Chronique de la quinzaine - 30 juin 1874

Chronique n° 1013
30 juin 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1874.

La situation de notre malheureux pays finira-t-elle par s’éclaircir et se préciser ? Viendra-t-on à bout de débrouiller cet écheveau de subtilités, d’intrigues, de contradictions, où se perd notre triste politique ? Arrivera-t-on, selon le mot de Frédéric II au sujet de la Prusse et de ses destinées prochaines, à « décider cet être, » en d’autres termes à décider ce que sera la France ? La question était déjà pressante hier, elle se resserre et s’aggrave de plus en plus, à mesure que les incidens se succèdent hors de l’assemblée ou dans l’assemblée. Des émotions du commencement de ce mois, de ces agitations d’un instant plus factices que sérieuses, il ne reste rien, si ce n’est le souvenir d’un vain bruit, une enquête qui se poursuit sur les menées bonapartistes, et la nécessité d’en finir avec tous les faux-fuyans, toutes les incertitudes, par l’organisation d’un gouvernement appuyé sur des institutions régulières.

Où donc est cette nécessité d’en finir ? disent cependant encore ceux qui ne se lassent pas du provisoire. Est-ce que tout est perdu ? est-ce que nous allons assister aux funérailles de notre patrie parce qu’on n’organisera pas un régime de toutes pièces au plus vite, demain, après-demain au plus tard ? Depuis trois ans, la France existe comme elle est, et c’est dans ces conditions qu’elle a commencé de se relever, qu’elle a offert au monde le spectacle d’une vitalité qui a étonné ses ennemis et peut-être ses amis eux-mêmes ; c’est dans ces conditions qu’elle a reconstitué ses finances, qu’elle a refait une armée, — cette armée qui paraissait hier encore à la revue du bois de Boulogne ! Il faut un gouvernement, n’avons-nous pas un gouvernement ? La loi n’est-elle point partout obéie ? la tranquillité n’est-elle pas complète ? Le mal dont on se plaint est surtout un mal d’imagination, l’impatience de tous ceux qui ne savent jamais supporter la situation où ils vivent. — Soit, le mal est peut-être en partie dans l’imagination ; il est certainement aussi depuis bien des mois dans les faits, dans les intérêts qui souffrent, dans le travail qui se ralentit, dans les entreprises qui se découragent, jusque dans les travaux de l’assemblée, qui se ressentent visiblement de la préoccupation universelle, si bien qu’une heure arrive où la question éclate pour ainsi dire par la force des choses. C’est la plus véridique histoire de nos affaires du moment.

Elle est donc sortie du fond même de la situation, cette question inévitable d’un régime public, elle s’est précisée l’autre jour devant l’assemblée sous ses traits principaux dans cette séance du 15 juin qui n’a été qu’un premier engagement avant la grande lutte. C’est le centre gauche qui a donné le signal. M. Casimir Perier a proposé l’organisation de la république selon les projets Dufaure, avec la présidence de M. le maréchal de Mac-Mahon telle que l’a instituée la loi du 20 novembre 1873, avec les deux chambres et la réserve de la souveraineté nationale s’exerçant par voie de révision dans sept ans. Le centre droit, ou, pour mieux dire, un membre du centre droit a suivi. M. Lambert de Sainte-Croix a proposé l’organisation des pouvoirs du maréchal avec le titre de président de la république, toujours avec les deux chambres, et avec le droit pour ces deux chambres réunies en congrès de régler au besoin la transmission de l’autorité exécutive. À son tour, M. de Larochefoucauld-Bisaccia s’est piqué d’honneur, et a voulu conduire son drapeau à la bataille. En sa qualité d’ambassadeur de la république française à Londres, il s’est trouvé tout juste à Versailles ce jour-là pour proposer à l’impromptu le rétablissement de la monarchie avec « le chef de la maison de France » pour roi, et le maréchal de Mac-Mahon comme « lieutenant-général du royaume. » Pour le dire en passant, M. le duc de Bisaccia, qui s’est fort signalé par ses fêtes en Angleterre, aurait dû tout au moins donner sa démission avant de se séparer du gouvernement qu’il représente encore et du chef de l’état dont il tient ses fonctions. Quoi qu’il en soit, les trois motions ont eu des fortunes diverses. La proposition de M. Casimir Perier a obtenu d’être renvoyée à la commission des lois constitutionnelles avec le bénéfice d’une déclaration d’urgence. La proposition de M. Lambert de Sainte-Croix a eu le renvoi à la même commission sans l’urgence. La proposition de M. le duc de Bisaccia n’a eu ni l’urgence ni le renvoi à la commission des trente. Elle a été modestement remise à une commission ordinaire d’initiative chargée d’en avoir tous les soins possibles. En d’autres termes, il est bien clair que la royauté de M. de Larochefoucauld a essuyé un premier échec.

Que sortira-t-il maintenant de tout cela ? Il n’est point douteux que la commission des trente peut mettre dans l’examen d’une motion d’urgence la prudente lenteur qu’elle met dans tous ses travaux depuis plus de six mois. Il est bien certain qu’elle peut repousser les combinaisons de M. Casimir Perier, ou présenter d’autres projets, comme elle est en train de le faire, que l’assemblée elle-même reste maîtresse de ses résolutions définitives. Toujours est-il que la question est engagée désormais, qu’un pas a été fait, et que dans cette première épreuve, si la proposition de M. Casimir Perier a eu une majorité peu triomphante, il est vrai, contestée dès le lendemain, régulièrement acquise en fin de compte, la proposition de M. le duc de Bisaccia a eu pour sûr une fortune plus médiocre encore. L’assemblée s’est partagée, soit : ce simple partage est déjà un progrès dans les conditions où il s’est accompli ; il est surtout un symptôme. Voilà la situation.

La lutte reste ouverte sans doute avec toutes ses chances, et la droite, visiblement aigrie, irritée de l’insuccès qu’elle a rencontré l’autre jour, semble vouloir préparer quelque campagne nouvelle, quelque tentative désespérée pour relever de sa mésaventure l’infortunée proposition Bisaccia. Les violens, les extrêmes, les hallucinés, comme toujours, prétendent conduire les plus modérés, et mystérieusement, avec cette habileté et cette prévoyance qu’on a si souvent montrées, on se promet de marcher à une victoire prochaine. La droite ne se tient nullement pour battue, elle veut proposer, elle proposera de nouveau la monarchie à bref délai, la monarchie sans conditions, puisque M. le comte de Chambord ne veut pas de conditions, — avec le drapeau blanc, puisque le « chef de la maison de France » ne connaît pas d’autre drapeau. Quelle chimère ! penserez-vous, quelle irrésistible passion d’aller au-devant d’un humiliant échec ! Les imperturbables champions de la légitimité quand même sont parfaitement persuadés que ce n’est point une chimère ou du moins ils feignent de le croire, et ici se passe en vérité une scène mêlée de naïveté et de ridicule qui ne laisse pas de rappeler une vieille gaîté soldatesque. — Nous voulons faire la monarchie, répètent sans cesse les légitimistes. — Fort bien, leur dit-on, faites-la. — Ah ! mais nous ne pouvons pas, nous n’avons ni la majorité ni la force, venez à notre aide ! — Parlons sérieusement. Que les légitimistes soient pleins de projets, qu’ils rêvent des combinaisons stratégiques ou de nouveaux miracles, ils ne le laissent guère ignorer. Ils s’agitent pour s’agiter, ils font plus de bruit que de besogne. La vérité est qu’ils ont pour le moment contre eux deux ou trois choses terriblement graves, de nature à faire évaporer tous leurs projets et à réduire leurs agitations à une simple fébrilité impuissante.

La première de ces choses, la plus immédiate si l’on veut, c’est la situation légale qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. Qu’ils commentent leurs votes, qu’ils subtilisent aujourd’hui, ils n’ont pas moins donné leurs voix ; ils ont aliéné une part d’avenir en créant une présidence de sept ans, et par une singularité de plus ce sont les légitimistes qui ont tenu à faire de cette durée de sept ans la seule partie réellement constitutionnelle, irrévocable, de la loi du 20 novembre 1873. Si, par un calcul qui méritait d’être trompé, ils se réservaient de ne pas prendre au sérieux le lendemain ce qu’ils avaient fait la veille, s’ils se sont figuré qu’après avoir donné le pouvoir ils restaient libres de le reprendre, qu’ils pourraient un jour ou l’autre venir dire à M. le maréchal de Mac-Mahon : Place au roi ! s’ils ont cru cela, ils ont été trop habiles, ils se sont pris dans leurs propres subtilités. M. le président de la république, quant à lui, ne paraît pas jouer aux charades ; il a pris au sérieux ce qu’il a demandé sérieusement, et hier encore il le répétait avec une netteté décisive qui ressemblait à un engagement ou à un avertissement dans un ordre du jour adressé aux soldats de l’armée de Paris après la dernière revue du bois de Boulogne. « L’assemblée nationale, en me confiant pour sept ans le pouvoir exécutif, a placé entre mes mains pendant cette période le dépôt de l’ordre et de la paix publique. Cette partie de la mission qui m’a été imposée vous appartient également ; nous la remplirons ensemble jusqu’au bout… » Voilà qui est clair, il nous semble. Que les légitimistes s’amusent maintenant avec le septennat, qu’ils trouvent le mot barbare, l’invention ridicule, l’organisation et la durée de ce pouvoir également impossibles, ils savent à quoi s’en tenir : pour remplacer ce septennat, ils auraient tout d’abord à tenter une révolution que M. le président de la république s’engage dès ce moment à réprimer en se faisant à lui-même et en faisant à ses soldats un devoir de a maintenir partout la loi. »

Rien de plus net assurément ; mais ce n’est pas encore la difficulté la plus grave pour la droite aujourd’hui. La droite a bien autre chose contre elle et contre les tentatives qu’elle pourrait avoir l’idée de renouveler ; elle a le souvenir accablant de ses fautes et de ses échecs, de la déroute par laquelle s’est dénouée cette triste campagne de l’automne de 1873, Si la monarchie, qui n’était peut-être pas sans avoir quelques chances un instant, a perdu si brusquement la partie, si elle a disparu, pour ainsi dire, du matin au soir, qui donc l’a rendue impossible ? Les légitimistes ont sans doute la ressource facile d’accuser tout le monde. Ils ne tenaient peut-être pas le même langage au premier moment ; ils se sont remis depuis et ils accusent leurs alliés, un peu les princes d’Orléans, beaucoup leurs amis, les constitutionnels, le centre droit, surtout M. le duc d’Audiffret-Pasquier. C’est depuis longtemps un bourdonnement de récriminations et de plaintes. Eh bien ! la lumière est faite aujourd’hui par cette correspondance du Times, qui vient de paraître fort à propos pour éclairer la situation, qui a été confirmée bien plus que rectifiée par la commission des neuf, instituée au mois de septembre 1873 par les divers groupes de la droite pour diriger les affaires de la restauration monarchique.

Que résulte-t-il de ces révélations aussi instructives que précises ? Assurément M. le comte de Paris a eu un rôle parfaitement net, parfaitement noble ; il est allé à Frohsdorf sans arrière-pensée, sans équivoque, sans faire de conditions, comme cela a été dit un jour ; il y est allé en prince de la maison de Bourbon se rendant auprès du chef de la famille, et si cette démarche n’avait pas eu lieu plus tôt, c’est qu’elle n’avait pas rencontré aux premiers instans, dès 1871, un sensible empressement auprès de M. le comte de Chambord ; elle avait été éludée, on le sait aujourd’hui, si bien qu’aux yeux de beaucoup de légitimistes eux-mêmes M. le comte de Paris était dégagé de toute obligation ; ce qu’il a fait, il l’a fait librement, spontanément. Les amis des princes d’Orléans ont-ils détourné M. le comte de Paris du voyage de Frohsdorf ? Tout au contraire ils l’ont approuvé, conseillé. M. le duc d’Audiffret-Pasquier notamment n’avait point été des derniers à se prononcer ; il avait vivement appuyé la résolution de M. le comte de Paris. La campagne monarchique une fois engagée, ceux qu’on appelle les orléanistes songeaient-ils à élever des exigences, à créer des obstacles ou des difficultés ? Les conditions essentielles d’un régime constitutionnel leur apparaissaient comme assurées, cela leur suffisait ; ils n’avaient de scrupules ou de répugnances décidées que sur une seule question, dont ils ne se dissimulaient pas la gravité, mais qu’on ne croyait pas alors insoluble, celle du drapeau. Ici intervient M. le maréchal de Mac-Mahon, jetant dans la balance le poids de sa parole, de son instinct de soldat, de sa prévoyance de chef de l’armée et du gouvernement. M. le président de la république ne le cache pas, il déclare à M. le duc d’Audiffret-Pasquier qu’il n’entend pas se mêler des arrangemens des partis, qu’appelé par l’assemblée à faire respecter ses décisions, à maintenir l’ordre, il remplira sa tâche, que cependant il doit faire une exception. « On parle, dit-il, de substituer le drapeau blanc au drapeau tricolore, et je crois devoir à ce sujet vous donner un avertissement. Si le drapeau blanc était levé contre le drapeau tricolore et qu’il fût arboré à une fenêtre tandis que l’autre flotterait vis-à-vis, les chassepots partiraient d’eux-mêmes, et je ne pourrais répondre ni de l’ordre dans les rues ni de la discipline dans l’armée. » C’était clair, catégorique et inspiré du sentiment le plus juste de l’honneur, des susceptibilités du pays, des nécessités les plus impérieuses d’ordre public.

Ainsi dans cette crise singulière, qu’un Henri IV eût dénouée du premier jour, M. le comte de Paris faisait son devoir en écartant la difficulté qu’on représentait comme la plus considérable, celle d’un antagonisme de dynastie. Les constitutionnels, les amis des princes d’Orléans, faisaient leur devoir en se prêtant à tout, sauf à l’impossible. M. le maréchal de Mac-Mahon faisait son devoir en montrant le péril où l’on courait, en déclarant qu’on allait à une guerre civile, la seule qu’il ne pût pas maîtriser. Voilà la vérité. Qu’on accuse M. le duc d’Audiffret et ses amis de n’avoir pas tout dit au courant de la crise, d’avoir quelque peu pallié les points aigus dans la mission de ce brave M. Chesnelong, d’avoir laissé croire jusqu’au dernier moment que la question du drapeau ne serait pas au-dessus d’une inspiration généreuse de conciliation, soit : le pays, le pays seul, pourrait peut-être leur reprocher de s’être engagés dans une telle entreprise sans garanties, sans conditions fixées d’avance. Les légitimistes n’ont certes pas le droit d’accuser de leurs mécomptes ceux qui prouvaient précisément leur sincérité en laissant jusqu’au bout la porte ouverte à une transaction, en poussant presque jusqu’à l’excès les ménagemens les plus propres à faire réussir cette tentative de restauration monarchique. D’où est donc venue l’impossibilité ? La lettre du 27 octobre a paru et la monarchie s’est évanouie ! L’effet a été éclatant, absolu, instantané, on le sait bien. Et maintenant ce qui a été impossible au mois d’octobre, les légitimistes pensent-ils pouvoir le faire aujourd’hui ? Qu’ont-ils à offrir de nouveau ? Ne sont-ils pas les premiers à répéter sans cesse que la pensée de M, le comte de Chambord est invariable, qu’elle est dans les manifestes de 1871, dans la réponse si singulièrement hautaine à M. l’évêque d’Orléans, comme dans la lettre d’octobre 1873 ? Est-ce que la situation, telle que la dépeignait M. le maréchal de Mac-Mahon, est changée ? N’importe, les légitimistes persistent. La droite, c’est un des factotums de M. le comte de Chambord, c’est M. Lucien Brun qui le dit, la droite est décidée à proposer la monarchie, celle de la lettre du mois d’octobre 1873 ; elle ne s’associera qu’à ce qui sera la monarchie, elle repoussera tout ce qui, « directement ou indirectement, » mettrait en doute la monarchie, — présidence septennale aussi bien que république conservatrice. En d’autres termes, on usera de l’importance parlementaire accidentelle dont on dispose pour déjouer toute autre tentative, pour réduire l’assemblée à l’impuissance, et c’est en empêchant tout qu’on espère arriver à être un peu moins impossible ! Les légitimistes savent-ils ce qu’ils font en ce moment ? Ils transportent dans nos malheureuses affaires une tactique ou une maxime étrange, ce liberum veto, qui fut un des instrumens de dissolution de l’infortunée Pologne. Mettre obstacle à tout dans le cas où l’on ne pourrait faire ce qu’on veut, suspendre les destinées du pays au liberum veto d’un homme ou d’un parti ! Si les légitimistes de l’extrême droite en sont là, ils sont marqués du sceau des partis qui finissent. S’il y a dans la droite des fractions plus modérées qui, sans abdiquer des convictions dont personne ne leur demande le sacrifice, comprennent le danger d’une telle politique, il n’est que temps pour elles de s’arrêter, de songer au pays, de se prêter aux seules combinaisons possibles à l’heure où nous sommes.

Quant au centre droit, son rôle ne semble-t-il pas tout tracé par la nature de ses opinions, de ses idées, de ses antécédens ? Il n’est pas, comme la droite, lié à la toute-puissance de l’inviolabilité traditionnelle, à la politique des miracles. C’est une réunion d’hommes éclairés, sensés, fibres d’esprit, sachant tenir compte des circonstances, ne reconnaissant après tout en politique d’autre loi que la souveraineté nationale, d’autre règle de conduite que le sentiment de ce qui est juste et profitable au pays sans doute, et aussi de ce qui est possible. Le centre droit a travaillé de tous ses efforts au succès d’une restauration monarchique qu’il croyait réalisable et avantageuse pour la France ; il n’a pas réussi. Il est resté dans son rôle ; par les réserves mêmes qu’il n’a cessé de porter dans sa coopération à la campagne de l’an dernier, il a fait ce qu’il a pu pour sauvegarder l’avenir possible de la monarchie constitutionnelle, qui demeure un grand système de gouvernement avec ses principes, ses conditions et son drapeau. Le jour où la France croira qu’elle peut se faire de cette monarchie constitutionnelle un abri protecteur, efficace, elle la trouvera sans se désavouer, sans avoir à renoncer aux plus inviolables traditions de son existence moderne. Maintenant ce n’est point évidemment de cela qu’il s’agit. Le centre droit serait le premier à juger chimérique toute tentative nouvelle pour le rétablissement de la monarchie, et les effervescences de l’extrême droite ne seraient pas de nature à la convertir à l’urgence d’une campagne sous le drapeau blanc, La question n’est donc plus là ; elle est dans cette nécessité immédiate d’organisation qui frappe aujourd’hui tout le monde, que le centre droit lui-même reconnaît, à laquelle M. le duc de Broglie se proposait de faire honneur à sa manière par son projet de grand-conseil, qui a été un moment l’inspiration du ministère prêt à se former il y a six semaines. Or, si les choses en sont là, si la monarchie est impossible, si, comme cela est certain, on ne veut pas laisser se prolonger une situation indéfinie qui ne peut favoriser que les passions révolutionnaires et les revendications césariennes, tout se réduit à savoir dans quelles conditions peut se réaliser le plus utilement cette organisation, qui rallie désormais assez d’esprits et de groupes modérés pour qu’elle ne reste plus un problème insoluble.

Au fond, que veut le centre droit ? qu’admet-il dès ce moment ? Il reconnaît la nécessité d’organiser les pouvoirs de M. le maréchal de Mac-Mahon sous le titre de président de la république. Il admet les deux chambres, cela va sans dire. Il ne refuse pas aux deux chambres réunies le droit de nommer un nouveau président en cas de vacance du pouvoir, ou de réviser dans sept ans les lois constitutionnelles en s’inspirant de la situation du pays. Dès lors, si l’on veut voir les choses comme elles sont, où est l’incompatibilité entre ces combinaisons et celles qui sont résumées dans la proposition de M, Casimir Perier ? La proposition du centre gauche, c’est un peu trop la république, assure-t-on, c’est un pas désagréable à franchir. Et après ? Est-ce que la république n’existe pas ? est-ce qu’elle n’avait pas hier encore M. de Larochefoucauld pour ambassadeur à Londres ? C’est la république telle que l’entend M. le comte de Montalivet, dans cette lettre honnêtement libérale qu’il adressait récemment à M. Casimir Perier et qui a valu à ce vieux et fidèle serviteur de la monarchie constitutionnelle des injures encore plus ridicules qu’odieuses. Ce sera la république comme on la fera, présidée par M. le maréchal de Mac-Mahon, organisée par des conservateurs, gouvernée par des conservateurs, réservant les droits de la souveraineté nationale. Puis enfin, c’est évidemment la seule chose possible aujourd’hui, et le rôle du centre droit peut être d’autant plus sérieux, d’autant plus efficace, qu’il aura accepté plus résolument la situation qui lui est faite. Que proposera la commission des trente après avoir mis de côté tous les projets qui lui ont été renvoyés, celui de M. Lambert de Sainte-Croix aussi bien que celui de M. Casimir Perier ? On ne le sait pas encore. Il y a un fait certain : la droite repoussera tout ce qui serait une organisation sérieuse du gouvernement. Le centre gauche ne pourrait voter ce qui ne serait qu’une organisation toute personnelle des pouvoirs de M. le président de la république, et la majorité manquerait d’un côté comme de l’autre. Ce serait l’impuissance avouée, déclarée. Or, après cet aveu d’impuissance, que resterait-il à faire ? La réponse vient toute seule, elle ne serait ni digne d’une grande assemblée ni rassurante pour le pays.

L’Italie, après les grandes crises qu’elle a traversées et dont elle a triomphé, a l’avantage de trouver la sécurité et le repos dans la pratique des institutions les plus libérales en restant fidèle à l’esprit qui l’a conduite au succès. Ce n’est pas qu’elle n’ait parfois, elle aussi, ses incidens, ses luttes de partis, ses imbroglios parlementaires, ses secousses ministérielles ; mais ce ne sont là, somme toute, que les émotions sans profondeur d’une vie publique organisée, fixée, où les accidens de tous les jours laissent le pays assez tranquille et n’affectent pas sensiblement une certaine direction générale de la politique. C’est à peu près l’histoire de ce qui vient de se passer aux derniers jours de la session entre le parlement et le ministère. Il y a eu un moment de confusion, une apparence de crise ministérielle, et tout a fini par une prorogation du parlement, qui laisse peut-être entrevoir une dissolution.

La plus grosse affaire pour l’Italie est toujours la question financière. Les cabinets ont beau se succéder, ils retrouvent inévitablement le déficit devant eux ; ils se transmettent invariablement ce maussade et dangereux héritage. La difficulté est de triompher de ce déficit obstiné, de mettre l’équilibre dans le budget sans voter des impôts dont personne ne veut, sans diminuer les dépenses militaires, que tout le monde voudrait plutôt augmenter, et sans négliger les travaux de toute sorte que chaque député réclame naturellement pour sa province. Le secret pour concilier tout cela n’a pas été découvert jusqu’ici. On n’a pas trouvé le moyen de contenter les Napolitains, qui se montrent particulièrement ingénieux dans cet art de provoquer des dépenses pour leurs ports, et de refuser les ressources qu’on leur demande. C’est pour avoir voulu proposer de nouveaux impôts que le ministère Minghetti a failli disparaître récemment par un coup de scrutin imprévu. Le gouvernement avait fait passer, non sans peine, à de faibles majorités, un certain nombre de ses impôts, lorsqu’on est arrivé à la question la plus délicate. Il s’agissait d’obtenir un accroissement de recette de 9 ou 10 mitlions en frappant de nullité les actes clandestins qui se dérobent à l’enregistrement. C’était tout simplement la répression d’une fraude, en même temps qu’un moyen de rétablir l’égalité devant l’impôt, et le procédé était si efficace que déjà les recettes du trésor avaient augmenté dans certaines provinces par le seul fait de cette menace d’annulation des actes non enregistrés. Ce qu’il y a de curieux, c’est que la fraude a trouvé les plus intrépides défenseurs dans le parlement, et que la loi, adoptée en détail au scrutin public, a fini par être repoussée dans son ensemble au scrutin secret par une majorité d’une voix. L’Italie a, elle aussi, ses mystères et ses caprices de scrutin ! Le cabinet, par un excès de scrupule, s’est empressé d’offrir sa démission au roi, qui, de son côté, s’est prudemment empressé de ne pas l’accepter, refusant de laisser naître une crise à propos d’un vote qui cachait plus de fantaisies et d’intérêts particuliers que de calculs politiques. Le ministère est donc resté au pouvoir sans difficulté. Le sénat l’a aidé à sortir d’affaire en ajournant certaines dépenses de fortifications militaires, certains travaux projetés dans les ports du Napolitain ; puis le parlement a reçu son congé, et tout a été dit pour le moment. La question est maintenant de savoir si le ministère dissoudra cette chambre déjà fort épuisée, arrivée presque au terme de son existence légale, ou si avant la dissolution il l’appellera encore une fois au mois de novembre pour voter e budget. Les élections se feraient aujourd’hui sans émouvoir sérieusement le pays, dans les conditions les plus favorables pour le ministère, et dans tous les cas pour le libéralisme conservateur qui gouverne invariablement l’Italie depuis près de quinze ans.

Au fond, à travers tous les incidens parlementaires et ministériels, c’est toujours en effet la même politique prudente et avisée qui est devenue maintenant une tradition au-delà des Alpes dans les grandes questions, dans les questions les plus épineuses et les plus délicates. Vainement M. de Bismarck s’est efforcé de souffler sa passion au cabinet de Rome, d’entraîner l’Italie dans ses luttes religieuses. Les hommes d’état italiens, par une prévoyance supérieure autant que par nature, se sentent peu de goût pour la politique guerroyante du terrible chancelier allemand. Ils s’en tiennent volontiers à cette tempérance habile qui leur a épargné déjà plus d’un embarras, dont ils recueillent peu à peu les fruits. Ils aiment mieux laisser à l’église, aux évêques et au premier des évêques, au saint-père, toute la liberté compatible avec l’existence de leur nationalité. Au lieu d’aller au-devant des querelles, ils mettent leurs soins à les éviter, en se prêtant à toutes les combinaisons pratiques dans leurs relations avec le clergé. Ils savent rester parfaitement calmes, assez forts pour maintenir la paix au milieu d’une situation difficile, et rien ne le prouve mieux que ce qui se passait ces jours derniers encore à Rome, à l’occasion de la célébration de cette prodigieuse longévité du pape qui commençait le 17 juin la vingt-neuvième année de son pontificat. Déjà la vingt-neuvième année de ce règne rempli de tant de catastrophes et d’événemens, au bout desquels le pape et le roi Victor-Emmanuel se trouvent ensemble à Rome, l’un au Vatican, l’autre au Quirinal, sans conflit, à peu près paisiblement ! Il y a eu, il est vrai, sur la place de Saint-Pierre, quelques scènes tumultueuses, quelques manifestations des partisans du pape-roi, auxquelles ont répondu les manifestations des partisans du roi national. La police n’a pas eu beaucoup à faire pour rétablir la paix autour du Vatican. En définitive, le pape a pu librement recevoir toutes les visites, les députations, jusqu’à des députations de nobles napolitains restés fidèles au roi François II. Il a pu prononcer des discours, il a même fait allusion à des offres récentes de conciliation qui lui auraient été faites. Une fois de plus il s’est plaint, il a protesté contre l’usurpation, contre la spoliation, avec véhémence, sans une trop violente amertume cependant et sans laisser voir la moindre envie de quitter Rome. Le pape, dit-on, refusait dernièrement de se mêler des affaires intérieures de la France, de témoigner une préférence pour un gouvernement quelconque. C’était assurément une marque de sagesse prévoyante. De la part de la France, comme de la part de tous les étrangers au surplus, ce serait sans doute aussi la politique la plus prudente de se mêler le moins possible de ce qui se passe à Rome. Ce serait peut-être le plus sûr moyen de simplifier les affaires romaines, en maintenant, en affermissant entre la France et l’Italie ces relations naturelles qui ont repris depuis quelque temps leur caractère de cordiale régularité. Un de nos amiraux, mouillé dans les eaux de l’île de Sardaigne et assistant à un banquet pour l’anniversaire du statut, rendait témoignage des vrais sentimens français et recevait l’expression des vrais sentimens italiens. À cette politique franchement suivie, la France et l’Italie ne peuvent que gagner, et sûrement les intérêts du pape n’auraient point à en souffrir.

Ce que durent les agitations dissolvantes et les guerres civiles quand elles ont envahi fatalement un pays, ce qu’il en coûte pour reconquérir les conditions les plus simples d’un ordre réguglier, on le voit aujourd’hui en Espagne. L’Espagne, il est vrai, n’a jamais été précisément un modèle d’ordre politique et administratif. Il y eut cependant une époque de régularité et de prospérité relatives où le régime constitutionnel existait à peu près, où les finances, à demi réparées, suffisaient à tout, où les intérêts se développaient dans une certaine tranquillité générale. Une révolution a rejeté l’Espagne dans les expériences orageuses. Dictatures, assemblées constituantes sans prestige, monarchie éphémère, république glissant dans l’anarchie sanglante, revendications armées de l’absolutisme, tout cela s’est reproduit depuis six ans, et l’Espagne en est revenue à ce point où, fatiguée, délivrée des fureurs démagogiques, mais ayant encore à vaincre l’insurrection carliste, elle cherche un gouvernement. Ce gouvernement existe-t-il à Madrid ? Il est certain que depuis quelque temps on fait ce qu’on peut pour revenir à des conditions régulières, et naturellement ce qu’on a trouvé de mieux, c’est de restaurer des traditions, des institutions qui avaient disparu dans la tempête. Le conseil d’état a été rétabli, le conseil supérieur de l’instruction publique vient d’être reconstitué, et il aura certes du travail, s’il veut réparer tout le mal qui a été fait aux écoles, à l’enseignement, qui a été bouleversé. Le ministre des finances, le plus embarrassé de tous les ministres, M. Gamacho, cherche à se procurer des ressources et à faire un budget. Bien entendu, on a eu à peine besoin de rétablir les décorations, les titres de noblesse : ce sont des choses qui ne meurent pas au-delà des Pyrénées. Le gouvernement est en même temps occupé à se donner une représentation diplomatique, et la France, pour sa part, a eu le plaisir de voir arriver ces jours derniers, comme ambassadeur à Paris, M. le marquis de la Vega de Armijo. Quel sera le dernier mot de cette réorganisation ? La lutte est visiblement engagée aujourd’hui à Madrid autour du général Serrano. Elle n’éclate pas précisément au grand jour, en conflits publics, en polémiques ardentes. La presse est tenue à une discrétion modeste dont elle ne peut s’écarter sans s’exposer à être frappée assez rudement. Au fond, la lutte n’existe pas moins entre le ministère conservateur qui s’est formé le mois dernier avec le général Zabala, M. Sagasta, M. Ulloa, et ceux qui s’efforcent de persuader au chef du gouvernement, au général Serrano, de former ce qu’ils appellent un ministère de conciliation, c’est-à-dire un ministère composé de républicains, de radicaux, de constitutionnels. Jusqu’ici, c’est le ministère conservateur qui reste maître du terrain. Il a l’avantage de l’homogénéité. Son programme, celui du général Serrano lui-même, c’est de ne rien faire de définitif avant le rétablissement complet de la paix. Or la paix est pour le moment ou plutôt elle était hier entre les mains du général Concha.

Hier encore en effet cet intrépide soldat se disposait à engager des opérations décisives contre les carlistes. Il voulait saisir l’insurrection corps à corps, lui enlever les positions d’Estella, où elle est retranchée avec le gros de ses forces militaires. Au jour fixé par lui, il s’est mis en marche avec toutes les apparences d’un succès prochain ; il avait déjà obtenu d’assez sérieux avantages, lorsqu’à l’attaque des retranchemens de Pena de Muro, à peu de distance d’Estella, il est tombé frappé à mort à la tête de ses troupes, qu’il conduisait lui-même intrépidement à l’assaut pour la troisième fois. La mort de cet héroïque soldat a jeté un certain désarroi dans cette armée, qui s’est repliée sans se laisser entamer pourtant. Il est bien certain que la mort de Concha a été un malheur de toute façon. Elle ne peut cependant marquer qu’une halte d’un moment dans les opérations, dont le président du conseil lui-même, le général Zabala, est allé prendre la direction.

On s’occupe en général assez peu d’affaires étrangères à l’assemblée de Versailles, et ce n’est que prudence d’éviter des discussions pour le moment inutiles ou dangereuses ; on s’en est occupé cependant l’autre jour, entre deux votes politiques, pour sanctionner sans bruit un traité négocié avec les États-Unis pour régulariser les relations postales des deux pays. Sous une apparence spéciale, c’était en réalité une question assez grave intéressant le commerce international. Depuis 1870, et on pourrait dire depuis 1867, les communications de poste entre la France et la république américaine étaient restées dans les conditions les plus irrégulières, les plus incertaines. Les habitans des deux pays étaient obligés de recourir à la voie anglaise ou de s’exposer à des taxes arbitraires par des expéditions directes. On a négocié longtemps sans pouvoir arriver à un résultat parce qu’on partait de principes différens dans la fixation des tarifs et même du poids des lettres. Les négociations avaient été reprises par M. le marquis de Noailles, alors représentant de la France à Washington. Notre nouveau ministre, M. Bartholdi, les a conduites au terme ; on a fini par s’entendre, et aujourd’hui une lettre de France pour les États-Unis paie 50 centimes. Le traité laisse aux deux gouvernemens le droit de fixer la taxe pour les journaux, pour les imprimés. Quel sera le tarif en France ? La question semble être réservée, elle relève de l’assemblée, puisqu’il s’agit d’une taxe, et elle ne manque pas d’importance. L’essentiel, au point de vue général, est la régularisation d’un acte diplomatique qui ne peut que faciliter et accroître les relations de toute sorte entre la France et les États-Unis.

CH. DE MAZADE.


REVUE MUSICALE.


Revenons pour un moment sur la messe de Verdi. Depuis quinze jours, Paris n’a d’autre émotion que celle-là. Musiciens, artistes, gens du monde, il n’y a de tous côtés qu’une voix d’approbation, d’admiration. On aura vu l’été, en plein midi, par des chaleurs étouffantes, la salle de l’Opéra-Comique s’emplir, se passionner, éclater d’enthousiasme comme aux plus belles fêtes du Théâtre-Italien d’autrefois, — et quel public ! non plus ce personnel banal, tapageur, attifé, qu’on appelle dans les feuilletons a le monde des premières ; » mais la société, la vraie, celle qui ne se montre désormais qu’à de rares occasions, et dont la seule présence consacre une œuvre. Voilà certes qui réjouit l’âme, vous retrempe, vous inspire, — au milieu de l’affaissement contemporain, de toute cette musicaille dont nous sommes infestés, — je ne sais quelle confiance dans l’avenir, et vous remet, comme on dit, du baume dans le sang. Alors viennent les pensées tristes, et l’on se prend à regretter que ce coup de maître n’ait pas été frappé par un Français; consolons-nous pourtant, puisque ce chef-d’œuvre, qui aurait pu être d’un Allemand, est d’un Italien ami de la France, d’un génie de cette race latine destinée à bientôt disparaître, s’il fallait en croire les prophéties de la Nordische Zeitung.

Nous avons entendu la messe de Verdi autant de fois qu’on l’a donnée, et l’étude, la réflexion, n’ont fait qu’ajouter au sentiment qu’elle nous avait inspiré le premier jour. Profonde intelligence du sujet, abondance et variété dans les idées, dans les formes, science des rhythmes, puissance et couleur dans les sonorités, vous retrouvez là, à chaque page, l’âme et la main du maître, disons mieux, du maître d’aujourd’hui. L’auteur négligé du Trovatore et d’Ernani, pris de dédain, au plein de sa carrière, pour un art qui lui avait pourtant valu d’assez beaux triomphes, a pensé que celui-là aurait fait un beau rêve qui, avec le tempérament musical et dramatique dont le ciel l’avait doué, en arriverait à parler la langue de Beethoven, de Mendelssohn et de Schumann. Et ce rêve, par un effort de volonté qu’on ne saurait trop citer comme exemple, est à présent victorieusement réalisé. Se remettre au travail, à l’école, tenter les hasards d’une transformation après vingt succès qui vous ont donné la renommée et la fortune, se réveiller sous ses lauriers et s’écrier : « Ce n’est pas cela! recommençons! » j’avoue qu’une pareille façon d’agir m’inculque un certain respect, et qu’en même temps que j’applaudis au chef-d’œuvre, je m’incline devant le caractère viril et résolu de l’artiste qui l’a produit, d’autant que Verdi jouait gros jeu dans cette partie, et qu’il pouvait au bout de l’aventure se trouver fort bien n’avoir fait que lâcher la proie pour l’ombre. N’était-ce donc point ce procédé qu’il reniait qui lui avait servi à composer des ouvrages tels que la Traviata, un Ballo in maschera et Rigoletto? Savait-il en définitive ce qu’amèneraient les recherches nouvelles auxquelles il se livrait? Don Carlos nous le montra au moment de la crise, tranchons le mot, du tâtonnement. Le public ne se rendit pas bien compte de ce qu’il entendait; cet appareil symphonique le désappointa, la scène même du grand inquisiteur, superbe d’expression tragique, le laissa froid. On vit là moins les indices d’un changement radical qu’une tentative d’imitation, une sorte de sacrifice à des tendances encore mal définies. Le Verdi de Rigoletto et d’Ernani avait en effet dépouillé le vieil homme, l’autre, le Verdi d’aujourd’hui, ne se dessinait qu’à demi. L’inspiration hésitait un peu, la main qui tenait le gouvernail semblait plus occupée à tourner les écueils qu’à cingler hardiment vers les nouveaux rivages. Plus tard, seulement avec Aida, la métamorphose devait avoir son plein accomplissement, et cette messe nous livre le maître dans la toute-puissance de son activité et comme retrempé entièrement par les eaux du Styx.

Écoutez, relisez cette partition, allez au fond de l’œuvre, vous y saisirez, rehaussées par le prestige d’une élaboration solide et rigoureuse, toutes les qualités natives de ce musicien de race. Si le dramaturge intervient quelquefois en cette conception sacrée, c’est par le juste sentiment des proportions, par une certaine manière, qui lui est propre, de ne jamais laisser l’intérêt languir. Suivez le public pendant ces auditions, vous le voyez attentif, recueilli ; son émotion, captivée dès les premières notes, grandit de morceau en morceau, et quand l’œuvre s’achève, se consomme sur un dernier sanglot mystérieux, terrible, ineffable, il veut à peine croire que ce soit fini. Chaque pièce, quelle qu’en soit la valeur particulière, se relie au grand tout harmonique. Au Dies iræ, tumultueux, effroyable, développant ses immenses contours et ses labyrinthes de fugues, succède le court et pathétique Recordare ; sur le seuil du Libera, plein de gémissemens, d’implorations et d’épouvantes, vous avez l’Agnus Dei¸ un reposoir dans la nuit sombre. Ce n’est qu’un simple cantique, mais quelle suavité de motif et quels effets dans cette entrée du chœur à l’unisson et dans cette reprise en mineur ! À ce propos, j’entends parler de réminiscences ; les uns, insistant sur les trois premières notes d’une phrase dont l’effet tout entier est dans les mesures finales, vont publiant que « c’est dans la Dame blanche ! » D’autres, non moins judicieux, s’écrient : « Mais non, vous vous trompez, c’est l’entr’acte de l’Africaine ! » car il est bien convenu maintenant qu’on ne saurait faire chanter à l’unisson les instrumens à cordes sans commettre un braconnage sur les terres de Meyerbeer, et jugez l’extravagance, les braves gens qui mettent en avant ces belles choses sont les mêmes qui jadis soutenaient que Meyerbeer écrivant cet entr’acte avait outrageusement volé à Païsiello sa fameuse romance : Je suis Lindor ! Ne plaisantons pas davantage et rentrons dans le ton du sujet. J’allais oublier de citer le Lux æterna, un des plus beaux chants et des plus dramatiques de ce grand poème de la mort. Pour l’opposition de la lumière et des ombres, cela vous rappelle un Rembrandt. Là-haut, dans l’azur céleste, gazouillent les instrumens à cordes, tremblotans, scintillans, mystiques, lux æterna ! En bas, sourds, voilés et funèbres, psalmodient les cuivres : requiem æternam ! C’est beau comme Mozart et terrible comme du plain-chant. Dans le Libera, mêmes oppositions, où la Stolz intervient en irrésistible auxiliaire. Cette grande voix éperdue, splendide, quand elle se déchaîne, vous diriez l’ouragan qui souffle au-dessus des flots ; puis tout à coup elle s’apaise, s’éteint dans un pianissimo qui vous remue au fond de l’âme et dont le nuancé, la tenue, vous révèle un art inimitable:

Essayons maintenant de caractériser cette voix : une merveille comme il ne s’en produit pas trois ou quatre en un siècle. Riccoboni la classerait parmi les sopranoni ou sopranalti, en d’autres termes : sopranos-contraltos. La Catalani devait appartenir à cette famille, à laquelle assurément se rattachait la Cruvelli. De telles voix possèdent tout : force, égalité, solidité; elles ont en quelque sorte un double médium, des assises doubles. La tessitura du grand et pur soprano prend son centre de gravité entre le la ou le si sur la troisième ligne, et le fa sur la cinquième ou le sol; le contralto pur trouve, lui, son medium entre le mi sur la première ligne et le si sur la troisième. Or les grandes voix dont je parle ont un double appui : le premier, allant de l’ut au sol sur la troisième ligne, et le second de l’ut ou du sur la quatrième ligne, jusqu’au sol. Ce sont là des voix absolument particulières et phénoménales, leur caractère est sui generis et point mixte. Elles restent et demeurent soprani ; quelle que soit d’ailleurs la puissance de leurs notes graves, jamais ces notes ne sauraient avoir la valeur significative du contralto, voix-clairons dans leur entière étendue, éclatantes et toutes lumière ! À ce titre seul, Teresa Stolz mériterait de figurer dans les annales de l’art du chant : quelle justesse immaculée, quelle sonorité partout égale, quelle audace et quelle sûreté dans la manière d’attaquer la note! J’ai connu chez la Lind cette faculté de crescendo et de diminuendo sur les notes élevées; mais la Lind, timbre mystérieux, incomparable, n’avait que des groupes de sons, l’instrument manquait d’homogénéité. Le règne de la Lind en fait de musique vocale ne s’expliquera peut-être jamais que par ce magnétisme auquel nul ne se dérobait; règne absolu autant qu’indéfinissable, tandis que l’art merveilleux d’une Teresa Stolz se peut démontrer à chaque phrase, à chaque note; vous n’avez devant vous ni la Nilsson, ni la Patti, ni virtuosité, ni chinoiserie, c’est la cantatrice forte et naturelle, la prima donna par excellence. La voix de la Waldmann a moins de lumière et pour ainsi dire plus de chair ; elle chante en pleine abondance et plein contour et se fie à son médium, qui la porte, elle et sa fortune. A lui seul, ce medium splendide est une voix, car dans le haut ni dans le bas l’organe ne se développe en proportion. La Waldmann a par momens des résonnances de ténor. Je ne pense pas qu’on puisse rêver un couple féminin mieux assorti. Avec une pareille tête de troupe, il n’y a chef-d’œuvre de l’ancien répertoire ou du moderne qu’un théâtre ne fût en mesure d’aborder, d’enlever : tout Gluck et tout Mozart y passeraient. Pendant qu’on les écoute ravi, l’imagination va son train; on entrevoit la possibilité de certaines reprises, la Clémence de Titus par exemple, cette Bérénice du Racine musical autrichien, — avec la Waldmann jouant Sextus et la Stolz Vitellia. Illusion et fantasmagorie! pareilles jouissances ne nous sont, hélas! point destinées. S’il y avait encore un théâtre italien cet hiver, vous y verriez refleurir le joli personnel de l’an passé, et quant à l’Opéra, il semble vraiment que ce soit un parti-pris de ne jamais affronter la question par ses grands côtés. On nous annonce maintenant qu’on s’est entendu avec Mme Nilsson, la cantatrice d’un seul rôle, et qui, en admettant qu’elle soit restée ce qu’elle était, et nous revienne douée de tous ses avantages d’autrefois, — ne saurait rendre aucun service dont l’art puisse avoir à profiter. Christine Nilson est un de ces luxes qu’un théâtre se permet lorsqu’il possède à demeure une troupe d’ensemble manœuvrant au complet. Malheureusement nous n’en sommes point là; il s’agit d’aviser au nécessaire, à l’indispensable. Que fait-on pour cela? On court à Londres engager la belle Ophélie pour une série de représentations, on continue ce désastreux régime des étoiles, en oubliant que ce que le public a le droit d’attendre d’un directeur de l’Opéra inaugurant la nouvelle salle, c’est une troupe d’artistes éprouvés, quelque chose d’éminent à la fois et de constitué, et non pas des exhibitions qui se succèdent et des soirées organisées after the english fashion.

On ne peut être partout ni tout dire. Chaque hiver, je me reproche de pécher par omission. En dehors du Conservatoire, des concerts populaires et des festivals de M. Lamouroux, bien des institutions musicales existent et prospèrent, dont on aimerait à s’occuper plus souvent. Les concerts Danbé, les séances chorales que M. Bourgault-Ducoudray dédie au dieu Haendel, mériteraient qu’on les suivît de près, d’autant que de ces efforts, de cette émulation, c’est en somme le grand art qui profite, et que sa propagande, tout en servant au culte de Mozart et de Beethoven, aide aussi beaucoup aux intérêts de notre jeune école instrumentale. À ce compte, la société Desjardins et Taudou, qui fonctionne depuis deux ans, a déjà rendu de précieux services; M. Taudou est un premier grand prix de Rome, M, Desjardins un premier prix de violon, et les pianistes de ce petit cercle intime, choisis parmi l’élite du Conservatoire, s’appellent Saint-Saëns et Mme Massart. Si je me suis tu sur M. Planté, mon excuse est au moins toute trouvée. Cette année, le pianiste girondin a passé presque inaperçu, et devant cette disgrâce, les fanatiques dont l’importun ramage obsédait naguère le public ont eu le bon esprit de renvoyer à des jours meilleurs les ovations et les triomphes. Ainsi passe la gloire, ainsi, pourrait-on dire également, elle revient, en faisant allusion aux succès qui accueillaient dans le même moment à Bordeaux une artiste qu’on s’étonnait de ne plus revoir : Wilhelmine Clauss, aujourd’hui Mme Szarvady. Celle-là ne joue que les maîtres; les variations, les caprices et les transcriptions ne l’ont jamais séduite, et vous pensez ce que ce noble et fier style, que nous lui connaissions de longue date, a dû gagner dans la retraite, l’étude et l’incessante fréquentation des classiques anciens et nouveaux. Clara Wieck, interprétant Schumann, touchait à l’idéal du genre, et rien plus facilement ne s’explique. Comment cette âme d’artiste n’eût-elle pas mieux que personne rendu la pensée d’un homme qu’elle avait épousé par amour, et qui l’avait tout imprégnée du souffle de son génie? Je n’avancerai donc pas que Mme Szarvady n’eut jamais de rivale à ce jeu ; mais ce qui me semble être la vérité, c’est que depuis la retraite de Clara Schumann, le musicien de Dusseldorf n’a point rencontré de plus sérieuse interprète, et ce que je dis pour les œuvres de piano de Schumann s’applique également aux dernières sonates de Beethoven.

Tous les ans, le monde des concerts agrandit son royaume, il a pour capitale le Conservatoire, et pour provinces trente sociétés, toutes florissantes, sans compter les salons où se produisent maintenant des virtuoses inédits. Qui connaissait naguère M. Diaz de Soria ? Fraîchement débarqué, il voit le monde, chante ici et là de jolis petits riens avec un certain agrément, et presque aussitôt la mode fait de lui son Brummel, et les salons se le disputent. Voix charmante, d’un timbre pur, sinon très solide, un baryton qui ténorise, mais de science, point ; si vous voulez un musicien, un chanteur, un artiste, il faut vous adresser à M. Pagans. De ce que M. Pagans dit à ravir le répertoire espagnol, nombre de gens seraient tentés de le prendre pour un simple débitant de boleros et de seguidilles ; qu’ils attendent que ce maître espagnol leur chante un air de Mozart ou de Cimarosa, Il mio tesoro ou Pria che spunti, rien que cela, et tout de suite ils seront détrompés. La nature se charge de timbrer la voix, elle ne se charge pas de la poser. N’oublions point que l’école espagnole, qui tient une si large place dans la peinture, compte aussi quelque peu dans l’art vocal ; l’enseignement des Porpora et des grandes maîtrises italiennes a poussé tra las montes d’illustres branches qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours. Tandis que l’école-mère a cessé de fonctionner en Italie, la transmission n’a pas cessé de s’opérer de ce côté : Garcia et sa race nous viennent de là ; de lâ aussi la pureté, la simplicité de style de M. Pagans ; l’art qu’il pratique et qu’il professe n’est point chose de son invention, il le tient des principes qu’il a reçus, car il en est de l’art du chant comme de la statuaire, et dès qu’on parle de remonter à la vraie source, les sculpteurs invoquent Phidias, comme les vocalistes disent : Porpora.


F. DE LAGENEVAIS



Rapports sur les opérations de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains.


L’œuvre si méritoire de la Société de protection des Alsaciens-Lorrains que préside M. le comte d’Haussonville se poursuit avec une incessante et généreuse activité. Le compte-rendu de l’assemblée générale du 15 mai dernier constate que les dépenses, qui au 30 avril 1873 s’élevaient à 949,000 francs, se sont accrues pendant le dernier exercice de 657,000 francs, laissant à la date du 30 avril 1874 un solde disponible d’environ 960,000 francs, où les souscriptions n’entrent cette fois que pour une somme de 44,000 francs, et l’exposition de peinture ouverte au Palais du corps législatif pour 26,000 francs, produit de la première semaine. Cette exposition, qui réunissait d’admirables trésors d’art prêtés par les possesseurs des plus riches collections particulières, vient d’être renouvelée en partie, et sous peu le public y sera de nouveau convié. Une circonstance qui dans ces derniers temps a singulièrement facilité la tâche de la Société de protection, c’est la création de la commission ministérielle chargée de répartir les 6 millions qui avaient été souscrits pour la libération du territoire et qui ont été affectés au soulagement des Alsaciens-Lorrains émigrés en France. Disposant de fonds considérables, cette commission a pu venir largement en aide à toutes les infortunes, et son action a produit les plus heureux résultats, notamment au point de vue de la colonisation de l’Algérie.

La Société de protection a elle-même dépensé cette année 274,000 fr. pour cet objet. Afin de choisir en connaissance de cause les emplacemens où devaient être construits des villages pour les nouveaux colons, MM. d’Haussonville et Guynemer étaient partis pour Alger dès le mois de mai 1873; leur choix s’était fixé sur trois points, deux situés dans la province d’Alger, l’autre dans la province de Constantine. Le premier de ces territoires, Azib-Zamoun, se trouve à 82 kilomètres à l’est d’Alger. Les eaux y sont abondantes et les terres fertiles; le pays passe pour être extrêmement salubre, et les routes qui traversent le territoire sont desservies journellement par des voitures publiques. Le second territoire, appelé le Camp du Maréchal, est contigu au premier; ils comprennent ensemble 3,800 hectares. Le troisième, Aïn-Tinn, est situé à 46 kilomètres à l’ouest de Constantine; le climat de cette région est relativement froid et convient aux Européens; les eaux y sont abondantes, on y trouve en outre des sources chaudes d’un débit considérable. Malheureusement les travaux qui doivent précéder l’installation des colons ne sont pas encore achevés sur ce point. Au contraire Azib-Zamoun est dès à présent un village peuplé de 40 familles qui y sont établies dans des conditions excellentes, et qui dans quelques mois récolteront les fruits de leurs premiers travaux. Ce village, dont la population doit être prochainement portée à 50 feux, sera sans doute sous peu appelé à l’existence civile. Tout fait espérer que cette entreprise ne restera pas sans influence sur l’avenir de la colonisation de l’Algérie. Depuis trois ans en effet, plus de 2,000 familles nouvelles de colons (environ 10,000 personnes) ont été pourvues de terres, et sur ce nombre la moitié sont venues de France depuis 1870. Le mouvement d’immigration tend donc à s’accroître, et il ira toujours en augmentant à mesure que les admirables ressources de l’Algérie seront mieux connues.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.