Chronique de la quinzaine - 31 mai 1884

Chronique n° 1251
31 mai 1884


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai.

Voici maintenant les chambres françaises rentrées au Luxembourg et au Palais-Bourbon après plus d’un mois de repos et de temps perdu. Elles sont revenues depuis quelques jours sans grand fracas, et, avec la rentrée des chambres, nous voici ramenés à tout ce qui préoccupe ou fatigue quelquefois l’opinion, aux discussions interrompues, aux vieilles affaires et aux affaires nouvelles, aux questions les plus pressantes d’intérêt public et aux questions inutiles, qui ne manquent jamais.

A peine remis à l’œuvre pour huit ou dix semaines, pour la session d’été, notre parlement a devant lui ce traité de Tien-Tsin, dont le gouvernement se prévaut comme d’un succès, les crédits extraordinaires pour le Tonkin, les affaires d’Egypte, qui entrent peut-être dans une phase nouvelle, le budget, la loi du divorce, que le sénat discute, la loi de recrutement, que la chambre des députés a reprise, la révision constitutionnelle, dont M. le président du conseil ne nous fait pas grâce; il a tout cela, sans compter l’imprévu, les interpellations, les surprises et une question qui domine toutes les autres, qui reviendra peut-être plus d’une fois d’ici à deux mois, celle de la direction générale de la politique représentée par le gouvernement. Quelle est, en effet, la pensée supérieure et, pour ainsi dire, régulatrice que le ministère porte dans toutes ces affaires d’un intérêt assez inégal que le parlement retrouve devant lui, où il y a nécessairement des opinions à exprimer et des fautes à éviter? C’est là malheureusement ce qui est aussi obscur, aussi énigmatique aujourd’hui, après la rentrée des chambres, qu’il y a un mois, à la veille des vacances, et on dirait que M. le président du conseil, par les perpétuelles contradictions de ses discours et de ses actions, se complaît à épaissir l’obscurité, à embrouiller l’énigme. M. Jules Ferry semble constamment agir en homme qui a des velléités, des instincts de gouvernement, mais qui ne peut arriver à trouver son équilibre, à mettre de la sûreté, de la suite, de la cohésion dans sa politique. Ainsi, au début même de cette session qui vient de se rouvrir, le ministère a eu la bonne fortune de ce traité avec la Chine, qu’il s’est empressé de communiquer d’un ton un peu triomphal aux chambres. C’était effectivement un succès qu’il avait su préparer, dont il avait quelque raison de se prévaloir, et qui, en le fortifiant à l’intérieur, était aussi de nature à relever son autorité dans les autres affaires de diplomatie qu’il peut avoir à conduire. Il a un succès de bonne politique dont on lui sait gré, et aussitôt, d’un autre côté, il semble s’ingénier à perdre ses avantages par un système de tergiversations et de concessions dans ses rapports avec les partis, avec cette majorité qu’il ne garde qu’en la flattant. Au lieu d’aller droit à la difficulté, d’avoir une opinion nette et décidée sur cette loi prétendue démocratique de recrutement qui vient d’être reprise, qui menace de bouleverser l’ordre militaire aussi bien que l’ordre intellectuel en France, il louvoie, il pousse dans la mêlée un sous-secrétaire d’état avec un maigre amendement; il emploie toute sorte de subterfuges qui ne réussissent pas même à désarmer à demi le radicalisme. Au lieu de s’attacher fermement à cette stabilité dont il parle sans cesse, qu’il représente comme une condition de prospérité pour la république, il va de son propre mouvement, sans y être forcé, au-devant d’une révision qui ne répond à rien; il remet en doute ce qu’il veut affermir. Il donne l’exemple d’une inconsistance futile, et c’est ainsi qu’en gardant une certaine apparence de crédit et de force, il se crée une situation précaire et indécise. C’est ainsi qu’avec un succès de politique extérieure dont il a pu un moment tirer vanité, il s’expose à préparer une session peut-être agitée, probablement stérile, livrée aux conflits de partis, en restant lui-même à la merci des incidens et de l’imprévu.

De toutes les questions qui auraient pu être évitées, dont le ministère s’est plu à surcharger cette session nouvelle, celle de la révision constitutionnelle est, à vrai dire, la plus inutile, et M. le président du conseil, dans l’exposé des motifs soigneusement calculé qu’il a porté aux chambres, n’a point certes réussi à en déguiser l’inanité ou le danger. Les constitutions sont comme les honnêtes femmes : ce qu’il y a de mieux pour, les unes et pour les autres, c’est qu’on n’en par le pas. Où donc était la nécessité de parler d’une constitution qui existe depuis neuf ans, de livrer une fois de plus l’organisation publique à la passion de mobilité et de changement qui agite toujours les partis? Est-ce que cette constitution, telle qu’elle est, n’a point suffi à tout jusqu’ici? Est-ce qu’elle a suscité des conflits bien graves entre les pouvoirs publics ou des difficultés réelles et sérieuses dans l’administration des affaires du pays? Elle est, en vérité, si sommaire et si simple qu’il faut absolument le vouloir pour la trouver embarrassante. Elle n’a rien empêché ni l’avènement des républicains au pouvoir, ni la transformation de la majorité dans le sénat, ni la liberté des partis, ni même l’arbitraire que les gouvernemens se sont trop souvent permis. Elle s’est prêtée à tout, et ce n’est vraiment pas d’une difficulté d’application que peut naître la nécessité d’une réforme. Y a-t-il, d’un autre côté, dans le pays, un mouvement d’opinion plus ou moins sérieux, même irréfléchi, en faveur de cette révision proposée si légèrement aujourd’hui? Tout ce qu’il y a eu se réduit à un certain nombre de programmes électoraux où l’on a inscrit, pour la circonstance, la réforme constitutionnelle, et à une campagne de médiocre et vaine agitation qui n’a conduit à rien, qui n’a certes point réussi à émouvoir l’opinion. Cette révision, M. le président du conseil l’a plus d’une fois avoué, il le répétait il y a quelques jours encore, cette révision, personne ne la demande, et, par un miracle de logique dont M. le président du conseil a seul le secret, c’est pour une révision qu’aucune difficulté dans le jeu des institutions ne justifie, qu’aucun vœu public ne réclame, c’est pour cela qu’on donne l’exemple de l’instabilité, qu’on ouvre une carrière indéfinie à toutes les entreprises! On aura le soin de limiter la réforme, dit le chef du cabinet; on ne laissera pas les esprits s’égarer, on tracera un programme précis au congrès qui se réunira. Cela signifie tout simplement qu’il y a pour le moment une majorité sur laquelle on croit pouvoir compter, et, d’après le choix tout récent des membres de la commission de révision dans la chambre des députés, il paraît, bien qu’il en est ainsi; mais si, par une circonstance imprévue, par des combinaisons toujours possibles, cette majorité venait à échapper à M. le président du conseil, quel moyen a-t-on pour l’enchaîner à une légalité insaisissable, pour empêcher le congrès d’étendre ou de dénaturer son œuvre, de se transformer même, s’il le veut, en assemblée constituante?

La vérité est qu’on a cru habile d’enlever aux partis une question dont ils pourraient un jour ou l’autre abuser, et que, sous prétexte d’enlever une arme aux radicaux, on a imaginé cette révision prétendue partielle, qui, même réduite aux deux ou trois points précisés par le gouvernement, ne peut être certainement que dangereuse ou vaine. Elle est dangereuse surtout en ce qui touche le sénat, que M. le président du conseil, par un étrange euphémisme, prétend fortifier, et qui est évidemment destiné, s’il y consent, à payer les frais de cette hasardeuse expérience. On aurait compris encore une réforme sérieuse, mûrement méditée, qui aurait eu pour objet d’introduire dans l’organisation de la première de nos assemblées des garanties nouvelles, de fortifier le sénat dans son origine, en respectant ses droits et ses prérogatives. Puisqu’on tenait à une révision, c’est dans ce sens qu’elle aurait pu être utilement dirigée ; mais il est bien clair que ce qu’on prépare n’a rien de sérieux, que ce n’est qu’une manière de mesurer les concessions par lesquelles on croit désarmer les passions extrêmes. M. le président du conseil ne compte pas apparemment fortifier le sénat en créant quelques électeurs de plus choisis dans les municipalités ou en imaginant cette combinaison de sénateurs élus par les deux assemblées réunies. Ce ne sont là que de médiocres expédiens d’élection, et, pour le moment, ce qu’il y a de plus positif, de plus sensible dans les propositions ministérielles, c’est l’affaiblissement des attributions financières du sénat. Voilà le point essentiel, le grand but dès longtemps poursuivi, et ici on peut se donner le spectacle de la singulière logique des partis, de leurs aveuglemens et de leurs passions.

Depuis quelques anuées, il y a, entre bien d’autres, un fait évident, frappant, c’est l’aggravation incessante de la situation financière de la France. Le mal est arrivé aujourd’hui à un tel point, qu’on ne sait plus comment suffire aux déficits croissans et que la commission du budget est réduite à imaginer toute sorte de puériles réductions de dépenses dans les services qui lui déplaisent, particulièrement, cela va sans dire, dans la dotation des cultes. Diminution des recettes, augmentation des crédits de tout genre, voilà le fait ! C’est sans doute l’œuvre du gouvernement, c’est aussi l’œuvre des chambres, qui ne l’ont pas arrêté dans cette voie ruineuse. Quel a été cependant le rôle de chacune des deux assemblées ? Il en est une, la chambre des députés, qui a été la complice de l’abus organisé de toutes bs ressources publiques. Elle s’est prêtée à toutes les fantaisies, aux exagérations de dépenses, aux augmentations de traitemens, aux entreprises démesurées, aux emprunts qui ont épuisé le crédit. Toutes les fois qu’elle a cru servir un intérêt de parti ou se faire une popularité équivoque par des dotations nouvelles, elle a donné ses suffrages sans compter. Elle a voté 10 millions de pensions pour les victimes de décembre. Elle a voté 4 ou 5 millions pour une réforme judiciaire qui répondait à ses passions et dont l’unique effet a été d’affaiblir la magistrature française. Elle n’a jamais eu assez de millions pour les travaux ruineux, pour les constructions d’écoles fastueuses. Bref, elle a uni, dans un règne de quelques années, par dévorer la prospérité qui lui avait été léguée, en augmentant la dette de plusieurs milliards, le budget de 4 ou 500 millions. Elle n’a commencé à s’arrêter, à réfléchir que lorsqu’elle s’est trouvée en face du déficit, des finances obérées, de toute une situation compromise. Voilà son œuvre ! Il y a une autre assemblée, le sénat, dont le rôle a été assez différent. Le sénat n’a point, certes, tout empêché, il n’avait pas assez de pouvoir. Depuis longtemps, du moins, il n’a cessé de signaler le danger de la politique financière qu’on suivait, des dépenses exagérées, des entreprises démesurées, des emprunts abusifs, des prodigalités imprévoyantes. À défaut des votes, il a multiplié les avertissemens, et ses belles, ses fortes et lumineuses discussions n’ont pas peu contribué, dans ces derniers temps, à dévoiler le mal, à éclairer le gouvernement lui-même. Son rôle a été, certes, des plus utiles, et s’il n’a pas été plus complètement efficace, c’est qu’on n’a pas voulu écouter les voix indépendantes qui ont si souvent retenu au Luxembourg, Entre ces deux assemblées qui ont eu un rôle si différent dans nos affaires, quelle est pourtant aujourd’hui celle qui se trouve menacée dans ses droits, dont on propose de réduire d’une façon plus ou moins directe les attributions financières ? Vous penserez peut-être que c’est celle qui s’est associée à toutes les imprévoyances, qui a contribué à compromettre nos finances ? Point du tout, c’est l’assemblée qui a inutilement averti. Celle-là, il faut se hâter de l’atteindre par une sage réforme dans son autorité, — et c’est assurément là ce qu’on peut appeler une révision bien entendue dans l’intérêt de la république ! M. le président du conseil n’a qu’à y bien réfléchir : il croit peut-être rester un politique très modéré, parce qu’il propose de limiter le pouvoir du sénat au lieu de le détruire, et il accomplit tout simplement une des œuvres les plus meurtrières pour le régime qu’il prétend servir.

Dangereuse par l’atteinte dont elle menace le sénat dans sa prérogative la plus utile, cette révision est, en vérité, assez vaine sur un autre point. M. le président du conseil imagine de mettre en sûreté la république en limitant pour l’avenir le droit de révision inscrit dans la constitution, en proposant au congrès de décider que désormais on ne pourra plus toucher à la forme républicaine du gouvernement. Voilà qui est au mieux : et après ? Est-ce que M. Jules Ferry peut empêcher la presse d’agiter sans cesse toutes ces questions de révision, de république et de monarchie ? Est-ce qu’il peut enchaîner d’avance la volonté des futurs congrès et leur interdire de faire ce que d’autres ont fait, ce qu’on se dispose à faire aujourd’hui ? La précaution que veut prendre M. le président du conseil peut être fort honnête, elle est aussi bien inutile, parce qu’il ne suffit pas, pour faire vivre un régime, de le consacrer à jamais par un article de constitution ou même de le couler en bronze sur les places publiques. Notre temps a vu passer bien des régimes qui pensaient être à l’abri des révisions. Ils se sont succédé, ils se sont tous crus définitifs, éternels, et, selon le mot si juste, si fin, si sensé de M. Thiers, ils ont été à peine durables. Si M. le président du conseil veut servir la république et lui donner, sinon l’éternité, du moins une vie raisonnable, il n’a qu’une manière, c’est de lui assurer une bonne politique ; c’est d’arrêter, s’il le peut, ce torrent d’idées chimériques et fausses qui menacent de tout détruire, et l’armée, et l’enseignement. et les finances, — sous prétexte de tout réformer à la mode démocratique. Il n’est rien de tel, pour aider à mesurer l’espace parcouru et le temps écoulé, que les vieux souvenirs, les témoignages posthumes de ceux qui ont été, à un certain moment, des personnages de leur pays et de leur siècle. A lire ces Lettres de M. Guizot, qui viennent d’être pieusement recueillies par sa fille, Mme de Witt, qui se mêlent aux bruits du jour, ne dirait-on pas un autre monde, presque une autre civilisation, avec d’autres hommes qui ne sont plus désormais que de l’histoire?

Notre siècle, qui vieillit aujourd’hui, a eu particulièrement deux phases représentées par deux générations puissantes. Il a commencé, au lendemain de la révolution, par la génération militaire et administrative qui a illustré l’empire. Il a eu ensuite la grande génération parlementaire, libérale, philosophique, littéraire, qui, en se renouvelant, a occupé la scène pendant près de quarante années, qui a déployé sa fécondité dans toutes les œuvres de la politique et de l’intelligence, qui a pu croire un moment avoir ouvert pour la France l’ère des libertés et des progrès réguliers à l’abri des institutions fixes. M. Guizot reste assurément un des premiers de cette génération libérale dont il a été un des guides comme professeur, comme historien, comme orateur, comme ministre, jusqu’au jour où, emporté par une révolution et jeté dans la retraite, il n’a plus été qu’un spectateur éclairé des destinées publiques, un témoin supérieur des affaires de son temps. Ces Lettres nouvelles, écrites au courant d’une longue carrière, de 1810 à 1874, adressées à sa famille et à ses amis, au vieux duc et à la duchesse de Broglie, à M. de Barante, à M. de Rémusat, à la comtesse Mollien, ne sont pas sans doute l’histoire du politique, du chef de parlement ou de gouvernement; elles peignent l’homme dans son intimité familière, tel qu’il a été, à travers les agitations et les révolutions comme dans la retraite. M. Guizot s’est-il trompé dans ses vues et dans ses calculs quand il a eu à diriger le gouvernement comme premier ministre? C’est bien possible, ce n’est plus, en vérité, la question. Le personnage public disparaît ici ou ne relève plus que de l’histoire; l’homme seul reste dans ces pages avec sa forte nature, ses ressorts généreux, ses préoccupations toujours élevées, sa simplicité fière et sa noblesse morale. C’était une âme passionnée sous des dehors calmes, affectueuse sous des apparences de froideur et d’austérité, sévère pour elle-même avec des mouvemens d’ambition ardente, gardant aux affaires une hauteur d’intégrité faite pour servir de modèle. C’est bien l’homme qui, étant ministre, a pu écrire à une amie, inquiète de sa position de fortune : « Ma fortune est bien petite... J’aurais pu bien souvent, pendant que j’ai été dans les affaires, l’augmenter beaucoup sans manquer à ce que le monde appelle la probité; mais, en toutes choses, et pour ma vie privée comme pour ma vie publique, c’est moi-même que je consulte et que je crois, et non pas le monde. Je n’ai donc jamais voulu d’autre moyen de fortune que l’ordre. Je me suis promis une fois pour tomes de ne jamais tenir compte, dans ma vie publique, d’aucune considération d’intérêt privé. J’ai agi de la sorte jusqu’à présent, je ne changerai certainement pas. »

Cet homme éminent par le caractère comme par l’intelligence avait aimé grandement le pouvoir, il en dédaignait les avantages ou les attraits vulgaires, et si la politique ne lui avait pas ménagé les mécomptes, il gardait toujours en lui-même une force secrète et préservatrice. Il avait deux grandes ressources pour se relever de toutes les épreuves. Il avait d’abord le travail de l’esprit; l’activité qu’il ne pouvait plus déployer dans la politique, il la consacrait à l’étude, à des recherches nouvelles sur la révolution d’Angleterre, à cette Histoire de France qui a été sa dernière occupation. C’était la revanche d’un grand esprit contre les évènemens. Et puis il y avait en lui un fonds de confiance, même d’optimisme, qui tenait à sa nature, qui ne s’est jamais épuisé. Que de fois, et aux heures les plus troublées de la restauration, et dans les crises des premières années de la monarchie de juillet, et dans les crises bien autrement graves de 1848, et depuis, que de fois il s’est défendu et il a cherché à défendre ses amis des découragemens meurtriers ! Il y a bien longtemps qu’il écrivait familièrement : « Je suis décidé à ne pas croire que la société française a grandi pendant trois siècles pour s’abîmer tout à coup dans la boue et pour en être à tout jamais contente... » Et après les effroyables événemens qui venaient d’accabler la France, dans les dernières années de sa vie, lorsqu’il sentait la mort s’approcher, il écrivait encore à Mme Mollien : « Je laisse le monde troublé. Comment renaîtra-t-il ? Je l’ignore, mais j’y crois. Dites-le, je vous prie, à mes amis; je n’aime pas à les savoir découragés... » C’est ainsi qu’il opposait atout la sereine intégrité d’une âme forte, d’un esprit puissant, et c’est l’intérêt, la moralité, pour ainsi dire, de ces Lettres nouvelles de faire revivre encore une fois un homme qui reste un exemple de fidélité à la cause libérale, à la dignité intellectuelle et à l’honneur.

De tous ceux qui ont vécu en ce temps que représente et rappelle M. Guizot, qui, avec quelques années de plus ou de moins, ont été de cette génération parlementaire d’autrefois, combien ont déjà quitté ce monde? La mort les moissonne; elle, vient d’enlever encore, presque inopinément, un homme qui avait gardé la jeunesse du cœur, la bonne grâce, la vivacité de l’esprit, M. le comte d’Haussonville, sénateur, membre de l’Académie française. Depuis sa jeunesse, M. d’Haussonville était dans la politique. Après avoir servi dans la diplomatie à Bruxelles, à Naples, à Turin, où il s’était lié d’amitié avec M. de Cavour, il était entré dans la chambre des députés pendant le règne du roi Louis-Philippe, et depuis, sous la république comme sous le second empire, dans la mesure où les temps le permettaient, il n’avait cessé de se mêler aux affaires; il s’y mêlait avec toute l’ardeur d’une nature active et militante, avec plus de dévoûment que d’ambition pour lui-même, surtout avec un sentiment libéral qui faisait de lui, dès le 2 décembre 1851, un des plus vifs adversaires du régime dictatorial qui allait devenir le régime impérial. Exilé des assemblées par la révolution de 1848, encore plus par l’empire de 1852, il s’était adonné aux travaux de l’esprit; il écrivait successivement l’Histoire de la politique extérieure du gouvernement français de 1830 à 1848, une Histoire de la réunion de la Lorraine a la France, un livre considérable, aussi instructif que saisissant, sur l’Église et le Premier Empire. Ses écrits, à vrai dire, étaient tout à la fois une noble satisfaction pour son esprit, et un peu aussi une manière de continuer la guerre libérale contre le second empire. Lorsque venaient les jours sombres de 1870, M. d’Haussonville restait à Paris pendant le siège; il se montrait partout, toujours prêt à se dévouer pendant ces mois douloureux où M. le président Bonjean, le futur martyr de la commune, montait la garde aux avant-postes, et où le vieux M. Piscatory trouvait, dans une nuit passée aux remparts, le mal qui allait le tuer. Plus que tout autre, M. le comte d’Haussonville ressentait, dans son cœur de vieux Lorrain, la cruelle paix de 1871, qui démembrait la France, et dès lors il s’était fait le promoteur de cette Société de patronage des Alsaciens-Lorrains dont il n’a cessé d’être le conseiller et le guide, multipliant les secours, créant un asile au Vésinet, allant fonder en Algérie des villages destinés à recevoir les émigrans des provinces perdues. C’est l’œuvre sérieuse et touchante de ses dernières années. Nommé sénateur inamovible, il avait porté au Luxembourg sa bonne grâce et son libéralisme. Il s’était fait aimer et respecter même de ses adversaires, non-seulement pour son caractère, mais encore parce qu’avec des opinions qu’il ne déguisait pas, il était toujours disposé à se prêter aux transactions honorables, à tout ce qui pouvait être utile. Il ne faisait rien par calcul d’opposition systématique. M. le comte d’Haussonville avait la passion du bien, le goût des choses généreuses, avec l’ardeur d’un patriote et les sentimens d’un franc libéral; il avait aussi un esprit aimable et fin qu’il a montré plus d’une fois à l’Académie française. C’était un galant homme politique et écrivain, dont la mort imprévue est sûrement une perte pour les causes qu’il servait, pour la France qu’il aimait, qu’il mettait au-dessus de tout.

Où en sont maintenant les affaires de l’Europe, et pour préciser un peu plus la seule question qui occupe sérieusement, à l’heure qu’il est, les chancelleries, où en est l’affaire égyptienne? Il est certain qu’à première vue, la situation de l’Égypte ne s’améliore pas, que l’insurrection conduite par le mahdi dans le Soudan paraît faire de singuliers progrès, que l’envoyé anglais, Gordon, semble toujours fort en péril à Khartoum, que le désarroi ne fait que s’accroître dans les conseils du khédive, au Caire ou à Alexandrie, et que par contrecoup le cabinet de Londres, qui a la responsabilité de toutes ces complications, a plus que jamais de graves embarras. Embarras sur la conduite qu’il doit suivre dans la vallée du Nil, embarras sur ce qu’il peut faire pour rassurer l’opinion de plus en plus émue et impatiente, embarras sur les réponses qu’il peut opposer aux interpellations incessantes du parlement, le ministère anglais reste aux prises avec tout cela et semble par instans ne plus savoir de quel côté se tourner. Il se trouve, pour le moment, en face d’une sorte de déchaînement de l’opinion, soulevée en faveur du général Gordon, abandonné à son sort dans la ville lointaine de Khartoum. — Il faut à tout prix aller délivrer Gordon, qui ne paraît guère en mesure de se délivrer lui-même! Si une expédition est nécessaire, qu’à cela ne tienne, on enverra un corps d’armée à travers le désert, on recommencera dans des conditions meilleures et avec des forces suffisantes, avec dix mille hommes au besoin, la campagne si malheureusement interrompue du général Graham! L’Angleterre ne peut, en aucun cas, laisser périr l’homme qu’elle a envoyé pour la représenter, qui pour elle s’expose à tous les périls, et dont on n’a pas même de nouvelles. Que fera le gouvernement de la reine, assailli de toutes parts? Premier embarras. Le cabinet paraît avoir eu un moment la velléité de prendre quelque résolution, d’envoyer effectivement un corps d’armée; on l’a cru tout au moins disposé à tenter l’aventure, et on a même prétendu que lord Wolseley, le vainqueur de Tel-el-Kebir, aurait été appelé à exprimer son opinion sur une expédition dont il prendrait le commandement. On l’a dit, puis on a recommencé à douter. Rien ne prouve jusqu’ici que le ministère ait changé d’avis, qu’il ait réellement l’intention d’engager une campagne dans le Soudan, où il a déclaré si souvent ne pas vouloir aller. Évidemment, ce que le cabinet de Londres fera en Égypte dépend, jusqu’à un certain point, de l’issue de la conférence européenne qu’il a proposé de réunir, et l’œuvre, la réunion même de la conférence, dépend aujourd’hui en partie des négociations préliminaires engagées entre l’Angleterre et la France. Or c’est là justement une autre difficulté; c’est un nouveau thème de récriminations et d’attaques de la part de l’opposition et des journaux de Londres contre les ministres de la reine, à qui on s’efforce d’arracher le secret des négociations.

Depuis quelques jours, le cabinet est incessamment assailli d’interpellations sur les limites des délibérations éventuelles de l’Europe, sur l’objet précis de ces négociations qui se poursuivent entre Londres et Paris pour préparer par l’entente des deux pays l’œuvre de la conférence. Peu s’en faut que les ministres, M. Gladstone, lord Granville, ne soient représentés comme tout prêts à livrer les droits de la suprématie britannique en Égypte et que la France, à son tour, ne soit accusée de vouloir abuser des embarras de l’Angleterre pour lui imposer des conditions onéreuses, pour essayer de ressaisir une partie de la prépondérance exercée autrefois en commun sur les bords du Nil. L’opinion anglaise est devenue vraiment bien susceptible, bien irritable, et elle serait passablement irréfléchie si toutes ces émotions qui se répandent en polémiques violentes n’étaient un peu factices. Ce que la France demande réellement dans ces négociations qui se poursuivent encore à l’heure qu’il est, nous ne le savons pas au juste, quoique les journaux anglais se plaisent à le répéter chaque jour. La France, dans tous les cas, ne peut visiblement songer à reconquérir une prépondérance privilégiée, à contester les droits britanniques dans la vallée du Nil; elle n’a surtout aucun intérêt à susciter de nouveaux embarras à l’Angleterre, à aggraver la situation d’un cabinet, qui, s’il était renversé un de ces jours, serait inévitablement remplacé par un ministère moins bien disposé pour notre pays. Nous n’aurions à cela aucun avantage, et si notre diplomatie est bien dirigée, elle ne peut évidemment s’inspirer que d’une pensée amicale et conciliante. Que la France, avant d’entrer dans la conférence où elle est appelée, avant de se prêter à une révision de la loi de liquidation égyptienne, veuille éclaircir une situation devenue par trop obscure, qu’elle tienne à obtenir quelques garanties au sujet de la durée de l’occupation anglaise ou de l’organisation d’un contrôle international sur les finances de l’Égypte, c’est possible; mais il n’y aurait là, en vérité, ni une exigence bien extraordinaire, ni un acte d’hostilité, ni surtout une offense pour l’orgueil et les droits de la nation britannique. En quoi cela peut-il sérieusement motiver ce déchaînement de soupçons et d’accusations qui, depuis quelques jours, compliquent singulièrement la question et pourraient en compromettre la solution? Le cabinet de Londres, quant à lui. est sans doute le premier à admettre que son occupation de l’Égypte ne peut pas être indéfinie, que, d’un autre côté, il n’y a rien de bien exagéré dans les quelques garanties qu’on lui demande. La difficulté pour lui est de se prêter à une transaction dont il admet évidemment le principe, que son patriotisme ne désavoue pas, et de tenir tête en même temps à une opposition de jour en jour plus pressante, qui se fait un assez triste point d’honneur de représenter comme une sorte de trahison la moindre concession à des nécessités européennes dont la France se fait simplement la plénipotentiaire.

Le ministère s’est jusqu’ici assez péniblement tiré d’affaire en évitant de répondre et de s’engager, en invoquant le secret des négociations, l’intérêt public, en promettant d’ailleurs que tout ce qui serait conclu avec la France serait aussitôt soumis au parlement, et il est maintenant hors d’embarras, au moins pour quelques jours, à la faveur des vacances traditionnelles de la Pentecôte; il est, dans tous les cas, à l’abri des interpellations jusqu’au 9 juin. La situation cependant ne laisse pas d’être critique pour le cabinet menacé par une opposition qui redouble d’ardeur, qui puise dans les circonstances, dans les excitations de l’opinion une certaine force et qui, plus que jamais, serre ses rangs. Depuis quelque temps, en effet, il y avait parmi les conservateurs des divisions nées d’une mésintelligence assez vive entre les chefs reconnus du parti, lord Salisbury, sir Stafford Northcote et un jeune leader dissident du torysme, lord Randolph Churchill. Ces divisions ont cessé, un rapprochement vient de s’accomplir entre tous les chefs du torysme. Les conservateurs organisent manifestement leurs forces pour l’éventualité d’une dissolution si M. Gladstone se décidait à en appeler au pays, et, avant tout, ils se préparent à profiter de ces complications égyptiennes pour recommencer le combat, la guerre des interpellations dans quelques jours. Ils attendent le ministère à la première communication sur l’Egypte, à la première séance après les vacances, et ils se flattent, non peut-être sans quelque raison, de trouver des alliés même parmi les libéraux mécontens de la politique de M. Gladstone et de lord Granville : de sorte que la réunion de la conférence, qui dépend déjà des négociations avec la France, reste de plus à la merci des incidens de discussion qui peuvent se produire d’ici à peu dans le parlement britannique.

La vie constitutionnelle a repris son cours un peu interrompu depuis quelque temps par la dissolution des cortès en Espagne. Après les élections qui se sont faites le mois dernier, qui ont assuré au ministère conservateur de M. Canovas del Castillo une grande majorité dans le sénat comme dans le congrès, la session vient de s’ouvrir. Les nouvelles cortès se sont réunies il y a quelques jours à Madrid, et le roi Alphonse XII a inauguré leurs travaux par un discours où il a exposé à grands traits la politique que son ministère se propose de suivre. A vrai dire, ces discours royaux se ressemblent tous un peu. Celui du roi Alphonse prodigue les meilleures assurances sur les intentions toutes pacifiques du cabinet de Madrid, sur la cordialité des relations de l’Espagne avec toutes les puissances indistinctement. Le jeune souverain espagnol fait dans son discours une exception flatteuse en faveur du pape, qu’il nomme au premier rang, puis en faveur de l’Allemagne, qui l’a si bien accueilli l’an dernier, et il se plaît à annoncer qu’en signe d’amitié les deux souverains d’Allemagne et d’Espagne se feront désormais représenter dans leurs capitales respectives par des ambassadeurs. Au total, le roi Alphonse par le en prince sincèrement ami de la paix et des bonnes relations avec tous les pays, surtout avec les voisins. La partie de son discours qui touche à la politique intérieure a un accent conservateur décidé, sans dépasser néanmoins les limites d’une stricte et habile modération; mais ce n’est là évidemment qu’une expression mitigée ou incomplète de la politique qui règne aujourd’hui à Madrid, et ce que le roi n’a pas dit, le président du conseil, M. Canovas del Castillo, n’a point hésité à le dire dans quelques réunions qui ont précédé l’ouverture des cortès. Le chef du cabinet espagnol, dans ses entretiens avec ses amis, avec les membres de sa majorité, s’est exprimé aussi nettement que possible sur la politique très résolument conservatrice qu’il veut pratiquer, sur le système de conduite qu’il entend suivre avec les partis. Strictement constitutionnel dans ses actes, acceptant sans récrimination les lois qui ont été faites par les ministères libéraux de ces dernières années, il n’entend entrer en transaction ni avec les partis ennemis des institutions, ni même avec les partis qui par leurs complaisances pourraient préparer le succès des adversaires de la monarchie. Il ne dissimule pas qu’il peut y avoir des dangers; mais c’est précisément parce que, dans sa pensée, ces dangers auraient été créés par les derniers cabinets libéraux qu’il est décidé à résister. Ces déclarations n’ont pas laissé de provoquer une émotion assez vive dans l’opposition, chez les républicains comme chez les amis de M. Sagasta et du dernier cabinet de la gauche dynastique. Évidemment la guerre des partis se prépare et elle va être vive dans la prochaine discussion de l’adresse. Seulement, le ministère a pour le moment un avantage assez sérieux, c’est que ses adversaires de toutes les fractions de l’opposition ne sont pas plus unis qu’ils ne l’étaient il y a quelques mois. M. Sagasta ne s’entend pas avec la gauche dynastique, qui ne s’entend pas avec les républicains, et avec l’habileté qui ne lui manque pas, en sachant rester modéré, suffisamment libéral, M. Canovas del Castillo a bien des chances de défendre victorieusement une situation, — où il reste, il est vrai, toujours l’imprévu, ce souverain de toute chose qui règne au-delà des Pyrénées et même ailleurs.


CH. DE MAZADE.

LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

Les votes successifs obtenus jeudi dernier, 29 mai, de l’assemblée générale des actionnaires du Canal de Suez par le conseil d’administration de cette compagnie, consacrent définitivement le triomphe de M. de Lesseps sur l’opposition aveugle ou intéressée qui poursuivait le rejet de la convention de Londres. Cette assemblée générale a été le principal événement financier de la quinzaine. L’issue en était attendue avec une vive curiosité, bien qu’il n’y eût guère de doute sur le sort des propositions qui lui devaient être soumises. M. de Lesseps a infligé à ses adversaires une défaite si complète que la question se trouve désormais réglée sans retour. Les votes émis par l’assemblée de mardi ouvrent une nouvelle période dans l’existence de la compagnie. On sait qu’il s’agissait de compléter l’œuvre de l’assemblée du 12 mars. Les actionnaires avaient, ce jour-là, ratifié les arrangemens conclus entre M. Ch. de Lesseps et le comité des armateurs anglais en tout ce qui concernait les détaxes successives. Mais la réunion ne s’était plus trouvée en nombre suffisant lorsqu’il avait fallu se prononcer au sujet de l’augmentation du nombre des administrateurs, pour y admettre sept représentans de la marine marchande et du commerce anglais.

Les engagemens pris par le conseil étaient formels. Les concessions faites aux Anglais sur la décroissance des prix du transit auraient perdu toute leur valeur si les actionnaires avaient refusé à M. de Lesseps l’autorisation d’ouvrir largement aux plus forts cliens de la compagnie du Canal la participation aux travaux de la direction. Les actionnaires l’ont compris, et la proposition de porter à trente-deux le nombre des membres du conseil a été adoptée par 2,608 voix contre 556.

Les actions de Suez ont fléchi le lendemain de l’assemblée. Il n’y a rien là que de naturel. C’est l’effet constant du fait accompli. Les spéculateurs qui avaient pris position à la hausse en vue d’une issue heureuse de la lutte engagée par M. de Lesseps comptaient se dégager à la faveur de la reprise qui ne manquerait pas de suivre la victoire. La reprise est venue, mais n’a duré qu’une demi-heure par la seule raison que trop de gens en ont voulu profiter. De plus, il faut constater que, depuis quelque temps, les recettes quotidiennes sont en déficit; enfin un journal anglais, enregistrant hier matin les résultats de l’assemblée, déclarait que ces résultats ne terminaient rien et que l’Angleterre ne tarderait pas à réclamer, dans la direction des affaires de la compagnie, l’influence politique à laquelle lui donnent droit ses intérêts en Égypte, dans l’Inde et dans l’extrême Orient.

La Bourse s’est un peu agitée dans le vide pendant toute cette quinzaine. Les affaires ont manqué d’activité, et les spéculateurs ont opéré sans direction, les mouvemens de cours quotidiens ayant fini par être exclusivement déterminés selon les intérêts complexes et multiples du groupe des échelliers. On sait que la première moitié du mois avait vu se produire une amélioration rapide dans les prix de nos fonds publics. On avait porté le 3 pour 100 au-dessus de 79 francs; l’amortissable au-dessus de 80 francs; le 4 1/2 au-dessus de 108 francs. La crise américaine a surpris notre place en pleine effervescence. En deux bourses, nos fonds publics ont reperdu tout ce qu’on leur avait fait gagner en quinze jours; il est vrai que cette défaillance a été toute momentanée et que le marché a revu presque aussitôt, sinon les plus hauts cours, du moins des prix permettant aux haussiers d’espérer une bonne liquidation. On peut croire que des intérêts de réponse des primes ont seuls empêché le retour du 4 1/2 au niveau de 108. plusieurs fois atteint, mais que les acheteurs n’ont pu décidément reconquérir.

La crise américaine a présenté le caractère habituel de ces sortes d’événemens au-delà de l’Atlantique. Chute soudaine de grands établissemens de banque que personne ne croyait menacés, scandales révélés, suspensions de paiement se succédant rapidement pendant quelques jours, puis le trésor arrivant à la rescousse avec sa puissante réserve métallique, le Clearing-House organisant le sauvetage; bientôt les dépêches transmises par le câble sont plus rassurantes; la crise est terminée. Il en reste seulement des cours profondément dépréciés sur un nombre considérable d’actions de compagnies de chemins de fer, titres dont les porteurs, disséminés en Angleterre, en Hollande, en Allemagne (peu en France heureusement), se voient aux trois quarts ruinés et supportent leur ruine en silence, tandis que les affaires reprennent leur cours normal à New-York et que même les banques effondrées sont remises sur pied.

On avait craint d’abord que le krach américain n’eût pour effet de provoquer de nombreux envois d’or d’Angleterre aux États-Unis et, par suite, de relever le taux de l’escompte à Londres et sur notre place. Il ne paraît pas qu’il en soit ainsi, au moins actuellement, car il se peut qu’on ne soit édifié que dans quelques semaines sur la vraie portée des derniers incidens financiers de New-York. En tout cas, l’argent reste abondant sur les deux grands marchés monétaires de l’Occident, et rien n’indique un resserrement prochain.

Vers la fin de la quinzaine, les places de Berlin et de Londres ont envoyé à Paris des cotes peu encourageantes pour les idées de hausse. A Berlin, la Bourse a été mise un moment en panique par l’annonce du nouveau projet d’impôt sur les transactions eu valeurs mobilières, présenté au conseil fédéral par M. de Bismarck, projet fort mal accueilli naturellement par le monde des affaires et par le commerce en général, et dont l’adoption paraît plus que douteuse. A Londres, la liquidation mensuelle a révélé les premières atteintes de la crise de New-York. Des spéculateurs en valeurs internationales ont dû être exécutés et l’on a vu tomber brusquement, le jour même du derby, des valeurs comme l’obligation Unifiée et l’action Rio-Tinto, qui, jusque-là, s’étaient assez bien maintenues. Depuis longtemps, l’Unifiée aurait dû fléchir sous le poids des mauvaises nouvelles d’Egypte. On la tenait obstinément à 340 avant le coupon. La voici à 310, coupon détaché; peut-être pourra-t-elle conserver ce cours, maintenant que la réunion de la conférence paraît assurée et que des informations moins alarmantes sont expédiées du Caire sur la situation dans le Soudan. Le détachement d’un coupon de 20 francs sur l’action Rio-Tinto n’a pas préservé ce titre d’une chute de 50 francs, provoquée par la baisse des prix du cuivre et par l’insuccès d’une émission d’obligations tentée le 2k mai.

Les valeurs ottomanes, très négligées, ont quelque peu faibli. Les directeurs de la Banque ottomane ont décidé de fixer à 25 francs le dividende à répartir aux actionnaires de cette société pour l’exercice 1883.

Les actions des compagnies de chemins de fer français et étrangers se tiennent à peu près immobiles aux cours atteints depuis quelque temps déjà. Les recettes hebdomadaires se présentent encore en diminution. Ce fait arrête nécessairement quelques achats. Que des augmentations se produisent, et l’épargne se portera de nouveau sur les actions des grandes compagnies, comme elle ne cesse de se porter sur leurs obligations, dont la hausse est continue.

Les titres des établissemens de crédit ont peu fait parler d’eux depuis quinze jours; les variations de cours ont été à peu près nulles. La valeur industrielle la plus favorisée a été l’action du Gaz, qui s’est élevée de 1,455 à 1,492.

Parmi les assemblées générales les plus récentes, nous citerons celles du Crédit mobilier espagnol (21 mai, pas de dividende), de la Banque de l’Indo-Chine (dividende de 14 francs par action libérée de 125 francs), de la Banque maritime (dividende de 12 fr. 50 par action libérée de 250 francs), de la Société foncière lyonnaise (21 mai, dividende de 6 fr. 25 par action libérés de 250 francs), de la Grande Compagnie des télégraphes du Nord (20 francs de dividende), de la Compagnie métallurgique des Alpes autrichiennes (5 florins 1/2 de dividende).


Le directeur-gérant : C. BULOZ.