Chronique de la quinzaine - 14 juin 1874
14 juin 1874
Quand on est sorti de l’ordre, le progrès est d’y rentrer : un homme illustre parlait ainsi il y a quarante ans, et c’est assurément aujourd’hui encore, aujourd’hui plus que jamais, le premier, le plus vrai, le plus pressant progrès dont puissent se préoccuper tous ceux qui sont dévoués à leur pays. L’ordre pour le moment, c’est de savoir ce qu’on veut, de connaître son chemin, d’offrir aux esprits, aux intérêts, aux volontés mobiles, un point de ralliement, une politique de sincérité et de résolution.
Sait-on bien ce qu’on veut à l’heure où nous sommes ? Connaît-on le chemin où l’on marche et où l’on conduit la France ? Depuis quelque temps, en vérité, on dirait que tout est livré à l’aventure entre Paris et Versailles, qu’il y a dans nos affaires un inexprimable mélange d’incertitude, d’impatience, de découragement et de dépit, dont le dernier mot est l’impuissance devant un avenir qu’on interroge avec un fatalisme morose, qu’on craint et qu’on ne sait comment conjurer. Ainsi vont les choses, et comme il arrive toujours, les partis extrêmes, qui pour eux savent ce qu’ils veulent, qui sont aux aguets, profitent de la circonstance, les scènes tumultueuses surviennent bientôt, entretenues, aggravées ou propagées par toutes les violences de polémique et par tous les récits de fantaisie. Pourquoi s’étonner de ce qui n’est que la conséquence de tout ce qui se passe, de tout ce que nous voyons depuis des mois qui finissent par former des années ? Rien de plus tristement logique en effet. On perd des forces et des momens précieux à rêver des combinaisons irréalisables, à faire de la politique avec des répugnances et des équivoques, à suivre des négociations qui n’aboutissent jamais ; on épuise tous les artifices, les subtilités et les nuances de langage, au risque de laisser croire à un pays qu’on n’a rien à lui offrir, que tout ce qu’il peut espérer de mieux se réduit à un provisoire précaire et indéfini. Pendant ce temps, les esprits désorientés se fatiguent et s’aigrissent, les intérêts s’alarment et se resserrent, le travail s’alanguit, faute de sécurité et de confiance. Le spectacle de tant d’efforts inutiles rend le courage et l’espérance aux audacieux qui cherchent la fortune de leur cause dans les inquiétudes publiques, et voilà un beau jour la ville remuée, agitée, parce que bonapartistes et radicaux en viennent aux gros mots, aux injures, devant des partis modérés muets ou impuissans.
Les querelles passent du parlement dans la rue et les violences de discussion vont aboutir aux tumultes de la gare Saint-Lazare, à ces mêlées bruyantes, à ces manifestations contraires, qui ont accompagné pendant quelques jours les députés partant pour Versailles. Ces scènes, si tristes qu’elles soient, si pénibles qu’elles aient été par quelques-uns des incidens qui se sont produits, ces scènes n’ont point sans doute par elles-mêmes une gravité exceptionnelle, en ce sens qu’elles ne répondent pas à un mouvement profond de l’opinion, qu’elles restent l’expression d’une turbulence assez factice et assez restreinte. Elles sont du moins un élément d’une situation plus générale ; elles laissent voir le progrès qu’on a laissé faire à une cause qu’un vote unanime frappait il y a trois ans, et qui se croit aujourd’hui assez purgée de ses condamnations pour encombrer la presse, la rue, le scrutin, le parlement, la politique tout entière de ses revendications et de ses prétentions. Elles montrent particulièrement à l’assemblée ce qui arrive lorsque ceux qui sont chargés de réorganiser, de reconstituer un pays, ne font pas tout ce que ce pays a le droit de leur demander, d’attendre de leur dévoûment. Ce sont alors les partis violens, ceux qu’un croyait perdus, qui retrouvent la parole, qui s’offrent encore une fois comme des sauveurs, — et Dieu sait pourtant ce qu’ils ont sauvé, dans quel état ils ont laissé la France !
Ce qu’il y a de certain, c’est que la situation, telle qu’elle apparaît aujourd’hui dans son ensemble, est évidemment le résultat d’un certain nombre de fautes où tout le monde a un peu sa part, des divisions implacables de toutes les opinions parlementaires, de l’acharnement des partis libéraux et conservateurs à se neutraliser, à se disputer un pouvoir qu’ils ne savent ou ne peuvent pas même exercer, si bien que, par degrés, on en est arrivé à ceci. Le gouvernement du maréchal de Mac-Mahon a été créé pour sept ans, on lui a promis des institutions organiques, et aujourd’hui il est visible que beaucoup de ceux-là mêmes qui ont nommé le maréchal lui refusent les lois constitutionnelles qu’il demande, sans lesquelles son pouvoir n’est plus qu’une délégation sans indépendance et sans force, ou une dictature. Le cabinet de M. le duc de Broglie a été renversé le 16 mai, il est tombé justement pour avoir voulu proposer ces lois constitutionnelles qu’on a promises à M. le président de la république, et qu’une partie de la droite lui refuse maintenant. Comment le cabinet de M. le duc de Broglie a-t-il été remplacé ? Après bien des essais, après huit jours de négociations, un nouveau ministère s’est formé. Il a vécu jusqu’ici, ce ministère, il vit encore, et même il vient de subir l’épreuve d’un vote de confiance qui lui a donné 50 voix de majorité ; mais il ne peut se faire illusion, il sait parfaitement qu’il ne se soutient qu’en évitant de se compromettre dans certaines questions, ou bien, s’il a comme hier une majorité en apparence considérable, c’est qu’il pouvait y avoir au bout d’une crise ministérielle une crise plus grave de gouvernement, c’est qu’il y avait aussi des raisons d’ordre public toujours délicates. Le ministère, dont l’orateur, M. de Fourtou, a su profiler habilement de la circonstance, le ministère est le dernier à ignorer que pendant quelques heures son existence n’a tenu qu’à un fil, ou, si l’on veut, à quelques mots de plus ou de moins dans un ordre du jour, qu’il a eu pour lui au scrutin des voix qu’il devait avoir contre lui, et que c’est tout simplement peut-être une affaire remise. L’assemblée, quant à elle, reste assurément la dépositaire de la souveraineté nationale, de la puissance constituante. Oui, certes, elle a le dépôt de la souveraineté, à la condition de ne pouvoir en user, de ne savoir que faire, et en définitive, c’est une condition fausse pour tout le monde, pour l’assemblée comme pour tout ministère, comme pour le chef de l’état lui-même.
C’est une situation où l’art des plus habiles consiste à vivre au jour le jour en sacrifiant les intérêts les plus élevés à des combinaisons du moment, en couvrant chaque nouveau conflit d’une équivoque nouvelle, en subordonnant l’action publique aux prétentions particulières. Malheureusement, à jouer ce jeu-là depuis un an, on n’a pas vu qu’on créait justement un péril auquel on ne croyait peut-être pas, qui s’est trouvé néanmoins assez sérieux pour réveiller des inquiétudes, sans parler des irritations. On a donné une importance factice au bonapartisme, qui n’aurait pu certainement par lui-même abuser un pays sur lequel il venait d’attirer la ruine et le démembrement, mais qui, plus que tout autre parti, avait intérêt à déplacer les responsabilités, qui ne pouvait que profiter des ménagemens, des concessions, des fautes ou des faiblesses de nature à compromettre l’autorité et le prestige du régime parlementaire. Lorsqu’on a renversé M. Thiers avec l’aide des voix bonapartistes, qui donc, si ce n’est l’empire, pouvait tirer avantage d’une alliance dont il a bien fallu payer le prix, ne fût-ce qu’en réprimant l’amertume des souvenirs et en se condamnant à ne rappeler que le moins possible le vote de déchéance ? Lorsqu’on ne cesse de décrier la république, de la représenter comme un régime impossible, meurtrier, incendiaire, lorsqu’on parle ainsi au camp royaliste, même après avoir perdu la chance de rétablir la monarchie, de qui fait-on les affaires, si ce n’est de l’empire ? Lorsqu’on ne trouve rien de mieux que de réhabiliter le bonapartisme dans ses procédés, dans ses moyens de gouvernement, est-ce qu’on ne risque pas de donner au pays la tentation de se souvenir des prospérités matérielles d’un temps dont on va soi-même recueillir les traditions les plus suspectes, les plus compromettantes ? Et voilà cependant ce qui a été fait souvent par une erreur singulière, qui a eu ses conséquences, dont les partisans du régime déchu n’ont pas manqué d’abuser.
L’élection de la Nièvre, qui a été le point de départ des derniers incidens, n’a point créé cette situation ; elle l’a révélée en mettant en quelque sorte aux prises l’impérialisme renaissant et les défiances profondes, passionnées, qu’il réveille. L’an dernier, l’élection de Paris était le coup le plus meurtrier que le radicalisme pût se porter à lui-même ; il ne s’en est pas relevé. Cette année, l’élection de la Nièvre pourrait être tout aussi bien le point d’arrêt dans cette recrudescence artificielle du bonapartisme. L’essentiel est de ne pas se méprendre sur les moyens de rendre vaines ces agitations plus bruyantes après tout que décisives, de ne pas se laisser aller à des violences de représailles, à des actes mal calculés, à des préoccupations fixes qui ne serviraient à rien, si ce n’est à se donner l’air de voir partout le fantôme redouté. Est-ce qu’on croit combattre l’empire d’une manière bien efficace par la brutalité du langage, par l’excès des déclamations ou par des attaques qui pourraient être considérées quelquefois comme peu sérieuses ? Qu’on cherche à dévoiler les manœuvres, les séductions, les captations clandestines de la propagande bonapartiste, soit : à la guerre ouverte, on peut répondre par la guerre, les menées occultes et illégales relèvent de la justice, dont on a le droit d’éveiller la vigilance ; mais franchement suffit-il de trouver au fond d’un wagon de chemin de fer un papier assez bizarre, avec l’inscription d’un comité de l’appel au peuple, pour mettre en mouvement une assemblée souveraine, pour adresser au gouvernement des interpellations solennelles sur une pièce dont on ne peut garantir l’authenticité, sur un comité dont l’existence reste douteuse ? Des comités, des circulaires occultes, eh ! qu’en ont-ils besoin, les bonapartistes ? Ils en disent assez tout haut et sans se gêner pour ne pas se donner la peine de distribuer des papiers secrets à propos de l’élection de la Nièvre ou de toute autre élection. Il faut une enquête, on fera une enquête, le gouvernement s’y est engagé ; mais ne voit-on pas que, si la justice ne découvrait rien ou si elle découvrait par hasard qu’il y a là quelque mystification, on s’exposerait tout simplement à servir la cause qu’on prétend combattre ? Et voilà cependant l’interpellation, l’incident qui a été l’occasion de cette scène où M. Gambetta s’est laissé emporter à une de ces violences de parole qui déconsidéreraient les débats parlementaires, si elles pouvaient entrer dans les habitudes d’une assemblée. M. Buffet a été obligé de déployer son autorité de président pour réprimer M. Gambetta, qui n’a fait qu’aggraver son tort d’une violence nouvelle, et la scène de Versailles, retentissant à Paris, est devenue à son tour l’occasion de ces tumultes de la gare Saint-Lazare, où il a fallu employer la police, même la force militaire, pour empêcher bonapartistes et radicaux d’en venir aux mains, où des députés eux-mêmes ont été quelque peu bousculés dans la bagarre. Peu de jours auparavant, à propos de la loi électorale, M. Gambetta prononçait un discours spirituel, sensé, modéré, qui prouvait ce qu’il pourrait être aisément, s’il voulait rester lui-même ; puis le voilà tout à coup se guindant et lançant une de ces paroles qui ne disent rien et ne prouvent rien, qui déchaînent les tempêtes sans profit et sans gloire. M. Gambetta s’est mépris, il n’a fait qu’embarrasser ceux qui jugent l’empire aussi sévèrement que lui, sans se laisser aller à de vulgaires brutalités, et il n’a eu d’autre succès que d’offrir au bonapartisme une occasion de se relever sous l’aiguillon de l’insulte, de répondre aux provocations par des provocations, et de faire du bruit.
Il y a par malheur des momens où l’on perd un peu l’équilibre et où des hommes beaucoup plus modérés que l’ancien dictateur de Bordeaux ne mesurent pas eux-mêmes tout ce qu’ils font. Que M. Gambetta ait eu le tort de prendre l’initiative d’une brutalité de parole qui est devenue le signal d’un véritable déchaînement de fureur contre lui et même de coupables violences, ce n’est point douteux. La tentative parlementaire qui vient d’être faite ces jours derniers pour provoquer de la part de l’assemblée un vote contre le bonapartisme et au besoin contre le ministère soupçonné de montrer trop peu d’énergie contre les menées impérialistes, cette tentative était-elle beaucoup mieux calculée ? Assurément ces scènes tumultueuses de la gare Saint-Lazare, où un député, s’est trouvé un instant arrêté, ces scènes ont dû émouvoir l’assemblée, et elles révèlent les ardeurs d’un parti sur lequel on a justement les yeux, qu’on avait le droit de signaler à la vigilance du gouvernement. Soit ; mais y a-t-on bien réfléchi ? En réalité, rien n’était plus délicat que ce qu’on se proposait de faire. Essayer, sous une forme ou sous l’autre, directement ou indirectement, de raviver le vote de déchéance de l’empire, n’était-ce pas avoir l’air de dire que ce vote avait été insuffisant, qu’il fallait le renouveler ? Si le vote de 1874 a été insuffisant, pourquoi, celui d’aujourd’hui serait-il plus efficace ? La question resterait donc toujours ouverte ? Dans tous les cas, si l’on voulait courir la chance d’un nouveau scrutin, il fallait avant tout s’arranger pour avoir sinon l’unanimité de 1871, du moins une majorité accablante, décisive. On l’a évidemment essayé avant de se présenter devant l’assemblée. Il y a eu des négociations entre les chefs des divers partis de la droite et de la gauche, et un instant c’est M. de Goulard qui a paru être chargé de prendre, au nom de tous, l’initiative de l’interpellation adressée au gouvernement.
Comment cet accord a-t-il été rompu au dernier moment ? Ah ! c’est toujours la même difficulté. On a fini par ne plus s’entendre, à ce qu’il paraît, sur une rédaction, sur la portée d’une manifestation que les uns voulaient restreindre à l’impérialisme, que les autres voulaient étendre aux bonapartistes et aux radicaux. Une partie de la droite et même du centre droit n’a pas voulu s’associer à une démonstration qui, en frappant le bonapartisme, aurait paru couvrir les provocations de M. Gambetta, le radicalisme. M. de Goulard, M. le duc d’Audiffret, n’auraient pas été suivis, s’ils s’étaient engagés, et en fin de compte l’interpellation est restée l’acte exclusif des gauches réunies. Puisqu’il en était ainsi, qu’on nous permette de le dire, mieux valait s’abstenir. Il devenait dès lors évident qu’un échec était inévitable, qu’on se jetait dans une échauffourée parlementaire sans issue. À quoi bon risquer une aventure où il y avait d’avance scission entre les forces dont l’alliance pouvait seule assurer le succès et l’autorité d’une démonstration semblable ? Malgré tout, on a voulu aller jusqu’au bout, comme pour donner satisfaction à une certaine impatience publique. La question n’a pas été trop bien présentée, il faut l’avouer, l’interpellation a été assez faiblement soutenue. Tout s’est trouvé passablement brouillé, confondu dans des développemens et des digressions qui ne dénotaient peut-être que l’embarras de tout le monde. Bref, la bataille a été obscure, pénible, écourtée, et au lieu d’arriver à une manifestation atteignant le bonapartisme, forçant le gouvernement à prendre une attitude plus résolument énergique, on a eu cette majorité de 50 voix venant au secours du ministère, qui a été assez habile pour répondre à la pensée secrète d’une partie considérable de l’assemblée en se posant en défenseur de la paix publique contre tous ceux qui pourraient la menacer. C’était une affaire positivement mal engagée, d’autant plus mal engagée que beaucoup d’esprits sincères, sérieux, ont pu se laisser toucher par cette considération qu’abandonner le ministère en ce moment, c’était avoir l’air de désarmer la force publique devant une effervescence de rue, c’était désavouer des répressions de police nécessaires, après tout assez modérées, qu’on incriminait un peu légèrement. C’était un tort de plus de n’avoir pas prévu ces scrupules, et c’est ainsi que tout a fini par un vote qui n’absout nullement le bonapartisme, mais qui lui laisse une apparence de succès, en ce sens que le coup dont il était menacé lui est épargné par la gaucherie d’une tentative précipitée et médiocrement combinée.
Non, ce n’est ni par des violences de langage, ni par des actes improvisés ou décousus, ni par des divisions obstinées qu’on peut réduire le bonapartisme à la modestie en lui enlevant des chances qu’il s’exagère à lui-même par calcul, qu’on peut s’exagérer aussi dans un autre sens par un mouvement fort légitime, qui restent toujours néanmoins un sujet de trouble. A quoi tient cette dernière force agitatrice de l’empire ? Elle s’explique tout simplement par l’incertitude où est retenu le pays, par la crainte des violences révolutionnaires, par la stérilité de tous les efforts pour replacer la France dans les conditions d’un régime régulier, par les souffrances matérielles qui sont la suite de tous ces faits. L’empire ne peut être une menace que parce qu’en prolongeant un provisoire indéfini on laisse vide une place qu’il a occupée et où rien de définitif ne s’est établi jusqu’ici. Le seul et vrai moyen de le combattre sérieusement, efficacement, c’est de le remplacer, c’est de lui opposer des institutions véritables, un gouvernement organisé, constitué, de telle sorte que le pays ne soit point réduit chaque matin à se demander s’il a quelques jours de paix assurés, si le provisoire auquel on le soumet ne va pas disparaître d’un coup de vent, dans une crise nouée peut-être par l’impuissance, précipitée par un accident imprévu. Voilà la question : la solution n’est pas dans des expédiens, dans des procédés d’empirisme ministériel, elle est dans une politique arrêtée, précise, de réparation et de construction, et ici c’est l’œuvre nécessaire, impérieuse, des opinions modérées qui commence. Que les chevaliers de la légitimité de droit divin s’opposent à tout ; attendant toujours le miracle qui doit leur rendre la royauté de leurs rêves, que les fanatiques du radicalisme refusent à l’assemblée le droit de constituer, que les bonapartistes eux-mêmes veuillent se réserver les chances de l’inconnu par un cabalistique appel au peuple, rien de plus simple, les uns et les autres sont dans leur rôle ; mais les opinions modérées n’en sont pas là, et les circonstances leur font plus que jamais aujourd’hui un devoir commun de s’entendre, de concerter leur action pour en finir avec toutes les incertitudes, pour assurer à la France une certaine paix, une certaine sécurité, dans des conditions qui sont pour ainsi dire indiquées par la nature des choses, par les préliminaires d’organisation adoptés jusqu’ici. C’est là ce que le centre droit et le centre gauche ont récemment essayé de faire en serrant la question de plus près, en résumant leurs idées dans des programmes entre lesquels il ne s’agit plus que de trouver le trait d’union.
Cette alliance du centre droit et du centre gauche, qui doit être une sorte d’aimant pour d’autres fractions modérées de la droite et de la gauche, le noyau d’une majorité nouvelle, cette alliance est certainement aussi naturelle que profitable pour tout le monde ; mais il est bien clair que, lorsqu’on veut se rapprocher, lorsqu’on sent la nécessité d’une patriotique alliance, il ne faut pas commencer par réveiller les dissidences, les ombrages, les antagonismes de caractère et de situation, les incompatibilités d’humeur, tout ce qui divise parfois encore plus que la politique les partis et les hommes. Lorsqu’on veut traiter, c’est qu’on est disposé à se faire des concessions mutuelles pour entreprendre en semble un œuvre sérieuse. Les hommes distingués ou éminens du centre droit et du centre gauche ont assez d’esprit pour comprendre qu’il y a une petite comédie qui n’est plus guère de circonstance. Il ne servirait à rien de jouer aux propos interrompus, de se regarder ; avec défiance et de se reposer sur ce travail herculéen d’un programme platonique. — Vous le voyez, dit-on au camp du centre droit, nous avons lait toutes les concessions possibles, c’est le centre gauche qui ne veut pas, qui fait des façons : il est rivé au radicalisme, qui le domine et dont il ne peut se détacher. Qu’il commence par rompre avec la gauche, puis nous verrons, nous ne pouvons pas être dans la compagnie des radicaux ! — Vous ne pouvez le nier, dit-on d’un autre côté au camp du centre gauche, nous sommes prêts à tout, nous acceptons toutes les conditions de la république la plus conservatrice. C’est le centre droit qui se refuse à tout, qui ne peut se décider à se séparer de ses amis de la droite monarchique et légitimiste. Que le centre droit commence par rompre avec la droite et par venir à nous, tout s’arrangera ! — Voilà toute la question. Le centre droit ira-t-il au centre gauche ? le centre gauche ira-t-il au centre droit ? On peut tourner longtemps ainsi et prolonger ce dialogue plus piquant peut-être que décisif. le moment est venu pour les chefs de parti de sortir de ce cercle et de s’aborder sérieusement, franchement, sans aucune arrière-pensée.
Au fond, quels sont donc les points de dissidence entre le centre droit et le centre gauche, et même, on pourrait le dire, entre beaucoup d’hommes modérés de la droite et de la gauche ? Pour les uns et pour les autres, il y a un certain nombre de faits également évidens. La monarchie traditionnelle ne peut être rétablie, on ne veut ni rétablir l’empire ni le laisser revenir par effraction ; la république existe, M. le maréchal de Mac-Mahon a été nommé président pour une durée définie par une loi unanimement acceptée aujourd’hui, et enfin, dernier fait qui n’est pas moins clair que tous les autres, on ne peut pas laisser la France dans un provisoire sans terme et sans garanties. Est-ce vrai ? est-ce que les esprits modérés et un peu prévoyans de la droite ou de la gauche ont un doute sur ces points essentiels ? Dès lors quelle difficulté peut-il y avoir à s’entendre pour imprimer à l’état actuel le sceau d’une fixité nécessaire par des lois constitutionnelles auxquelles l’alliance de toutes les opinions modérées donnerait naturellement un caractère conservateur ? Maintenant faut-il se borner, comme le veut le centre droit, à stipuler pour une république limitée à la durée des pouvoirs de M. le maréchal de Mac-Mahon ? faut-il au contraire, comme le propose le centre gauche, organiser simplement la république en réservant le droit de révision qui pourra s’exercer à l’expiration des pouvoirs du maréchal ? Franchement on nous permettra de trouver qu’on met bien de l’esprit et bien de la fantaisie dans des choses fort sérieuses. La république durera ou disparaîtra dans sept ans, selon qu’elle aura donné à la France un bon ou un mauvais gouvernement, la paix et l’ordre ou le trouble : voilà tout. L’essentiel pour le moment est que le centre droit et le centre gauche se mettent à l’œuvre, et donnent un corps à une alliance qui peut être la meilleure garantie d’une organisation constitutionnelle protectrice et efficace. On n’aura pas une majorité suffisante, répètent tous ceux qui ne veulent s’engager qu’à coup sûr. Il est certes fort probable qu’on n’aura pas l’appui des légitimistes de l’extrême droite, des bonapartistes, des radicaux. Toutes les autres opinions y regarderont, à deux fois lorsque des hommes comme M. Dufaure, M. d’Audiffret, M. Decazes, M. de Goulard, M. Buffet, M. Casimir Perier, viendront proposer une politique sérieuse pouvant assurer à notre malheureuse patrie quelques années de paix. Il y a une raison supérieure et décisive pour que l’assemblée ou du moins la grande partie sensée de l’assemblée se rallie à une tentative semblable, c’est que, si elle se refusait à tout, elle se réveillerait aussitôt en face d’une dissolutions inévitable, attestant devant le pays l’impuissance des modérés et laissant la France livrée à la violence des partis extrêmes, qui étaient tout prêts à s’entre-déchirer ces jours derniers. Cette perspective redoutable, qui vient de se révéler tout à coup, c’est la meilleure raison d’être d’une entreprise de préservation, et c’est aussi ce qui peut en assurer le succès dans une assemblée française.
Qu’en est-il donc de ces bruits étranges répandus un instant sur la mission de M. le comte Hatzfeld à Madrid, sur la résurrection d’une candidature prussienne pour une monarchie qui n’est pas encore restaurée au-delà des Pyrénées ? Il y a un fait certain, l’envoyé de M. de Bismarck est à Madrid, et il est probable qu’il n’est pas allé en Espagne pour se donner l’agrément d’une excursion de touriste ou pour être en mesure de raconter au chancelier de l’empire allemand le drame pittoresque des insurrections et des révolutions espagnoles. M. de Hatzfeld paraît avoir eu avec les membres du gouvernement des entrevues dont le secret n’a point été divulgué. L’incident ne laisse pas d’être enveloppé de quelque mystère. Dans tous les cas, que l’envoyé de M. de Bismarck portât dans sa valise de voyage une candidature prussienne ou quelque projet d’alliance, les ministres espagnols seraient assez embarrassés pour accueillir ces ouvertures, et ils seraient plus embarrassés encore pour les avouer devant leur pays. Ce ne serait pas pour eux un moyen de se populariser. Le bruit qui a couru a suffi, dit-on, pour produire un assez mauvais effet dans l’armée, parmi les soldats comme parmi les chefs militaires. Si la royauté doit être rétablie dans un temps plus ou moins prochain au-delà des Pyrénées, ce ne sera pas, selon toute apparence, au profit d’un prince allemand. Le prétendant carliste ne demanderait pas mieux que de voir le gouvernement de Madrid se lancer dans cette campagne d’une candidature étrangère, et la preuve qu’il en espère quelque avantage, c’est qu’il est le premier à propager ces rumeurs dont la mission de M. de Hatzfeld a été le point de départ. Ce serait pour lui la dernière chance d’intéresser le sentiment national et de rétablir un peu ses affaires, qui décidément sont en déclin.
Ce n’est pas que les bandes carlistes soient vaincues ou dispersées. Elles occupent et ravagent toujours ces malheureuses provinces du nord, où il est si difficile de les atteindre. On a là l’édifiant spectacle d’un prétendant plein de douceur qui bombarde de son mieux les villes de son « royaume, » Hernani après Bilbao, sans doute pour mieux les rallier à sa cause. Il s’escrime avec le peu d’artillerie qu’il a contre ses sujets, qui ont l’audace de lui fermer leurs portes et de se défendre. Il est bien clair cependant que, depuis la levée du siège de Bilbao, l’insurrection carliste commence à se sentir menacée ; elle n’a plus ni la même consistance ni la même hardiesse. D’un côté, le prince Alphonse, le frère de don Carlos, qui tient la campagne en Catalogne et qui s’était chargé de pousser une pointe au-delà de l’Èbre en compagnie de sa jeune femme, dona Blanca, qui est une guerrière intrépide, le prince Alphonse vient d’essuyer une assez rude défaite vers Gandesa. Il est probable que le jeune prince, arrêté dans sa marche, ne reprendra pas de sitôt le cours de ses victoires au-delà de l’Èbre. Il a bien assez de se défendre en Catalogne sans tenter des entreprises aventureuses qui l’exposeraient peut-être à être pris dans une embuscade. D’un autre côté, les bandes carlistes qui sont dans les provinces basques et en Navarre, dont le vieux général Elio parait avoir laissé le commandement à Dorregaray, ces bandes ne laissent pas de se sentir menacées jusque dans leurs impénétrables retraites par la stratégie assez mystérieuse du général Concha, désormais chargé de poursuivre cette guerre jusqu’au bout. L’armée du nord se hâte lentement, il est vrai ; depuis un mois, elle a fait plus de marches et de contre-marches que livré de batailles. Concha avait besoin de renforts et d’argent avant de rentrer en campagne. Il a d’ailleurs changé maintenant le théâtre de ses opérations ; il n’est plus du côté de Bilbao, il était récemment à Miranda, à Logrono, sur l’Èbre, et il semble vouloir pénétrer en Navarre, attaquer l’insurrection dans une de ses citadelles, à Estella. Les carlistes ont, dit-on, 25,000 hommes avec lesquels ils espèrent tenir tête à l’armée régulière ; seulement ils ont bien des points à garder pour ne pas s’exposer à être enveloppés ; ils ont affaire à un soldat qui sait son métier, qui a maintenant de bonnes troupes, et il y aurait une circonstance qui pourrait être bien plus menaçante pour les carlistes que toute la stratégie de Concha : ce serait si les Basques, lassés de la guerre, découragés par l’échec de Bilbao, se mettaient, comme on le dit, à déserter le camp du prétendant et à se prononcer pour la paix. La campagne poursuivie par le général Concha peut avoir pour résultat de hâter ce mouvement d’opinion dans le pays basque, et le sort de l’insurrection tient peut-être aujourd’hui à un combat un peu décisif livré par l’armée régulière au gros des forces carlistes. La paix suivrait bientôt sans doute, le prétendant n’aurait plus qu’à se retirer en fugitif de ces malheureuses provinces qu’il livre depuis deux ans à toutes les désolations de la guerre, qu’il gouverne avec des chefs comme ce général qui tout récemment, toujours dans l’intérêt de la religion, condamnait tout individu convaincu de blasphème à avoir la langue percée. Ce sont là les procédés du gouvernement que don Carlos promet à l’Espagne, si elle veut bien se convertir à la restauration absolutiste ! Avec ce drapeau, le prétendant est plus près de regagner la frontière française que d’atteindre Madrid, et un coup de vigueur de Concha peut en finir avec l’insurrection.
Ce sera beaucoup, ce ne sera pas tout encore ! il est, vrai, puisque l’Espagne aura toujours à décider ce qu’elle veut faire d’elle-même, quel gouvernement elle veut se donner, et au fond c’est là l’éternelle question qui s’agite à Madrid, qui divise les partis, le ministère lui-même. Républicains, radicaux, alphonsistes, ne cessent de se démener autour du général Serrano, qui a certes assez de pouvoir pour les dominer tous, s’il le veut, mais qui leur laisse assez de liberté pour se déchirer, à la condition pourtant de ne pas parler trop haut et de ne pas trop troubler le gouvernement. L’essentiel est qu’il y a depuis six mois un évident progrès dans la situation de la Péninsule, progrès déjà préparé par M. Castelar, réalisé par le général Serrano. En fin de compte, l’Espagne est arrivée pour ainsi dire à se ressaisir elle-même, à se dégager de l’affreux chaos ou elle était tombée un instant, et après avoir dompté tous les mouvemens communistes, elle en est aujourd’hui à pouvoir considérer la défaite de l’insurrection carliste comme une affaire de temps. Ce sont là des résultats sérieux que le ministre d’état, M. Ulloa, avait le droit d’exposer récemment dans une circulaire diplomatique qui semble avoir pour objet de rendre à l’Espagne une existence extérieure régulière qu’elle n’a plus. Le gouvernement de Madrid en est encore effectivement à être reconnu par la plupart des états de l’Europe. C’est un régime provisoire, à la vérité ; il est né d’un coup d’état militaire, il gouverne sans représentation nationale, il n’a rien de régulier ; il n’a pas moins rendu la paix à l’Espagne, qui est toujours vivante, avec laquelle tout le monde est intéressé à entretenir de bonnes relations. Pourquoi la France particulièrement ne reviendrait-elle pas à ces rapports naturels et ne reconnaîtrait-elle pas officiellement le gouvernement espagnol ? Elle n’a certes aucun intérêt à favoriser la cause carliste par une apparence de neutralité entre le prétendant et le cabinet de Madrid. Cela ne peut être utile ni à ses intérêts sur la frontière, ni à ses intérêts politiques, et à tous les points de vue la présence d’un représentant français à Madrid ne peut que servir la cause des deux pays.
Verdi n’est pas seulement un musicien éminent, c’est aussi un grand patriote ; l’Italie ne l’oubliera jamais. Les peuples ont leur instinct qui les amène à reconnaître, à proclamer l’homme d’une situation, cet instinct vaut mieux que toute la science. Depuis trente ans, Verdi n’a cessé de représenter l’Italie remuante et guerrière ; il est et restera l’artiste de la revendication, comme Bellini fut jadis le chantre inconscient et douloureux d’une période de servitude. Quand Rossini disait de lui : « Verdi est un musicien qui porte un casque, » l’auteur de Guillaume Tell faisait mieux qu’un mot d’esprit, il disait une vérité. La révolution avait choisi son prince, elle avait inscrit sur son drapeau : « Victor-Emmanuel, roi d’Italie ! » Et par je ne sais quelle mystérieuse combinaison du destin, il se trouva que les premières lettres de ce cri de guerre formaient, en se rapprochant, le nom de Verdi. Il y avait donc entre le musicien et son monarque communauté préexistante de vocation, et, sans voir comme les anciens la main des dieux partout, encore est-il permis de relever certains traits de nature à frapper les imaginations d’un peuple du midi, et qui les ont en effet bien frappées, puisqu’aux jours du soulèvement national le nom d’un compositeur d’opéras prit tout à coup un caractère symbolique, et, flamboyant sur tous les murs, signifia la délivrance de la patrie. Quelle âme intelligente, — aux accens de Nabucco et des Lombardi, — ne s’est émue d’un sentiment qui vous entraîne au-delà du sujet de la pièce ? Qui n’a saisi, la note d’airain, stridente, altière, implacable, dans cette musique dont il est plus facile de chercher à ridiculiser le style que d’imiter le tempérament viril ? Verdi fut ainsi le collaborateur de Cavour et de Victor-Emmanuel. A cette même cause de l’indépendance nationale, l’auteur des Promessi Sposi avait, lui aussi, dévoué son génie et les tendances de la vie la plus pure et la plus laborieuse, et c’est à la mémoire de Manzoni, à la gloire du compatriote et de l’ami, que Verdi consacre aujourd’hui cette messe de Requiem, œuvre sinon religieuse, du moins inspirée par une pensée toute religieuse.
Musique religieuse, sentiment religieux, ici, gardons-nous d’en douter, va recommencer la fameuse querelle qui date du Stabat de Rossini. Ne nous y engageons pas ; c’est le pont aux ânes. Le Christ de Bonnat manque peut-être un peu de simplicité, d’élévation et de caractère divin, est-ce à dire qu’il ne faut tenir compte à cette peinture ni de son puissant modelé, ni de l’effort vigoureux qu’elle se donne pour sortir de la vulgarité courante ? Souvenons-nous que nous vivons dans une époque de publicité à outrance, et que l’artiste, quel qu’il soit, ne produit que selon les conditions de son temps. C’est pour l’exposition que les peintres d’aujourd’hui font leurs tableaux d’église, et pour la salle de concert ou le théâtre que les musiciens composent leurs messes ; tout cela, c’est peut-être du vandalisme, mais qu’y faire et que sert d’user sa rhétorique à déclamer contre des choses auxquelles on ne peut rien changer ? Vous reprochez à mon Christ son réalisme, à ma partition son caractère dramatique ; mais ce sentiment religieux que vous m’accusez, moi peintre, moi musicien, de ne point avoir, vous critiques qui parlez tant, le possédez-vous à dose quelconque ? Savez-vous seulement ce que c’est ? Que le siècle commence donc par croire en Dieu, et tous les arts s’inspireront aussitôt de sa foi ; jusqu’alors ayons au moins cette pudeur de ne pas venir assiéger de nos misérables protestations et de nos sottises le musicien ou le peintre qui, dans un milieu d’universelle indifférence, ne prend conseil que de son tempérament pour traiter un sujet de sainteté. L’art religieux vit surtout de l’atmosphère ambiante du siècle qu’il décore et qu’il éternise. Il est un harmonique : architecture, musique, peinture, tout se tient. Qui veut connaître et comprendre le Giotto, le Pérugin, Raphaël, fra Angelico, doit aller à Rome, à Parme, à Florence, à Pérouse, à Mantoue, à Sienne : on n’entend Palestrina et Allegri que dans la chapelle Sixtine. Il semble que cette musique-là fasse partie intégrante du monument et pas plus que les fresques ne pourrait en être détachée. Or les fresques ne voyagent pas, ne déménagent pas ; ce qui voyage et déménage, c’est notre art d’aujourd’hui. Cosmopolite, sceptique en même temps que pourvu de facultés d’exécution incomparables, celui-là s’accommode aussitôt de l’emplacement qu’on lui offre, le dôme de Milan comme la salle de l’Opéra-Comique, tout lui est bon. Les anciens maîtres, avant de peindre un tableau, s’informaient de la destination ; autre chose était pour eux de peindre pour la galerie princière d’un palais ou de peindre pour le réfectoire d’un couvent. Nous autres, l’exposition seule nous préoccupe, disons mieux, les expositions, car nous savons que notre œuvre, après avoir diverti la grande ville intelligente, ira poursuivre sa fortune dans toutes les capitales de l’Europe et du Nouveau-Monde, — et c’est à cet art qu’on vient demander du recueillement. Demandez-lui de la couleur, de l’intérêt, de la curiosité, du drame et du spectacle, et s’il a de quoi vous répondre, il aura bien mérité de la vie moderne.
L’idée qu’on se fait parmi nous du sentiment religieux est quelque chose de si indéfini, de si vague, qu’il n’y a point à la discuter sérieusement. Les uns le placent dans la fugue ; mais pour la majorité il réside dans l’absence de coloris, de mouvement et d’originalité. À ce compte, la messe de Verdi serait l’œuvre d’un fier hérétique, car la chaleur vitale y circule à pleines effluves, et l’intérêt, l’émotion qui vous prennent, vous empoignent dès les premières mesures, ne vous lâchent plus jusqu’à la fin.
- Je ne sais si c’est mal, tout cela, mais c’est beau !
L’inspiration jaillit par éclairs pressés et fulgurans, et le style se comporte comme il sied à quelqu’un qui se respecte et prétend à bon droit être respecté. Cette musique-là parle la langue de son temps, les sonorités, les modulations y sont à toute puissance, et la fugue du Sanctus non moins que la fugue finale du Libera désarmeraient Cherubini lui-même, monsieur Cherubini, comme disent en ôtant leur chapeau les fidèles du Conservatoire ! C’était bon jadis de s’égayer à propos du style des Lombardi et du Trovatore ; mais depuis Don Carlos la plaisanterie avait beaucoup perdu, et ceux qui chercheraient à la réchauffer maintenant n’auraient guère les rieurs de leur côté. Ne vous attendez ni à des cavatines, ni à des phrases concertantes comme dans la messe de Rossini ; rien non plus de ces larges plans à la Haendel, le maître suit le texte, le traduit mot à mot, syllabe par syllabe, bien plutôt qu’il ne le commente ; les morts lui dictent leur prose, et il écrit sa musique sous leur inspiration. Cela vous rappelle par instans le tableau du musée espagnol où saint Bonaventure, sorti de sa tombe, achève dans le trépas la page commencée pendant sa vie. Chaque note est une parole du texte, et vous avez ainsi des effets d’un rendu surprenant ; les voix des solistes ne se montrent à l’avant-scène que par rapides échappées, la plupart du temps vous les entendez gémir, implorer, se débattre au sein du formidable ensemble. Au pianissimo en la mineur du début, sépulcral, effrayant de mystérieux solennel, d’horreur funèbre, s’enchaîne l’ineffable lamentation d’un Kyrie eleison récité par le quatuor vocal, et qui se termine avec le chœur ; puis éclate le Dies iræ, vertigineux dans sa désolation, enlevé à la Michel-Ange, vous diriez le Jugement dernier de la Sixtine s’animant et remplissant les airs de sa furie et de sa plainte. Dans le Recordare, les deux voix de la Waldmann et de la Stolz se posent devant nous pour la première fois, et quels accens ! quels timbres, quel sentiment ! Aucun appareil théâtral, point de décor, de mise en scène, point de gestes, l’art seul et son expression : c’est sublime. Quant à la Stolz, la phrase du Libera vous la livre tout entière, âme et voix. A cet organe d’une vibration saisissante qui s’enflamme et part comme un cheval de sang, vole à l’obstacle si escarpé qu’il soit, puis soudain s’arrête ferme, imperturbable, à ce soprano frémissant, indomptable, capable des alternatives les plus extrêmes, et qui de l’explosion en un clin d’œil passe à la douceur, à ce soprano merveilleux rendez le geste, le théâtre, et vous verrez quelle dona Anna, quelle Valentine ! Ah ! si Meyerbeer vivait encore, comme nous l’applaudirions bientôt à l’Opéra, cette Teresa Stolz, et comme il faudrait que la Waldmann l’y suivît au plus vite !
Deux sentimens dominent dans la messe de Verdi, l’épouvante et l’imploration. Impossible d’ailleurs de méditer sur la légende catholique qu’il s’agissait de mettre en musique sans être remué par ces deux voix grondantes et suppliantes au fond de ces versets et de cette prose incomparables. Mozart lui-même a fait de ces deux sentimens la note dominante de son Requiem, et Verdi doit avoir à cette occasion beaucoup lu Mozart. Je trouve en germe, dans l’œuvre du maître des maîtres, tel effet dont le musicien moderne s’est emparé en le développant, comme c’était son droit : le Tuba mirum par exemple, qui, proposé par un seul trombone dans l’œuvre de Mozart, deviendra dans la messe de Verdi ce prodigieux appel des cuivres. — La tempête du jour annoncée par les prophéties tonne et mugit à plein choral, à plein orchestre ; soudain l’ouragan s’arrête, tout se tait, et du milieu de ce silence plus terrible encore que l’éploration universelle à laquelle il succède retentissent les trompettes du jugement. — Cette phrase, qui semble projeter sa vibration du fond des abîmes de l’espace, vous arrive mystérieuse, étrange, irrésolue ; les anges, des quatre coins de l’horizon, s’appellent, se répondent, les trompettes s’avancent, recrutant les cors et les trombones ; cette vision a quelque chose d’effroyable, ces sonneries sortent de l’Apocalypse ; pourquoi faut-il que le maître me gâte cet effet en ramenant quelques mesures plus loin une fanfare dont le réalisme trop militaire détonne en un pareil moment ? Du reste, on ne peut qu’admirer la singulière habileté avec laquelle les cuivres sont maniés, à deux reprises ils occupent l’intérêt dans cette magnifique symphonie colorée comme un Delacroix. Employés d’abord, ainsi que nous venons de le dire, vous les retrouverez dans le Libera lugubres, sourds, voilés, et servant de pédale aux ravissantes harmonies d’une plainte dont le Lacrymosa, de Mozart et l’andante de la sonate Clair de lune nous offriraient seuls l’équivalent. Et c’est devant de tels sanglots qu’on ose venir contester l’émotion d’un maître ! Comment donc s’y prenait ce philosophe de l’antiquité pour prouver le mouvement ? Il marchait. Voilà un musicien qui, pour nous prouver qu’il est ému, n’a rien trouvé de mieux que de pleurer ; je plains ceux qu’une semblable émotion n’entraîne pas, et qui, au lieu des s’agenouiller devant cet offertoire et cet Agnus Dei adorable, continuent à ricaner en vous citant un passage où Verdi se sera souvenu un peu trop du théâtre.
On vous dit : Cette religion, cette compassion, ces larmes-là, sont humaines. Eh bien ! après ? Est-ce l’humanité, oui ou non, qui est en cause ? Relisez donc une bonne fois les psaumes, allez au fond de cette prose gémissante et menaçante, et vous verrez qu’il n’y est question que de nos angoisses et de nos épouvantemens. Le sublime religieux en pareil cas n’est et ne saurait être jamais que le sublime humain : Rex tremendæ majestatis ! Aux pieds de ce juge implacable des Écritures, l’humanité terrifiée implore, supplie ; cet hymne d’invocation à sa miséricorde, ce cri de suprême pitié, d’où sortira-t-il, sinon du plus profond de nos entrailles ? Et, puisqu’il s’agissait de résumer le sujet dans une œuvre épique, quel artiste l’idée religieuse ainsi comprise pouvait-elle trouver parmi les vivans, quel interprète plus convaincu que ce grand musicien qui en même temps est un homme ?
Parlons maintenant des chanteurs ; il sont quatre : un ténor de vigoureuse complexion, M. Capponi, assez mal en train du reste et dont l’émission est gutturale, une basse robuste, M. Maini, un mezzo-soprano, la Waldmann, et, planant sur le groupe d’un vol superbe, Teresa Stolz, le soprano. Enfin nous avons entendu de vraies voix, des voix qui sont des voix, et non plus des glapissemens, des bêlemens et des enrouemens perpétuels. Cette Maria Waldmann, quel mezzo-soprano ! ductile, onctueux, caressant avec ses cordes pathétiques du médium et ses belles notes graves qui vous magnétisent, — et la Teresa Stolz ! dès la première vibration, le charme était produit : un timbre, une solidité, que rien n’effraie ; vous l’écoutez monter, se perdre au suraigu, et vous restez tranquille à votre place, car vous savez d’avance que, si haut que le son aille se percher, elle l’y maintiendra vigoureusement en équilibre. De plus cette voix si passionnée, si chaude, d’un essor flamboyant, vous l’entendrez soupirer d’ineffable douleur dans le solo du Libera, et cette fois, après avoir admiré la splendeur de l’organe, vous applaudirez la grande artiste qui sait ainsi modérer, étouffer sa flamme. Nous a-t-on assez répété qu’il n’y avait plus de voix en Italie ! Comment se laisser berner davantage par ces méchans propos de l’incurie et de l’avarice ? Milan n’est pourtant point la Chine, et le public parisien aurait, ce semble, quelque intérêt à connaître un peu ce qui s’y passe ; mais les directeurs de nos grandes scènes préfèrent ne nous en rien dire, et nous conserver dans un état d’obscurantisme dont s’accommode au mieux leur régime d’administration. Il a fallu cette circonstance extraordinaire d’une messe de Verdi pour nous faire assister l’été, en plein midi, à l’apparition de ces deux étoiles ; aujourd’hui que le public vient d’être enfin, et comme par hasard, mis au fait, aujourd’hui qu’il a entendu, applaudi, et qu’on craint qu’il ne se fâche, on lui dit : « Cette Waldmann, cette Stolz, nous avons voulu vous les donner cet hiver, mais d’autres engagemens qui les liaient d’avance ont rendu nos efforts inutiles. » Comme si le public en était encore à se payer de semblables raisons, comme si nous ne savions pas que ce que veut un directeur prodigue et déterminé, une cantatrice le veut toujours. D’ailleurs il n’y avait pas que la Stolz et la Waldmann, il y avait aussi la Fricci ; sans doute aussi que celle-là des engagemens antérieurs l’attachaient au rivage, car son nom n’a pas même été prononcé. Que le public se tienne donc pour averti, et rendons à Verdi le double hommage de reconnaissance que nous lui devons et pour avoir écrit un chef-d’œuvre, et pour nous avoir appris que les belles voix sont encore de ce monde.
Le Théâtre-Italien aura décidément fait cette année une campagne ridicule, et la plaisanterie aurait pu tourner au désastre, si l’Opéra, qui cherchait où se loger, ne fût venu en aide à l’entreprise, et n’eût apporté, comme on dit, de l’eau au moulin. Qui jamais se serait imaginé qu’un homme, réputé fort habile et passé maître dans l’art de jongler avec toutes îles étoiles du firmament, n’arrivait là que pour restaurer le vieux programme de l’administration Bagier ? Toujours la déception du fameux dîner de Boileau ; la Patti nous a manqué et la Nilsson aussi, mais en revanche nous avons eu, s’il vous plaît, Mlle de Bellocca, la Bellocca ! En l’honneur de cette illustration de commande, toutes les voix de la renommée ont donné d’un accord des plus vigoureux ; puis ce bel enthousiasme, que rien ne justifiait, a peu à peu diminué, et finalement tout ce bruit s’en est allé comme il était venu. Singulière histoire que celle de ces succès où la loyauté fait défaut ; chaque matin, les journaux vous racontent l’avènement d’un nouvel astre, les grands souvenirs du théâtre et les plus glorieux noms sont mis en avant à cette occasion : dans la Rosine du Barbier, c’est une Sontag, et dans l’Arsace de la Sémiramide c’est quelque chose entre la Pisaroni et la Malibran, si l’on s’en rapporte aux anciens habitués de la maison que naturellement on évoque pour la circonstance. Ainsi alléché, vous voulez en avoir le cœur net, et vous vous trouvez en présence d’une agréable pensionnaire douée d’une jolie voix et se débattant contre les difficultés d’un rôle qui l’écrase. À ce spectacle, déjà pénible, vient s’en joindre un autre plus attristant, je veux parler de ces bancs de l’orchestre déserts, de ces loges vides ou mal habitées, de ces applaudissemens qui sonnent creux et de toute cette nauséabonde pacotille de couronnes et de bouquets dont la scène se jonche à point nommé. À vous en fier aux bruits du dehors, chaque soirée est un nouveau triomphe pour la cantatrice, un bénéfice énorme pour l’administration, et quand arrive la fin de la saison, il se produit ce phénomène étrange, que toutes ces représentations de plus en plus splendides, toutes ces victoires préconisées à miracle, n’ont amené que la défaite. C’est qu’en dernière analyse la publicité, à elle seule, ne peut rien, si le talent, le vrai talent, n’est derrière elle pour l’appuyer de ses efforts : la publicité ne sert qu’à dire aux gens qui passent : Il y a là quelqu’un, prenez-y garde. La publicité ressemble au chant du coq : evocat auroram ; mais quand elle a chanté trois fois, il faut absolument que le jour se lève. Le 9 juillet 1838, Rachel jouait Andromaque devant une recette de 373 francs ; le 6 octobre de la même année, Andromaque avec Rachel faisait 6,296 francs. Entre temps, les journaux avaient parlé, oui sans doute, mais la grande actrice s’était montrée au niveau, sinon au-dessus de leurs éloges. Pour Mlle Bellocca aussi, la presse a parlé, elle a même énormément parlé ; mais cette fois les recettes n’ont pas monté, bien au contraire. Souhaitons que cette fâcheuse expérience ne se renouvelle pas l’hiver prochain. Le Théâtre-Italien n’a plus de raison d’être parmi nous ; d’utilité au point de vue de l’art, il ne nous en offre aucune ; presque tous les grands chanteurs d’aujourd’hui sont cosmopolites, et quant à ce vieux fonds de répertoire, fatigué, fané, hors d’usage, il serait temps de le soustraire aux ricanemens des générations préoccupées d’autres tendances qui, elles aussi, deviendront caduques à leur tour, ni plus ni moins que le cantabile fiorito et la cabaletta con perticchino, car c’est la loi des choses d’ici-bas que la nouveauté qui nous passionne dans le présent devienne infailliblement le rococo de l’avenir.
N’importe, la mélodie continue et la mélopée sont à la mode, profitons-en pendant qu’elles réussissent. L’art ne s’arrête pas, il évolue, il cherche ; que ses fouilles amènent une découverte, en voilà pour un demi-siècle de travaux et de rénovation. L’heure où nous sommes est une heure de critique, la théorie règne et gouverne. Tous nos efforts se concentrent sur le côté spécifique ; nous creusons la technique et lui demandons le mot de l’avenir : de là cet immense attrait de la musique instrumentale, ce délire symphonique dont semblent possédées les générations nouvelles. Quelle animation autour des salles de concert ! Là seulement s’engagent désormais les discussions, souffle la vie, tandis qu’au théâtre tout est stérile. Nous venons de voir comment finissent les Italiens, l’Opéra ne subsiste que par son répertoire, et l’Opéra-Comique ne sait lui-même où il en est. Plus de genre, plus de troupe, un public qui de jour en jour se désagrège. On dit : Le directeur fait fausse voie, on se plaint de son humeur volontaire et capricante, et cependant ce directeur n’est point un homme incapable ni malintentionné, mais que peuvent les meilleures intentions contre la force d’une situation ? Cette crise que l’Opéra-Comique traverse, le directeur ne l’a point provoquée, il la subit. Je ne nie pas que les moyens employés pour déjouer la mauvaise fortune n’aient leurs inconvéniens ; les honnêtes gens éprouvent un certain embarras à voir ainsi la musique sacrée apparaître soudain sur la scène du Pré aux Clercs et de Monsieur Pantalon. Et quelle musique ? une messe de Requiem, un oratorio où Jésus-Christ en personne concerte pittoresquement avec la Madeleine. Insensiblement la mise en scène s’accentue, espérons qu’au prochain carême on nous donnera les décors et les costumes, et si l’on veut avoir un avant-goût du beau spectacle que cela nous promet, il suffit de regarder certaine estampe affichée à la vitrine de tous les marchands de musique et représentant le ténor Jésus, qui, sous les traits d’un jeune Arabe de Belleville, a l’air de vendre des dattes à Marie-Madeleine déguisée en aimée des Folies-Bergères. Impossible de rien se figurer de plus réjouissant que cette image ; comme signe du temps, c’est impayable. Soyons sérieux ; l’Opéra-Comique déserte peu à peu ses anciens pénates ; l’agréable genre qui fit la joie de nos jeunes années n’a certes pas la moindre envie de quitter ce monde ; nous l’aimons toujours, mais ne le cherchons plus à la même adresse. Cet assemblage de dialogue et de musique, ces chansonnettes et ces airs dansans, tout ce vaudevillisme amusant, spirituel et drôle jusque dans sa sensiblerie, que jadis nous goûtions à Favart, où des artistes tels que Roger, Couderc, Faure, Caroline Lefebvre, nous le donnaient en pleine saveur d’élégance, il nous plaît aujourd’hui d’aller le demander aux scènes secondaires. Plus c’est trivial, frelaté, dégradé, plus cela nous enchante ; la même ineptie musicale qui passerait inaperçue, si elle était proprement et simplement jouée sur un théâtre de genre par un orchestre et des chanteurs qui se respectent, va suffire à notre enthousiasme de plusieurs années, pour peu qu’elle ait à nous offrir un joli assortiment de crincrins et de voix éraillées. On ne discute pas avec le public : qu’il bâille à Molière, disgracie Mozart et proclame un chef-d’œuvre la Fille de Madame Angot, il en est le maître et ne doit de comptes à personne. Le public a pour lui le droit du plus fort, que dis-je ? il a bien mieux, il a le vrai, le légitime droit, le droit de l’acheteur sur la marchandise qu’il paie et dont il dispose à son gré, libre de manifester son opinion à tout venant. C’est pourtant une vérité à reconnaître que le public pourrait bien n’avoir pas toujours raison ; mais, s’il n’en veut absolument point convenir, le diable et la critique y perdront leur latin. Le Théâtre-Lyrique ayant cessé d’exister, l’Opéra-Comique élargit son cadre et lui succède ; étant données les tendances musicales modernes, une pareille transformation est dans l’ordre et se laissait pressentir de loin.
Vous souvient-il de la première représentation de l’Étoile du Nord et du foudroyant effet de ce finale qui termine le second acte ? « C’est fort beau, nous disait un soir M. Auber, mais ne trouvez-vous pas que cela fait un peu éclater la salle ? » Vint ensuite le Pardon de Ploermel, et si ces deux coups de maître ne suscitèrent pas immédiatement les grandes tentatives, du moins il en résulta quelque discrédit pour le genre, qui, n’ayant depuis plus rencontré qu’un vrai succès, commença sitôt après le Premier jour de bonheur d’émigrer petit à petit vers les scènes secondaires. Encore peu d’années, et il y sera définitivement installé ; l’Opéra-Comique pendant ce temps aura de son côté fait maison neuve ; l’influence de M. Gounod, déjà très marquée à l’heure actuelle, s’y sera complètement substituée à la tradition des Grétry, des Nicolo, des Boïeldieu, que subissaient encore les Hérold et les Auber, et puisque le train du discours me ramène aujourd’hui à l’auteur de Mireille, qu’il me soit permis de tirer au clair la situation.
Bon nombre d’excellens esprits m’en ont voulu de mes idées sur la partition de Faust ; il va sans dire que je ne rétracte pas un mot, ce qui ne m’empêche nullement de reconnaître l’importance du rôle que le maître a pu jouer dans le mouvement musical de ces dernières années. M. Gounod est un de ces délicats, un de ces curieux qui font le charme des périodes de transition, et son art me représente assez ce que l’art d’un Gérôme ou d’un Cabanel est dans la peinture du moment. Venu au lendemain des grands jours de Rossini et de Meyerbeer, il comprit qu’il fallait laisser reposer la couleur et chercher ses effets dans la demi-teinte ; le siècle avait donné tous ses génies, l’ère des Titans était close, la parole appartenait au talent, à l’esprit, à l’ingéniosité. Il s’agissait non plus d’émerveiller un monde saturé de chefs-d’œuvre, mais simplement de l’intéresser, de l’occuper en préparant l’avenir, et cet emploi de précurseur, personne plus que M. Gounod n’avait les qualités pour le remplir. Tout l’y appelait : son parfait sentiment de la situation, son talent d’écrivain et son étonnante mémoire, où sont emmagasinées toutes les productions de l’art musical, — les plus illustres comme les plus obscures, — trésor de réserve qu’une dextérité imperturbable le met a même d’utiliser à son profit et sans plagiat. La consomption nous menace, il fallait se régénérer sous peine de périr ; mais cette régénération, où la trouver ? Dans le style, éternel réservoir des forces vives et naturantes. La partition de Faust n’est à mon sens que la démonstration de cette vérité, et par là seulement elle a prévalu. Au point de vue dramatique, l’œuvre ne soutient pas la discussion : comparé au théâtre de Meyerbeer, ce théâtre est de l’art enfantin ; mais remarquez un peu, s’il vous plaît, quelle langue parle ce méchant drame, suivez cette mélopée du troisième acte, où se mêlent en nuances exquises les tons les plus divers de la palette. C’est de la symphonie, j’en conviens, mais quelle main savante et discrète ! Je sais tout ce qu’il y a de maniérisme dans cet art, je fais aussi la part des réminiscences, il n’importe, ce Campo-Santo m’attire parce qu’il est peuplé ; comme dans ces visions chimériques, où foisonnent les héros et les walkyries, je retrouve, je vois flotter les spectres de toutes les idées, les ombres de tous les grands chefs reconnus ou discutés : voici Meyerbeer, Hérold, Spohr, Richard, Wagner, et jusqu’à ce nostalgique Chopin, dont nul encore n’avait songé à réveiller la note endolorie. — Réductions tant qu’on voudra, ces réductions-là ménagent une transition, elles accoutument, charment et circonviennent le public, que les trop brusques secousses déconcertent, et servent, au progrès d’une réforme bien autrement que les harangues tapageuses des sectaires. En ce sens, M. Gounod a tiré du wagnerisme tout ce qu’il avait de bon à nous donner, et j’étonnerai peut-être certains groupes en leur apprenant que, même sur le terrain de la mélodie continue, le chercheur délicat, le styliste convaincu est allé plus loin que le fameux oracle de Bayreuth[1].
Pourquoi dès lors l’Opéra-Comique n’appartiendrait-il pas à M. Gounod comme il appartint jadis à M. Auber ? Chaque auteur de renom, par le temps qui court, a son théâtre. Alexandre Dumas fils règne au Gymnase, M. Sardou dispose seul de la scène du Vaudeville. Rien n’empêche que la salle Favart ne se mette à son tour sous l’invocation de M. Gounod. L’ancien répertoire, veut être remisé, Joconde ne fait plus d’argent, le Pré aux Clercs, Zampa, la Dame Blanche, montrent la corde. Derrière M. Gounod et Verdi, il n’y a plus à compter que sur les jeunes, car parler de M. Thomas serait encore parler de M. Gounod, l’auteur d’Hamlet, comme on l’appelle quand on ne l’appelle pas « le chef de l’école française, » ayant passé sa vie à subir toutes les influences dominantes : influence d’Auber dans Mina, d’Hérold et de Weber dans le Songe d’une Nuit d’été, de Donizetti dans le Caïd, et de M. Gounod dans Mignon.
Un livre d’enseignement à rarement la bonne fortune de réussir d’emblée, surtout lorsqu’il s’adresse à des lecteurs à demi informés, et qui, sous prétexte qu’ils sont des professeurs ou des artistes, croiraient déchoir en ouvrant jamais une grammaire. J’ignore si les découvertes que vient de faire l’auteur du Traité de l’Expression musicale[2], et qu’il expose avec une irrésistible clarté de discussion, triompheront aisément du mauvais vouloir des gens trop instruits pour consentir à prêter l’oreille aux leçons d’une théorie complètement nouvelle ; mais ce que je puis affirmer, c’est que l’homme qui, après vingt ans d’application, d’étude et d’expérience, a produit l’ouvrage que je recommande ici, n’est certes pas un praticien ordinaire. « Tout est excellent dans ce livre, parce que tout y est mathématiquement vrai, » nous disait naguère le chef d’un conservatoire fort en crédit à cette heure et qui malheureusement n’est pas le nôtre, un de ces princes de l’érudition sur l’autorité desquels on aime toujours à s’appuyer. Le public confond souvent le sens des mots. A force de les entendre mal appliquer, il finit par adopter l’acception vulgaire et n’en point comprendre d’autre. Expression, pour la foule, veut dire quelque chose qui relève de l’imagination, de la fantaisie même, quelque chose d’excentrique et d’indépendant de toute règle. Or l’expression est au contraire ce qu’il y a de plus obligé, de moins libre. Ce qui est exprimé a besoin d’être, ce qui existe, c’est l’impression une fois produite. La moitié de ce qu’on appelle génie dépend de l’attention de l’âme, et si vous cherchez bien, vous trouverez le secret de tant d’interprétations absolument fausses dans l’inattention de l’âme qui n’est point frappée et ne reçoit pas d’impression. Faites qu’un coup porte, vous en aurez aussitôt l’écho ; il y a d’abord impression produite par certaines notes ou par certains groupes de notes, puis expression, c’est-à-dire traduction, manifestation des impressions reçues. M. Lussy, dans son enseignement, va droit à ce qui doit être senti, bien convaincu que dès lors la traduction sera juste, car un des non-sens les plus curieux de notre langage familier consiste à dire de quelqu’un qu’il sent faux. On peut ne rien sentir, la chose n’arrive que trop fréquemment ; mais dès que vous sentez, vous sentez juste. L’esprit peut se tromper, comprendre à faux, mais si l’on a pu sentir, la manifestation extérieure de l’impression reçue sera infailliblement juste. Diriger l’attention de notre âme sur les impressions musicales qu’elle doit subir, prouver combien partout la loi est inévitable, combien elle est une, le système de M. Lussy n’a point d’autre but. C’est la première fois qu’à ma connaissance on a démontré l’inséparabilité de l’expression et de la mesure : science des valeurs, secret de toute interprétation équilibrée et juste. Impossible d’échapper à cette loi, soit par la beauté de l’organe, la difficulté vaincue ou le diable au corps.
Selon l’auteur, toutes les impressions que l’artiste perçoit et qu’il exprime sont provoquées par des irrégularités dans la contexture musicale, et voici la manière dont ces irrégularités affectent le sentiment. La musique moderne, basée sur la tonalité (dans son double mode majeur et mineur), la mesure et le rhythme, s’impose à nous par un triple besoin d’attraction, de régularité et de symétrie, et si prompte et en même temps si routinière est la logique du sentiment auquel nous sommes assujettis, qu’à peine avons-nous perçu un groupe de sons, nous préjugeons et désirons la succession d’un groupe analogue ; en d’autres termes, dès que l’oreille a perçu le premier rhythme d’un air, elle préjuge et désire un rhythme pareil, dans le même ton, le même mode et avec la même disposition des notes. Donc chaque fois que se présentent une ou plusieurs notes étrangères à la gamme ou au mode figurant au commencement d’un air, — notes par conséquent de nature soit à déplacer la tonique, soit à changer le mode, soit à retarder le repos final et communiquer à l’oreille d’autres désirs, d’autres attractions, — chaque fois que se présentent des notes inattendues, insolites, qui rompent la régularité des accens métriques ou nuisent à la symétrie du dessin rhythmique initial, il faut pour ainsi dire les imposer au sentiment étonné, heurté, désorienté. Noire premier, mouvement nous porte à regarder ces notes comme fausses, puis, voyant qu’elles répondent aux lois de la tonalité, de la modalité, de la mesure et du rhythme, et qu’elles tendent seulement à former une nouvelle gamme, un nouveau dessin rhythmique, nous faisons un effort pour les accepter, et c’est alors que le virtuose manifeste ses impressions par une sonorité plus intense, une plus grande animation, bientôt suivies d’épuisement et de langueur.
L’expression musicale n’est donc que la manifestation des impressions que les notes irrégulières, destructives du ton, du mode, de la mesure et du rhythme, produisent sur le sentiment. Les grands artistes, ayant en eux l’observation spontanée des lois de la nature, je doute que cette grammaire de l’expression en augmente beaucoup le nombre ; mais la masse des exécutans ordinaires doit nécessairement tirer d’immenses avantages d’un tel enseignement, destiné à substituer les principes rationnels, la règle et la théorie, à l’observation empirique. D’ailleurs les grands artistes naissent d’eux-mêmes, inutile de leur préparer la voie ; « à celui-là qui s’en occupe le moins, dit Goethe, et qui n’y pense seulement pas, à celui-là tout est donné, tout va ! » Ce qui n’empêche pas que la raison ne vienne fort sagement à son heure pour expliquer et codifier les mystérieuses révélations que les grands inspirés tiennent de Dieu. Aux natures exceptionnelles le don, aux esprits ordinaires le travail, la faculté de s’approprier par l’étude ce que M. Lussy appelle « la divine intuition qui saisit les irrégularités tonales, modales, métriques et rhythmiques, » principium et fons de la langue musicale.
Un musicien qui déjà compte dans la pléiade des jeunes et qui pourra bien trancher du maître lorsque la scène s’ouvrira pour lui, le marquis d’Ivry, vient d’écrire deux nouveaux morceaux. L’un, intitulé l’Hymne français, a été exécuté dans une cérémonie à Notre-Dame par la bande militaire de Paulus et fait en ce moment partie des concerts Besselièvre aux Champs-Elysées ; c’est un chant large, tout d’une venue et fort belle, qui, par sa puissance d’expression à la fois entraînée et calme, rappelle le Rule Britannia des Anglais et le Gott erhalte Franz den Kaiser des Autrichiens, et tôt ou tard aura sa place dans la liturgie du patriotisme ; l’autre est un cantique à la Vierge :
- Regnum Galliæ, .
- Regnum Mariæ,
- Nunquam peribit.
Il semble que cette poésie de Benoît XIV ait mis en verve le compositeur, dont le motif respire un air de fête ; c’est de la musique tout en dehors, vivante, aimable, ensoleillée, et qui d’un coup d’aile vous transporte au pied des Pyrénées parmi ces populations pittoresques qu’enflamme une religion allègre et voyante comme leurs habits, où la note écarlate domine. Du reste ces tons chauds et qui s’enlèvent en vigueur caractérisent au premier chef le talent du marquis d’Ivry. C’est en musique un homme du midi, et le public en jugera lorsqu’il lui sera donné d’assister à la représentation des Amans de Vérone, et d’entendre cette partition, non point telle qu’elle fut imprimée il y a quelques années, mais telle qu’elle est maintenant que l’auteur l’a mise à son point. Où et quand l’événement se produira, Dieu seul le sait, mais il se produira en dépit des obstacles. Nous avons en France aujourd’hui une jeune école musicale des plus riches en promesses ; quelles mesures prennent les directeurs pour aider à l’avènement de toutes ces forces généreuses, qui, faute d’être encouragées au théâtre, ne se dépensent plus que dans les salles de concert ? L’état cependant fait ce qu’il peut, il paie des subventions, entretient à Rome un collège de lauréats, et par ses soins nous avons pu entendre au Conservatoire, le mois dernier, un oratorio de M. Rabuteau (le Passage de la Mer-Rouge), et une suite d’orchestre de M. Lefebvre, ouvrages recommandables à divers titres ; mais toute cette bonne volonté ne fructifiera qu’autant que les directeurs de nos grandes scènes seront vigoureusement ramenés et maintenus dans le droit chemin. La difficulté, c’est d’abord et avant tout qu’on ne veut rien faire, ensuite qu’avec les nouveaux il faudrait savoir choisir, endosser une responsabilité, chose grave, tandis qu’avec les vieux, les talens consacrés, on n’a pas besoin de discerner, on prend tout bonnement ce qu’ils vous apportent, et, s’il y a échec, eux seuls en répondent.
Dans huit ou dix mois d’ici, un an peut-être, la nouvelle salle de l’Opéra ouvrira ses portes. Quelle sera l’œuvre d’inauguration ? D’abord, oh avait parlé des Huguenots, mais il a été remarqué fort à propos que cette partition-là, tout chef-d’œuvre qu’elle est, est d’un Prussien, et qu’en pareil cas une musique de nationalité française vaudrait peut-être mieux. Jeanne d’Arc s’offrait d’elle-même, pièce de circonstance s’il en fut, il n’en a pas été question, du moins jusqu’à présent. Si Jeanne d’Arc n’existait pas, probablement qu’on l’aurait inventée à cette occasion ; mais, comme elle existe, on trouve honnête de reconduire poliment et de la renvoyer aux calendes. Et le Polyeucte de M. Gounod que devient-il ? a-t-on seulement fait prendre de ses nouvelles ? Nous n’aurons ni Jeanne d’Arc, ni Polyeucte. Pourquoi donc alors ne point s’adresser directement aux jeunes ; si l’on craint de trop s’aventurer avec un seul, pourquoi ne pas les convier tous à la fête ? Un intermède dramatique et symphonique où prendraient part M. Bizet, M. Massenet, M. Reyer, M. Léo Delibes, aurait du moins cela de bon de montrer quelles sont les réserves musicales de notre prétendue décadence. Cela serait à la fois habile et national, c’est peut-être la raison pour laquelle on n’en fera rien, et vous verrez qu’on s’en ira chercher pour ouvrir la nouvelle salle quelque vieillerie de M. Thomas, sa Psyché par exemple, tombée à l’Opéra-Comique.
Ces abus qui se commettent journellement dans nos théâtres sans être jamais des cas pendables méritent pourtant d’attirer l’attention de la critique, il est temps aussi que l’administration supérieure s’en occupe. L’assemblée, après des discussions rapides et banales où les avocats officieux du statu quo n’ont le plus souvent, à répondre qu’à des contradicteurs de la force de M. de Lorgeril, — vote les fonds qu’on lui demande, et ces millions, le fruit des entrailles du pays, vont se perdre ensuite sans profit pour l’art et pour les lettres. Tranchons le mot, la surveillance n’est plus suffisamment exercée ; sous la restauration, sous le gouvernement de juillet et sous l’empire, il y avait une direction des beaux-arts autorisée et compétente dont les théâtres redoutaient assez la vigilance. Aujourd’hui ce pouvoir-là n’existe plus. Les commissaires sont trop près des coulisses, le ministre est trop loin. Entre le directeur d’un grand théâtre et le ministre, il faut un intermédiaire sérieux et dont l’autorité s’affirme moins encore par son côté administratif que par une certaine position hautement consentie dans les arts et dans les lettres. A Dieu ne plaise que je songe à mettre en doute les aptitudes et les talens du marquis de Chennevières, il me sera cependant accordé d’avancer que sa compétence, fort à sa place lorsqu’il s’agit d’une exposition de peinture, perd beaucoup de son prestige dans une question musicale, dramatique ou littéraire. Même au temps où florissaient les surintendances, les théâtres et le Conservatoire formaient un cercle à part, et c’est seulement, au 4 septembre qu’on s’est imaginé de les réunir aux attributions du directeur des musées ; or il y a là une incompatibilité criante. Les théâtres et le Conservatoire veulent être surveillés activement ; un directeur des musées a d’ailleurs assez à travailler chez lui ; qu’il invente son salon des copies, qu’il institue ce fameux prix de l’exposition, objet de tant de controverses parmi les peintres, ce sont là ses affaires et point les nôtres ; mais nous voulons : que les emplois soient définis et qu’il y ait, comme par le passé, entre les directeurs des théâtres subventionnés, du Conservatoire, et le ministre une autorité capable de s’exercer en dehors de toutes les petites influences locales dont ne manque pas d’être assailli le fonctionnaire médiocrement renseigné. Le moyen que nous proposons n’est en somme qu’un retour aux anciens usages, et nous ne voudrions pas dire que, par sa simple efficacité, du jour au lendemain toutes les récriminations se tairont, mais du moins aurons-nous quelque chance de voir le mal ne pas empirer. Quant à l’heure présente, c’est la confusion. De la tradition et des genres, on s’en moque ; former des troupes, à quoi bon, puisque le public court niaisement à l’ordinaire qu’on lui sert ? Si vous parlez de l’art, on vous rit au nez, car ces lourdes subventions que l’état s’impose ne sont point faites évidemment pour indemniser nos premières scènes des frais que pourraient occasionner certaines tentatives profitables au talent digne d’être encouragé, et il n’y a que la recette qui compte. Les grosses recettes, les recettes forcées, doivent-elles être l’unique et suprême but ? S’il en est ainsi, supprimons les subventions, qui représentent après tout de rigoureux engagemens contractés envers l’art et les artistes et sont là pour garantir des intérêts généraux qu’on s’efforce de subordonner à des intérêts particuliers.
F. DE LAGENEVAIS.
- Sull’ estrazione dello solfo in Sicilia e sugli usi industriali del medecimo. Relazione dell’ ingegnere Lorenzo Parodi. Firenze 1873.
Il y a quelque dix ans, les géologues anglais, ayant voulu dresser le bilan de leurs richesses minérales, ont constaté que les houillères du royaume-uni seraient épuisées avant deux siècles. Tous les bassins carbonifères de l’Europe sont dans le même cas, et les vastes gisemens, encore à peu près vierges, de l’Amérique du Nord ne pourront eux-mêmes fournir indéfiniment à la consommation gigantesque dont la houille est l’objet. Aussi on se préoccupe des moyens de prolonger le terme fatal ; on veut exploiter le charbon minéral au-delà de 1,000 mètres, on tire parti des plus minces couches et des qualités de houille médiocres que l’on dédaignait autrefois. La plus stricte économie est à l’ordre du jour ; mais d’un autre côté la consommation augmente toujours, et il faudra bien que tôt ou tard les générations qui nous succéderont apprennent à se passer du combustible que le soleil avait créé et que les révolutions géologiques ont entassé pour nous dans les entrailles de la terre.
La houille n’est pas le seul produit du sol dont l’épuisement prochain puisse être prévu pour ainsi dire à jour fixe. La Sicile verra se tarir avant peu une de ses sources de richesse : d’après les calculs des hommes compétens, les soufrières de l’île seront vides dans cinquante ou soixante ans. En effet, la superficie totale des gisemens ne dépasse pas 2,000 hectares, et, en admettant que l’épaisseur moyenne des couches est comprise entre 3m,50 et 4 mètres, ces gisemens représentent 75 millions de mètres cubes de minerai ou 300 millions de quintaux de soufre, dont le tiers au moins a été déjà enlevé ; il ne reste qu’environ 200 millions de quintaux à extraire du sol. La quantité de soufre que l’on retire annuellement des mines est de 2 millions 1/2 de quintaux, et, grâce au progrès de l’industrie, elle pourrait atteindre 3 ou 4 millions ; il s’ensuit que dans 50 ou 60 ans au plus tard l’exploitation des mines de soufre touchera à son terme naturel. Le gouvernement italien a pensé que le moment était venu de provoquer une enquête sur l’état présent et l’avenir de l’industrie du soufre, et il en a chargé M. Lorenzo Parodi, ancien directeur des mines de Grottacalda. Nous emprunterons au rapport de M. Parodi quelques données d’un intérêt général.
Le soufre à l’état naturel se rencontre en Sicile sous deux formes différentes : d’abord comme dépôt résultant d’émanations volcaniques, dans ce qu’on appelle les solfatares, ensuite dans des gisemens profonds où il est associé aux roches sédimentaires et qu’on nomme des solfares (soufrières). Le soufre fourni par les solfatares n’entre que pour une faible part dans la production totale, qui est principalement alimentée par les solfares. Le nombre de ces dernières est aujourd’hui en Sicile d’environ 250, et elles livrent au commerce chaque année 1,800,000 quintaux de soufre brut, sans compter l’énorme quantité qui est perdue par le traitement du minerai. L’exportation atteignait en 1871 le chiffre de 1,725,000 quintaux. Sur cette quantité, l’Angleterre consomme en moyenne de 500,000 à 600,000 quintaux, la France environ 400,000 ; à elles deux, la France et l’Angleterre absorbent donc les deux tiers du soufre que produit la Sicile.
Le minerai que l’on exploite est un calcaire marneux injecté de soufre, dont la présence se trahit d’ordinaire par des affleuremens blanchâtres, composés d’une substance granuleuse ou pulvérulente que les mineurs du pays appellent briscale, et qui n’est autre chose que du sulfate de chaux hydraté. La profondeur des mines varie de 40 à 100 mètres ; on y descend par des galeries inclinées que l’on creuse en suivant toujours les filons, et qui sont soutenues par des piliers abandonnés. Les picconieri abattent les blocs de soufre au moyen du pic, et l’enlevage a lieu à dos d’enfans. Tous frais compris, on peut fixer le prix de revient d’une tonne de minerai à 5 francs en moyenne. Pour les mines très profondes, comme Grottacalda, Bosco, où l’extraction du minerai est un travail très pénible, le prix de revient est bien plus considérable, mais un système d’extraction plus rationnel l’abaisserait de moitié.
Le traitement auquel on soumet le minerai de soufre est des plus primitifs ; c’est une simple fusion où le soufre lui-même sert de combustible, et qui a lieu presque en plein air, sans aucun souci des pertes qui en résultent ; aussi le minerai, qui renferme le soufre dans la proportion de 15 à 40 pour 100, ne rend-il en général que les deux tiers de ce qu’il contient, c’est-à-dire de 10 à 25, en moyenne 14 pour 100. Le procédé habituel consiste à empiler sur un plan incliné un amas conique de minerai, d’au moins 200 mètres cubes, que l’on maintient par des murs en calcaire compacte et que l’on recouvre de poussières du même minerai. C’est ce qu’on appelle un calcarone. On l’allume sur plusieurs points à la fois, le soufre fond et sort par un trou de coulée où on le recueille dans des formes en bois de peuplier pour le façonner en pains (balate) de 50 à 60 kilogrammes.
Un calcarone de 200 mètres cubes brûle pendant un mois ; pour 700 mètres cubes, il faut compter deux mois. Pendant ce temps, les vapeurs sulfureuses empoisonnent les campagnes environnantes. Dans les centres miniers, où les calcaroni marchent toute l’année, il est défendu de les établir à moins de 200 mètres des habitations et à moins de 100 mètres des champs cultivés ; là où cette restriction n’est pas appliquée, on ne brûle le soufre que du 1er août au 31 décembre, c’est-à-dire depuis l’époque des moissons jusqu’à celle de la germination des nouvelles semailles. Ces précautions, tout en entravant l’exploitation des soufrières, sont loin de suffire à la protection des cultures. Malgré tout, le calcarone est déjà un progrès réel sur la méthode en usage avant 1850, car alors on se bornait à disposer le minerai en petits tas (calcarelle) de 2 ou 3 mètres de diamètre, que l’on allumait à découvert à l’approche de la nuit ; le matin, le soufre commençait à couler, et le soir du même jour la fusion était terminée. On recueillait ainsi à peine un tiers du soufre contenu dans le minerai, tout le reste était perdu sous forme d’acide sulfureux qui empoisonnait l’air à de grandes distances.
On a essayé dans ces derniers temps plusieurs procédés nouveaux : le four Hirzel, où le minerai est chauffé en vase clos, le système Thomas, qui repose sur l’emploi de la vapeur d’eau surchauffée, et d’autres moyens plus ou moins ingénieux, qui tous se heurtent à la cherté du combustible ordinaire. Provisoirement le calcarone est donc encore le moyen le moins coûteux d’opérer la fusion du minerai. Aujourd’hui le prix de revient du soufre brut est de 6 fr. 60 cent, le quintal livré sur place, et il ne paraît guère possible d’aller au-dessous. Au contraire, les frais de transport du lieu d’origine jusqu’aux ports de Catania, Terranova, Licata, Porto-Empedocle, Palerme, se trouveront réduits de moitié par l’ouverture du réseau de voies ferrées dont quelques tronçons ont été déjà livrés au public. Somme toute, le prix du quintal de soufre brut livré à bord d’un bâtiment dans les ports de Sicile était de 12 fr. en 1871, en y comprenant le droit d’exportation, qui est de 1 fr. ; avant deux ans, ce prix se trouvera réduit à 10 fr. 50 cent. ; il tomberait à 9 fr. 50 cent., si le droit d’exportation était supprimé ; on pourrait dès lors livrer le soufre brut au prix de 11 ou 12 francs le quintal à Marseille, et de 12 ou 13 francs dans les ports d’Angleterre. Il s’agit de savoir si ces prix permettraient de soutenir la concurrence avec les pyrites.
Pour la fabrication de l’acide sulfurique, l’industrie utilise en effet depuis longtemps une substance minérale des plus répandues, où le soufre existe non pas à l’état naturel, mais combiné au fer, la pyrite. Il se consomme aujourd’hui en Europe chaque année 800,000 tonnes de pyrites, qui représentent 250,000 tonnes de soufre pur, — autant qu’en produisent les mines de la Sicile. L’emploi des pyrites équivaut à une économie de 2 à 4 francs par quintal de soufre ; la réduction de 2 francs 50 cent, que pourrait subir le prix du soufre de Sicile ne sufiirait donc pas à lui assurer la supériorité. Heureusement, en dehors des fabriques d’acide sulfurique, le soufre sert à une foule d’usages où il est employé à l’état naturel ; aussi la production des mines de la Sicile a-t-elle quadruplé en quarante ans, malgré l’extension qu’a prise en même temps la consommation des pyrites de fer. M. Parodi pense donc qu’il serait inutile d’abolir le droit d’exportation, qui procure à l’état 2 millions par an, pour stimuler une production qui ira d’elle-même en augmentant jusqu’au jour peu éloigné où les mines seront épuisées.
On sait que les pyrites ne sont point utilisées pour l’extraction du fer, à cause de la mauvaise qualité du produit ; mais on en retire souvent une certaine quantité de cuivre, ce qui en double la valeur commerciale. Il y a donc là un succédané de tout point avantageux du soufre natif pour la fabrication de l’acide sulfurique, cette cheville ouvrière des industries chimiques. Ajoutons que des quantités énormes d’acide sulfurique sont consommées pour la fabrication de la soude artificielle et passent dans les résidus ; si on parvenait à régénérer économiquement le soufre contenu dans ces résidus, il y aurait là de quoi livrer au commerce chaque année 1 million de quintaux de soufre brut, au prix de 12 ou 13 francs le quintal. Directement et indirectement, les pyrites, qui sont répandues partout à la surface du globe, pourraient donc suppléer au soufre natif, s’il venait à manquer. Tant que les mines dureront, le soufre demeurera néanmoins une belle source de revenus pour l’Italie. On s’est demandé à ce propos s’il ne serait point possible, en y activant la fabrication de l’acide sulfurique, de développer en Italie la grande industrie chimique ; à cette question, la réponse de M. Parodi est négative : le manque de combustible interdit à ce pays les branches d’industrie qui enrichissent les pays du nord.
Le directeur-gérant, C. BULOZ.