Chronique de la quinzaine - 14 mai 1874

Chronique n° 1010
14 mai 1874


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1874.

Il y a un temps pour les fantaisies, il y a un temps pour la raison et pour l’action sérieuse. Ces six semaines d’interrègne parlementaire qui viennent de s’écouler, on les a bizarrement employées à disputer et à divaguer, à écrire des lettres, à jouer aux ombres chinoises dans des polémiques subtiles ; on n’a réussi tout naturellement qu’à obscurcir les choses les plus simples et les plus claires, à désorienter un peu plus le pays, déjà lassé d’incertitudes, et à rendre pour ainsi dire plus criante la nécessité de sortir de cette atmosphère trouble qu’on nous fait. Le retour de l’assemblée a le mérite d’en finir avec ces agitations dans le vide, de remettre tout le monde en présence de la réalité, de contraindre tous les petits calculs, les arrière-pensées, les combinaisons secrètes, à se dévoiler et à se préciser. Maintenant que l’assemblée est de nouveau réunie, il ne s’agit plus de jouer avec des fantômes, d’écrire des consultations de fantaisie sur le septennat-institution et le septennat personnel, de laisser entrevoir l’arrivée prochaine de M. le comte de Chambord à Versailles. La situation va se dessiner nettement dans ce qu’elle a de grave et d’impérieux. Les problèmes trop longtemps ajournés vont se poser ou plutôt s’imposer. Les partis ne renonceront pas à leurs subterfuges et à leurs manœuvres, il faut bien s’y attendre ; ils ne feront que hâter des solutions inévitables, ils se sentent eux-mêmes sous le poids des circonstances qu’ils ont contribué à créer. Toute la question est de savoir si l’on peut, si l’on veut essayer de prolonger une équivoque désastreuse pour tous les intérêts extérieurs et intérieurs du pays, ou si l’on est enfin décidé à se placer en face de la situation telle qu’elle apparaît au début de cette session nouvelle. Au point où nous en sommes, on peut dire que ce n’est plus même là une question, ou du moins elle est tranchée par une sorte d’instinct universel. Tout le monde a le pressentiment que la session qui vient de s’ouvrir doit être décisive. Les députés arrivent de leurs provinces avec cette impression. Pour l’assemblée, qui dispose en ce moment de la France, c’est une affaire de nécessité, d’honnêteté patriotique, de prévoyance, de raison politique. Tout se réunit.

Un député disait récemment le mot de cette singulière et grave situation : « l’assemblée s’est déclarée constituante, il faut qu’elle constitue ;… si elle ne le peut, la dissolution s’imposera fatalement… » C’est là en effet l’inévitable alternative au moment où se rouvrent les débats parlementaires. Les esprits sensés et réfléchis ne peuvent s’y méprendre. Le malaise qui règne dans le pays, qu’ils sont les premiers à constater et à déplorer, est sans doute le résultat de bien des causes ; il tient aussi en partie, dans une certaine mesure, à la prolongation d’un régime absolument exceptionnel au-delà des circonstances, douloureusement exceptionnelles elles-mêmes, qui ont produit ce régime, qui l’ont rendu momentanément nécessaire. L’assemblée actuelle a certes rendu d’immenses services à la France. Élue sous le coup d’incomparables désastres, investie d’un mandat illimité, indéfini, elle avait à pourvoir à tout, au rétablissement de la paix, à la répression d’une effroyable guerre civile, à la libération du territoire, à la reconstitution de nos forces militaires, à la réorganisation de nos finances. L’assemblée résumait nécessairement en elle tous les pouvoirs ; elle était pour ainsi dire la France personnifiée, se gouvernant, se donnant des lois, s’imposant des sacrifices. Rien de mieux. L’assemblée a patriotiquement rempli la plus dure, la plus difficile partie de sa mission, elle a réussi à congédier l’occupation étrangère, merveilleusement représentée dans la réalisation de ce dessein tout national par celui dont elle avait fait le premier magistrat de la France, M. Thiers. Elle devait assurément à son honneur, même après la libération du territoire, de résister aux sommations injurieuses de ceux qui lui demandaient prématurément son abdication, de poursuivre sa tâche jusqu’au bout, en préparant la réorganisation politique du pays, la constitution d’un régime régulier. La question est là précisément aujourd’hui dans cette réorganisation politique ; c’est la dernière raison d’être de l’assemblée, la nécessité irrésistible de la situation. Si l’assemblée se laisse arrêter en chemin et détourner de son œuvre, que reste-t-il ? Ce que nous voyons, ce que les pointus et les excentriques de l’extrême droite voudraient peut-être perpétuer dans l’intérêt de leurs espérances et de leurs combinaisons, la continuation indéfinie d’un des régimes les plus extraordinaires qui aient existé.

Qu’on y songe bien, voilà plus de trois ans que nous en sommes là, avec une assemblée unique, investie de tous les droits et de tous les pouvoirs, sans contrôle et sans contre-poids, dominant de sa souveraineté absorbante un gouvernement à qui on demande la forcé sans lui donner une existence définie, tenant suspendues sur le pays les difficultés extérieures qui peuvent naître d’une interpellation intempestive ou les agitations intérieures qui peuvent résulter d’une résolution inattendue. Il suffit de réfléchir un instant pour comprendre que ce n’est là qu’une immense anomalie, un régime des grandes circonstances, énergique et efficace instrument dans un temps de crise, plein de périls dès qu’il se prolonge au-delà de sa durée naturelle, et il n’y a pas même à réfléchir, il n’y a qu’à voir ce qui se passe tous les jours. Voilà un gouvernement réduit, pour s’affirmer, à s’en aller faire un discours dans le département de l’Eure, à envoyer des communiqués aux journaux et à négocier avec les partis. C’est le gouvernement de la majorité, répète-t-on toujours, c’est la loi parlementaire ! Nullement, c’est une complète illusion. Que les partis se combattent, s’infligent des défaites ou négocient entre eux dans les conditions habituelles d’un régime parlementaire organisé, rien de plus simple. Le cours des affaires nationales n’est point sérieusement interrompu ; il y a un gouvernement, des institutions, des moyens légaux de dénouer une crise. Aujourd’hui, et c’est ce que nous voudrions faire toucher du doigt parce qu’on l’oublie sans cesse, il n’existe rien qu’une majorité, qui n’existe pas elle-même, ou qui du moins ne se sauve d’une dislocation toujours menaçante qu’à force d’artifices et de combinaisons ingénieuses. Vous le voyez sous les traits les plus saisissans en ce moment même : du premier coup, au premier pas, c’est l’existence même du gouvernement qui est en cause dans une question d’ordre du jour. Avant de savoir ce qui arrivera, il faut attendre l’issue des négociations ouvertes par M. le président du cercle Vatel avec M. le président du cercle des Réservoirs, avec M. le président de la réunion Colbert, sans compter M. le président de la réunion de l’appel au peuple, et si ces négociations n’aboutissaient pas, ce qui peut bien arriver un jour ou l’autre, il n’y aurait plus rien, absolument rien, ni lois politiques ni institutions. Et c’est là le régime que de prétendus conservateurs voudraient prolonger ! et l’on s’étonne des malaises d’opinion qui se manifestent.

L’inquiétude du pays ne vient pas précisément de telle ou telle mesure du gouvernement, d’une certaine direction politique ; le pays s’effarouche même peut-être trop peu de voir reparaître quelquefois des pratiques de l’empire qu’on ferait mieux de laisser dans l’oubli. L’inquiétude publique vient du sentiment d’une situation sans base, sans caractère défini, sans garanties, où tout est possible et où rien n’est possible. Nous sommes pleins de respect pour l’assemblée ; nous demandons simplement à tous les hommes prévoyans du gouvernement, des opinions modérées, de vouloir bien se rendre compte du danger d’une telle situation. L’assemblée garde encore aujourd’hui assez d’autorité et de force pour compléter ce qu’elle a commencé, pour organiser librement un régime guidera plus ou moins définitif, qui, dans tous les cas, aura aux yeux de la France la sanction d’un pouvoir souverain, des garanties de régularité et de durée fixe. Cette autorité dont jouit encore l’assemblée n’est point évidemment inépuisable. S’il y avait aujourd’hui une crise parlementaire, une scission de majorité, qui n’est certes point impossible, peut-on nous dire quels moyens réguliers il y aurait de sortir de là ? Il n’y en a aucun jusqu’ici. Il faudrait arriver droit à la dissolution, et on y arriverait par impuissance, en laissant le gouvernement sans organisation, le pays sans appui, sans direction, après avoir laissé échapper l’occasion d’offrir le sérieux spectacle d’une assemblée souveraine transmettant à ses successeurs un héritage d’ordre et de sécurité. Véritablement peut-on placer un pays entre le danger d’un vote émis au hasard, dans la fièvre d’une crise universelle, et les coups d’état ? On ne peut pas le vouloir, on ne peut pas aller les yeux fermés à ces extrémités, et voilà pourquoi c’est pour l’assemblée une affaire de prévoyance et d’obligation, une affaire pressante, d’accepter ce devoir qui s’impose à elle au moment où elle se réunit, de donner à la France un régime régulier, défini.

La nécessité est éclatante, elle se dégage de toute une situation, et les élémens de cette organisation nécessaire sont tout aussi clairement indiqués. Pour les coordonner, pour arriver à une solution pratique, il n’y a qu’à le vouloir ; il suffit de s’en tenir à ce qui est possible, de mettre un instant de côté les intérêts, les passions et les préjugés de parti. Ah ! c’est là, nous le savons bien, la difficulté. L’assemblée est à peine réunie depuis deux jours ; la première séance s’est passée à recevoir la démission et à écouter les explications embarrassées du député séparatiste de Nice, M. Piccon, qui a écrit une lettre pour prouver qu’on pouvait être député de la France et appeler de ses vœux ou prévoir un nouveau démembrement de la France. La démission de M. Piccon, fort bien, il n’avait rien de mieux à faire. Les explications qu’il a cru devoir donner n’ont eu d’autre mérite que de fournir à un jeune député de la Savoie, M. Costa de Beauregard, l’occasion de déclarer avec chaleur que dans ce bon et honnête pays de Savoie tous monarchistes et républicains, n’avaient dans le cœur qu’un seul sentiment, le sentiment de fidélité à la France. La seconde séance de l’assemblée a été occupée par la réélection de M. Buffet à la présidence. Jusque-là tout est bien ; mais dès les premiers jours, on le sent, la crise est dans l’air. Les partis arrivent plus animés que jamais, avec leurs mots d’ordre et leurs plans de campagne. La lutte est visiblement engagée entre ceux qui veulent les lois constitutionnelles et ceux qui se proposent dès aujourd’hui de mettre tout en œuvre pour arrêter ces lois au passage, pour les ajourner ou les dépouiller d’avance de tout caractère sérieux. Avant même que la question soit arrivée à la discussion publique, la lutte a commencé dans les conciliabules sur un point de procédure parlementaire, sur la mise à l’ordre du jour de la première des lois constitutionnelles, de la loi électorale, que les légitimistes de l’extrême droite tiennent à écarter. La tactique des légitimistes extrêmes est évidente. Ils veulent faire passer avant tout la loi municipale, une loi sur l’enseignement supérieur, les projets financiers, tout ce qui peut occuper la session et conduire jusqu’au moment où l’on prendra de nouvelles vacances sans avoir touché aux lois constitutionnelles.

Ainsi rien n’y fait, ni la nécessité publique qui parle si haut, ni le danger d’une incertitude prolongée, ni l’impossibilité d’arriver à la monarchie : les légitimistes n’entendent pas raison. Ils ne veulent ni de la loi électorale, qui pourrait conduire à la dissolution, ni d’une loi sur la transmission du pouvoir exécutif qui aurait l’air d’une consécration légale de la république. Les chevau-légers ne tiennent pas plus de compte des plus pressans intérêts du pays que des engagemens pris par l’assemblée, car enfin il y a une série de résolutions par lesquelles l’assemblée s’est positivement engagée. Déjà l’an dernier, sous la présidence de M. Thiers, la première loi des trente faisait au gouvernement une obligation de présenter les lois constitutionnelles, dont l’une devait justement régler la transmission du pouvoir exécutif, et l’assemblée était si parfaitement décidée, qu’elle repoussait un amendement de M. de Kerdrel proposant d’ajourner la présentation de ces mesures jusqu’à la libération du territoire. L’acte constitutif du septennat n’a fait que confirmer ces engagemens en promettant la discussion prochaine de ces lois réclamées par le maréchal de Mac-Mahon lui-même. Est-ce qu’il est sérieux de proposer à une assemblée de se déjuger ainsi, de prétendre, par un caprice de parti, abroger toute une série de résolutions, uniquement pour se réserver les chances de l’imprévu, le droit de s’agiter dans un provisoire indéfini ? Les chevau-légers se font d’ailleurs d’étranges illusions. Si un prétendant devait profiter de l’imprévu, ce prétendant, selon toute vraisemblance, ne serait pas M. le comte de Chambord, et il serait curieux de voir des légitimistes préparer des chances à l’empire.

Le gouvernement réussira-t-il à vaincre cette obstination aveugle ou intéressée de certains partis ? Il le désire sans doute, il veut sérieusement, quant à lui, les lois constitutionnelles, et l’autre jour, dans un banquet donné aux maires de son département, M. le duc de Broglie insistait très vivement sur cette nécessité d’organisation. Malheureusement le ministère poursuit un dessein qu’on peut appeler contradictoire. Il veut les lois constitutionnelles et il s’obstine à vouloir les faire avec ceux qui les repoussent, qui ne seraient pas fâchés de les voir échouer, ou qui dans tous les cas ne prêtent leur concours qu’avec toute sorte de restrictions et d’arrière-pensées, en faisant des conditions. Qu’en peut-il résulter ? On s’expose tout simplement à faire une œuvre équivoque, indécise, entourée de telles atténuations qu’elle risque d’être affaiblie d’avance dans son autorité, dans son efficacité. Ce qui serait surtout un danger, ce serait de se prêter à cette pensée, fort en faveur parmi certains légitimistes, même parmi des légitimistes modérés, d’organiser ce qu’on appelle maintenant le septennat personnel. À quoi cela peut-il bien ressembler ? Qu’est-ce que peuvent être des institutions faites pour une personne, si honorable, si élevée qu’elle soit ? Voilà donc des hommes qui sont royalistes, mais qui se disent en même temps libéraux, parlementaires, et qui s’occuperaient à refaire, à réhabiliter, quoi ? le gouvernement personnel ! Franchement, au lieu de se perdre dans toutes ces subtilités, que ne fait-on simplement des lois pour elles-mêmes, des institutions pour elles-mêmes, une organisation que le cours des choses pourra modifier, mais suffisante dès ce moment pour offrir au pays l’apparence et la réalité d’un régime sérieusement constitué ?

C’est là notre œuvre essentielle, et, il faut bien y songer, tout ce qu’on fera pour l’apaisement intérieur de la France à l’abri d’institutions régulières, on le fera dans la même mesure pour son crédit extérieur, qu’elle ne songe sûrement pas à reconquérir aujourd’hui autrement que par la paix, par le recueillement et le tranquille rajeunissement de ses forces. À quoi donc peuvent se rapporter les interpellations qui ont eu lieu ces jours derniers dans le parlement anglais et devant les délégations autrichiennes au sujet de troubles dont le continent serait ou aurait été récemment menacé ? Lord Derby et le comte Andrassy ont eu bien raison d’écarter le péril du moment, sans dissimuler, il est vrai, les dangers qui peuvent naître dans l’avenir de la situation respective des nations européennes. Assurément l’avenir est toujours réservé, et personne n’a le droit d’en disposer. L’avenir est à ceux qui sauront le préparer par leur constance et par leur sagesse. Pour le moment, il y a une chose bien sûre. S’il y a eu des menaces de troubles, ce n’est point évidemment de la France qu’elles sont venues. Ce n’est pas en France qu’il a été dit qu’on devait rester cinquante ans sous les armes. Ce n’est point à Paris que le roi d’Italie a eu à repousser des propositions en vue de guerres nouvelles. L’erreur de beaucoup d’hommes publics de l’Europe, de M. de Bismarck tout le premier, c’est de croire que nous sommes toujours en ébullition. Ils jugent la France d’aujourd’hui par la France d’autrefois, et ils se trompent. On peut être tranquille, la France n’a point la passion de se jeter dans la guerre. S’il y a des conflits, ce n’est pas elle qui les allumera. Elle sait et elle voit bien des choses dont elle ne parle pas toujours. Elle garde la foi en sa grandeur et son inviolable espérance ; mais elle a la volonté d’étonner le monde par sa patience. La France n’ignore pas que des désastres comme ceux qu’elle a éprouvés ne se réparent qu’avec le temps ; elle sait de plus qu’il n’y a pour elle qu’une manière de reprendre la place qui lui est due, c’est de mériter l’amitié de ses alliés par la sûreté de ses rapports, la confiance des peuples par sa courageuse sagesse. le reste, c’est la question de l’avenir.

M. de Bismarck a certes toute sorte de droits à prendre ce titre de « cocher de l’Europe » que l’impératrice Catherine décernait autrefois à M. de Choiseul. C’est un terrible homme, qui, même en étant malade et en ayant quelque peine à se remettre, trouve du temps pour tout. Il a joué son rôle dans le vote récent de la loi militaire ; il ne dédaigne pas de livrer à la juridiction d’un tribunal allemand M. Lévêque de Nancy sans trop regarder au traité de Francfort, qu’il doit bien connaître, puisqu’il l’a fait, et voici qu’avant de partir pour Varzin il vient de vider à sa satisfaction l’incident d’Arnim en remplaçant à Paris M. l’ambassadeur d’Allemagne, en nous envoyant comme nouveau représentant de l’empereur Guillaume le prince de Hohenlohe, qui va prochainement arriver. Les journaux allemands semblent croire qu’en France nous avons attaché une importance particulière au conflit qui s’est dénoué par la disgrâce de l’ambassadeur impérial d’hier, ils se trompent ; ce qui vient d’arriver à M. d’Arnim n’est pour nous qu’une affaire allemande, un incident curieux de plus. M. le comte d’Arnim, avant de venir à Paris, avait représenté la Prusse à Rome en 1869 et 1870 pendant le concile. Comment un journal de Vienne s’est-il trouvé récemment en mesure de publier quelques-uns des rapports de M. d’Arnim sur le concile ? C’est là jusqu’ici le secret. Quelle impression le prince-chancelier d’Allemagne a-t-il ressentie de cette divulgation ? On pourrait s’en douter par la publication faite immédiatement à Berlin d’autres rapports, d’un document tout confidentiel où l’ancien ambassadeur de Prusse à Rome semblait se mettre en contradiction avec lui-même, où il parlait notamment d’un ton assez leste du chanoine de Munich, M. Döllinger, qui a eu son rôle dans toutes ces affaires religieuses. M. le comte d’Arnim n’a pas voulu se résigner à cette indiscrétion qui lui faisait dire tout haut des choses désagréables au chanoine bavarois, et il a fort dignement écrit à M. Döllinger pour s’excuser. M. Döllinger à son tour a publié cette lettre, où M. d’Arnim parlait du gâchis religieux allemand, et voilà aussitôt la guerre déclarée à M. l’ambassadeur d’Allemagne à Paris par tous les journaux dévoués à la politique du prince-chancelier. M. d’Arnim a été traité en diplomate intempérant et indiscret, presque en agent révolté contre son gouvernement, de sorte que, lorsqu’il est récemment arrivé à Berlin, il est tombé au milieu d’un monde prévenu ou hostile qu’il n’a fait qu’exaspérer par une nouvelle lettre plus accentuée encore. Cette fois la rupture était complète, et M. de Bismarck a eu d’autant plus de facilité à briser M. d’Arnim que l’empereur Guillaume n’aime guère ces dérogations bruyantes et intempestives aux traditions de la diplomatie prussienne ; mais est-ce bien là le vrai et seul motif de la disgrâce ou de la retraite de l’ancien ambassadeur d’Allemagne à Paris ?

Peut-être ce dernier incident est-il venu à propos pour les deux personnages qui se sont trouvés en conflit et qui depuis quelque temps passaient pour ne point vivre dans la meilleure intelligence. Il est bien certain que M. le comte d’Arnim avait peu de goût pour la politique suivie par le prince-chancelier dans les affaires religieuses de la Prusse et de l’Allemagne. Attaché au parti conservateur de son pays, il ne voyait pas sans peine les emportemens quelque peu révolutionnaires de M. de Bismarck, tout en sachant bien que M. de Bismarck n’est révolutionnaire que lorsqu’il le veut, dans la mesure où il le veut et où il le croit utile à ses intérêts. M. d’Arnim pouvait donc passer, sinon pour un rival dangereux, du moins pour un mécontent d’une certaine importance politique par son rang, par ses relations à Berlin. D’un autre côté, il n’est point impossible, qu’il ne trouvât sa position à Paris difficile et ingrate. Il gardait sa place avec une distinction et une dignité qui lui étaient faciles, il avait été reçu avec les égards qui lui étaient dus, qu’on n’avait pas la pensée de lui refuser ; mais enfin il était venu en France à la suite de la guerre, dans un moment où une partie de notre territoire était occupée par les troupes allemandes, et il ne pouvait espérer trouver dans la société française, d’habitude si hospitalière, un accueil sans réserve. Peut-être même y avait-il eu quelques incidens mondains sur lesquels il avait eu le bon goût de ne pas insister. Toujours est-il qu’il ne désirait pas rester à Paris, surtout après s’être trouvé en dissidence avec le prince-chancelier sur ce qui se passait en France. On lui avait offert le poste de Constantinople ; il hésitait lorsque survenait tout à coup cet incident de la divulgation des papiers diplomatiques relatifs aux affaires religieuses.

Ce n’était pas de quoi arranger les rapports du chancelier et de l’ambassadeur. M. de Bismarck a-t-il trouvé l’occasion bonne pour pousser ce conflit à fond M. d’Arnim, de son côté, ne paraît pas avoir trouvé cette occasion mauvaise pour une rupture. L’attitude qu’il a prise indique évidemment une résolution arrêtée et même une certaine intention, de résistance au chancelier. S’il n’est plus dans la diplomatie officielle de la Prusse, il reste un personnage politique qui à un moment donné peut avoir de l’importance à Berlin. Quant au poste que l’ancien représentant de l’empereur Guillaume laisse vacant à Paris, il va être occupé par le prince de Hohenlohe, vice-président du parlement allemand, ancien président du conseil du roi de Bavière à l’époque où M. d’Arnim était ambassadeur de Prusse à Rome. Le prince de Hohenlohe a l’avantage de venir en France dans des circonstances un peu moins difficiles que celles où venait le comte d’Arnim. Il est Bavarois, catholique, libéral, et avant de quitter l’Allemagne il nous a envoyé un petit compliment de bienvenue en disant dans un banquet qu’il allait représenter l’empire et l’empereur auprès d’une nation à laquelle les Allemands doivent reconnaître le mérite d’avoir la première parmi les nations du continent proclamé les grandes idées sur lesquelles repose l’état moderne. M. le prince de Hohenlohe sera sûrement reçu en France dans la mesure des sentimens de sympathie dont il portera l’expression.

Il y a aujourd’hui pour l’Angleterre une question qu’une préoccupation passagère et superficielle des affaires du continent ne peut éclipser. Il ne s’agit ni d’une dispute de pouvoir entre whigs et tories, ni de la guerre contre les Achantis, ni de la famine de l’Inde, ni du danger des progrès de la Russie vers l’Afghanistan. La question qui vient de surgir, ou plutôt qui vient de reparaître avec un caractère plus aigu, est tout simplement le signe du travail profond qui s’accomplit dans la société anglaise. C’est une grève agricole des plus redoutables par les proportions qu’elle a déjà prises, par les conséquences qu’elle peut avoir, par les crises dont elle menace la propriété tout entière. Jusqu’à ces derniers temps, le mouvement par lequel la population ouvrière de l’Angleterre est arrivée à se constituer sous la forme d’associations, de trades-unions, pour défendre ses intérêts contre le capital, contre les patrons, ce mouvement était resté circonscrit dans la sphère de l’industrie, du travail de manufacture et d’usine. La population agricole, plus fixe, moins facile à grouper et à exciter, n’avait pris aucune part à cette agitation, et semblait indifférente. Maintenant elle entre à son tour dans le mouvement ; elle a son union, qui est de création assez récente, qui a noué aussitôt des rapports avec les autres associations ouvrières, de sorte que l’Angleterre est menacée de se voir enveloppée d’un réseau s’étendant à toutes les formes du travail.

Le premier symptôme de cette situation si nouvelle et si dangereuse apparaissait, il y a deux ans, par une grève qui éclatait tout à coup dans le comté de Warwick, et qui a été le vrai point de départ de l’association des ouvriers de la terre, constituée par les soins de M. Arch, sous le titre d’Union nationale des travailleurs agricoles. La grève d’aujourd’hui, dirigée par l’Union agricole, soutenue par les autres associations ouvrières de l’industrie, a pris naissance autour de Newmarket ; elle s’est étendue bientôt à certains districts des comtés de Suffolk, de Cambridge, de Lincoln. Rien n’est plus complexe d’ailleurs que cette question des salaires agricoles, qui varient nécessairement selon les contrées, qui s’élèvent à 18 shillings, — 22 francs 50 centimes, — par semaine dans le Lincolnshire, tandis qu’ils ne sont que de 10 shillings, — 12 francs 50 centimes, — à Newmarket. Une augmentation proportionnelle réclamée par les ouvriers ou par l’Union au nom des ouvriers, et refusée par les fermiers, est devenue le signal de la grève. Des milliers de travailleurs sont aujourd’hui inoccupés, attendant la capitulation des maîtres qu’ils espèrent lasser. L’Union pourvoit à leurs besoins en leur donnant 9 shillings par semaine. Les ouvriers de l’industrie, mis à contribution pour soutenir les grévistes de l’agriculture, fournissent une subvention considérable. On a cité le chiffre énorme de 25,000 livres sterling par semaine. Il y a déjà six semaines que cette crise dure, et la question ne cesse d’être ardemment agitée en Angleterre. Jusqu’ici rien ne laisse prévoir à qui restera la victoire ou quel moyen de conciliation mettra fin à la lutte. Les belligérans sont en présence. Les maîtres refusent de céder, les ouvriers persistent dans leurs prétentions et ne font rien ou émigrent. Le travail reste en suspens dans les contrées envahies par la grève. Un des incidens les plus curieux de cette lutte, c’est l’intervention imprévue d’un des principaux dignitaires de l’église anglicane, de l’évêque de Manchester, M. le docteur Fraser, qui a pris spontanément et hautement parti pour les grévistes, plaidant leur cause avec une sorte de candeur audacieuse. L’évêque de Manchester, tout en se déclarant peu favorable aux trades-unions, tranche la question d’une façon aussi radicale que sommaire. Si, pour donner satisfaction aux légitimes réclamations des ouvriers agricoles et alléger leur condition, il faut prendre sur la rente que les fermiers paient aux propriétaires, il n’y a qu’à réduire le prix des fermages, au risque d’être désagréable à ceux qui ont pris l’habitude de « dépenser dans les splendeurs d’une fête ou dans l’achat d’un attelage de chevaux de race le revenu de 300 acres de terre. » Si l’on ne se hâte pas, le terrible prélat menace l’Angleterre d’une prochaine « guerre de paysans. » L’évêque de Manchester est un peu prompt et un peu vif dans ses solutions comme dans ses menaces. Il jette dans un tel conflit des paroles assez imprudentes, assez peu faites pour aider à l’apaisement des esprits dans les campagnes. Les problèmes de ce genre sont des plus compliqués et ne se résolvent pas ainsi. Assurément la condition des ouvriers agricoles de l’Angleterre est assez misérable dans certaines régions, surtout dans le district de Newmarket, où la grève a commencé, où avec moins de 15 francs par semaine ces malheureux, réduits à se loger pêle-mêle dans des masures infectes, sont obligés de suffire à tous leurs besoins. Améliorer cette condition est un acte de prévoyance sociale ; mais d’un autre côté il y a des traditions consacrées, des droits acquis, des intérêts légaux. Ces fermages aujourd’hui mis en cause reposent sur des contrats à longue échéance qui ont été fixés d’après certaines données, et la ruine du fermier, qui résultera de la mobilité et de l’accroissement des salaires, peut fort bien ne pas profiter aux travailleurs.

Il y a dans tous les cas une chose bien certaine : que les ouvriers échouent ou triomphent aujourd’hui, l’agriculture anglaise entre dans une période nouvelle qui peut devenir assez critique. Elle est désormais sous le coup de ce système des grèves qui en est à sa première application dans la sphère des intérêts agricoles, et qui ne fera vraisemblablement que se développer en se régularisant. C’est là ce qu’il y a de grave. C’est peut-être le pas le plus hardi qui ait été fait vers une transformation sociale. Des améliorations partielles, des réformes de détail, les Anglais, heureusement pour eux, ont l’esprit assez pratique pour en trouver s’il le fallait, si le mouvement des populations rurales pouvait être détourné et contenu à ce prix ; mais il est évident que ce n’est plus là seulement la question. Ces agitations rurales qui commencent inaugurent peut-être un mouvement dont le dernier mot est une révolution plus ou moins prochaine dans la constitution de la propriété agricole. Jusqu’ici c’était un problème assez lointain, tout théorique ; il semble se rapprocher maintenant et apparaître ; à travers ces grèves nouvelles dont l’agriculture anglaise est la victime.

Les événemens ont marché vite depuis quelques jours en Espagne. Après un mois passé à refaire l’armée qui avait livré les combats sanglans et meurtriers de la fin de mars, à organiser de nouveaux corps, à préparer une campagne nouvelle, l’action s’est vivement engagée dans les montagnes de Biscaye, autour de cette malheureuse ville de Bilbao, qui s’est si vaillamment défendue sans se laisser abattre par un bombardement impitoyable. Tandis que le général Serrano se chargeait d’attaquer de front les positions carlistes devant lesquelles il avait échoué une première fois, le général Manuel de la Coucha exécutait de son côté un mouvement stratégique des mieux combinés, menaçant de couper la retraite à l’ennemi, et en deux ou trois jours de lutte, non sans efforts, mais avec bien moins de pertes qu’au mois de mars, on est arrivé à un dénoûment aussi prompt qu’heureux. Cette campagne a été vivement et habilement enlevée. Les carlistes se sont vus bientôt réduits à se replier de toutes parts, pour éviter d’être enveloppés, abandonnant des positions presque inexpugnables et surtout levant le siège de Bilbao, dont la constance a préparé le succès de l’armée. Il n’était que temps ; encore un échec de l’armée, la ville serait évidemment tombée, elle en était déjà aux derniers expédiens pour vivre. Serrano a fait à son vieux compagnon d’armes, au général Concha, la galanterie de le laisser entrer le premier dans la ville délivrée, et même pour vaincre ses scrupules il lui en adonné l’ordre. Entre le duc de La Torre et le marquis del Duero, il y a eu assaut de chevalerie après la victoire, de même qu’il y avait eu, il faut le dire, émulation de vigueur pendant le combat. C’est le mouvement conçu, exécuté par Concha, qui a décidé le succès ; mais Serrano l’a soutenu, complété par une attaque hardie au moment voulu. L’un et l’autre ont retrouvé dans ces opérations compliquées le feu de leur jeunesse militaire, qu’ils ont su communiquer à leurs soldats.

Sans nul doute, cet abandon forcé du siège de Bilbao est un coup des plus rudes pour les carlistes ; même quand ils auraient pris Bilbao, leur cause avait toujours peu de chances de triompher définitivement en Espagne. Qu’est-ce donc après un échec signalé ? Ce jeune prince qui s’occupe tristement à désoler le pays sur lequel il prétend régner peut publier des proclamations et promettre encore à ses soldats de les conduire de Vera à Cadix ; les auxiliaires étranges et imprévus qu’il trouve en France peuvent faire des pèlerinages à Notre-Dame de La Garde à Marseille pour le succès de ses armes : la défaite qu’ils viennent d’essuyer n’est pas moins grave pour eux, doublement grave, parce qu’elle montre leur impuissance et parce qu’elle est le signal de la réapparition d’une véritable armée espagnole. Il ne faut pas cependant s’y tromper, la lutte n’est rien moins que finie. Les carlistes ont pu se retirer assez tôt pour échapper à un désastre, ils ne se sont pas débandés ; ils ont pu emporter le peu de matériel qu’ils possèdent ; ils ont à leur tête un habile homme, le vieux Elio, qui avait organisé la défense des lignes de Bilbao, qui n’est pas à bout de ressources. Ils n’ont pas quitté la Biscaye, et, payant d’audace, ils commencent à reparaître dans le voisinage de Bilbao comme s’ils attendaient ou cherchaient la bataille, pendant que d’un autre côté, pour remonter le moral de ses partisans, don Carlos annonce des victoires de son frère, le prince Alphonse, en Catalogne. Tout tient évidemment à la vigueur qu’on va mettre à les poursuivre ; mais c’est ici que la question se complique. Serrano, aussitôt après la victoire, est parti pour Madrid, laissant au général Concha la direction de la campagne. Concha lui-même ne peut rien, s’il n’a pas des approvisionnemens, des munitions, de l’argent pour payer ses troupes, et il ne peut avoir tout ce qui lui est nécessaire que s’il y a un gouvernement à Madrid. C’est justement un ministère que Serrano est allé tenter de reconstituer, fort de l’ascendant personnel que lui donne le succès des dernières opérations.

Serrano réussira-t-il à refaire un gouvernement ? Dès son arrivée, il est tombé dans une véritable fourmilière, dans une mêlée de républicains, de radicaux, de constitutionnels, d’alphonsistes, se disputant le pouvoir. Il a commencé par demander quelques jours pour réfléchir, et au dernier moment de cette confusion vient de sortir un ministère dont la composition prouve que l’avantage est resté à des opinions modérées, probablement même assez monarchiques. Le général Zabala est le chef de ce cabinet où figurent des hommes qui ont eu autrefois un rôle politique, M. Ulloa, M. Alonso Martinez, M. Romero Ortiz ; M. Sagasta, l’ancien ministre du roi Amédée, l’antagoniste de M. Martos dans le dernier cabinet, reste ministre de l’intérieur. Le dernier républicain, M. Garcia Ruiz, a disparu. C’est évidemment une évolution conservatrice ; il ne pouvait guère en être autrement, et cette réaction ira sans doute en s’accentuant, car il y a un fait dont il faut désormais tenir compte, c’est la rentrée des chefs de l’ancienne armée. Concha commande dans le nord ; avec lui sont Echague, Letona, Laserna, Martinez Campos, qu’on enfermait dans une citadelle après le coup d’état du mois de janvier pour une manifestation trop conservatrice. Ces chefs ont retrouvé le succès des armes. C’est par eux qu’on peut poursuivre la campagne contre les carlistes si on veut réussir, et Serrano ne se séparera pas sans doute de ses compagnons. Bref, tout indique que l’armée est destinée encore une fois à jouer un rôle dans la politique au-delà des Pyrénées. C’est à la prépondérance militaire que les événemens conduisent ; pour le moment, ils ne conduisent que là, et rien de décisif ne sera fait, selon toute apparence, avant le dénoûment de la guerre civile qui donnera peut-être à l’Espagne, avec la paix, un gouvernement en état de réconcilier toutes les opinions libérales.

CH. DE MAZADE.
L’ATLANTIDE.
I. — Les Atlantes, par M. Roisel, 1874 ; Oermer-Baillière. — II. L’Océan des anciens et les peuples préhistoriques, par M. Moreau de Jonnès, 1873 ; Didier.


Rien n’est mieux fait pour mettre à l’épreuve la sagacité des érudits et pour décourager leur patience que ces obscures traditions, concernant l’origine des races et les migrations des peuples préhistoriques, qui surnagent encore, épaves méconnaissables, après les naufrages qui ont englouti les littératures antiques. A mesure que la science contemporaine parvient à retrouver des débris d’information, à dérouler des papyrus oubliés et à déchiffrer les pages de pierre des monumens que le temps a respectés, les problèmes, loin d’être simplifiés, semblent se compliquer d’incertitudes nouvelles, de doutes imprévus, d’obscurités plus désespérantes. Le jour nouveau que les études de géologie, de paléontologie, de linguistique, répandent sur les âges primitifs n’a servi qu’à mettre en pleine lumière les contradictions et les incohérences des faits légendaires. Il s’agit maintenant de mettre d’accord les cosmogonies et les théogonies sans nombre que les fouilles mettent au jour à chaque pas, de débrouiller la filiation des cultes, de constater les héritages et les emprunts qui attestent la parenté ou le contact des races, de suivre à la piste les dieux et les héros dans leurs incarnations multiples. Pas d’hypothèse qui ne puisse s’étayer de preuves plus ou moins spécieuses, qui ne puisse invoquer un certain nombre d’analogies frappantes : c’est le chaos.

Il ne faut donc pas s’étonner de voir des chercheurs consciencieux, entassant preuves sur preuves, partir des mêmes données et arriver avec une égale certitude aux résultats les plus opposés. Nous en avons un exemple dans les deux livres que MM. Moreau de Jonnès et Godefroy Roisel viennent de publier, le premier sur l’Océan des anciens, le second sur les Atlantes. M. Roisel reprend le récit de Platon, relatif à cette île immense, située au-delà des colonnes d’Hercule, et qui un beau jour disparut dans l’océan ; il démontre que l’Atlantide formait comme un pont entre l’Amérique et le vieux continent, qu’elle était habitée par un peuple d’une culture fort avancée, et qu’elle a été le berceau de la civilisation, qui de cette île a rayonné sur l’ancien et le Nouveau-Monde. Pour M. Moreau de Jonnès au contraire, l’Atlantide gît, ensevelie sous les eaux, entre l’Europe et l’Asie, dans la mer d’Azof ; le littoral de la Mer-Noire a été le foyer principal d’un mélange fécond de la race blanche ou scythique du Caucase avec des hommes rouges et des hommes noirs venus de l’Afrique, mélange qui donna naissance d’abord aux Couchites basanés, puis aux Sémites et aux Aryens. Ce serait donc le bassin de la Mer-Noire qui aurait été le berceau des peuples modernes.

Dans cette hypothèse, une vaste mer recouvrait encore, quelques siècles avant Homère, la steppe moscovite, se reliant avec la Mer-Glaciale, la Baltique et la Caspienne. A une date plus reculée, la Russie entière était submergée par l’Océan-Scythique, qui pénétrait à l’est dans la Tartarie, tandis qu’à l’ouest il se perdait dans les marais de la Pologne et battait de ses flots les Carpathes. Un soulèvement a mis à sec la steppe et les contrées qui l’avoisinent, ne laissant subsister que des lacs et des marécages isolés dans les régions les plus profondes de l’ancien lit de l’Océan. Pendant cette période, les eaux de la Mer-Scythique ont dû plus d’une fois déborder sur le bassin de la Mer-Noire et causer les déluges successifs dont les légendes de tous les peuples ont conservé le souvenir : Xénophon en compte cinq. Ce serait à partir du XIIe siècle avant notre ère que l’Océan-Scythique aurait commencé à se dessécher ; sept cents ans plus tard, au temps d’Hérodote, l’ancien lit de cette mer était occupé par des groupes nombreux de populations, les unes nomades, les autres déjà sédentaires, et, cinq siècles après, ces nomades étaient devenus des peuples riches et commerçans.

L’expédition d’Osiris l’Égyptien, qui à la tête d’une nombreuse armée parcourut l’Asie, laissant partout des colonies et semant sur ses pas des germes de civilisation, serait, selon M. Moreau de Jonnès, le point de départ de la genèse historique des nations. Les Libyens qui s’établirent sur les bords du lac Méotide (de la mer d’Azof) et dans la Colchide formèrent le noyau des colonies couchites qui apparaissent plus tard dans l’histoire. Le rivage oriental du Bosphore cimmérien, habité par ces colons africains, dut s’appeler Libye, et le rivage opposé, habité par les Scythes, portait le nom d’Europe : là étaient les colonnes d’Hercule, le voyage d’Hercule n’étant qu’une version grecque de l’expédition d’Osiris ou de Dionysos, qui s’arrêta en présence de l’Océan-Scythique, croyant avoir touché aux extrémités de la terre, et y fit élever deux stèles pour marquer les bornes de son empire. Or en face des colonnes d’Hercule était située l’île Atlantide : elle s’est abîmée un jour sous les eaux par suite d’une action volcanique, et elle occupait probablement la place que tient aujourd’hui l’immense lagune appelée Mer-Putride, qui dépend de la mer d’Azof.

D’après Diodore, les Atlantes, dont il fait des Africains, étaient un peuple policé, d’une haute culture et gouverné par de sages lois, dont ils étaient redevables à leur roi Ouranos, Ce peuple périt presque tout entier dans la catastrophe qui fit disparaître l’île dans l’océan ; mais l’on voit un peuple congénère, les Hyperborées, survivre aux Atlantes et prolonger son existence jusque dans les temps historiques. Les Cimmêriens seraient un autre rameau détaché de ces populations couchites, qui s’expatria, et auquel il faudrait rapporter les Cimbres, les Celtes, les Ibères, etc. C’est dans les mêmes parages que M. Moreau de Jonnès place l’Athènes antédiluvienne dont parlent Platon, Strabon et Pausanias ; c’est là qu’il faut chercher l’empire des Amazones, qui faisaient la guerre aux Atlantes. Enfin les quatre provinces des Enfers : l’Hadès, l’Érèbe, le Tartare et les Champs-Elysées, seraient quatre îles du groupe dont faisait partie l’Atlantide : ce sont des îles qui existent encore et qui dépendent de la presqu’île de Taman. En résumé, c’est dans le bassin de la Mer-Noire que M. Moreau de Jonnès place la source des traditions relatives à l’Atlantide et à des peuples préhistoriques d’une haute culture intellectuelle. Il apporte à l’appui de sa thèse une surabondance de preuves qui trahissent une érudition plus variée que sûre, à en juger par certaines étymologies fantaisistes qui traitent les mots comme des rébus proposés à la sagacité des peuples à venir ; mais, si sa thèse ne paraît pas définitivement démontrée, les rapprochemens ingénieux qu’il opère sont intéressans à suivre et peuvent être fort souvent justes.

M. Roisel s’attache au contraire à démontrer l’exactitude du récit qui, d’après Platon, aurait été fait à Solon par les prêtres de Saïs. « Près des bords de la mer Atlantique était une île, plus vaste que la Lydie et l’Asie, d’où il était facile de se rendre sur le continent. Il y avait là des rois célèbres par leur puissance, qui s’étendait sur les îles voisines, sur la Lydie jusqu’à l’Égypte, sur l’Europe jusqu’à la Tyrrhénie ; mais il survint des tremblemens de terre et des déluges, et dans l’espace de vingt-quatre heures l’Atlantide disparut. » Le souvenir de ce cataclysme s’est conservé chez les peuples les plus divers ; tous ces témoignages attestent que l’Atlantique a englouti une vaste terre, dont les Açores, les Canaries, les Antilles, sont les derniers vestiges. Lors de la conquête du Mexique, les insulaires racontaient aux Espagnols que les Antilles n’avaient formé jadis qu’un seul continent ; une légende haïtienne attribue de même la formation des Antilles à une subite inondation. Enfin une légende de la tribu africaine des Amakona mentionne une catastrophe à la suite de laquelle la grande île de Kassipi disparut dans l’Océan.

Maintenant existe-t-il entre l’Europe et l’Amérique des traces d’un cataclysme récent ? On peut hardiment répondre par l’affirmative. Les cartes marines indiquent un vaste ensemble de bas-fonds délimité par les Açores, les Canaries, les Antilles et le gulf-stream. Les anciens navigateurs parlent d’immenses champs de plantes marines et d’innombrables écueils à fleur d’eau qui dans ces parages entravaient la marche des navires. La mer de Sargasse, telle que nous la connaissons, n’est apparemment qu’une faible réminiscence de cette mer boueuse, semi-liquide et semi-végétale, qui était peut-être la mer betée (mer figée) des poètes du moyen âge. La chute de l’Atlantide semblerait donc se continuer lentement ; le fond de l’Atlantique s’est graduellement abaissé, beaucoup d’écueils ont disparu, l’eau s’est clarifiée en déposant les limons dont elle était chargée. L’existence ancienne d’une vaste terre atlantique qui a formé un pont entre l’Amérique et l’Europe expliquerait aussi cette dispersion de la. faune et de la flore tertiaires qui embarrasse tant les paléontologues. Des botanistes éminens ont admis cette hypothèse comme la seule explication plausible de l’analogie entre la flore miocène de l’Europe centrale et la flore actuelle de l’Amérique orientale. L’examen comparatif des insectes qui vivent des deux côtés de l’Atlantique, celui des vertébrés vivans ou fossiles, confirme cette supposition.

Dans l’Amérique centrale, en Afrique jusqu’à l’Égypte, en Europe jusqu’à l’Étrurie, M. Roisel signale les restes d’une civilisation identique, et ces ressemblances singulières lui font soupçonner une communauté d’origine dont l’Atlantide aurait été le point de départ. « Là, dit M. Roisel, fut le foyer d’une vaste colonisation dont l’influence se fit sentir vers l’est comme vers l’ouest, et dont les effets resteraient inexplicables, s’il n’avait pas existé un peuple aussi nombreux que civilisé, précisément à la place que la géologie comme la tradition assignent à l’Atlantide. Cette grande nation fut mieux située que toute autre pour découvrir promptement le cuivre et l’étain, et le type spécial de ses armes se retrouve identique dans ses premières colonies. » Les populations de l’Amérique centrale ont gardé le souvenir d’une race de conquérans venus du côté de l’Orient, et les antiquités mexicaines révèlent une civilisation fort ancienne d’origine étrangère, qui par beaucoup de côtés rappelle celle de l’Égypte. Encore de nos jours les voyageurs sont frappés de la ressemblance qui existe entre les indigènes de l’Amérique et le type égyptien ; de là à voir dans les anciens maîtres de l’Amérique centrale et dans ceux de l’Égypte des colons atlantes, il n’y a pour M. Roisel qu’un pas. Il voit également dans les Phéniciens, les Ibères, les Protoscythes ou Couchites, et en général dans les anciens peuples de race plus ou moins rouge qui, au dire des historiens, se sont distingués par des qualités supérieures, soit des descendans directs des Atlantes, soit des peuples congénères colonisés par eux, et auxquels ils auraient enseigné l’usage du bronze, l’industrie métallurgique, l’agriculture, l’astronomie, enfin le dogme de la lumière, idée-mère des théologies anciennes. Les Atlantes auraient donc été les initiateurs, les grands instituteurs de l’antiquité, ils auraient exercé une sorte d’apostolat universel qui suppose chez ce peuple des connaissances merveilleuses et une culture extraordinaire. Ici la démonstration repose encore sur des rapprochemens plus ou moins vagues ; mais, quand M. Roisel entreprend de reconstituer les doctrines philosophiques et scientifiques de ce peuple légendaire, de ces positivistes antédiluviens, il s’engage dans le domaine de la fantaisie pure, et nous renonçons à l’y suivre. Quoi qu’il en soit, ces synthèses ont toujours le mérite de grouper les faits, de mettre un peu d’ordre dans les découvertes qui se pressent, et de préparer ainsi les voies aux solutions définitives.


Le directeur-gérant,

C. BULOZ.