de la stagnation. On avait annoncé que, dès le premier jour, un grand combat aurait lieu entre l’opposition et le gouvernement. Ce combat aura peut-être lieu ; rien même n’est plus probable ; mais il a été renvoyé à plus tard, et nul ne sait encore sur quel terrain il sera livré. Les radicaux et les socialistes s’agitent beaucoup ; on le dit du moins, et il faut le croire ; toutefois, leur agitation n’a encore rien d’apparent. L’ennemi rôde silencieusement autour du ministère, cherchant le point faible par où il pourra l’attaquer. Il ne l’a pas trouvé jusqu’ici. La différence est sensible avec les sessions dernières. Aux mois d’octobre et de janvier, après les vacances, l’opposition radicale et socialiste était revenue pleine de confiance dans un succès qu’elle croyait assuré et immédiat. Le ministère n’avait-il pas duré aussi longtemps qu’un autre ? Le moment n’était-il pas venu pour lui de disparaître, et de laisser la place à un successeur impatient ? Toutes les traditions parlementaires ne le condamnaient-elles pas ? Un ministère de six mois est déjà vieux chez nous : quand il en a plus d’une année, on s’étonne qu’il vive encore. C’est le cas aujourd’hui pour le ministère Méline, qui présente un de ces phénomènes de longévité auxquels on a de la peine à s’habituer, et même à croire. Et pourtant, on hésite à lui livrer assaut. Autant l’opposition montrait d’audace et d’entrain, il y a quelques mois, autant aujourd’hui, après des échecs répétés, elle montre d’hésitation et de timidité. Elle use son ardeur dans des conciliabules secrets, dont rien ne transpire, peut-être parce qu’il ne s’y passe pas grand’chose. Une seul fait est certain, c’est qu’elle veut renverser le ministère ; elle le veut bien, elle le veut avec passion ; seulement elle ne sait pas comment s’y prendre. Il est même à craindre pour l’opposition que la cruelle catastrophe du Bazar de la Charité, dont elle avait cru tout d’abord pouvoir tirer des conséquences politiques très importantes, ne produise pas du tout l’effet qu’elle en attendait.
On s’étonnera sans doute que la politique puisse se mêler à une pareille affaire : à quoi ne se mêle-t-elle pas aujourd’hui ? Le respect de la mort, même lorsqu’elle s’est produite dans les conditions les plus atroces, n’arrête pas l’esprit de parti : il s’empare de tout, il se sert de tout. Nous avons déjà parlé de la cérémonie qui a eu lieu à Notre-Dame à la suite de l’incendie du 4 mai. Le président de la République, les présidens des deux Chambres, les ministres ont tenu à y assister. Il était naturel et convenable que le gouvernement prît part à une douleur à laquelle tout le monde civilisé s’était associé, et qu’il donnât à l’expression de son sentiment une forme religieuse, dans le sens le plus général et le plus élevé du mot. M. Brisson, président de la Chambre des députés, n’a pas plus hésité que M. Loubet, président du Sénat, et que M. Félix Faure, président de la République, à se rendre à Notre-Dame. Tous les pouvoirs publics, sans exception, y ont été représentés. C’était une raison, sans doute, pour que toutes les convenances y fussent ménagées. Au spectacle d’union, on pourrait presque dire de communion morale qui était donné, devaient correspondre des paroles inspirées par un large sentiment de solidarité humaine : prononcées au nom d’une autorité supérieure à l’homme, elles n’en auraient été que plus puissantes. Les choses ne se sont pas passées ainsi. Le discours du prédicateur de Notre-Dame a été jugé universellement malheureux. Il a fait dissonance avec le sentiment public. Ce n’est pas à nous à rechercher s’il était conforme à des dogmes qui échappent à notre compétence. Mais il y a temps pour tout. Il y en a pour prêcher le dogme dans sa sévérité la plus rigoureuse ; il y en a pour prêcher la charité dans ses notions les plus accessibles à la faiblesse de notre nature. C’était ou jamais l’occasion dans cette rencontre, et il est regrettable que le Père Ollivier ne l’ait pas compris ; mais il est plus regrettable encore qu’avant de lui donner la parole, ses supérieurs ne se soient pas enquis de ce qu’il dirait. L’Église a d’ordinaire assez d’à-propos pour se prêter à toutes les circonstances : elle s’y montre aisément égale sans rien perdre d’elle-même, et la pitié qu’elle exprime de si haut n’en pénètre que plus profondément dans des cœurs qui, après avoir été affligés et meurtris, ont besoin d’être rassurés et apaisés. Évidemment, tout le monde ne l’a pas compris ainsi ; mais il y aurait une souveraine injustice à tirer d’un fait individuel des conséquences et une condamnation générales. C’est pourtant ce qui est arrivé. Dès l’ouverture de la session parlementaire, M. Brisson a éprouvé le besoin de répondre, du haut de son fauteuil présidentiel, au prédicateur de Notre-Dame. Chaire contre chaire ! L’éloquence profane a paru du même ordre que l’éloquence sacrée. A son tour, elle a énoncé un dogme, dogme laïque, mais qui n’en est pas moins sévère, aride et désolant, en ce que, à l’affirmation d’un Dieu qui châtie sur les innocens les fautes des coupables, il a paru substituer la négation même de toute divinité, enlevant ainsi une consolation suprême à ceux qui, frappés dans leurs affections les plus chères, veulent espérer qu’ils ne l’ont pas été sans compensation et sans retour. Pourquoi, à propos d’un événement qui aurait dû nous unir tous, et qui, en effet, nous avait tous unis au début, pourquoi soulever les controverses doctrinales, affirmer les opinions dogmatiques les plus propres à nous diviser ? De quelque côté que soit venu le premier tort, le dernier n’en est pas moins condamnable. Tout le monde pensait et sentait de même, le 5 mai au matin, lorsque la nouvelle de l’événement de la veille s’est répandue dans Paris et dans le monde entier. Le 18, il n’en était déjà plus ainsi. Deux camps s’étaient reformés l’un contre l’autre, autour du brasier à peine éteint du Bazar de la Charité, comme s’il y avait dans cette appellation même une dernière et persistante ironie.
M. le comte de Mun a répondu par une lettre publique au discours de M. Brisson. Nous comprenons très bien l’émotion qu’il a éprouvée et qu’il a tenu à exprimer. Il ne s’agissait pas seulement pour lui de défendre des idées et des sentimens qui lui sont chers, mais aussi de protester contre l’usage très étrange fait par M. Brisson de son autorité présidentielle. De quel droit en effet, à quel titre M. Brisson a-t-il cru pouvoir répondre au Père Ollivier ? S’il n’avait vu dans le discours de Notre-Dame qu’une occasion d’affirmer à son tour ses convictions personnelles, nous nous bornerions à dire que le Palais Bourbon était pour cela un lieu fort mal choisi. Mais ce qui a le plus choqué dans son discours, c’est l’excès de pouvoir qu’il constituait. Le fauteuil présidentiel n’est pas un piédestal, du haut duquel on peut proclamer une espèce de religion d’État. Le président de la Chambre n’avait pas qualité pour répondre à une thèse produite et soutenue non seulement en dehors de la Chambre, mais encore dans une circonstance qui n’avait rien de parlementaire, ni même de politique. Il n’avait pas le droit, lui, élu par la majorité, mais devenu le président de tout le monde, de blesser la conscience de la minorité, et cela sans que personne pût lui répliquer. Il y a deux hommes en lui, et il a eu le tort de l’oublier : M. Brisson, dont on peut aimer ou n’aimer pas les idées, approuver ou ne pas approuver les principes, goûter ou ne pas goûter l’éloquence, et le président, qui n’a point à parler en son nom à lui, ni au nom d’un parti, mais au nom de la Chambre tout entière. Manquer à cette règle constitue un abus que le vote d’affichage ne couvre pas, et qu’il aggrave même, puisqu’il accentue en quelque sorte et qu’il souligne le défaut d’impartialité qui caractérise un pareil acte. Après cela, le ministère n’aura pas sans doute à se plaindre de l’intervention de M. Brisson. Au moment où la Chambre s’est réunie, les nuages étaient chargés d’électricité : il fallait qu’une décharge se produisît. M. Brisson, dans son impatience de répliquer au Père Ollivier, a probablement joué le rôle de paratonnerre. Le succès qu’a eu son discours au Palais-Bourbon tient moins au discours lui-même qu’aux dispositions de l’auditoire. Les esprits étaient émus, les consciences étaient troublées. La courte harangue présidentielle a servi d’exutoire à un sentiment qui était général, et qui devait saisir la première occasion de s’épancher. Une interpellation va avoir bleu sur le Bazar de la Charité, — elle se sera sans doute produite au moment où paraîtra notre chronique ; — mais elle n’intéresse déjà plus personne. Tout ce qu’on voulait dire a été dit. On ne pourra plus que se répéter ; l’effet est épuisé.
Et cela est heureux, parce que l’arme principale dont paraissent vouloir se servir contre le ministère les radicaux et les socialistes est tirée du péril clérical. Nos lecteurs auront peut-être quelque peine à le croire : le péril clérical, conjuré pendant quelques années par une politique énergique, est aujourd’hui, parait-il, plus inquiétant que jamais. La principale raison qu’on en donne est que le clergé a presque partout désarmé, et que le ralliement à la République est, sur l’ensemble du territoire, un fait accompli. Il en résulte des mœurs politiques, et même des mœurs administratives un peu nouvelles, au milieu desquelles les vieux républicains sont complètement désorientés. Au désarmement qui s’est produit d’un côté a répondu, de l’autre, un relâchement des rigueurs d’autrefois. Cette détente est-elle un mal ? Les radicaux l’affirment ; les socialistes s’en montrent convaincus. Ils se répandent dans les couloirs des Chambres, répétant que la situation est très grave, et qu’elle ne peut pas durer plus longtemps sans péril pour la République. A les entendre, la réaction relève partout la tête. L’administration n’obéit plus au gouvernement, mais bien à l’opposition d’hier, qui sera certainement celle de demain, et qui montre en attendant des exigences devant lesquelles tout le monde s’incline. En un mot, le ministère de M. Méline n’est plus maître de lui-même : les fils qui le font mouvoir sont entre les mains de l’ennemi ! On espère évidemment qu’à force de répéter les mêmes choses, on finira par les faire croire, ce qui arrive en effet quelquefois. Pour le moment, les députés de la majorité s’abordent entre eux et se demandent avec curiosité si, dans leurs départemens respectifs, le péril réactionnaire et clérical est vraiment redevenu menaçant : les réponses qu’ils échangent ne tardent pas à les rassurer. Depuis longtemps le pays n’avait pas été aussi tranquille. Les agitations provoquées par le ministère radical commencent à se calmer : si les choses durent ainsi pendant quelques mois encore, elles s’apaiseront tout à fait. Les préventions se dissipent ; on revient à une plus juste appréciation des choses et des hommes ; on remet les unes à leur point et les autres à leur place. Certes, pour les radicaux et les socialistes, c’est là un danger sérieux, et qui s’aggrave même de jour en jour. Nous ne pouvons que les engager à livrer le plus tôt possible au gouvernement le grand assaut qu’ils préparent, et pour lequel ils creusent dans les sous-sols parlementaires tant de mines et de contre-mines. Ils ne s’y sont pas encore risqués, mais ils le feront : un parti se perd s’il n’agit pas, surtout lorsqu’il est dans l’opposition. Pourtant, quelque chose de la belle humeur d’autrefois a disparu. Les interpellations mêmes, qui étaient naguère si fréquentes, se sont subitement raréfiées, et personne ne proteste contre le parti pris de la Chambre de les restreindre à un jour par semaine. Le reste du temps est consacré à des discussions plus sérieuses. Mais combien cela durera-t-il ? Tant de sagesse n’est pas chose naturelle. Il faudra bien qu’un jour prochain, à propos d’un incident quelconque, les griefs de l’opposition soient portés à la tribune. Il faudra bien qu’on s’explique et qu’on se compte. Il faudra bien qu’on sorte des bruits de couloirs, des rumeurs confuses, des confidences qu’on se fait à l’oreille et qui se répandent partout sans que personne en ait la responsabilité, pour énoncer à la tribune des faits précis, probans et topiques. Le moment, sans doute, approche : il n’est pas encore venu.
L’opposition n’a pas jugé que les affaires étrangères fussent de nature à lui fournir le terrain qu’elle cherchait. Ce n’est pas qu’elle juge, ni que personne estime que tout soit parfait dans la situation extérieure ; mais, au milieu des négociations qui se poursuivent, des critiques inopportunes ne pourraient qu’affaiblir l’action de notre gouvernement. Une interpellation se serait incontestablement terminée par un ordre du jour de confiance, voté à une grande majorité. Les radicaux le savaient bien ; ils ont même eu l’ingénuité de le dire ; aussi se sont-ils bornés à une question, c’est-à-dire à un de ces étalages de tribune qui, ne comportant aucune conclusion, laissent toutes choses en l’état ; et cette question a été posée à M. Hanotaux par un homme qui n’appartient à aucun parti classé, M. Gauthier (de Clagny), ancien boulangiste, aujourd’hui député très indépendant, qui parle ou qui vote tantôt avec ceux-ci, tantôt avec ceux-là, et qui semble avoir un tempérament propre à ne se fixer nulle part.
Depuis la séparation de la Chambre, les événemens ont marché vite en Orient, et ils ont tourné d’une manière qui laisse peu de prise contre le gouvernement. L’opposition, si on néglige les nuances, est toute philhellène ; elle accuse le gouvernement d’être turcophile, reproche injuste, mais commode : les étiquettes, vraies ou fausses, aident toujours à simplifier les situations. Or, l’esprit français aime à voir les choses sous un jour très simple, et rien ne l’est plus que de décider en principe que, si on n’est pas philhellène, on est turcophile. Avons-nous besoin de dire que les choses sont beaucoup plus complexes que cela ? M. Hanotaux, dans sa réponse à M. Gauthier (de Clagny), a repoussé avec énergie les accusations dirigées contre sa politique, à laquelle on reproche d’être inspirée, tantôt par la Russie, tantôt par l’Angleterre, tantôt même par l’Allemagne. Il n’est, a-t-il dit, ni grec, ni turc ; il s’efforce de rester Français. On peut discuter la manière dont il a servi les intérêts français, mais il n’a certainement pas voulu en servir d’autres, et il ne s’est laissé égarer dans sa politique, ni par des réminiscences qu’on affecte d’appeler des traditions et qui sont peut-être de date un peu récente pour mériter ce nom, ni par des préférences ethnographiques, ni par des sentimens romantiques. Il a d’ailleurs défini une fois de plus le but qu’il s’est constamment proposé, et que presque toutes les autres puissances ont poursuivi également : en premier lieu maintien de la paix, et, si la paix ne pouvait pas être maintenue, limitation et localisation de la guerre. La paix n’a pas pu être maintenue. Dès lors, la principale préoccupation de l’Europe a été d’empêcher le mal de se répandre, et dans cette seconde partie de sa tâche, il serait injuste de dire que la diplomatie se soit montrée impuissante. Les petits États des Balkans ont été maintenus dans une immobilité complète, et le duel si imprudemment provoqué par la Grèce est resté jusqu’au bout circonscrit entre elle et la Turquie. M. Hanotaux en a fait honneur à ce concert européen qui a été l’objet de tant de critiques, et qui, d’après lui, ne les a pas méritées. Admettons qu’il ne les ait pas méritées toutes. Au surplus, même si l’instrument est imparfait, nous n’en avons pas d’autre à employer, et ce n’est pas le moment de le discréditer, puisque nous continuons de nous en servir.
Que serait devenue la Grèce, si l’Europe, à l’égard de laquelle elle a pris jusqu’au dernier moment des libertés si grandes, avait tardé quelques jours de plus à lui accorder sa médiation ? Sa dernière imprudence, à savoir la réouverture des hostilités en Epire au moment où elles étaient déjà suspendues en fait du côté ottoman, avait encore empiré sa situation. La Grèce, ne pouvant pas se consoler de n’avoir pas enlevé un morceau, un lambeau, si petit fût-il, du territoire ottoman, a cru qu’un dernier effort lui suffirait pour s’emparer de Preveza. Elle n’a pas pris Preveza et elle a perdu Domokos. L’armée du prince héritier a été repoussée jusqu’aux Thermopyles, où elle n’était plus à même d’opposer une résistance sérieuse. La route d’Athènes était grande ouverte à l’envahisseur. C’est à ce moment qu’un télégramme personnel de l’empereur de Russie au sultan Abdul Hamid a mis fin, d’une manière définitive, aux hostilités. L’opposition, chez nous, a reproché au gouvernement de ne s’être pas associé à cette démarche, qui a été toute personnelle et spontanée de la part de Nicolas II. S’il avait pu le faire et s’il l’avait fait, on lui aurait reproché encore plus haut, et peut-être avec plus de raison, les termes qu’il aurait dû employer. Le tsar, en effet, témoignait au sultan son admiration et faisait appel à sa magnanimité. Ce sont là des termes qui peuvent être employés d’homme à homme, de souverain à souverain, mais qui auraient peut-être été jugés moins convenables de la part d’un gouvernement libéral. En tout cas, ils ont été immédiatement efficaces, et c’est ce qui importait le plus. On tremble pour la Grèce à la pensée de ce qui serait arrivé si l’armée ottomane, poursuivant désormais sans le moindre obstacle le cours de ses succès, avait continué sa marche en avant. L’étendard de l’Islam aurait bientôt flotté sur les murs d’Athènes, châtiment mérité peut-être de la plus coupable des folies, mais dont l’Europe chrétienne n’aurait pas été témoin sans angoisse et sans frémissement. Nous ne dirons pas, pour employer des expressions courantes, mais brutales, inexactes et impolitiques, qu’il y aurait eu reprise de la barbarie sur la civilisation : toutefois le cours naturel de l’histoire aurait paru brusquement changé, et les conséquences d’un pareil événement se seraient fait sentir partout où le monde chrétien est en contact avec le monde musulman. Un intérêt très général était en jeu.
Arrêter la Turquie était difficile : il fallait obtenir qu’elle s’arrêtât d’elle-même. Ce premier point acquis, il fallait obtenir qu’elle modérât les premières prétentions qu’elle avait émises, à un moment où l’incartade finale de la Grèce en Epire lui avait causé une irritation aussi vive qu’elle était légitime. Et c’est là qu’on en est encore aujourd’hui. Aux conditions de paix énoncées par la Porte, l’Europe a opposé des objections dont il sera certainement tenu grand compte. Ces conditions ont été jugées inacceptables par tout le monde sans aucune exception, et, s’il y a eu quelque différence dans la manière dont les divers gouvernemens ont envisagé la guerre turco-grecque à mesure qu’elle se déroulait, du moins il n’y en a pas aujourd’hui dans la manière dont ils estiment qu’elle doit prendre fin. La note collective qui a été remise à la Porte en est la preuve. Est-il nécessaire, pour montrer à quel point elles étaient inacceptables, de rappeler les prétentions initiales du Sultan ? Il s’agissait d’abord de ramener la Grèce à ses frontières de 1832, c’est-à-dire de lui enlever la Thessalie. De plus, on lui demandait une indemnité de guerre qui, s’élevant à plus de 250 millions de francs, était évidemment supérieure à ses ressources : quand même elle aurait voulu la payer, elle ne l’aurait pas pu. Enfin, la Porte la privait du privilège des capitulations, et lui demandait d’accepter le principe d’un traité d’extradition. Tout cela, incontestablement, était excessif. Même après la guerre la plus malheureuse, il est rare que le vainqueur conserve, en vertu du droit de conquête, tout le territoire qu’il a occupé. Que la Grèce ait mérité une leçon, soit ; mais celle-là dépasserait la mesure, et ce n’est pas dans son territoire, déjà si restreint, qu’elle doit être frappée. L’Europe, dit-on, admet le principe d’une rectification de frontière, sur des points où celle-ci est restée incertaine et où des conflits pourraient continuellement renaître. La Porte est dans son droit lorsque, après l’expérience faite, elle demande à savoir exactement où elle est chez elle, et à y être avec sécurité. Il est inadmissible que des incertitudes, ou des contestations maintenues sur la frontière, facilitent dans l’avenir, au gouvernement hellénique des tentatives, ou, si l’on veut, l’exposent à des tentations du genre de celles qui viennent de lui coûter si cher. Et nous en disons autant des capitulations. L’Europe ne peut pas consentir à ce qu’elles soient supprimées pour la Grèce. Le principe doit en rester intact. Les capitulations, qui ont été dues autrefois à l’initiative de la France, sont le bien commun de toutes les puissances chrétiennes : le bénéfice n’en appartient pas plus spécialement à celle-ci ou à celle-là, et il deviendrait contestable pour toutes, s’il pouvait être enlevé à une seule. Il n’en est pas moins vrai que les capitulations peuvent donner lieu à des abus, et s’il est exact, comme on l’assure, que ces abus aient été particulièrement fomentés ou exploités par les Grecs, il faut les supprimer. Les capitulations donnent aux étrangers chrétiens dans l’empire ottoman des droits qui intéressent leurs personnes ou leurs propriétés, et qui sont exercés par l’intermédiaire de leurs consuls. Peut-être n’est-ce pas employer un mot trop fort que de dire qu’elles introduisent un État dans l’État, et cela montre quels dangers peuvent en résulter si on en use, non pas seulement pour protéger un certain nombre d’individus, mais pour les organiser en association privilégiée contre le gouvernement du pays où ils trouvent l’hospitalité. Cette association peut, dans certains cas, devenir conspiratrice et agressive : les Turcs soutiennent que c’est ce qui est arrivé de la part des Grecs, et les derniers événemens ne permettent pas de repousser a priori leur assertion. Il y a donc un tempérament à apporter, non pas au principe des capitulations, mais à son application. Et sans doute en est-il de même du traité d’extradition que la Porte prétend imposer à la Grèce. Nous ne connaissons pas assez bien l’état actuel de la législation internationale entre la Grèce et la Turquie pour pouvoir discuter cette question ; mais tout le monde sait que le gouvernement grec regarde de parti pris comme Hellènes une partie considérable des sujets du Sultan, et si ces sujets, après avoir commis des crimes ou des débits sur le territoire turc, n’ont qu’à passer sur le territoire grec pour échapper à toute répression, — à la charge sans doute d’y devenir conspirateurs, — il est naturel que le gouvernement ottoman s’émeuve de cette situation et qu’il cherche à y mettre un terme. On voit que, sur plus d’un point, satisfaction peut lui être donnée sans pousser les choses à l’extrême, ni la Grèce au désespoir.
Ce serait pour tout le monde, et pour la Turquie elle-même, une mauvaise politique que celle qui aboutirait à ce dernier résultat. La Grèce est évidemment dans l’impossibilité matérielle de résister davantage, mais elle représente, malgré tout, des forces morales et des intérêts politiques qu’il importe de ménager. Son sort aujourd’hui est entre les mains de l’Europe. Elle l’y a remis elle-même. Il faut croire qu’elle a entendu par là accepter d’avance tout ce que l’Europe déciderait. On a dit que l’empereur d’Allemagne aurait voulu que les contre-propositions de l’Europe fussent d’abord et formellement acceptées par le cabinet d’Athènes avant d’être soumises à la Porte. S’il a renoncé à cette procédure, c’est sans doute parce qu’on a pu lui fournir l’assurance que la Grèce, en demandant la médiation des puissances dans les termes que l’on connaît, avait donné par cela même son adhésion préalable à tout ce que celles-ci décideraient. Mais il faut avouer que le langage de M. Ralli est de nature à inspirer quelques doutes à ce sujet. Dès que le danger a paru passé, M. Ralli ne s’est pas montré dans ses paroles, et surtout dans ses confidences à la presse, beaucoup plus sage que M. Delyannis qui, comme on le sait, ne l’était pas du tout. Il a déclaré très haut que la Grèce ne ferait aucune cession de territoire et qu’elle n’accepterait de payer aucune indemnité de guerre, ni grande ni petite. Dans les conditions où elles se sont produites, les paroles de M. Ralli n’ont aucune valeur officielle : s’il en était autrement, il faudrait lui en demander compte. En vérité, le gouvernement hellénique aura accumulé jusqu’à la fin toutes les fautes, et il faut que la Grèce dispose d’une réserve de sympathies bien considérable pour ne l’avoir pas encore épuisée. Elle a tort, toutefois, d’en user avec cette persistante désinvolture, et un peu plus d’attention portée à ce qui s’est passé, à ce qui s’est dit, à ce qui s’est écrit en Europe depuis quelques mois, aurait pu la convaincre que ce jeu est dangereux.
Le langage de M. Ralli a de plus l’inconvénient d’entretenir dans les esprits une excitation qu’il conviendrait, au contraire, de calmer. Un gouvernement prudent et avisé s’appliquerait aujourd’hui, à Athènes, à préparer les imaginations, qui y sont si vives, si inflammables et, au surplus, si enflammées, à accepter les sacrifices inévitables. Loin de là, M. Ralli se montre de plus en plus exigeant, intransigeant dans ses paroles, comme s’il voulait, toujours à l’exemple de son prédécesseur, ménager sa propre popularité au détriment de toutes les autres, sans en excepter celle du roi. Mais peut-on employer encore le mot de popularité en parlant de ce malheureux prince et de sa famille ? Non, évidemment. De cette popularité, qui était si bruyante au début de la guerre, mais en réalité si artificielle et si trompeuse, il ne reste rien aujourd’hui. Les correspondances d’Athènes présentent-la situation de la dynastie sous un jour très sombre. Et cependant, après tant de fautes qui ont été commises solidairement par la Grèce et par son roi, quelle faute plus grande resterait-il à commettre par la première, que de renverser le second ? Si M. Ralli le comprenait, tiendrait-il le langage qu’il tient ? Et s’il ne le comprend pas, c’est qu’il ferme volontairement les yeux à l’évidence du danger. On n’a pas besoin d’une grande perspicacité pour prévoir que, d’ici à quelques jours, à quelques semaines tout au plus, le retour dans leurs foyers des soldats de la réserve, qui sont encore retenus sous les drapeaux, fera naître la situation la plus grave. Ce sera l’armée du mécontentement qui refluera sur Athènes, et qui tout de suite y trouvera des cadres. Déjà le gouvernement hellénique s’est occupé de la dislocation et de la dispersion des irréguliers, espèces de francs-tireurs composés d’élémens nationaux et d’élémens étrangers, ces derniers venus de toutes les parties du monde. Il y a eu, assurément, des exemples que nous voulons croire nombreux de courage individuel donnés par ces soldats volontaires ; mais, dans l’ensemble, leur conduite a singulièrement désenchanté ceux qui avaient mis en eux leur confiance. Ils se sont surtout distingués par des exemples d’indiscipline et de pillage. Dieu veuille qu’ils ne se trouvent plus à Athènes lorsque la conclusion de la paix y renverra tant de soldats aigris par la défaite ! Ce sera le moment le plus difficile à traverser. Dès aujourd’hui, l’agitation des esprits a pris un caractère alarmant. Les étrangers venus à son secours, et dont la Grèce cherche maintenant à se débarrasser, ne sont pas les moins exaltés. Comment en serions-nous surpris, nous qui avons vu aussi tant d’étrangers jouer un rôle important à la suite de nos guerres malheureuses et pendant nos révolutions ? Les télégrammes d’Athènes nous ont apporté la nouvelle d’une très vive altercation, qui a eu lieu entre, le député italien de Felice et M. Ralli. Ce dernier aurait été finalement obligé d’appeler la garde, de faire saisir M. de Felice et de le faire conduire au Pirée sur un navire italien, avec ordre qu’on l’empêchât de remettre pied à terre. L’affaire n’en est pas restée là. Les garibaldiens qui se trouvaient au Pirée ont été émus de ce qu’ils ont appelé l’arrestation de leur compatriote, et ils ont essayé de le délivrer. Une rixe en est résultée. Finalement, le ministre d’Italie est intervenu, et, sous la promesse qu’il s’embarquerait à brève échéance sans provoquer de nouveaux incidens, M. de Felice a été remis en liberté. Singuliers défenseurs pour la Grèce ! Ils l’ont médiocrement servie pendant la guerre : ils menacent sérieusement de la troubler après. C’est dans les fermentations de ce levain révolutionnaire qu’est le péril de demain. Et M. Ralli prononce des paroles qui sont de l’huile jetée sur le feu !
Tout cela est bien fait pour inquiéter, et les puissances ne sont peut-être pas au bout de leur peine. M. Hanotaux a semblé d’ailleurs ne se faire aucune illusion à cet égard dans sa réponse à M. Gauthier (de Clagny). « La tâche, a-t-il dit, reste complexe ; elle sera lente probablement, et, plus d’une fois encore, troublée par le retour des passions et des entraînemens. Nous n’ignorons pas les difficultés que nous rencontrerons à chaque pas… Nous vous demandons de vouloir bien, en restant fidèles à vos propres décisions, faciliter la tâche d’un gouvernement qui, de concert avec les autres, donne tous ses soins et toute son attention à l’œuvre si incomplète et encore si fragile de la paix. » Ce langage, à coup sûr, ne pèche pas par excès de confiance, et M. Hanotaux en a tenu quelquefois un plus optimiste ; il est vrai que les événemens ne l’ont pas toujours confirmé. Ils confirmeront sans doute celui-ci. Il faut s’attendre à des difficultés sans cesse renaissantes, tantôt du côté de la Porte, tantôt du côté de la Grèce, et qui sait si, au moment même où l’œuvre paraîtra terminée, elle ne sera pas tout entière remise en question ? Les délais fixés pour l’armistice sont certainement trop courts ; il faudra les proroger ; mais qui sait encore si, en présence des exigences de la Porte et des résistances de la Grèce, cette prorogation elle-même sera facile ? La Porte, tout le monde lui dit la vérité ; il n’en est pas de même pour la Grèce. Les victoires de l’armée ottomane n’ont pas pu effacer d’autres souvenirs ; on reste sévère pour le Sultan et pour son gouvernement. En revanche, on est toujours plein d’indulgence pour la Grèce. Il conviendrait pourtant que la voix de l’Europe l’éclairât sur sa situation véritable, puisqu’on ne doit pas compter pour cela sur celle de son gouvernement. El c’est ce que nous nous efforçons de faire, dans la faible mesure où nous le pouvons, parce que là est la seule espérance du prompt et solide rétablissement de la paix.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.