Chronique de la quinzaine - 31 mai 1874
31 mai 1874
C’était inévitable. La lutte devait éclater, elle a peut-être devancé les prévisions de ceux qui voyaient se former l’orage, et huit jours durant le pays vient d’assister à une de ces crises qui ne décident pas seulement de l’existence d’un ministère, qui mettent en quelque sorte à nu le fond des choses, la gravité, les contradictions, les périls, les impossibilités d’une situation ; Par une coïncidence singulière, cette crise a éclaté juste aux approches du 24 mai, un peu moins d’une année après cette journée de 1873 où des groupes conservateurs aux tendances diverses, mais coalisés pour la circonstance et habilement conduits au combat, livraient l’assaut au gouvernement de M. Thiers.
À pareille époque, il y a un an, des vacances parlementaires venaient de finir comme aujourd’hui. Les esprits étaient violemment surexcités par les élections de Paris et de Lyon. Les députés arrivaient de leurs provinces pleins d’ardeurs belliqueuses. Il y a un an, comme aujourd’hui, il s’agissait de savoir si l’on resterait dans un provisoire indéfini dont profiteraient les partis extrêmes pu si l’on se résignerait par raison, par sagesse, à organiser, le régime sous lequel on vivait. Le gouvernement qui existait alors, qui achevait la délivrance du territoire, qui n’avait rien négligé pour la pacification du pays après la défaite de la commune, pour la réorganisation de l’armée, des finances, et qui préparait, pour en finir avec toutes les incertitudes, des lois constitutionnelles sérieusement méditées, ce gouvernement était accusé de n’avoir que des majorités de hasard, de déserter les intérêts conservateurs et l’ordre moral, de se faire le complaisant, « le protégé » du radicalisme. « Quelle situation étrange et sans issue ! s’écriait M. le duc de Broglie en s’adressant au gouvernement de M. Thiers, Dépendre, pour son existence journalière, du bon plaisir des radicaux, et en même temps proposer des lois contre lesquelles le parti radical proteste ! » M. le duc de Broglie parlait ainsi, plaignant fort le gouvernement, et M. Thiers, qui n’est jamais à court de riposte, répondait à son interlocuteur qu’il n’aurait pas de majorité, lui non plus, s’il triomphait, qu’il s’exposait à être de son côté le protégé de quelqu’un, — « le protégé de l’empire ! » Une année s’est écoulée depuis cette mémorable lutte qui se dénouait par la victoire des coalisés du 24 mai 1873, et M. le duc de Broglie a dû plus d’une fois se souvenir de ces paroles, de celles qu’il prononçait lui-même et de celles que M. Thiers lui adressait, quand il s’est trouvé, aux prises avec toutes les difficultés pratiques du gouvernement dont il a été le premier ministre, qu’il a voulu essayer d’organiser.
M. le duc de Broglie a espéré être plus heureux avec ses terribles alliés d’une autre sorte, chevau-légers ou bonapartistes ; il a cru qu’à force d’habileté il réussirait à les contenir, à les gagner ou à déjouer leur mauvais vouloir, et il s’est trompé. Il n’a réussi qu’à les enhardir, à leur donner des gages en s’affaiblissant lui-même, en affaiblissant le gouvernement qu’il représentait, et le jour où il s’est décidé à secouer le joug de ces dangereux alliés, le jour où, pressé par la nécessité, il a voulu à son tour faire quelque chose, il a échoué comme M. Thiers. Il a été vaincu, quant à lui, par ceux-là mêmes qu’il avait trop ménagés, dont il avait payé trop cher le concours, et tout ce qu’on peut dire, c’est que ce jour-là du moins il est tombé sans marchander, déchirant l’équivoque, relevant avec fierté le défi qu’on lui lançait. Il est tombé sur la brèche, pour avoir voulu dégager la parole du gouvernement et de l’assemblée, également liés par la promesse d’organiser le régime créé le 20 novembre 1873. Rien de mieux pour l’honneur ministériel de M. le duc de Broglie ; seulement à quoi aura servi cette année qui s’achève ? Le ministère est tombé, laissant les dernières chances monarchiques perdues, la confusion aggravée dans l’assemblée, le gouvernement du maréchal de Mac-Mahon tout aussi peu organisé qu’il l’était, les esprits un peu plus incertains, et le bonapartisme refleurissant par cette élection de la Nièvre, qui n’est pas un trait de lumière moins saisissant que l’élection radicale de Paris au mois de mai 1873. C’est là en définitive la moralité politique de cette crise qui vient d’éclater et de se dénouer en quelques jours.
Cette crise était, à vrai dire, dans la nature des choses. Qu’elle se soit produite au dernier moment sous le prétexte d’un incident d’ordre du jour, peu importe ; le conflit était dans la situation. Il est bien clair maintenant que le vote du 20 novembre sur l’institution du gouvernement septennal n’était qu’un grand malentendu. Depuis le premier moment, la lutte n’a cessé d’exister entre ceux qui, prenant au sérieux le vote de l’assemblée, se sont proposé l’organisation d’un régime destiné à donner sept années de trêve au pays et ceux qui n’ont vu dans les pouvoirs confiés au maréchal de Mac-Mahon qu’un acte de déférence pour l’homme, un expédient de circonstance. L’erreur du ministère a été de laisser grandir l’équivoque, de compter sur le temps, sans doute aussi sur son habileté, pour concilier les dissidences, de s’obstiner à vouloir organiser les institutions qui avaient été promises avec ceux qui méconnaissaient ces engagemens, en rejetant au contraire dans l’opposition ceux qui ne demandaient pas mieux que d’accepter la situation telle qu’elle était. Pendant qu’il épuisait tous les ménagemens, les légitimistes attendaient le mot d’ordre de Frohsdorf, les bonapartistes allaient à Chislehurst, Qu’a gagné le ministère ? Les partis ont redoublé d’audace, convaincus qu’on ne pouvait se passer d’eux ; ils ont publiquement prévu le cas où le maréchal de Mac-Mahon, malgré ses sept ans de présidence, devrait s’effacer devant la royauté traditionnelle ou devant l’empire. Ils ont bruyamment défié, bravé le gouvernement, en lui donnant rendez-vous aux premiers jours de la session qui allait se rouvrir, si bien que l’heure est venue où le ministère, à bout de temporisation et de condescendances, ne pouvait aller plus loin sans trahir le pouvoir qu’il était chargé de représenter et de défendre. C’était pour lui une obligation de dignité de ne plus reculer devant la présentation des lois constitutionnelles. Certes même à ce moment M. le duc de Broglie mettait toute sa dextérité à prévenir le choc dont on le menaçait. Il n’est point douteux que, lorsque, dès le lendemain de l’ouverture de la session, il allait lire à l’assemblée l’exposé des motifs de la loi destinée à organiser une seconde chambre sous le nom de grand-conseil, il comptait sur l’effet de cette lecture. C’était assurément un spécifique conservateur de première force. Ce grand-conseil, avec ses combinaisons savantes et, avec les commentaires qui l’accompagnaient, semblait de nature à désarmer toutes les susceptibilités, à chatouiller les intransigeans eux-mêmes. Malheureusement pour le ministère, le grand-conseil n’a rien changé ; la lutte était dans l’air, et, comme il arrive souvent, elle s’est engagée, non sur le vrai point de dissidence, mais sur un détail, sur la priorité de discussion de la loi électorale politique ou de la loi municipale. Ce n’était là évidemment qu’un prétexte, la véritable question était entre ceux qui voulaient aborder l’organisation constitutionnelle par la loi électorale et ceux qui voulaient arrêter du premier coup tout ce qui conduisait à cette organisation.
Déjà quelques heures avant la discussion publique, dans une séance de la commission des trente, M. Lucien Brun avait très clairement dit sa pensée. M. le duc de Broglie et la commission demandaient que la loi électorale fût mise immédiatement à l’ordre du jour ; M. Lucien Brun et ses amis entendaient s’y opposer. La question, ainsi engagée, ne pouvait plus être résolue que par l’assemblée elle-même. Elle a été tranchée après un court débat de quelques minutes ; on sentait que ce n’était plus le moment des paroles inutiles. Le ministère avait au scrutin 317 voix pour lui, 381 voix contre lui. Élevé au pouvoir, soutenu par une coalition, il était vaincu par une coalition composée de la gauche, du centre gauche, du groupe bonapartiste et de cinquante-deux légitimistes, de sorte que c’est par le fait la défection des chevau-légers et des bonapartistes qui a renversé le ministère. D’où est venue au dernier moment cette ardeur d’opposition chez les légitimistes ? Elle aurait été inspirée, à ce qu’il paraît, par des instructions de M. le comte de Chambord. M. le comte de Chambord est las de faire des concessions ! Il a laissé un certain nombre de ses partisans voter pour la prorogation parce qu’il l’interprétait indubitablement comme M. Cazenove de Pradines, parce qu’il comptait peut-être encore sur le maréchal de Mac-Mahon. Il paraît que cela n’a pas réussi. Le prince aurait fait depuis un devoir à ses amis de Versailles de s’opposer à toute organisation constitutionnelle, de voter au besoin contre le ministère, et il se montrerait aujourd’hui, dit-on, très satisfait de voir ses instructions si bien suivies, de s’être donné à lui-même cette marque de sa puissance royale. Que M. le comte de Chambord soit satisfait, c’est certainement d’un prince naïf. Quelques-uns de ses amis les plus éclairés de Versailles n’éprouvent peut-être pas aujourd’hui une satisfaction aussi complète. Ils commencent à comprendre qu’ils pourraient bien avoir joué le jeu de l’empire, et que, si les bonapartistes sont dans leur rôle parce qu’ils se croient le droit de beaucoup espérer, les légitimistes ont désormais peu de chances de revoir aux affaires un cabinet aussi favorable à leur cause que celui qu’ils viennent de renverser. C’est fait, et puisque M. le comte de Chambord est content, il n’y a plus rien à dire. M. le duc de Broglie peut voir maintenant à quoi lui ont servi les sacrifices qu’il a multipliés pour ménager les légitimistes, pour s’assurer leur appui, et les cabinets nouveaux qui peuvent se succéder sauront, par cette expérience décisive, dans quelle mesure ils peuvent compter sur cette alliance.
La difficulté était de remplacer ce ministère tombé sous un coup foudroyant de majorité. Évidemment, si l’on eût été dans les conditions normales du régime parlementaire, s’il y avait eu en présence deux masses d’opinion, deux partis ayant des politiques définies et saisissables, la solution eût été toute simple ; il n’y aurait eu qu’à remettre le pouvoir aux chefs de cette majorité triomphante, cette majorité fût-elle une coalition. Ici ce n’est pas même une coalition, c’est un amalgame, c’est une mêlée de suffrages jetés au fond de l’urne. Il fallait avant tout interpréter ce coup de scrutin, démêler ce qu’il y avait de politique, ce qu’il pouvait y avoir aussi de personnel dans le vote, s’efforcer de dégager les élémens d’une majorité nouvelle, préciser les conditions dans lesquelles pouvait se reconstituer cette majorité. Au premier coup d’œil, il y avait une question qui dominait toutes les autres, celle de l’organisation constitutionnelle, origine et raison déterminante de la crise. Or c’est justement à ce point de vue que le vote du 16 mai devait être interrogé dans sa vraie signification. Parmi ces 381 voix qui venaient de former une majorité assez imprévue, les unes, celles des légitimistes, des bonapartistes et des radicaux, étaient parfaitement claires : elles étaient l’expression avérée d’une opposition de principe ou d’intérêt contre les lois constitutionnelles. D’autres, celles du centre gauche et même d’une partie de la gauche modérée, exprimaient certainement une pensée d’hostilité contre le ministère, contre sa politique et les projets constitutionnels tels qu’il les présentait, — elles n’étaient dirigées ni contre le principe des lois organiques, ni contre le gouvernement septennal créé le 20 novembre, ni contre le maréchal de Mac-Mahon. Les hommes les plus autorisés l’ont déclaré. M. Vacherot, dans un sentiment de loyauté, au risque de paraître voter pour le ministère, s’est même prononcé publiquement pour la priorité de la loi électorale, qu’il avait soutenue dans la commission des trente. M. Dufaure, M. Laboulaye, se sont abstenus. Il y avait donc un certain lien entre ces fractions modérées de l’opposition devenue pour un instant majorité et les 317 qui avaient soutenu au scrutin la politique d’organisation constitutionnelle du cabinet. C’était là, si l’on voulait agir sérieusement, une sorte de fil conducteur dans cette confusion. Que pouvait-on faire ? comment recomposer un ministère répondant aux nécessités diverses d’une situation si complexe, s’établissant pour ainsi dire entre les partis pour les ramener à un centre commun d’action ? C’est lace qui s’est débattu pendant huit jours au milieu de toutes les péripéties intimes et de toutes les impossibilités.
Dès la démission du ministère de Broglie, M. le maréchal de Mac-Mahon avait eu la pensée de faire appel au président de l’assemblée, à M. Buffet ; mais l’entrée de M. Buffet au pouvoir avait pour conséquence l’élection d’un nouveau président. C’était peut-être compliquer la question ministérielle d’une question présidentielle, et M. Buffet, sans cesser d’être consulté, restait en dehors de toutes les combinaisons. C’est alors que M. le maréchal de Mac-Mahon s’adressait à M. de Goulard en lui remettant le soin de former un nouveau cabinet. Ancien ministre avec M. Thiers, placé sur la frontière du centre droit et du centre gauche, vice-président de l’assemblée, connu pour la modération de ses idées et l’aménité de son caractère, M. de Goulard était certes l’homme le mieux fait pour être un médiateur modeste, patient et conciliant entre toutes les prétentions et même entre tous les amours-propres. C’est donc M. de Goulard qui s’est trouvé chargé de cette œuvre de Pénélope. Sa première pensée était de chercher à retenir dans le cabinet prêt à se former M. le duc Decazes, qui depuis six mois a conduit nos relations extérieures avec un véritable tact. M. le. duc Decazes hésitait d’abord à séparer sa fortune ministérielle de celle de M. de Broglie ; il cédait bientôt aux instances flatteuses dont il était l’objet et qui sont justement la mesure de la bonne direction qu’il a su donner à nos affaires diplomatiques. C’était déjà un commencement. À M. Decazes venait se joindre peu après M. le duc d’Audiffret-Pasquier, qui acceptait une place dans la combinaison en faisant ses conditions. Le noyau essentiel et fondamental était trouvé. Entre ces trois hommes cherchant à s’entendre pour prendre ensemble le pouvoir, il y avait assurément de singulières différences de caractère. Au cabinet en formation, M. d’Audiffret portait son impétuosité et sa décision un peu tranchante, M. de Goulard sa bonne grâce conciliante et modératrice, M. Decazes son habileté avisée ; mais ce qu’il y a de mieux, c’est qu’avec des divergences de nature ces trois hommes poursuivaient le même but et s’étaient mis d’accord sur la politique à suivre, sur la manière de reconstituer le ministère.
Ainsi, et c’était là un des points sur lesquels M. le duc d’Audiffret se montrait le plus inflexible, l’élément bonapartiste devait disparaître. M. Magne lui-même ne pouvait rester aux finances ; M. le général Du Barail, qu’on avait peut-être le tort de considérer comme attaché à l’empire, devait aussi s’en aller, et avec le général Du Barail, avec M. Magne, M. Desseilligny disparaissait du même coup. D’un autre côté, M. de Larcy, M. Depeyre, qui représentaient la droite dans le précédent ministère, devaient être également remplacés. En un mot, sauf M. le duc Decazes, le cabinet se renouvelait tout entier. La pensée qui présidait à ce renouvellement était d’ailleurs parfaitement claire et arrêtée dès le premier moment. Sans nul doute la droite devait être représentée, on n’avait nullement l’intention d’exclure une fraction de l’assemblée qui venait de faire campagne avec le centre droit pour la discussion des lois constitutionnelles, et sans laquelle on se serait trouvé aussitôt en minorité ; mais en même temps M. de Goulard, M. d’Audiffret et M. Decazes se proposaient de faire une place dans le ministère à quelques-uns des hommes les plus modérés du centre gauche, à M. Mathieu Bodet, qui devait entrer aux finances, à M. Cézanne, qui, en sa qualité d’ingénieur, prenait les travaux publics, et même à M. Waddington, qui devait revenir à l’instruction publique, où il n’avait fait que passer il y a un an, aux derniers jours du gouvernement de M. Thiers. Au milieu de toutes ces combinaisons, M. L. de Lavergne a dû un moment être au commerce, et nul certes n’était mieux désigné pour la direction de nos affaires économiques. Bien d’autres noms ont été prononcés, ils n’étaient pas tous sérieux. Malheureusement dans cette mêlée des compétitions du pouvoir il y a moins de postes à occuper que de candidats, et la place a beau être peu enviable, il y a toujours des dévoûmens disposés à s’offrir et à se sacrifier. Tout compte fait, après bien des conférences et des négociations laborieuses, on a été assez près du succès, le ministère n’a pas été loin d’être constitué et vivant. C’était un cabinet toujours conservateur évidemment, mais s’inspirant d’une libérale pensée de transaction, ayant pour politique l’organisation constitutionnelle sous le nom de la république, avec ce qu’on appelait le caractère impersonnel, c’est-à-dire avec la transmission régulière et assurée du pouvoir, dans le cas où M. le maréchal de Mac-Mahon viendrait à manquer. C’était en d’autres termes la république constituée pour sept ans dans des conditions conservatrices, avec la réserve pour l’avenir du droit de la France représentée par ses assemblées.
Que serait-il arrivé de ce programme devant la chambre ? Il eût été certainement discuté, contesté avec passion, et il eût été aussi soutenu avec autorité au nom de cet intérêt du pays que M. le duc de Broglie invoquait l’autre jour. Peut-être, sous la pression d’une nécessité impérieuse, eût-il rallié cette majorité qu’on ne cesse de chercher ; mais il n’a pas eu le temps d’être formulé et porté devant l’assemblée. Il a disparu avec le ministère qui a été un instant sur le point d’être constitué, qui s’est cru peut-être déjà en possession du pouvoir. Comment cette combinaison a-t-elle échoué pour le moment ? Il y a peut-être encore ici plus d’un mystère. Une chose sur laquelle tout le monde est d’accord, c’est la loyauté avec laquelle M. le président de la république s’est prêté aux tentatives qui ont été faites pour recomposer le gouvernement, sans repousser, sans contester les idées qui lui ont été soumises. Sans doute il y a des sacrifices qui ont pu coûter au maréchal de Mac-Mahon. Lorsqu’on lui a proposé de renoncer aux services de M. Magne, il n’a pu cacher, dit-on, la peine qu’il éprouvait de se séparer d’un ministre régulier, correct, qui lui offrait, en dehors de la politique, les garanties d’une administration éclairée et sûre. Il a trouvé plus pénible encore peut-être de se séparer du général Du Barail, qui était pour lui un ami, un lieutenant dévoué, dont le travail et les habitudes lui plaisaient. Il ne s’est pas décidé du premier coup, il a eu besoin qu’on lui assurât que c’était une condition pour la formation du nouveau ministère ; mais il n’a pas tardé à se rendre aux raisons qui lui ont été données, et il n’a plus insisté. Il ne s’est refusé ni aux concessions qu’on lui a demandées, ni aux combinaisons qu’on lui a proposées, ni aux tentatives qu’on a voulu faire pour chercher de nouveaux alliés. Tout cela n’a peut-être point laissé d’être mêlé de petites péripéties intérieures, de quelques vivacités ou de quelques impatiences causées par des difficultés toujours renaissantes. En réalité, et c’est là ce qu’il faut constater, M. le président de la république, quels que fussent ses sentimens ou ses préférences, n’a rien empêché et n’a découragé aucune négociation. L’œuvre une fois engagée, il l’a suivie jusqu’au bout avec plus ou moins de conviction, et il ne s’est arrêté que lorsque tout a été impossible. L’obstacle n’est donc pas venu du maréchal, et il n’est pas venu non plus du centre gauche, qui n’a sûrement montré dans cette occasion ni malveillance ni exigences.
Le centre gauche, du reste, n’a été officiellement mêlé comme parti à aucune négociation. Tout s’est borné, de la part de ceux qui conduisaient la crise, à l’intention évidente, avouée, de créer une situation nouvelle où le centre gauche trouverait des garanties d’opinion, et où quelques hommes de cette région mixte auraient leur place. On a dit que M. Dufaure avait été un instant appelé à la présidence. Il n’en est rien. Ce qu’il y a de vrai, c’est, qu’avant tout M. de Goulard a vu effectivement M. Dufaure, dont il a été le collègue sous M. Thiers, dont il connaissait les sentimens de modération et de réserve, et qui a plus d’une fois fait acte d’adhésion publique au septennat. M. Dufaure ne pouvait entrer au ministère ; il s’est prononcé pour la nécessité d’un gouvernement définitif, et il se considérait comme trop engagé devant le pays pour accepter le pouvoir sans mettre tout d’abord au frontispice de son programme cet article véritablement assez simple des lois constitutionnelles qu’il présentait l’an dernier : « le gouvernement de la république française se compose d’un sénat, d’une chambre des représentans et d’un président. » On n’en était pas encore là tout à fait. M. Dufaure restait donc personnellement hors de cause ; mais il ne témoignait ni défiance ni hostilité ; il n’avait au contraire qu’une encourageante sympathie, et, bien loin de contrarier ou d’embarrasser les combinaisons, qui se préparaient, il se montrait tout prêt à les seconder. C’était à ses yeux, un premier pas vers une solution, nécessaire. Quant aux hommes de la partie, la plus modérée du centre gauche qui ont été mêlés de plus près à ces négociations, et qui ont dû avoir un rôle dans le ministère, ils n’acceptaient point évidemment sans avoir obtenu certaines satisfactions d’opinion, sur lesquelles d’ailleurs on s’était d’avance entendu ; mais ils n’avaient point des prétentions démesurées. Dans ces régions du centre gauche, on se contentait de la république organisée et mise hors de question pour sept ans, en réservant l’avenir, en laissant aux assemblées futures le soin de décider à leur tour du régime politique de la France. C’était accepté, et en définitive qu’était-ce autre chose que la régularisation de ce qui existe avec la présidence du maréchal de Mac-Mahon, avec une situation plus fixe, moins livrée aux contestations incessantes et ardentes des partis ? Si ce n’était encore qu’un expédient, il avait du moins l’avantage d’être le seul possible, de mettre un terme à toutes ces querelles subtiles sur le septennat personnel ou impersonnel, en ramenant la question, à l’établissement d’institutions conservatrices qu’on désire avec un nom qu’on ne peut effacer.
D’où est donc venue la difficulté qui a fait tout écrouler au moment où l’on croyait toucher au succès ? Il faut bien le dire, elle est venue encore une fois de la droite. Tout semblait entendu. Dans la combinaison adoptée, deux députés, M. de Cumont et M. Tailhant, devaient représenter la droite ; les membres du centre gauche qui devaient entrer dans le cabinet étaient désignés. M. le duc d’Audiffret devenait ministre sans portefeuille. Le général de Cissey revenait au ministère de la guerre, où il était déjà sous M. Thiers. Le programme paraissait accepté, lorsqu’au dernier moment tout s’est évanoui, le ministère a disparu dans une tempête de contradictions intimes. Pendant que ces laborieuses et délicates négociations se poursuivaient, en effet les partis ne restaient pas inactifs. Ils suivaient la marche de la crise, et ils n’avaient pas de peine à distinguer la direction qu’elle prenait. C’était assez pour soulever tous les orages dans certaines régions. Les deux députés de la droite qui devaient entrer dans le cabinet jugeaient-ils utile, avant de s’engager définitivement, de consulter leurs amis, de se faire en quelque sorte autoriser par eux en leur soumettant le programme qui allait être adopté ? La droite, même avant d’être consultée, n’était-elle pas déjà en campagne pour contrecarrer, une combinaison qui la froissait, qui ne faisait point une part suffisante à ses prétentions ?
Toujours est-il que, dans cette dernière période de la crise, un effort désespéré était tenté pour détourner l’évolution politique qui se préparait. La présidence était assaillie de visiteurs, de conseillers, d’avocats, consultans. M. de Belcastel lui-même, a eu l’honneur de soumettre son programme au maréchal, et M. Lucien Brun a été un des adversaires les plus implacables du cabinet en formation, auquel il a porté peut-être le dernier coup. M. Depeyre, qui se trouvait fort à sa place à la chancellerie et qui n’aurait pas été pressé d’en sortir, parait avoir eu lui aussi, un certain rôle d’excitation ; il n’aurait pas peu contribué à stimuler l’ardeur de ses amis de la droite au lieu de la contenir et de garder la réserve d’un homme quittant le pouvoir. — Eh quoi ! la république allait être organisée pour une durée fixe ! le septennat allait devenir une institution impersonnelle, avec transmission régulière du pouvoir, au lieu de rester le privilège personnel du maréchal ! Le centre gauche aux affaires ! tout était évidemment perdu. Le centre gauche était modeste, il est vrai ; mais qui ne voyait les conséquences ? M. Waddington conduisait à M. Dufaure, à M. Thiers, au radicalisme, à la commune. M. de Goulard et M. d’Audiffret et M. Decazes étaient des aveugles, qui menaient la France aux abîmes ! — Ce serait faire injure à M. le président de la république de supposer un seul instant que ces amplifications aient pu l’impressionner ; mais comme en définitive le dernier mot de tout cela était que, si l’on allait plus loin, la droite retirerait positivement son concours, comme on annonçait qu’au lieu de 50 voix dissidentes il y en aurait alors 150, le résultat était clair, le ministère n’aurait point de majorité. C’était dans tous les cas, une lutte ouverte, pleine d’incertitudes et d’incohérence dans un moment où l’on avait besoin de sûreté pour agir avec décision.
Qu’a voulu la droite ? Elle a eu un rôle étrange, dans cette crise, il faut l’avouer. Au premier instant, sous le coup du vote du 16 mai, les hommes de la droite modérée semblaient exaspérés contre les chevau-légers, les intransigeans, qui venaient de renverser le cabinet de Broglie ; ils n’avaient pas des paroles assez dures, assez amères pour ces champions étourdis d’une cause bien compromise, et en définitive que font-ils autre chose aujourd’hui ? Ils ne peuvent rien par eux-mêmes et ils s’efforcent de tout empêcher. Ils s’enferment dans leurs opinions et se dérobent aux transactions les plus simples. On dirait, à les entendre souvent, qu’ils n’ont d’autre politique que de chercher M. Thiers dans tout ce qui arrivé, de se prémunir avant tout contre M. Thiers. Eh ! M. Thiers se borne à voir les choses, à regarder les partis s’entre-choquer, se déchirer, et à songer, comme il le disait l’autre jour encore, qu’une assemblée qui ne sait ni vouloir ni pouvoir va bien vite à une inévitable dissolution. Les hommes de la droite ne cessent de répéter à M. le président de la république que c’est parmi eux et seulement parmi eux qu’il peut trouver de vrais amis, une majorité décidée à le soutenir. Lorsqu’on les accuse de reculer sans cesse devant la nécessité d’une organisation constitutionnelle que le maréchal lui-même a réclamée, ils protestent qu’on les calomnie. Les lois constitutionnelles, ils ne les repoussent pas, à la condition toutefois qu’elles soient à l’usage personnel et exclusif du maréchal, qu’elles forment ce qu’on appelle maintenant un « statut personnel. » Tout cela est fort bien ; seulement ce ne sont que des mots. Si la droite est la majorité, ainsi qu’elle l’assure, comment a-t-elle laissé tomber le ministère de Broglie ? Si elle n’est pas la majorité, de quel droit prétend-elle empêcher les combinaisons qu’on peut essayer pour renouveler les forces du gouvernement ? La droite a cru sans doute faire merveille en rendant impossible des arrangemens qui, sans lui enlever à elle-même sa part d’influence, faisaient une certaine place à la partie la plus modérée du centre gauche, elle a réussi. Dès qu’elle se refusait à tout, dès qu’elle menaçait d’une opposition déclarée, le ministère qu’on travaillait à constituer était frappé à mort avant d’être né, et c’est dans ces conditions que s’est formé un autre cabinet, composé de quelques-uns des membres du dernier ministère et de quelques hommes nouveaux. Au demeurant, le résultat de toute cette crise a été de laisser M. Magne aux finances, M. le duc Decazes aux affaires étrangères, de transporter M. de Fourtou à l’intérieur, de faire entrer dans le cabinet nouveau les deux membres de la droite, M. Tailhand et M. de Cumont, qui devaient être les collègues de M. de Goulard et de M. d’Audiffret. Un ingénieur de mérite, M. Caillaux, est aux travaux publics ; un homme distingué, secrétaire de l’assemblée, M. Grivart, est au commerce, et, comme pour enlever d’avance à l’administration nouvelle toute couleur politique, le maréchal de Mac-Mahon a donné la vice-présidence du conseil à M. le général de Cissey, fort étonné peut-être de se trouver le leader du gouvernement.
C’est en un mot un cabinet d’affaires que nous avons, et assurément depuis qu’il s’est formé il joue son rôle sans bruit. Il ne trouble pas le parlement de ses interventions. Il laisse l’assemblée se livrer à cette discussion sur les haras où M. Bocher s’est fait remarquer une fois de plus par la lucidité de sa parole. Le gouvernement n’est même pas intervenu dans un débat qui s’est renouvelé hier encore pour fixer l’ordre du jour. C’était le conflit renaissant entre la loi électorale et la loi municipale, et cette fois encore les chevau-légers, les bonapartistes, la gauche, ont marché ensemble, la loi municipale a gardé la priorité ; la loi électorale a été évincée ou ajournée, mais le ministère n’a point été battu, puisqu’il n’a rien dit. Il a laissé se quereller M. Raudot et M. Bethmont, M. Béranger et. M. Depeyre, qui a décidément sur le cœur d’avoir quitté la chancellerie. C’est qu’en effet les hommes qui sont au gouvernement ne peuvent s’y méprendre. Ils dirigent les affaires, ils les dirigeront dans le sens conservateur, cela n’est point douteux. Quant à une politique d’initiative et d’action, ils sentent bien qu’après la difficulté de se mettre d’accord ils auraient à vaincre cette autre difficulté de rallier une majorité. C’est un cabinet d’affaires, disions-nous, c’est évidemment aussi un cabinet de transition. Combien de temps durera-t-elle, cette transition ? Voilà justement la question qui s’impose désormais à toutes les opinions modérées, conservatrices et libérales de l’assemblée ; s’il est une circonstance de nature à les éclairer, c’est un incident comme cette élection de la Nièvre, signe nouveau de ce travail du bonapartisme, dont les combinaisons de la politique ont malheureusement favorisé les progrès, depuis un an. Au lieu de se livrer à toutes les subtilités de discussion sur le septennat, de s’épuiser en divisions intestines, mieux vaudrait assurément réunir toutes les forces pour ramener au sentiment de son impuissance l’ennemi qui seul profite des fautes des autres partis. Le meilleur moyen de combattre le bonapartisme, et il le sent bien, c’est de lui enlever la chance des surprises, de fixer le pays, de donner à la France ces sept années de paix qui peuvent être la préparation salutaire à une organisation définitive.
Au moment où se nouent et se dénouent ces crises intérieures en France, l’empereur Alexandre II vient de visiter l’Angleterre, où il a été reçu avec cette large hospitalité que les Anglais aiment à offrir aux voyageurs couronnés. Le tsar a trouvé l’occasion de dire un mot en faveur de la paix de l’Europe, et c’est là sûrement une parole qui ne peut rencontrer que de la sympathie en France. Les journaux allemands, qui ont la plaisanterie lourde, s’amusent de nouveau depuis quelques jours à rassembler des nuages et à nous représenter comme tout prêts à nous jeter sur la Belgique. Les journaux allemands ont sans doute pour parler ainsi leurs raisons que nous ne cherchons pas à pénétrer. Ils persuaderont difficilement à la Belgique qu’elle est menacée par la France, et ils ne réveilleront pas chez nous la moindre idée de répondre à leurs excitations. Ce qu’il y a pourtant d’étrange, c’est que pendant qu’on se plaît à représenter la France comme prête à dévorer la Belgique, un envoyé de Berlin paraît être arrivé à Madrid, et voilà qu’on parle encore de mettre un prince prussien sur le trône d’Espagne. Que rapport peut-il y avoir entre les polémiques saugrenues des journaux allemands et l’incident espagnol ? Qu’y a-t-il de vrai dans la mission qu’on dit confiée au comte Hatzfeld ? Il serait curieux de voir M. de Bismarck, l’esprit encore tout fumeux de la victoire, s’embarquer dans cette aventure et offrir à l’Europe ce spectacle donquichotesque. Ainsi, au dire des nouvellistes qui savent tout, un Hohenzollern irait recommencer au-delà des Pyrénées le règne du prince Amédée. Comment finirait le nouveau règne, les Espagnols le savent. M. de Bismarck aurait peut-être ce jour-là rendu un vrai service à l’Espagne en réveillant le sentiment national, en lui donnant un but précis. Non, ce n’est pas cela, dit-on ; M. de Bismarck n’a pas envoyé M. de Hatzfeld à Madrid pour placer un prince prussien, il l’a envoyé pour négocier une alliance avec l’Espagne. Franchement c’est flatteur pour l’Espagne de compter dans les calculs de M. de Bismarck ; mais c’est aussi flatteur pour la France, car enfin après l’effroyable guerre qui a eu lieu c’est l’Allemagne qui se croirait en péril, tandis que la France reste sûrement fort paisible. Hélas ! elle a bien assez à faire pour le moment chez elle, et c’est là ce dont devraient se souvenir les partis qui se déchirent, surtout lorsqu’ils reçoivent un écho de tous ces bruits extérieurs.
I. A. Ronna, Égouts et irrigations, Paris 1874. — II. A. Gérardin, Rapport sur l’altération, la corruption et l’assainissement des rivières, Paris 1874 ; Imprimerie nationale. — III. F. Fischer, Mémoire sur l’altération des cours d’eau, 1874.
Des eaux publiques dépendent la santé et la force des citoyens ; en laissant salir l’onde pure qui doit nous abreuver, on la rend perfide et meurtrière. Les rivières corrompues sont des véhicules de maladies et de mort, des instruments du déclin physique des habitans, des obstacles à l’accroissement de la population ; ce sont des veines où coule un sang impur.
L’altération des eaux courantes est invariablement due à une même cause : elles sont infectées par les égouts qui viennent y déverser les eaux industrielles et ménagères. Comme les capitales sont toujours bâties sur les rives de quelque fleuve, la rivière, qui est chargée de tant d’autres services domestiques, remplit par surcroît l’office de balayeur et de vidangeur, et il en résulte que l’eau est horriblement insalubre en aval des grandes villes. On sait l’odeur que répand à certaines époques la Tamise, qui reçoit le sewage (eau d’égout) de Londres ; la Sprée à Berlin, la Seine en aval d’Asnières, roulent des eaux impropres à l’alimentation. C’est bien pis encore pour les rivières d’un faible débit qui traversent des villes manufacturières ; on peut en nommer qui sont devenues un fléau public. La Vesle à Reims, la Mersey à Liverpool, l’Irwell à Manchester, sont dans ce cas. Le territoire anglais se trouve dans des conditions fatalement exceptionnelles par suite d’une accumulation excessive d’usines de tout genre sur des cours d’eau d’une étendue trop limitée. Il y a quelques années, l’autorité sanitaire de la ville de Wakefield reçut des habitans une lettre écrite avec une encre un peu pâle. Sans lui en demander la permission, disait la lettre, on adresse à l’autorité ces lignes écrites avec l’eau de la Calder, puisée aujourd’hui au point où débouche l’égout urbain ; on regrette que l’odeur qui règne en cet endroit ne puisse accompagner cette pièce comme supplément d’information. » Et Wakefield n’était pas la plus mal lotie parmi les villes où l’état des eaux publiques eût pu justifier cette plaisanterie tristement éloquente. L’Irwell, lorsqu’elle arrive à Manchester, après avoir desservi environ dix mille fabriques de toute sorte et charrié les immondices des villes et villages qu’elle a traversés, est, dit un rapport officiel, « infecte et noire comme le Styx. »
Aussi l’Angleterre fait-elle de grands efforts pour se débarrasser du fléau dont elle se sait atteinte : on la voit sans cesse perfectionner sa législation sanitaire, multiplier les enquêtes, multiplier les essais ; l’expérience qui a été ainsi acquise est précieuse pour nous éclairer et nous guider. Les innombrables tentatives entreprises par nos voisins ont surtout mis en lumière l’étroite corrélation qui existe entre le problème de la désinfection des rivières et celui de l’utilisation de l’engrais que les cours d’eau entraînent en pure perte à la mer. On comprend désormais que ce sont là les deux termes d’un seul et même problème, que l’emploi des eaux d’égout pour l’agriculture est le moyen naturel, le seul rationnel, le seul pratique, de protéger les cours d’eau contre les conséquences du voisinage des villes. C’est la conclusion à laquelle ont abouti les enquêtes entreprises par les commissions parlementaires de 1865 et de 1868, aussi bien que celle à laquelle se livre depuis 1868 l’Association britannique pour l’avancement des sciences. Les rapports publiés par ces commissions renferment les données les plus précises sur l’état des rivières infectées, sur l’efficacité relative des divers procédés d’épuration qui ont été adoptés ou essayés par les villes intéressées, enfin sur la valeur économique de ces procédés et notamment de celui des irrigations. Ces documens, qui éclairent d’un jour nouveau le problème de l’assainissement des villes et des cours d’eau, méritent d’être étudiés par nos conseils d’hygiène et par nos agriculteurs ; on les trouve reproduits ou résumés dans l’ouvrage que vient de publier M. Ronna sous ce titre : Egouts et irrigations.
La commission de 1865 s’est occupée plus spécialement de la Tamise et des rivières Aire et Calder, qui baignent les districts du Yorkshire, où prospère l’industrie des lainages ; les recherches de la commission de 1868 ont porté en même temps sur le bassin des rivières Mersey et Ribble, siège principal de l’industrie du coton. C’est dans ces régions que la contamination était arrivée à un degré vraiment inquiétant. Si les eaux de la Tamise, infectées par le sewage, ont besoin d’être purifiées avant de pouvoir servir aux usages domestiques, celles de l’Aire et de la Calder, en aval des villes de Bradford, Leeds, Halifax, Wakefield, exigent une épuration préalable dans l’intérêt des industries elles-mêmes qui les emploient, et l’on n’ose les faire servir à l’alimentation. Dans les bassins drainés par ces deux rivières, la densité moyenne de la population est de 470 âmes par kilomètre carré ; pour le bassin de l’Irwell, un des affluens de la Mersey, elle est même de 1,250 âmes, tandis qu’elle ne dépasse pas 95 âmes par kilomètre carré pour la Grande-Bretagne en général et 68 pour la France. Cette concentration des habitans a une influence funeste sur l’état des eaux ; sur tout leur parcours, les rivières sont obstruées et corrompues au-delà de toute expression. Les matières organiques s’y rencontrent en proportion aussi forte que dans la moyenne des liquides d’égout, c’est-à-dire qu’on y trouve en dissolution jusqu’à 2 et 4 centigrammes de carbone organique, et de 3 à 7 milligrammes d’azote organique par litre. Il n’est pas jusqu’aux poisons les plus redoutables qui ne soient introduits dans les rivières : ainsi le sulfure de fer consommé annuellement en Angleterre pour la fabrication de l’acide sulfurique renferme environ 1 million de kilogrammes d’arsenic, qui passent finalement dans les eaux de lavage des diverses usines.
Les industriels entendus dans l’enquête n’ont pas manqué d’invoquer, pour atténuer le mal, le phénomène de l’épuration spontanée. Un préjugé très répandu veut en effet que les matières organiques mêlées à une eau courante s’oxydent rapidement au contact de l’air, et qu’ainsi cette eau redevient salubre à une certaine distance du point où débouche un égout. Les recherches de la commission de 1868, dont le rapporteur était un chimiste célèbre, M. Frankland, ont démontré qu’il n’en est rien. On a pris des échantillons de l’eau de plusieurs rivières à l’orifice d’un égout et à 20 kilomètres en aval, et l’analyse a prouvé que les proportions de carbone organique et d’azote en dissolution étaient restées sensiblement les mêmes. On a encore procédé à une épreuve directe. Un mélange formé d’un volume de sewage de Londres et de neuf volumes d’eau a été transvasé sans interruption au contact de l’air libre ; après huit jours pleins, cette eau renfermait encore les trois quarts des matières organiques qu’elle contenait au début de l’expérience. On a pu calculer ainsi qu’une rivière contaminée par 10 pour 100 de sewage perdrait par l’aération à peu près le quart des matières organiques dissoutes après un parcours de 300 kilomètres. Un si long parcours est donc insuffisant pour purifier une eau beaucoup moins chargée que ne l’est d’ordinaire celle des rivières examinées. La marche d’une rivière n’exerce en général qu’une influence matérielle par le dépôt d’une grande quantité d’impuretés organiques ou minérales en suspension qui gagnent le fond, surtout si le courant est ralenti par endroits. C’est cette clarification par dépôt qui a fait croire à l’amélioration rapide des eaux courantes ; mais la matière qui est dissoute s’élimine très difficilement, et ce qui se dépose donne à la rivière un lit de boue infecte sans que l’eau elle-même devienne beaucoup moins insalubre. Par les temps chauds, les matières putrescibles contenues dans le limon des rivières peuvent même remonter dans l’eau et y apporter un surcroît d’infection.
Les moyens qui ont été proposés pour épurer les eaux d’égout sont de trois sortes : les uns sont fondés sur le filtrage ou la décantation ; les autres, les procédés chimiques, tendent à obtenir la précipitation des matières dissoutes ; enfin les procédés vraiment pratiques ont pour base l’irrigation des sols pauvres par les eaux chargées des résidus de la vie sociale. Avant de songer à l’épuration des liquides contaminés, on peut d’ailleurs se préoccuper des dispositions préservatives propres à en éloigner les déchets tels que cendres, poussier de charbon, bois de teinture épuisés, balayures, etc., qui peuvent être utilisés pour le chauffage ou autrement ; mais c’est peut-être une erreur que d’empêcher l’écoulement des matières fécales dans les égouts. En effet, l’enlèvement séparé de ces matières, qui nécessite l’établissement d’un dépotoir, est non-seulement un moyen barbare qui soumet les ouvriers et les habitans au « martyre de la puanteur, » mais il est prouvé que les eaux d’égout ne sont pas en général moins dangereuses dans les villes pourvues d’un service de vidanges que dans celles qui n’en ont pas. Il serait donc plus simple de confier aux égouts toutes les impuretés, quelles qu’elles soient ; il s’agit seulement de savoir ce qu’on en fera.
On a d’abord essayé un grand nombre de procédés de filtration, aucun de ces moyens n’a permis de clarifier rapidement et à bon marché des masses considérables d’eau. On a songé à utiliser des bancs de sable comme des filtres naturels : on perdait ainsi l’engrais que renferment les eaux troubles, et ces eaux n’étaient pas sensiblement améliorées ; les galeries filtrantes de Toulouse et de Glasgow en ont fourni la preuve. La décantation ne réussit pas davantage : le repos n’améliore point les eaux impures. On a donc tenté de les débarrasser des matières qu’elles tiennent en dissolution ou en suspension par des réactifs chimiques propres à opérer une précipitation. M. Letheby en énumère soixante qui ont été proposés depuis la fin du siècle dernier ; tous ces moyens ont été reconnus insuffisans. A Leicester et à Blackburn, on a essayé en grand le traitement par la chaux ; les dépôts sont desséchés et vendus aux cultivateurs. Une autre méthode (le trop fameux procédé ABC) est fondée sur l’emploi d’un mélange d’alun, de sang, d’argile, de noir animal, etc. Ce qu’on a trouvé de mieux est encore le sulfate d’alumine, qui précipite une partie des matières en suspension et fournit des boues susceptibles d’être utilisées comme engrais. Ce réactif a été expérimenté en Angleterre et en Allemagne, on en a fait l’essai à l’usine d’Asnières ; en définitive, il faut reconnaître que l’eau n’est purifiée que d’une manière fort imparfaite, et que l’engrais que l’on se procure ainsi coûte trop cher.
Le vrai moyen de neutraliser le poison que les eaux impures introduisent dans les rivières, ces artères de la vie, c’est de les répandre sur les champs. Notre civilisation, vieillie et riche d’expérience, comprend enfin la nécessité d’une stricte économie sur les élémens de production et de fertilité : au lieu de laisser l’engrais s’en aller à vau-l’eau et se perdre dans la mer après avoir empoisonné les riverains, il est si facile de l’utiliser par l’irrigation des prairies, par la transformation de landes stériles en terres productives, en jardins maraîchers. Les eaux d’égout d’Edimbourg servent depuis plus d’un siècle à fertiliser d’immenses terrains sablonneux. Bon nombre de villes d’Angleterre et d’Ecosse ont définitivement adopté la méthode des irrigations en l’appropriant chacune à sa situation particulière ; dans l’Inde anglaise, Madras a suivi cet exemple en 1869. L’ouvrage de M. Ronna renferme sur les résultats de ces tentatives les détails les plus minutieux, et il faut ajouter les plus encourageans. Les expériences d’irrigation qui se poursuivent depuis cinq-ans dans la plaine de Gennevilliers, aux portes de Paris, ont été également couronnées de succès, et vont être appliquées sur une échelle beaucoup plus vaste. En Allemagne, les essais d’irrigation entrepris à Dantzig et à Berlin ont donné des résultats qui ne sont pas moins concluans. Les adversaires du système objectent que les terrains arrosés par les eaux d’égout dégagent des miasmes ; mais les rapports des commissions anglaises démontrent l’innocuité complète des irrigations, si elles sont bien conduites : il faut éviter qu’avant d’imprégner le sol les eaux sales ne circulent dans des canaux ouverts. Il faut éviter aussi de saturer le terrain par un excès de liquide et le débarrasser du trop-plein par un drainage convenable, comme le font beaucoup de fermes à sewage. Dans ces conditions, les eaux d’arrosage sont dépouillées de leurs impuretés au profit du sol, et l’eau ainsi purifiée trahit si peu son origine qu’on la préfère souvent aux eaux des puits. Les commissaires de 1868, MM. Frankland et Morton, sont convaincus que le succès des irrigations est dû en grande partie à l’effet simultané de la filtration par le sol, dont la conséquence est une oxydation ou combustion lente qui transforme les matières organiques en acide carbonique, eau et acide nitrique ; mais il faut que la superficie des champs d’irrigation soit proportionnée au débit des égouts. On peut admettre comme suffisante la proportion de 1 hectare par 250 habitans. Dans le cas où l’on ne dispose pas de terrains assez étendus pour absorber le sewage, on peut recourir au filtrage intermittent en faisant écouler le liquide sur un terrain drainé profondément et divisé en quatre parties dont chacune reçoit le sewage pendant six heures ; 1 hectare suffirait alors pour épurer le sewage de 5,000 habitans. Ce système est appliqué à Merthyr-Tydfil et à Walton, et il va l’être à Birmingham ; il est plus coûteux que l’irrigation simple, qui a l’avantage d’offrir une perspective de rendement par les cultures qu’elle permet d’entreprendre. Il ne faut pas d’ailleurs oublier que dans les questions d’hygiène publique la considération des résultats pécuniaires immédiats ne vient qu’en seconde ligne ; ce qu’on gagne au point de vue de la salubrité représente un profit matériel considérable, car c’est un moyen indirect, mais infaillible, d’accroître la prospérité[1].
Les recherches entreprises dans ces derniers temps par M. A. Gérardin, sous les auspices du ministre de l’instruction publique, ont beaucoup contribué à éclaircir cette grave question de l’altération des rivières. M. Gérardin a examiné les cours d’eau nombreux que renferme le bassin du Croult, rivière qui se jette dans la Seine à Saint-Denis. On y trouve réunies les conditions les plus favorables pour les études hydrologiques : un réseau de rivières très développé, des puits, des sources minérales, des ruisseaux d’eau chaude provenant des usines, toutes les variétés d’eaux altérées ou corrompues. L’examen comparatif de ces liquides divers tend à prouver que le critérium des eaux salubres ne peut être ni la couleur, ni l’odeur, ni la saveur, ni la composition chimique. Une eau trouble peut n’offrir aucune altération dangereuse ; au contraire une eau peut être profondément altérée sans cesser d’être limpide et sans répandre aucune odeur. L’analyse chimique ne nous renseigne pas davantage. Une eau salubre qui reste longtemps renfermée dans un flacon s’altère, et pourtant l’analyse élémentaire donne toujours les mêmes résultats. En définitive, il n’y a qu’un seul moyen sûr de reconnaître les qualités hygiéniques des eaux : c’est d’en observer l’effet sur les organismes vivans. Une eau est saine lorsque les animaux et les végétaux supérieurs peuvent y vivre ; elle est infectée lorsqu’elle fait périr les êtres vivans, sauf, les infusoires et les cryptogames ; Les poissons qui peuplent une rivière la garantissent.
Dès que les eaux s’altèrent, on voit les poissons remonter à la surface à demi pâmés ; ils s’attroupent dans les endroits où arrivent quelques filets d’eau pure, et, si on les chasse de ces stations, on les voit mourir. Au mois de juillet 1869, l’altération de la Seine ayant augmenté brusquement, le poisson mourut de Saint-Denis à Chatou. Vers Argenteuil, les poissons morts formaient sur les deux rives un banc de 2 mètres de largeur sur une longueur de 5 kilomètres, elles communes riveraines durent faire enlever ces innombrables cadavres pour les enterrer. La plupart des mollusques périssent également dans les eaux infectées ; dès que l’eau s’infecte, ils remontent le long des herbes, s’y cachent sous les feuilles, et attendent pour redescendre que le danger ait disparu ; en juillet 1869, les limnées restèrent ainsi cinq jours hors de l’eau. Les plantes aquatiques sont aussi des réactifs pour les qualités de l’eau ; mais des réactifs d’une sensibilité très inégale. La plus délicate paraît être le cresson de fontaine, dont la présence caractérise les eaux excellentes. Il y a quelques années, une féculerie établie à Louvres ayant laissé écouler ses eaux dans le Croult, en amont des cressonnières de Gonesse, en quelques heures tout le Cresson périt ; il s’ensuivit un procès, et le tribunal défendit que l’eau de féculerie fût envoyée à la rivière. les cressonnières ne tardèrent pas à refleurir. Les épis d’eau et les véroniques ne poussent également que dans les eaux de bonne qualité ; les roseaux, les patiences, les menthes, les joncs, les nénufars, s’accommodent des eaux médiocres ; les carex sont encore moins sensibles ; enfin la plus robuste des plantes aquatiques serait, d’après M. Gérardin, une espèce de roseau, l’arundo phragmites, qui résiste dans les eaux les plus infectes. Parmi les mollusques, la physa fontinalis ne vit que dans des eaux très pures, la valvata piscinalis dans les eaux saines, tandis que d’autres supportent les eaux médiocres ; aucun mollusque ne vit dans les eaux entièrement corrompues. Les végétaux phanérogames et les mollusques esquissent ainsi à grands traits les caractères des différentes eaux ; mais les infusoires et les cryptogames, et en particulier les algues, peuvent aussi servir à les juger par les modifications que leur fait subir l’altération de l’eau. Ces organismes inférieurs survivent après la disparition des poissons, des mollusques et des herbes vertes.
Quand l’altération de l’eau fait des progrès, la rivière perd sa limpidité, l’eau devient opaline, et cette couleur grise résiste à la filtration. La surface se couvre d’écumes, et l’eau dépose une vase noire, fétide, d’où se dégagent des bulles de gaz. Bientôt apparaissent les sulfures ; surtout l’hydrogène sulfuré, et les émanations de la rivière noircissent l’argenterie et la batterie de cuisine qui y sont exposées. Dans ces conditions, l’eau a un goût très désagréable et détermine des tranchées, quelquefois de véritables symptômes d’empoisonnement. A Gonesse, en 1860, un enfant tomba dans une fosse remplie d’eau de fabrique ; on le retira aussitôt et dans les premiers momens son état n’inspira aucune inquiétude, mais le lendemain il était mort. Un ouvrier de Stains, qui tomba dans le Rouillon et réussit à sortir de l’eau, succomba quelques heures plus tard.
L’analyse chimique et l’épreuve hydrotimétrique, appliquées au Croult et à ses affluens, attestent la présence d’une quantité notable de matières organiques, mais il en est de même pour les puits artésiens de Saint-Denis, et pourtant ces puits sont beaucoup moins insalubres. C’est à l’examen microscopique des boues qui couvrent le lit de ces rivières que M. Gérardin demanda des informations plus sûres. Lorsqu’il commença ses observations au mois de septembre 1868, la campagne des féculeries et des sucreries venait de s’ouvrir. Le Croult était couvert d’écumes blanches, persistantes ; l’eau, blanchâtre, avait un goût de vase prononcé et une odeur repoussante, La vase était noire, très légère, avait 1 mètre d’épaisseur, et se couvrait d’une pellicule blanche, muqueuse, qui se déposait aussi sur les vannes, les barrages, les pierres de niveau. En les examinant au microscope, on trouva que ces crasses blanches n’étaient autre chose que des beggiatoa alba, algues de la famille des oscillariées. Ces cryptogames foisonnaient dans la rivière jusqu’au mois de mars, où se termine la saison du travail des usines. A partir de ce mois, on voyait l’eau se charger de crasses noires qui montaient à la surface : c’étaient des beggiatoa en décomposition, au milieu desquelles apparaissait une autre algue, l’oscillaria natans. Cela durait jusqu’au curage, qui a lieu pour le Croult et le Rouillon dans la deuxième semaine de juin. Après le curage, l’eau coule noire pendant plusieurs jours, puis elle se clarifie, la rivière s’assainit. Vers le milieu d’août, les travaux reprennent, et avec eux les plaintes des riverains.
L’infection de la Molette ressemble à celle du Croult, seulement elle reçoit souvent les eaux de la voirie de Bondy, et la vase noire y est peuplée des larves blanches de l’éristale gluant, appelées communément vers à queue de rat, qui affectionnent les mares putrides. Le ru de Montfort, dans la plaine de Saint-Denis, reçoit les eaux d’une cartonnerie et celles d’une boyauderie. Ces eaux, claires et limpides en sortant des usines, sont chargées de matières putrescibles ; celles de la fabrique de carton d’Aubervilliers forment des dépôts blancs composés de bactéries, celles de la boyauderie donnent naissance à des euglènes rouges et verts qui tapissent le lit de la rivière en aval de l’usine. Ces infusoires caractérisent donc l’eau infectée par des matières animales, tandis que les algues blanches trahissent les eaux de féculerie. Dans les eaux moins profondément altérées, on voit apparaître des algues vertes. — Pendant la guerre de 1870, les berges du canal de l’Ourcq ayant été rompues par l’ennemi, les eaux du canal s’écoulèrent dans le Croult. Plus tard, les rivières furent ramenées dans leur cours normal, mais les beggiatoa et les oscillaria natans ont cédé la place à des zygnema et des spirogyra.
Au cours de ces études, M. Gérardin a fait une autre remarque importante. Lorsqu’une eau renferme la proportion normale d’oxygène dissous, elle peut entretenir la vie des poissons et celle des herbes ; dès lors elle est saine et probablement bonne. Quand l’oxygène diminue, les animaux à respiration active disparaissent les premiers, puis ceux dont la respiration est lente ; c’est ainsi que la sangsue noire peut vivre dans des eaux où la crevette meurt instantanément. Cette diminution de l’oxygène dissous influe aussi sur les plantes, et elle a pour cause l’oxydation des matières organiques qui salissent l’eau. Une eau corrompue est dès lors celle qui est dépourvue d’oxygène dissous, une eau simplement altérée en renferme encore, mais moins qu’une eau normale. Cette remarque se vérifie par l’expérience ; on ne trouve aucune trace d’oxygène dissous dans les eaux notoirement infectes. La salubrité, l’altération et la corruption des eaux sont donc liées à la présence ou à l’absence de l’oxygène dissous, et la proportion de ce gaz que les eaux renferment doit donner la mesure exacte de leurs qualités hygiéniques.
Le dosage de l’oxygène par les procédés qui étaient en usage jusqu’à présent est une opération difficile et compliquée, inapplicable à des liquides qui s’altèrent rapidement et ne peuvent se conserver en vases clos. Il fallait trouver un réactif qui permît de faire ce dosage instantanément à l’aide d’une liqueur titrée. M. Gérardin a reconnu que cette condition est remplie par l’hydrosulfite de soude, dont on doit la découverte à M. Schützenberger. On obtient le dosage de l’oxygène par la quantité de liqueur titrée qui amène la décoloration de l’eau, légèrement teintée par le bleu d’aniline. M. Gérardin s’est trouvé ainsi en possession de trois méthodes pour apprécier le degré d’infection des eaux : l’observation des herbes vertes et des mollusques, — l’examen microscopique des algues et des infusoires, — le dosage de l’oxygène dissous. Pour en constater l’accord, il en a fait l’application à la rivière de Vesle, de Reims à Braisne, en 1873. A mesure que l’eau de cette rivière est souillée par tes déjections des usines et des villes, on voit en effet disparaître à la fois les êtres vivans et diminuer l’oxygène, qui en amont de Reims, au mois d’avril, s’élevait à 11 cent. cubes par litre, pour descendre à moins de 1 cent, cube à Saint-Brice, et revenir à la proportion normale un peu avant Braisne.
Il paraît donc prouvé que les matières organiques en décomposition privent l’eau de l’oxygène, et y rendent ainsi la vie impossible à des êtres doués d’une organisation supérieure. Elles réduisent les sulfates, les transforment en sulfures, et sont la cause des émanations d’hydrogène sulfuré. Si, au lieu d’abandonner les eaux industrielles à la fermentation putride dans des fosses de décantation, on les divisait pour les aérer sur une large surface, les matières organiques s’oxyderaient à saturation, et l’on pourrait ensuite sans danger faire écouler ces eaux à la rivière. C’est ainsi qu’autrefois les pêcheurs des Vosges transportaient les truites vivantes par toute la France dans des caisses dont l’eau était sans cesse battue par une roue à palettes que faisait mouvoir une corde enroulée sur l’axe d’une des roues de la voiture. Par l’agitation à l’air, l’eau reprend facilement de l’oxygène.
Pour assainir les eaux industrielles, M. Gérardin recommande donc de les répandre sur un terrain préalablement drainé ? Répandre les eaux sur la terre ne suffit pas quand l’espace manque. Une féculerie de Colombes dirige ses eaux sur une prairie où elles s’infiltrent dans un sol sableux ; elles y brûlent le gazon et font périr les arbres qu’elles atteignent par accident. De plus le sol est bientôt étanche, et il faut souvent changer le lieu d’absorption ; les eaux cheminent dans la terre et vont corrompre des puits éloignés, ce qui prouve qu’elles ne s’améliorent pas dans leur trajet souterrain. Il est donc indispensable de compléter ce procédé par le drainage, qui non-seulement permet de diriger la marche des eaux, mais qui surtout est un moyen d’oxydation énergique.
M. Gérardin en a fait d’abord l’application à la féculerie de Gonesse, qui envoie au Croult chaque jour 150,000 litres d’eaux de fabrication et de jus de pomme de terre. En répartissant cette masse sur un terrain argileux de 2,000 mètres de surface, préalablement drainé ; on a constaté que les eaux étaient absorbées facilement, que la terre restait belle, parfaitement saine, et que l’infection du Croult, en aval de la fabrique, était notablement diminuée. Il résulte de cet essai que les eaux de féculerie, à la sortie de l’usine, sont inoffensives pour la végétation, et ne deviennent nuisibles que par la fermentation dans les fosses. L’amélioration de l’eau du Croult, après l’épuration de l’eau de l’usine de Gonesse en 1869, était également manifeste au printemps de 1870 ; les herbes vertes avaient reparu dans la rivière, et les poissons s’y montraient de nouveau. La féculerie de Gonesse avait été la cause principale de l’infection de l’eau ; aussi l’état général du Croult est devenu beaucoup plus satisfaisant malgré la présence des autres fabriques, dont une seule, une sucrerie, a suivi l’exemple. — Beaucoup de personnes croyaient encore que l’épuration des eaux de Gonesse était simplement due à la filtration. Le propriétaire de la féculerie du Bourget essaya en 1872 de faire écouler les eaux sur un terrain drainé de 500 mètres ; mais le sol fut infecté, et les eaux conservaient leurs propriétés nuisibles. L’année suivante, on les dirigea sur un terrain vingt fois plus grand, et aussitôt le succès fut complet. Au Bourget comme à Gonesse, on distribue l’eau par des gouttières en filets très minces, afin de les répandre sur tout le terrain. On obtient ainsi une oxydation suffisante, tandis qu’en amenant l’eau par des ruisseaux ou des rigoles on ne parvient pas à l’oxyder. Des expériences analogues ont été faites en 1871 à la cartonnerie d’Aubervilliers, et le ruisseau du Vivier a été assaini ; les bactéries en ont disparu.
La conclusion qui se dégage de ces recherches, c’est d’une part que les causes d’insalubrité qui résultent de la concentration des populations dans les villes et de la multiplication des fabriques sont plus graves qu’on ne le soupçonnait autrefois, et de l’autre qu’il est possible d’y remédier d’une manière efficace. Dès lors rien ne peut excuser l’incurie qui laisse le mal s’aggraver et attend, pour prendre un parti, l’intervention du législateur ou le terrible avertissement d’une épidémie. L’argent qu’on dépense en travaux d’assainissement, on le retrouve au centuple en bien-être et prospérité. N’est-ce donc rien que de constater la diminution, de la mortalité générale et une augmentation sensible de la durée de la vie moyenne ? Or c’est là la réponse de la statistique aux objections d’une économie mal comprise.
R. RADAU.
Le directeur-gérant, C. BULOZ.
- ↑ En comptant 1 décès pour 30 cas de maladie d’une durée moyenne de 20 jours et causant une porte de 2 francs par jour, une diminution de la mortalité de 4 pour 1,000 représenterait une économie d’environ 5 francs par an et par habitant.