Chronique de la quinzaine - 14 mai 1897
14 mai 1897
Nous venons de traverser des jours d’épreuve. Une catastrophe qui a fait plus de cent martyrs a frappé la société parisienne, et a produit dans le monde entier une vive et pénible émotion : nous en avons reçu de partout les témoignages les plus touchans. Quelques jours plus tard, nous apprenions la mort subite du Duc d’Aumale, et, bien que le prince fût âgé, fatigué, malade depuis quelques mois, il y a tout lieu de croire que la nouvelle de l’accident qui avait coûté la vie à une personne de sa famille et à plusieurs de ses amies n’a pas été sans influence sur sa santé déjà ébranlée. C’est en Sicile qu’il est mort presque subitement, dans son domaine de Zucco où il avait l’habitude d’aller passer quelques semaines chaque année. S’il a eu le temps de se reconnaître, il a certainement regretté de ne pas mourir dans cette France où il se plaisait à vivre, et qu’il aimait passionnément.
Il n’y a jamais eu de cœur, ni d’esprit, ni de caractère plus vraiment, français que ceux de cet arrière-petit-fils d’Henri IV. Il avait été, en débutant dans la vie, un soldat héroïque et heureux, et le mot de Vauvenargues semble avoir été fait pour lui : « Les feux de l’aurore ne sont pas si doux que les premiers regards de la gloire », tant ces premiers rayons avaient couronné son jeune front d’une brillante auréole de promesses. Nos vieux officiers de l’armée d’Afrique sont en petit nombre aujourd’hui : tous ont gardé dans leur mémoire l’image du vaillant capitaine qui les avait conduits à la prise de la Smala : ils se raniment en parlant de lui, au souvenir des anciennes campagnes, qui, dans leurs espérances d’alors, devaient être suivies de beaucoup d’autres. Le Duc d’Aumale était un soldat. Si la distinction de son esprit, la solidité et la variété de son instruction, son talent d’écrivain, ses goûts d’artiste, enfin l’expérience qu’il avait tirée d’une vie faite de contrastes, l’avaient rendu propre à tous les rôles, il était avant tout un homme d’action, et c’est dans l’action qu’il se complaisait de préférence. On sait comment sa vie active, sa vie militaire, hardie et aventureuse, laborieuse et réfléchie, a été brusquement, impitoyablement brisée en 1848. Il y a renoncé lui-même par un des actes les plus méritoires de sa carrière, aimant mieux l’exil pour lui que les agitations de la guerre civile pour son pays. La lettre qu’il écrivit alors au ministre de la guerre témoignait de sentimens dont il ne s’est départi à aucune époque. « Fidèle jusqu’au dernier moment, disait-il, à mes devoirs de citoyen et de soldat, je suis resté à mon poste tant que j’ai pu y croire ma présence utile au service du pays. J’apprends à l’instant par le Moniteur le nom de mon successeur. Soumis à la volonté nationale, je remets le commandement à M. le général Changarnier, jusqu’à l’arrivée à Alger de M. le général Cavaignac. Demain j’aurai quitté la terre française. » Il devait n’y rentrer que vingt-deux ans plus tard.
C’est ainsi que le Duc d’Aumale a toujours fait son devoir simplement, noblement, en citoyen loyal, en soldat discipliné ; mais on devine au prix de quelles angoisses secrètes ce fils de France, qui avait alimenté son patriotisme aux sources les plus pures et les plus profondes de notre histoire, accomplissait ces sacrifices et les couvrait d’un silence dont il n’est sorti qu’une seule fois. Les années s’étaient écoulées, ces longues années d’exil si lourdes à un cœur comme le sien. Il était rentré en France à la suite d’une guerre néfaste. Il avait retrouvé sa patrie, hélas ! mutilée, et il la servait de nouveau avec une affection plus ardente, s’il est possible, parce qu’elle était malheureuse et blessée. Ses vieux camarades le revoyaient avec joie ; d’autres, plus jeunes, s’attachaient à lui avec confiance et respect. Il avait donné d’assez éclatans témoignages de sa soumission à la loi constitutionnelle pour désarmer tous les soupçons. 11 n’avait pas le tempérament d’un conspirateur. Les voies obliques ne convenaient pas à sa franche nature. Son bon sens lui faisait accepter sans arrière-pensée toutes les nécessités qui s’imposaient à son pays. Mais, autour de lui, l’esprit de parti n’avait pas désarmé, et, dans les luttes confuses, où les coups portés de part et d’autre étaient mal mesurés et parfois portaient à faux, le Duc d’Aumale en reçut quelques-uns dont il souffrit beaucoup.
Un surtout le frappa durement. On lui enlevait son grade dans l’armée, et jusqu’à l’uniforme qu’il aimait à porter et qu’il avait contribué à illustrer. Alors une protestation amère s’échappa de sa poitrine, bien naturelle sinon légitime, et pour la seconde fois il dut quitter la terre de France et reprendre le chemin de l’étranger. Séparation douloureuse, déchirement cruel ; à l’âge qu’il avait alors, l’exil devait lui paraître doublement pénible. Heureusement, il ne devait pas être de bien longue durée. Le Duc d’Aumale, par la dignité de son attitude, par la correction de toute sa vie, par l’air de loyauté et d’honneur qu’il portait sur son mâle visage, avait désarmé les haines politiques. On le savait patriote, et tous ceux qui l’avaient approché, en sentant battre son cœur, avaient senti battre le leur plus fort et plus haut. Les partis, même dans leurs injustices, éprouvent quelquefois une gêne, un embarras, qui ressemblent à du remords. Personne n’admettait que le Duc d’Aumale, sous le libre gouvernement de la République, pût se voir interdit le sol national : les portes de France devaient lui être rouvertes et l’ont été au bout de peu de temps. Son attitude à l’égard du boulangisme, qu’il condamnait sévèrement et très ouvertement, n’y a pas peu contribué.
Il est revenu vivre parmi nous, sans bruit, sans aucune recherche d’effet, jouissant avec amour de la patrie qui lui était rendue, et ne cherchant plus au monde d’autre satisfaction que la durée même et la tranquille possession de celle-là. Ayant dû renoncer à l’épée, il avait pris la plume et s’était fait historien. Il n’oublia jamais que, durant l’exil, il avait collaboré à cette Revue ; et, de retour à Chantilly, c’est encore ici qu’il donna les principaux chapitres de sa grande Histoire des princes de la maison de Condé. Les questions militaires ne cessaient pas de le passionner. Mais tout ce qui se rattachait à la gloire ou au bon renom de la France sous une forme quelconque, littéraire, philosophique, artistique, l’intéressait, le touchait et lui devenait bientôt familier. Il fallait le voir dans son château de Chantilly, qu’il avait si merveilleusement restauré, et où il avait réuni, avec quelques-unes des plus grandes reliques de notre passé, tant de précieux objets qui témoignaient de son goût pour la science et pour l’art. Chantilly, qu’il a voulu laisser à l’Institut, était devenu peu à peu un temple élevé à la France et à son histoire. C’est là qu’il aimait à recevoir, et qu’il se livrait le plus volontiers aux épanchemens d’une conversation où les récits, les anecdotes, les pensées vives et parfois profondes, les élans de patriotisme, les mille souvenirs d’une vie qui embrassait trois quarts de siècle, se pressaient ou se déroulaient avec une grâce charmante et une éloquence naturelle, familière et cordiale, où l’homme apparaissait tout entier. On se demandait invinciblement ce que cet homme à l’esprit si ouvert et si prompt, à l’âme débordante et chaude, aurait pu faire dans d’autres circonstances. Évidemment sa vie avait été manquée, et non point par sa faute. Il n’avait pas donné toute sa mesure. Il y avait en lui quelque chose d’inachevé, d’interrompu, et sa destinée incomplète avait empreint de mélancolie la douceur de ses yeux bleus. Il fallait bien qu’il fût un homme supérieur, puisqu’il en donnait l’impression à tous ceux qui l’approchaient. Il laissera dans l’histoire de ce siècle le souvenir d’un homme qui aurait pu faire de grandes choses, et qui n’en a fait que de très nobles et de très belles ; et ce n’est pas un des moindres maux de nos révolutions multipliées d’avoir brisé une carrière si bien commencée, et d’avoir laissé, non pas inutiles à coup sûr, mais inemployées, de si heureuses et peut-être de si puissantes facultés.
Mais, nous l’avons dit, la mort du Duc d’Auraale n’est pas le seul deuU qui pèse en ce moment sur nous. L’angoisse qui s’est emparée de Paris et de la France entière lorsque, le 4 mai dernier, l’incendie a fait tant de victimes au Bazar de la Charité, continue d’étreindre nos cœurs. Il faut remonter très loin pour retrouver une catastrophe comparable à celle-là, et aucune autre n’a présenté des caractères plus émouvans. On a prétendu, avec un plus grand souci de la rhétorique que de l’exactitude, que la mort met l’égalité partout. Il n’en est rien : l’inégahté inhérente à la nature se retrouve, hélas ! en elle comme dans la vie ; car il y a des morts qui participent de l’insensibilité générale des choses, et il y en a de violentes et de cruelles. Toutes excitent la pitié, surtout lorsqu’elles se produisent [en masse par le fait d’une catastrophe imprévue, et jamais peut-être ce sentiment de compassion qui est dans nos cœurs n’a été plus fortement excité que par l’incendie du 4 mai. Il importe peu sans doute, humainement parlant, que la fatalité meurtrière s’exerce ici ou là, et les victimes que fait un accident de chemin de fer ou l’incendie d’un théâtre sont aussi intéressantes que les autres. On ne saurait faire de distinctions entre elles. Et pourtant, lorsque la faux qui erre aveuglément dans le monde s’abat sur un seul point et moissonne d’un seul coup le même champ, l’émotion est encore plus intense. C’est ainsi qu’à la guerre, il est arrivé parfois qu’un régiment levé tout entier dans la même province ait été écrasé sur le champ de bataille, laissant tout un pays désolé, rempli de veuves et d’orphelins, ou de pères et de mères sans enfans. Le malheur, au point de vue social, semble s’atténuer lorsqu’il se disperse, et s’aggraver lorsqu’il se resserre et se condense dans des limites plus étroites. A Paris, le 4 mai, c’est une classe de la société qui a été plus particulièrement, et presque exclusivement frappée : des heureux, dit-on ; des heureux, dirions-nous à notre tour, s’il était vrai que le bonheur tint à la fortune, à l’élégance des mœurs, à la déhcatesse du cœur, toutes choses qui rendent souvent plus sensible aux mille prises de la souffrance, et qui en rendent la pénétration plus intime et plus profonde. En tout cas, et même en tenant compte de l’attrait mondain qui s’attache à ces sortes de réunions, on ne saurait oublier que les incendiés du 4 mai ont succombé en accomplissant une œuvre de charité. La préoccupation dominante qui les avait conduits au bazar de la rue Jean-Goujon était celle des pauvres à secourir et à soulager. Il y a eu, à l’origine de ce désastre, une pensée de solidarité sociale. Et dans l’accomplissement même de la catastrophe, au milieu des flammes et de la fumée, dans l’ardeur impitoyable de la fournaise, le même sentiment a survécu et a produit des actes de dévouement qui honorent l’espèce humaine. Des domestiques, et en grand nombre, ont risqué leur vie pour sauver celle de leurs maîtres. Du dehors, de hardis sauveteurs n’ont pas hésité à se jeter dans le danger pour lui arracher des victimes. Lorsqu’on songe à l’instantanéité de l’événement, à la brièveté de sa durée, à l’horreur et à l’effroi qu’il devait inspirer, il faut bien croire qu’il a surtout mis en cause nos instincts les plus spontanés, et que tous ne sont pas égoïstes, ni mauvais. Il y a partout, mêlé à d’autres élémens de valeur moindre, un héroïsme latent que l’occasion fait éclore. Et c’est chose consolante, en notre tristesse, de penser que la menace d’un péril imminent, et le plus épouvantable de tous, a suscité d’autres sentimens que celui d’un sauve-qui-peut général. Beaucoup ont cherché avant tout à sauver les autres. Et nous ne connaissons que les survivans : qui sait, parmi les victimes désormais muettes, combien ont succombé pour n’avoir pas voulu se séparer d’une mère, d’une sœur, d’une personne aimée ?
Le souvenir de cette catastrophe pèsera longtemps sur Paris. Depuis les Adctimes princières dont la mort a mis en deuU des cours étrangères, jusqu’aux plus obscures sœurs de charité, toutes ont droit à la même sympathie. Le gouvernement a tenu à prendre sa part dans l’affliction générale. Il a décidé qu’un service funèbre serait célébré à Notre-Dame, et il y a assisté. M. le ministre de l’intérieur, qui a été son interprète, a fait entendre des paroles dignes de la circonstance. Rien de plus naturel, rien de plus convenable : le gouvernement manquerait à sa fonction la plus haute s’il ne s’associait pas par des démonstrations extérieures aux douleurs du pays, comme il le fait à ses joies ; et, malgré tout, on n’a pas encore trouvé mieux qu’une église pour servir de lieu à ces manifestations d’où la plainte humaine se dégage comme un sanglot et une prière. Mais ce qui nous a touchés encore davantage, parce qu’il y avait là quelque chose de moins obligatoire et de plus spontané, ce sont les marques de sympathie qui nous sont venues du dehors. En dépit des frontières qui nous séparent, des oppositions qui nous divisent, des souvenirs qui pèsent sur nos cœurs, il y a dans le monde civilisé un sentiment qui domine tous les autres, et qui, en de certains momens, a un besoin invincible de s’exprimer. L’écho nous en est venu d’Angleterre, d’Allemagne, d’Italie, aussi bien que de Russie et de partout. Les petits pays comme les grands ont pris part à notre affliction. Nos ambassades, nos légations, nos consulats même ont été l’objet d’un concours de condoléances dont nous sommes reconnaissans. Le concert européen, qu’on a tant de peine à établir ou à maintenir pour d’autres causes, se retrouve tout de suite, vibrant à l’unisson, lorsque l’humanité est en jeu. Il est vrai qu’il ne saurait y avoir ici d’intérêts divergens : tous peuvent se sentir menacés lorsqu’un seul est frappé. Il y a, dans les catastrophes de ce genre, quelque chose qui se rattache à l’éternelle fatalité qui plane sur le monde, et qu’aucune prévoyance, aucune précaution ne peut conjurer absolument… Et mentem mortalia tangunt.
Depuis notre dernière chronique, les événemens ont suivi en Orient leur cours normal : ils n’ont eu certainement rien d’imprévu pour nos lecteurs. Le dénouement lui-même n’a eu rien d’exceptionnel : tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’il s’est fait attendre plus longtemps que de raison. Et nous n’oserions pas prétendre qu’il soit complet et définitif ; il reste encore beaucoup d’obscurités dans la situation orientale ; l’avenir y est enveloppé de nuages. Quant au présent immédiat, la défaite des Grecs, irrémédiable dès les premiers échecs, et qui est aujourd’hui avouée, acceptée, officiellement reconnue, a rendu plus facile d’en discerner les principaux caractères.
L’Europe a fait ce qu’elle a pu contre la guerre ; mais on ne peut pas empêcher de se battre des gens qui y sont absolument déterminés. Tel était l’état d’esprit, ou de volonté, des Grecs. Les sages avis ne leur ont pas manqué. Pour notre très faible part, nous leur avons prodigué les nôtres ; nous n’avons pas été écoutés, et si nous ne disons pas que nous n’avons pas été entendus, c’est parce que nous avons reçu un nombre respectable de lettres dans lesquelles on nous reprochait, tantôt avec aigreur, tantôt avec véhémence, de trahir la cause de la civilisation et de la chrétienté. Fallait-il, pour manifester aux Grecs nos bons sentimens à leur égard, les suivre dans leur erreur, les encourager dans leur folie ? Est-ce donc faire preuve d’attachement éclairé envers une personne, ou envers une nation, que de la flatter dans ses caprices et de l’engager, ou de s’engager avec elle, dans les entreprises les plus inconsidérées ? Tel n’est pas notre sentiment. On a dit, et nous avons répété nous-même que la Grèce avait été l’enfant gâté de l’Europe. Elle a eu de l’enfant gâté la promptitude à l’irritation, l’impatience à l’égard des conseils les plus désintéressés, les emportemens irréfléchis, et, ce qui est pire, la méconnaissance de ses véritables amis. Mais ce n’est pas le moment d’insister sur tous ces points, La Grèce est aujourd’hui cruellement malheureuse, et, bien qu’elle le soit par sa faute, elle ne trouvera chez nous qu’une sincère sympathie.
Il faut toutefois, laissant de côté ce qui aurait l’air d’une récrimination inutile, revenir sur le passé et relever les principales fautes qui ont été commises. La plus grande, est-il besoin de le dire aujourd’hui ? est d’avoir fait la guerre. Celle-là domine toutes les autres. En la condamnant comme la pire des imprudences, nous n’avons pu nous l’expliquer que par l’espérance qu’avait sans doute la Grèce de voir les États des Balkans sortir de l’immobilité pour se mettre à leur tour en ligne contre la Turquie. Mais d’où lui venait cette espérance ? Avait-elle jeté parmi les gouvernemens du Nord un coup de sonde habile et suffisamment profond pour en rapporter des prévisions légitimes ? Il semble bien qu’elle n’en ait rien fait. On est réduit à croire qu’elle n’a compté que sur ses propres forces, et qu’elle a cru que ce serait assez. Elle ne connaissait ni elle-même, ni son redoutable adversaire, erreur où une opinion assez répandue en Europe ne l’avait que trop encouragée. A force d’appliquer à l’empire ottoman l’épithète classique et banale de « l’Homme malade », elle avait fini par le croire à la dernière extrémité, et par s’étonner même qu’il ne fût pas déjà mort. Qui sait s’il ne l’était pas et si on n’avait pas seulement oublié de l’enterrer ? A voir l’extraordinaire sans-gêne avec lequel l’empire ottoman était traité comme un être négligeable, auquel on pouvait dicter de loin des volontés quelconques, et dont chacim se croyait libre de disposer à son gré, la pauvre Grèce s’est laissé entraîner plus qu’une autre à l'illusion commune, dangereuse pour tout le monde, mortelle pour elle. Nous n’avons pas cessé de répéter que, malgré les vices inhérens à son organisation administrative et politique, l’empire ottoman était une puissance militaire encore très résistante, non moins par le nombre et la qualité de ses soldats, que par l’instruction technique de quelques-uns de ses officiers, tels qu’Edhem-Pacha par exemple, et, au besoin, par la direction qu’ils avaient reçue ou recevaient d’ailleurs. Il l’est aussi par la situation géographique qu’il occupe en Europe et en Asie, sans parler de l’influence religieuse qu’il exerce dans une partie considérable de l’Afrique. Enfin sa décomposition matérielle, si, ce qu’à Dieu ne plaise ! elle venait à se produire trop vite, infecterait l’Europe entière et y répandrait, comme une véritable peste morale, les plus dangereux fermons de convoitises, de guerre, de conquête et d’anarchie. Malgré tout cela, on continuait de regarder l’empire ottoman comme un corps mort, et la Grèce a cru qu’il l’était. Elle s’est ruée sur lui. EUe l’a fait avec d’autant plus de maladresse que sa propre situation, pour peu qu’elle s’y fût patiemment tenue pendant quelques semaines encore, n’était pas, il s’en faut, mauvaise. L’argent lui manquait, à la vérité, et c’est toujours un grand mal ; mais, sauf cette infirmité passée chez elle à l’état chronique, l’état général de ses affaires était plutôt satisfaisant et ses fautes mêmes avaient tout l’air de tourner à son profit. Que n’en est—elle restée là ? Nous lui disions, avec tous ses amis, qu’elle aurait, en somme, le mérite d’avoir arraché la Crète au joug ottoman, pour lui procurer une autonomie réelle et probablement provisoire : un peu plus tôt, un peu plus tard, la grande île ne manquerait pas de lui faire retour. Dès maintenant, son adhésion serait indispensable au prince qui serait choisi pour la gouverner, et finalement ce prince aurait sans doute été un fils du roi Georges. N’étaient-ce pas là des avantages très appréciables ? Que ne donnerait pas la Grèce pour les posséder encore aujourd’hui ? Que fallait-il pour se les assurer ? Faire durer une situation qui commençait à causer à l’Europe autant d’ennui que d’embarras, et surtout se bien garder, en se livrant à la petite guerre sur la frontière, d’agacer les Turcs jusqu’au point où ils déclareraient immanquablement la grande guerre, et la commenceraient aussitôt. La Grèce ne l’a pas compris. Un vertige s’est emparé de son esprit. Elle a tendu la pointe de son épée comme pour soutirer du nuage la foudre qu’il enfermait et qui est tombée sur son armée avec une violence terrible. Il y avait quelque chose de tragique, pour ceux qui étaient au fait des situations et qui connaissaient, à ne pouvoir s’y méprendre, l’inégalité des forces entre les Turcs et les Grecs, à voir ceux-ci se livrer contre ceux-là aux plus téméraires provocations. Ce qui devait arriver est arrivé. La guerre a éclaté, et elle n’a pas tardé à aboutir aux conséquences que nous avions annoncées.
Mais, une fois décidée, combien cette guerre a-t-elle été mal conduite, soit militairement, soit politiquement ! Il semble que toutes les fautes y aient été accumulées comme à plaisir. Nous ne reviendrons pas sur celle qui a consisté, de la part des Grecs, à éparpiller leurs forces sur une immense frontière allant de Volo à Prevesa, sans parler des trois mille hommes maintenus en Crète, en dépit de tout bon sens et de toute prévoyance. Bientôt la défaite est survenue. Elle s’est produite en deux actes principaux, dont le premier a eu pour théâtre Larissa et le second Pharsale : pas plus ici que là les Grecs ne se sont battus. Nous les approuvions, il y a quinze jours, de n’avoir pas livré bataille en avant de Larissa, et nous croyons encore aujourd’hui qu’après la perte qu’ils avaient faite des défilés des montagnes, la retraite sur Pharsale était la mesure la plus sage. S’ils s’étaient obstinés à défendre plus longtemps le nord de la Thessalie, ils risquaient d’être tournés et faits prisonniers. Mais ce qu’on ne savait pas alors, c’est que la retraite sur Pharsale, au lieu d’avoir été un mouvement stratégique commandé par les circonstances et exécuté avec sang-froid, avait été une déroute, une débâcle, à la suite d’une panique dont l’armée du diadoque avait été saisie presque tout entière, et qui avait précipité sa fuite à la débandade. Une armée peu aguerrie, mal encadrée, composée pour la plus grande partie d’élémens improvisés, ne retrouve pas de longtemps son sang-froid lorsqu’elle a cédé une fois à un sentiment de cette nature. A partir de ce jour, ceux mêmes qui avaient conservé jusqu’alors quelque espérance devaient la perdre, et la Grèce n’avait plus qu’à demander la paix. La circulaire du comte Mouravief était, de la part de la Russie et de l’Europe d’accord avec elle, une manière indirecte, mais néanmoins très claire d’offrir sa médiation. Pourquoi la Grèce ne l’a-t-elle pas demandée après Larissa ? La situation, à ce moment, ne paraissait pas encore tout à fait compromise en Épire. Si un armistice était venu subitement arrêter les deux armées, les négociations ultérieures auraient été plus faciles. Mais non. La Grèce a persisté à ne rien entendre. Elle a estimé, — on se demande, en vérité, si elle a pu le faire sérieusement, — qu’elle était en mesure de protéger sa seconde ligne de défense après avoir perdu la première, et elle a annoncé l’intention de livrer ou d’accepter la bataille à Pharsale. Quelques jours se sont écoulés, remplis par des combats d’avant-garde. Le colonel Smolenski s’est distingué à Velestinos par le caractère qu’il y a déployé. Mais, il faut le dire, ces succès partiels et sans importance au point de vue des résultats définitifs ont été un peu gâtés par la manière dont les agences helléniques les ont exploités. On les faisait passer pour de grandes victoires, sans qu’il soit facile de dire à qui on se proposait par là de faire illusion, à l’Europe, ou seulement à la foule de plus en plus agitée qui encombrait les rues d’Athènes. L’Europe, pour son compte, ne pouvait pas s’y laisser tromper. Elle suivait d’un œil attentif les mouvemens de l’armée turque, lents, mesurés, prudens, convergeant avec méthode vers un but désormais immanquable. EUe aurait pourtant accepté la fiction des succès helléniques, si le gouvernement du roi Georges en avait profité pour invoquer sa médiation sur une apparence favorable ; mais le gouvernement a persisté dans son attitude. Dès que les préparatifs des Turcs ont été terminés sur tous les points et que l’assaut définitif a été livré, l’armée grecque a battu une seconde fois en retraite et s’est dirigée sur Domokos. Sans doute elle n’avait, cette fois encore, rien de mieux à faire. Mais puisqu’il devait en être ainsi et qu’on ne pouvait d’avance en douter, pourquoi avoir aggravé la première défaite par une seconde ? Pourquoi avoir reculé le moment où l’intervention de l’Europe devait inévitablement se produire et mettre un terme à cette inutile effusion de sang ?
Il semble que, depuis le commencement jusqu’à la fin de cette triste équipée, le gouvernement hellénique, harcelé par l’impérieuse volonté des ligues plus ou moins patriotiques qui s’étaient formées dans le pays, n’ait eu d’autre souci que d’éviter une révolution à Athènes. Nous souhaitons qu’il y réussisse jusqu’au bout. Ce n’est pas la chute d’un trône qui rétablirait en ce moment les affaires de la Grèce ; elle ne pourrait, au contraire, que les compromettre davantage. Mais, quels que soient les ménagemens dus au malheur, la vérité aussi a ses droits, et il faut bien dire que le roi Georges n’a rien tenté de ce qu’il fallait pour éviter les redoutables éventualités qui restent suspendues sur sa tête. On ne fait pas sa part à la révolution, et le meilleur moyen de la combattre n’a jamais été de lui céder tantôt sur un point, tantôt sur un autre, dans l’espoir qu’il suffirait de satisfaire à ses premières exigences pour réussir à la désarmer. C’est le parti de la révolution qui gouverne depuis quelques mois à Athènes. Il a voulu la guerre et a obhgé le roi à l’entreprendre : qui sait maintenant s’il l’excusera de l’avoir faite ? Il s’est opposé à la médiation au moment où elle aurait pu se produire avec le plus d’utUité et empêcher de nouveaux malheurs : qui sait s’il ne reprochera pas au roi de n’avoir pas recouru à temps à une ressource à laquelle il a bien fallu se résigner enfin ? Les conditions de la paix seront ce qu’elles pourront être ; évidemment, elles ne seront pas brillantes pour la Grèce ; néanmoins, le roi aura rendu un grand service à son pays en les acceptant : qui sait pourtant si on les lui pardonnera ? S’il y a dans les choses une justice, il y a souvent dans les hommes une injustice immanente qui les pousse à rejeter sur les autres la responsabilité des fautes qu’ils ont commises eux-mêmes. Les fautes personnelles du roi sont d’ailleurs très graves, et nous ne cherchons pas à les déguiser. Son devoir était de résister aux ligues révolutionnaires. Il aurait, dit-on, été renversé. Cela est, en effet, possible ; mais les événemens n’auraient pas tardé à justifier sa prévoyance, et il serait revenu plus fort. Il a pris un autre parti. Dès lors, son principal souci aurait dû être d’en assumer sur lui seul toute la responsabilité, au lieu d’en faire retomber sur son fils aîné, sur le diadoque, le poids le plus lourd, le plus écrasant. On ne saurait imaginer une conception plus funeste que d’avoir envoyé le malheureux prince Constantin commander l’armée de Thessalie. lia fait de son mieux, très courageusement à coup sûr ; mais eût-il eu le génie de Bonaparte, — chose extrêmement rare dans l’histoire, — qu’il n’en aurait pas moins été battu avec l’armée qu’il commandait. C’est ce dont les Grecs ne conviendront jamais. Ils veulent absolument avoir été héroïques ; on ne leur fera pas croire qu’ils ne l’aient pas été. Ils ont été trahis, disent —ils ; ils attribuent la défaite aux erreurs, aux défaillances, à l’incapacité du haut commandement. Il fallait s’y attendre. Le même prince qui avait été acclamé avec enthousiasme, lorsqu’il quittait Athènes il y a quelques jours pour aller se mettre à la tête de l’armée de Thessalie, est maintenant l’objet des attaques les plus passionnées et les moins équitables. La princesse Sophie, sa femme, qui a montré un si absolu dévouement à sa nouvelle patrie, participe aujourd’hui à la double impopularité qui s’attache à son mari malheureux sur les champs de bataille et à l’empereur d’Allemagne, son frère, accusé, non sans vraisemblance, d’avoir dirigé de loin contre la Grèce, avec une perspicacité remarquable, mais implacable, les manœuvres politiques et militaires du gouvernement ottoman. La situation qui en résulte est des plus périlleuses. Si le roi Georges avait pris lui-même le commandement de son armée, il aurait pu, après la défaite, faire la paix et abdiquer. Le diadoque n’aurait pas été personnellement et directement atteint par les désastres de la patrie. Mais on s’est comporté de telle sorte que deux générations à la fois sont compromises dans la famille royale, celle d’aujourd’hui et ceUe de demain, le présent et l’avenir. Il faut convenir que c’est là une singulière façon de comprendre l’intérêt dynastique, et de le garantir.
Tout, en Grèce, se trouve donc ébranlé en même temps ; jamais pays n’a traversé une crise plus inquiétante. M. Delyannis peut mesurer maintenant la profondeur du précipice où il a fait rouler son pays. Déjà, en 1886, il l’avait conduit jusqu’au bord de l’abîme, et tout autre que lui aurait tiré une leçon de cette expérience ; mais il s’est montré, au bout de dix ans, aussi imprudent qu’il l’avait été une première fois. Il a joué les Grispi jusqu’au dénouement, qui, pour le dictateur italien, s’est produit en Afrique, et nous en félicitons l’Itahe : la fortune n’a pas accordé à la Grèce cette dernière faveur de lui faire expier ses fautes sur un théâtre lointain, où l’imagination d’un ministre avait plus de part que les véritables intérêts du pays. C’est sur sa frontière même que son existence a été jouée étourdiment. M. Delyannis est tombé : il n’était que temps. Il a exigé qu’on le renvoyât : de toutes les responsabilités que le roi a prises, celle-là sans doute est celle qui lui a le moins coûté. Déjà la révolution se promenait bruyamment dans les rues d’Athènes, avec son escorte habituelle de professionnels cosmopolites, venus de tous les coins du monde, et qui, après une courte apparition à l’armée de Thessalie, s’étaient bien vite repliés sur la capitale. M. Ralli, hier encore le chef d’une opposition qui ne disposait dans la Chambre que d’une minorité minuscule, porté, imposé par les circonstances, est arrivé au pouvoir. Il a un grand rôle à jouer. Avec lui naît un parti nouveau, qui recueillera sans doute les débris du tricoupisme, et qui pourra rendre des services à son pays. Saura-t-il panser tant de plaies saignantes, maintenir l’ordre, rétablir la paix? Le roi, qui a suivi M. Delyannis dans ses fautes, et qui a paru même l’y encourager, retrouvera-t-il l’équilibre moral qu’il a montré pendant plus de trente années? Le mal qui a été fait sera-t-il réparé? Nous l’espérons, puisque après tant de retards inexplicables, tant de délais injustifiables, le gouvernement hellénique s’est enfin décidé à faire savoir à l’Europe qu’il rappelait les troupes de Crète, et qu’il devait recourir à sa médiation. Nous en sommes là. On peut sans doute regarder la guerre comme terminée ; mais d’autres difficultés commencent, et il faudrait avoir un optimisme très tenace pour envisager la situation avec une pleine confiance et une entière sécurité. Nous ne voulons pas être trop sévère pour la Grèce ; elle est assez punie par les événemens qu’elle a déchaînés sur elle ; mais le moins qu’on puisse dire de la guerre qu’elle a si malencontreusement entreprise est que l’œuvre des réformes et de la civilisation en a été retardée, peut-être pour longtemps.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-gérant,
F. BRUNETIERE.