Chronique de la quinzaine - 31 mai 1862

Chronique n° 723
31 mai 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1862.

Deux incidens, l’un qui nous touche directement, l’autre dont les conséquences eussent pu nous susciter de graves embarras, — la cessation de la coopération des Anglais et des Espagnols à l’expédition du Mexique, la tentative d’agression contre l’Autriche, rêvée par quelques Italiens exaltés, — ont depuis quinze jours excité en France une assez vive émotion.

Il est naturel de parler d’abord de l’affaire où nous sommes les principaux intéressés, l’affaire du Mexique. Les avis peuvent être partagés en principe sûr l’utilité ou les inconvéniens de l’expédition que nous avons entreprise contre le gouvernement actuel de Mexico. Ce qui s’est passé devrait, nous le croyons, mettre tout le monde d’accord sur un point : c’est qu’il importe qu’un grand pays comme la France ne puisse être lancé dans de telles aventures avant d’avoir pu se rendre compte, par une discussion publique préalable, de l’étendue des engagemens qu’il y peut contracter et des responsabilités qu’il y va encourir. Nous ne savons si le gouvernement jugera convenable de publier les documens officiels relatifs à la phase actuelle de la question mexicaine. Des documens semblables viennent d’être livrés à la publicité par le gouvernement anglais ; le cabinet espagnol a pris l’engagement de soumettre les pièces du débat aux cortès. La conduite des deux gouvernemens qui s’étaient associés à nous par la Convention de Londres, et qui n’ont pas hésité à faire appel à l’opinion publique, nous semble imposer au gouvernement français des devoirs égaux envers l’opinion. Tant que le gouvernement ne nous aura pas fait connaître le développement logique de sa politique, nous serons très embarrassés pour la juger. Rien ne nous est plus pénible, nous l’avons assez montré en maintes circonstances, que d’avoir à critiquer la politique du gouvernement de la France, quel qu’il soit, dans les questions extérieures, où sont engagés et l’honneur du pays et le sang de nos soldats. Nous sommes néanmoins forcés de l’avouer, jusqu’à ce que notre gouvernement ait donné des éclaircissemens complets et péremptoires, la façon dont l’affaire du Mexique a été politiquement et militairement conduite prêtera le flanc, en apparence du moins, à de graves objections.

Nous admettons le point de départ : il était nécessaire, pour obtenir le redressement de nos nombreux griefs contre les gouvernemens spoliateurs qui se sont succédé au Mexique depuis plusieurs années, de faire sentir aux dominateurs actuels de ce beau pays la main de la France. L’Espagne, l’Angleterre ayant à faire valoir des réclamations semblables aux nôtres, il était sage d’obtenir qu’elles s’unissent à nous dans la même revendication. L’alliance de l’Angleterre et de l’Espagne dans cette œuvre commune présentait deux avantages : un avantage moral et un avantage matériel. Une action concertée des trois puissances occidentales de l’Europe était de nature à exercer une plus grande influence morale sur l’esprit des Mexicains et à leur adoucir même l’amertume des concessions qu’ils devraient faire. Le concours de l’Angleterre et de l’Espagne, en ne nous laissant plus qu’une part des charges de l’expédition, devait en rendre les frais moins onéreux à nos finances. Tels étaient les avantages de la coopération anglo-espagnole ; mais quand un état, en de semblables circonstances, juge utile la coopération d’autres états, il ne lui est pas permis d’oublier les conditions restrictives que l’action collective impose à sa propre politique. L’on n’obtient et l’on ne maintient une action commune qu’à la condition de contenir sa politique dans des limites clairement définies. Il faut à cet égard avoir bien pris son parti d’avance et accepter les inconvéniens en même temps que les avantages d’une action concertée. Il n’est pas permis à une politique sensée et pratique, une fois engagée dans une telle direction, de provoquer des surprises ou de s’y exposer. Commencer une entreprise par une alliance et la finir dans l’isolement, c’est perdre tous les avantages de l’action commune après en avoir subi les inconvéniens. À en venir là, mieux vaut dès le principe avoir agi seul et ne s’être point encombré d’alliés qui, au moment où ils vous abandonnent, vous deviennent singulièrement nuisibles.

Nous ne saurions trop insister sur ce point, que dans une action concertée, surtout pour une entreprise si lointaine, tout dans la politique doit être défini d’avance et prévu. Ce sont les premiers élémens de la politique et de la diplomatie C’est une faute de rien livrer, quant à l’objet d’une alliance, aux interprétations des agens et à l’entraînement hasardeux des événemens. En des questions pratiques de cette importance, il n’est pas permis de laisser vaguement flotter ses desseins dans l’entre-chien et loup des demi-confidences, des insinuations et du calcul des influences personnelles. Ce n’est point par des conversations et des lettres particulières que l’on peut régler l’objet d’une alliance, c’est uniquement par des conventions précises, par des pièces officielles pouvant être livrées à la publicité. Si ces vérités élémentaires avaient eu besoin d’être confirmées par une nouvelle expérience, ce qui vient de se passer au Mexique, nous le craignons, en serait la démonstration éclatante.

Quel était et quel est l’objet de notre politique au Mexique ? On a eu le tort de ne pas le dire d’avance avec assez de clarté et de fermeté, et le public français éprouve encore à l’heure qu’il est la mortification peu glorieuse de l’ignorer. En justice et en bonne politique, on ne devait rien vouloir au-delà du redressement des griefs et du paiement des indemnités. À la rigueur, on pouvait souhaiter de voir le gouvernement mexicain actuel, qui nous a fatigués par ses violences et sa mauvaise foi, remplacé par un gouvernement plus honorable et plus enclin aux bonnes relations avec l’Europe. Nourrissant ce vœu très légitime, si la présence des forces européennes déterminait dans la population mexicaine un mouvement hostile au président Juarez, nous pouvions assurément nous aider d’un soulèvement national pour travailler à la chute de notre ennemi, et du consentement des Mexicains seconder la création d’un pouvoir plus honnête et plus civilisé. L’objet naturel de notre politique, qui était le redressement de nos griefs, pouvait donc, à certaines conditions et dans une certaine mesure, nous autoriser à participer et à aider au renversement du président Juarez. La convention de Londres avait assez d’élasticité pour se prêter à une telle éventualité, à la condition que les satisfactions réclamées par nous ne nous fussent point accordées, et qu’un soulèvement des populations mexicaines éclatât avec assez d’énergie pour emporter le pouvoir actuel.

Il semble que dans ces limites, et dans l’hypothèse où les événemens se fussent passés de la sorte, l’action commune entre les trois puissances eût pu être maintenue jusqu’au bout. Puisqu’on avait recherché et voulu cette action commune, il semble aussi que l’on eût dû s’appliquer, dans notre politique et dans les préparatifs de notre expédition, à tout faire pour demeurer dans ces conditions et donner aux événemens le tour que l’on souhaitait. Malheureusement l’insuffisance de nos préparatifs militaires a entraîné des contre-temps qui ont été compliqués de maladresses politiques. Quoiqu’on ne l’eût pas déclaré formellement à l’origine, il est évident qu’il répugnait à la France de traiter avec le gouvernement de Juarez. Il eût été dès lors logique et nécessaire d’envoyer tout de suite à la Vera-Cruz des troupes suffisantes, assez bien munies et approvisionnées pour s’établir de vive force au-delà du littoral, dans des conditions sanitaires favorables. On ne l’a point fait. Le corps confié à l’amiral Jurien de La Gravière était trop peu nombreux. Débarqué à la Vera-Cruz, il fut décimé par les maladies ; les moyens de transport lui manquaient, et, par une nécessité impérieuse sur laquelle une regrettable note du Moniteur n’a pas longtemps donné le change à l’opinion, le premier acte de notre entreprise dut être de conclure, pour obtenir des cantonnemens salubres, une convention avec le gouvernement même pour lequel nous éprouvions une répulsion si méprisante. Les embarras du premier établissement des alliés au Mexique n’étaient guère faits pour donner des encouragemens énergiques aux ennemis politiques de Juarez, et aucun soulèvement intérieur ne vint en aide à nos desseins. C’est alors que le général Almonte arriva, mit en avant dans des conversations au moins imprudentes son projet d’établissement d’une monarchie au Mexique sur la tête de l’archiduc Maximilien d’Autriche, et se vanta d’être encouragé et soutenu dans ses desseins par l’empereur. Le général de Lorencez débarque à son tour et apporte à nos soldats des renforts si nécessaires. Il a l’air de donner crédit aux assurances du général Almonte en lui prêtant une escorte de chasseurs à pied. On sait le reste : les commissaires des trois puissances se réunissent en conférence à Orizaba le 9 avril. Là les commissaires espagnol et anglais déclarent qu’en refusant de négocier avec le gouvernement de Juarez, en reprenant les hostilités, en marchant sur Mexico, en protégeant Almonte, la France dépasse les limites que la convention de Londres posait à l’action commune des trois puissances. Le général Prim et sir Charles Wyke se retirent de l’action commune. Les troupes espagnoles se rembarquent pour La Havane. Le ministre anglais s’apprête à partir pour New-York. Lord John Russell approuve dans une note remarquable par son flegme sentencieux et laconique l’interprétation donnée à la convention de Londres par le général Prim et sir Charles Wyke, et nous demeurons seuls au Mexique avec tous les embarras et toutes les charges d’une expédition commencée à trois.

On aura beau chercher toutes les consolations qu’on voudra dans un déluge de récriminations contre le cabinet anglais et contre le général Prim ; le fait n’en reste pas moins avec ses fâcheuses conséquences. La convention de Londres aboutit à un avortement, et l’entreprise mexicaine, entreprise mal définie, pèse uniquement sur les ressources de la France. Certes, nous non plus, nous ne regardons point le général Prim comme le moins ambitieux des généraux espagnols ; sa conduite n’est point au-dessus du blâme ; il n’est point même à l’abri du ridicule, lorsqu’on le voit, par une bizarre prévoyance, entretenir à sa suite un journal destiné à célébrer ses hauts faits, et auquel il a fourni si peu de besogne. Nous aussi, nous eussions désiré qu’il se fût rendu aux instances dignes et loyales de l’amiral Jurien, et qu’il eût daigné attendre sur le sol tremblant du Mexique des instructions nouvelles de son gouvernement. La sécheresse formaliste de la diplomatie anglaise ne nous plaît pas davantage : nos chers alliés, ne débarquant point de troupes, et ils avaient eu la franchise de nous en avertir des le principe, auraient pu montrer, eux aussi, plus de patience ; mais il serait absurde d’exhaler notre dépit en plaintes stériles, et d’oublier que reconnaître les fautes que nous avons nous-mêmes commises est encore le moyen le plus sûr de les, réparer.

Parmi ces fautes, la première, celle qui a entraîné les autres, est la chimère de l’établissement d’une monarchie mexicaine en faveur de l’archiduc Maximilien, selon le plan du général Almonte et des réfugiés qui l’entourent. Le gouvernement français a-t-il épousé un tel plan ? Malgré les propos inconsidérés du général Almonte, nous nous refusons à le croire, et c’est sur ce point qu’il importe que le gouvernement français fournisse le plus tôt possible à l’opinion des éclaircissemens catégoriques. Nous n’osons pas en effet affirmer que cette malencontreuse idée n’ait jamais eu quelque apparence sérieuse de consistance, quand nous voyons par les documens anglais les préoccupations qu’elle a excitées dans le monde diplomatique. Lord John Russell la combattait, il y a quelques mois, dans ses dépêches au ministre anglais à Vienne. En janvier, le maréchal O’Donnell, dans un entretien avec sir John Crampton, se déclarait contraire à cette tentative d’établissement monarchique. Une circonstance qui nous rassurerait quant à la liberté du gouvernement français à l’égard de ce plan d’émigrés, c’est le langage sensé et vraiment politique que M. Thouvenel, au mois de février, tenait à lord Cowley. Notre ministre regrettait que dans leur première proclamation les commissaires alliés eussent paru dire que l’intervention avait bien plus pour but d’établir un gouvernement stable que d’obtenir réparation des dommages soufferts. Quoi qu’il en soit, dans certaines démarches, dans certains actes, dans certains propos, nous avons eu peut-être le tort de laisser prendre pour une connivence ce qui, au fond, n’était qu’un vague laisser-aller. Il est regrettable que l’on n’ait pas compris partout qu’une telle politique était désavouée par les principes comme par les intérêts de la France. La France de 89 peut-elle songer un instant à imposer un gouvernement monarchique à une nation républicaine, quelque sujet de plainte que lui donne l’anarchie à laquelle cette nation est en proie ? La France, qui a si cruellement souffert dans ses désastres de la pression étrangère, peut-elle jamais avoir la fantaisie impie d’aller, elle aussi, créer au sein d’un peuple un gouvernement de l’étranger ? Si la France était capable d’oublier à ce point ses principes, porterait-elle un aveuglement semblable dans l’appréciation de ses intérêts ? Cette monarchie étrangère qu’elle irait importer au Mexique n’y pourrait résister aux factions intérieures que sous la protection de nos armes ; au moment où il nous est permis d’espérer que l’occupation de Rome touche à sa fin, nous la remplacerions par l’occupation de Mexico ! Cette monarchie sur son continent aurait un adversaire extérieur formidable, l’Union américaine, et nous irions gratuitement, de gaîté de cœur, nous créer ce nid de querelles avec nos alliés maritimes naturels, les États-Unis ! Ces idées sont si insensées qu’on rougit d’en effleurer la discussion.

Qu’il soit donc bien entendu, si nous voulons nous tirer promptement de la difficulté mexicaine, qu’aucune pensée parmi nous n’incline à de telles aventures. Mesurons bien les embarras qui sont devant nous, et allons au plus pressé. Des soldats français sont engagés dans cette expédition romanesque. À l’heure qu’il est, sans doute ils ont bravement planté notre drapeau à Mexico ; mais les peines et les périls auxquels ils demeurent exposés ont de quoi donner de poignans soucis à ceux chez qui les rêveries ou les calculs de la politique n’endorment point les sentimens d’humanité. Mexico est à une centaine de lieues de Vera-Cruz. Notre petite armée a pour base d’opérations un port empesté de fièvre jaune, et encore, pour ne pas perdre cette base, il faut, dans une contrée infestée peut-être de guérillas, rester maître d’une immense ligne de communication. Les Espagnols du général Prim faisant défaut, il y aurait une imprévoyance barbare a laisser longtemps nos soldats sans renforts. C’est sur eux que nous devons maintenant compter pour réparer (ils en ont l’habitude) les fautes de notre politique. Par leur patience et par leur élan, par quelque coup d’éclat décisif, ils peuvent nous fournir une occasion glorieuse et prochaine de nous retirer du Mexique. Ne leur épargnons donc pas les secours, et prenons garde de ne point aggraver nos responsabilités en rendant ces braves gens victimes des erreurs qu’ils n’ont point commises.

L’affaire du Mexique, quelque espoir fondé que l’on ait qu’elle puisse être menée à bonne fin, doit être pour la France et le gouvernement un juste sujet d’inquiétude. Les derniers incidens italiens ont au premier moment effrayé davantage les imaginations. Une expédition de corps francs allait se lancer dans le Tyrol italien : cette agression insensée eût pu ou créer à l’Autriche la nécessité ou lui fournir le prétexte d’exercer contre le nouveau royaume italien de sévères représailles. Si le cabinet de Turin eût manqué de vigilance, si l’administration italienne n’eût pas osé être ferme, la collision éclatait à l’improviste, la péninsule était en feu, la France pouvait être entraînée dans la guerre, suivant le tour qu’eût pris la lutte entre l’Autriche et l’Italie. Voilà le danger auquel on vient d’échapper : on a été ému à la seule pensée d’y avoir été exposé. Cependant, à la réflexion, les libéraux qui veulent consolider par une organisation régulière et par l’ordre les résultats de la révolution italienne n’ont pas lieu de regretter le complot de cette poignée d’exaltés qui se couvrent du grand nom de Garibaldi. Cette échauffourée a été une occasion fournie à la cause de l’ordre en Italie de montrer son intelligence et sa force, et l’énergie du gouvernement, l’unanimité de la nation italienne n’ont point fait défaut a cette occasion.

On pouvait prévoir depuis longtemps qu’il ne serait pas possible d’éviter un choc en Italie entre le parti qui s’attribue la direction de la révolution italienne par l’agitation et l’action et les pouvoirs publics qui représentent la politique régulière et les forces organisées de l’Italie. Quelques-uns même allaient jusqu’à souhaiter que ce choc eût lieu le plus tôt possible ; aux yeux de ceux-là, l’alliance du gouvernement italien avec les élémens de l’agitation révolutionnaire nuisait à la bonne renommée de ce gouvernement, à son crédit en Europe, et devenait pour lui une cause d’affaiblissement. Tout ce qui permettrait à ce gouvernement de prouver son indépendance d’une faction turbulente, d’établir sa prépondérance sur cette faction, et au besoin de la réduire à une impuissance notoire, leur paraissait devoir servir aux intérêts de l’Italie. Nous ne formions point, pour ce qui nous concerne, de vœux semblables. Notre désir eût été, il est encore que le déchirement eût pu être prévenu. Après un ébranlement régénérateur tel que celui d’où sort l’Italie, après un ébranlement qui a poussé à l’action des esprits ardens et passionnés, nous aimons mieux voir les partis extrêmes ramenés au calme et à la raison par une adroite et persuasive indulgence que par une violente compression. Nous n’aimons pas plus les fanfaronnades et l’intolérance provocante chez les partis conservateurs que chez les partis révolutionnaires. Aussi félicitons-nous les gouvernemens qui se sont succédé à Turin depuis 1859 de n’avoir ni désiré ni appelé la rupture avec le parti de l’action. Aujourd’hui, si la rupture s’opère, c’est ce parti lui-même qui l’aura voulu, c’est lui qui aura eu tous les torts et qui portera toutes les responsabilités. Les patriotes sensés, et ils sont en Italie l’incontestable et immense majorité, condamneront dans leur conscience les témérités factieuses du parti de l’action, pour se ranger autour du gouvernement du roi Victor-Emmanuel avec un ensemble qui donnera des forces nouvelles à ce gouvernement et à l’Italie.

Rien ne serait plus coupable, si la folie de la tentative n’était pas jusqu’à un certain point l’excuse des faibles esprits qui l’avaient préparée, rien ne serait plus coupable que l’agression méditée par quelques amis de Garibaldi contre l’Autriche. L’usurpation des droits des pouvoirs publics, des droits de la nation constituée, par quelques individus, était flagrante dans ce complot. Les conspirateurs s’arrogeaient un droit essentiellement souverain, la prérogative suprême de l’état, le droit d’engager une guerre et d’y entraîner malgré eux leur gouvernement et leur pays. Ils voulaient disposer arbitrairement des destinées de leur patrie. Après qu’une telle faute a été commise, l’erreur la plus grave est de l’excuser, et c’est malheureusement celle où est tombé le général Garibaldi. Si ce que l’on dit des projets qu’il aurait nourris depuis quelque temps était vrai, le héros de l’indépendance italienne ne serait pas dans une veine heureuse. Un moment, à ce qu’on assure, son plan avait été de se joindre à l’insurrection grecque, d’essayer de soulever les populations chrétiennes de la Turquie et de chercher à frapper l’Autriche à travers l’écroulement de l’empire ottoman. Il est inutile de s’arrêter aux difficultés d’une telle entreprise, vraie croisade à la Pierre l’Ermite ; il est superflu de relever la bizarrerie de ce long détour rêvé pour arriver à l’achèvement de l’émancipation italienne. Comment le général Garibaldi, qui doit tant et qui a fait de si nombreux sacrifices à la popularité dont il jouit en Angleterre, n’a-t-il pas compris qu’en se constituant le démolisseur de l’empire ottoman il perdrait infailliblement ces sympathies anglaises qui sont pour lui une si grande force ? Mais s’il a jamais conçu un tel dessein, la pensée en est restée enfouie dans les limbes de son imagination. Malheureusement on n’en saurait dire autant des contre-sens que révèlent les derniers actes de Garibaldi. Lui qui exprime une des plus sûres inspirations du patriotisme en pressant l’Italie d’achever son organisation militaire et d’incarner pour ainsi dire son indépendance dans une forte armée, il vient d’offenser les plus légitimes susceptibilités de l’armée italienne en se répandant en injures contre les soldats qui ont rempli à Brescia un douloureux devoir ! Lui, qui avait si bien compris jusqu’à présent la force que la cause de l’affranchissement et de l’unité italienne puisait dans le prestige monarchique de Victor-Emmanuel, c’est-à-dire dans le cadre et l’organisation d’un gouvernement régulier, il se fait l’avocat inconséquent de ceux de ses partisans qui à Bergame allaient compromettre le gouvernement italien, le dépouiller de son autorité morale, et exposer à une ruine désastreuse ses ressources matérielles ! Le bon sens et le patriotisme italien ont été péniblement affectés de ces erreurs du général Garibaldi. Le parlement va se réunir à Turin. Si le général Garibaldi, se laissant dominer par un inquiet entourage, cherche devant le parlement à continuer la lutte contre le gouvernement de son pays, son ascendant et son crédit essuieront des échecs certains. Nous avons toujours dit que le sentiment conservateur était plus général et bien plus puissant en Italie qu’on ne se le figure en France. Les manifestations du parlement italien, nous en sommes sûrs, en fourniront bientôt la preuve. La fermeté que vient de montrer le gouvernement italien mérite au surplus les encouragemens des libéraux. Nous ne devons pas oublier notamment que la France, par la persistance anormale de l’occupation de Rome, crée des embarras réels au gouvernement italien, et excite les impatiences que ce gouvernement est obligé de contenir, et au besoin de combattre. Nous devons une récompense prochaine à la vigueur que déploiera sans doute le cabinet italien pour défendre et faire prévaloir sa légitime autorité et l’ordre public. Cette récompense est indiquée, c’est la cessation de l’occupation romaine. Un progrès moral vient de s’accomplir dans cette tendance. Le général de Goyon n’est plus à Rome, et orne aujourd’hui, à notre grande satisfaction, le sénat, Nous croyons que M. de Lavalette part demain pour Rome. Ce n’est pas encore l’évacuation ; mais il est évident qu’on s’en rapproche. Il n’est point jusqu’à cette grande cérémonie religieuse qui attire à Rome tant d’évêques, de prêtres et de pèlerins, qui ne soit un symptôme, et ne semble un suprême adieu adressé au pouvoir temporel par les pompes de la souveraineté catholique. Dieu nous préserve de manquer au respect dû à cette grande manifestation religieuse. Nous y voyons une véritable et touchante démonstration de la puissance du sentiment catholique dans le monde. De qui consacre-t-elle la mémoire ? De martyrs qui ont été d’humbles chrétiens dévoués à leur foi jusqu’à la mort. Pour réunir de si nombreux hommages autour de ces noms hier inconnus, aujourd’hui vénérés du monde catholique, à quoi servent, nous le demandons, les chaînes dorées du pouvoir temporel ? Qu’a donc à faire avec le sang des martyrs la, pourpre des cardinaux sortis de la prélature ?

En Angleterre, la controverse entamée à propos de l’état des finances sur la question des armemens se poursuit avec une persévérance significative. Non content de sa première attaque contre la politique de lord Palmerston au sujet des armemens et des dépenses qu’ils entraînent, M. Disraeli a repris la question sous une forme nouvelle dans un second discours, et l’on annonce sur le même sujet une prochaine harangue de lord Derby. Cette fois encore M. Disraeli s’est abstenu de porter le débat sur son véritable terrain, celui que nous avons indiqué à plusieurs reprises. Il n’a pas examiné l’influence que les institutions intérieures des divers états de l’Europe qui usent leurs ressources et celles des autres dans cette concurrence ruineuse peuvent avoir sur la manie des armemens extraordinaires. Comme tout homme d’état anglais qui aspire à rentrer au pouvoir, M. Disraeli est en coquetterie avec l’alliance française. Il n’a donc que des choses agréables à nous dire. Il nous a appris dans son dernier discours quel avait été l’objet de la fameuse entrevue de Cherbourg. L’empereur voulut, suivant lui, y exposer franchement à l’Angleterre ses desseins sur la marine française. Il avait fait un devis des ressources navales qu’il jugeait nécessaires à la France pour la défense de ses côtes, la protection de son commerce et pour les mouvemens de troupes auxquels pourraient donner lieu au besoin certaines expéditions. Ce devis fut communiqué au gouvernement anglais, dont M. Disraeli faisait partie, et il ne parut à ce gouvernement ni excessif, ni déraisonnable. Cette ouverture fut accompagnée d’une autre communication non moins curieuse. La France dit à l’Angleterre : « Nous reconnaissons volontiers que vous auriez le droit d’être en jalousie, en soupçon, en défiance à notre égard, si nous dépassions les forces dont nous avons donné l’état ; mais ne croyez pas que nous éprouverions des sentimens de cette nature envers vous, si vous augmentiez considérablement votre flotte. L’Angleterre, pour ce qui concerne la marine, doit être comparée à la France pour ce qui concerne l’armée. Nous avons une immense étendue de frontières ; nous touchons à l’Europe par nos armées. Vous, Angleterre, vous avez au-delà des mers de vastes possessions, et, étant une île, vous ne pouvez communiquer avec elles que par vos vaisseaux. Vous avez un immense commerce, quatre fois plus considérable que le nôtre : pour le protéger, il vous faut une étendue de forces navales à laquelle nous n’avons jamais songé pour nous-mêmes ; mais de même que nous ne nous attendons pas à vous trouver jaloux du chiffre de notre armée, de même nous ne ressentirons jamais de jalousie contre vous à cause de la grandeur de vos forces maritimes. » Ce partage des deux élémens, la terre et l’eau, entre la France et l’Angleterre fut du goût de M. Disraeli et de ses collègues. Le chef des conservateurs soutient contre lord Palmerston qu’en ce qui touche le développement de notre flotte, nous n’avons point encore réalisé le programme de Cherbourg. Ce qu’il y a de plus clair dans les réponses de lord Palmerston, c’est que le premier ministre anglais entend d’une autre façon l’équilibre des forces entre les deux pays. Il ne balance pas la marine anglaise avec la marine française, l’armée britannique avec notre armée : il cherche au contraire dans le développement de la (lotte anglaise le contre-poids de nos forces militaires. C’est cette façon d’entendre l’équilibre qui est si coûteuse pour l’Angleterre. Cette controverse intéresse en tout cas les deux pays au même degré. Nous espérons que dans notre corps législatif on se piquera d’émulation, et qu’à propos de notre budget quelques honorables membres voudront bien donner la réplique au cri que M. Disraeli vient de pousser en faveur de l’économie. Nous comptons bien après tout sûr les protestations des cinq députés qui forment notre opposition. Ces honorables députés ont déposé une série d’amendemens qui tendent à une réduction des dépenses. Ils demandent par exemple une diminution de cent mille hommes sur notre effectif ; ils demandent que la loi interdise le cumul des gros traitemens. Voilà des réformes que l’on n’eût pas eu à réclamer il y a onze ans, et qui, avant onze années, n’en doutons pas, seront le lieu-commun des vœux publics. Eh bien ! un signe caractéristique du temps paradoxal que nous traversons, c’est que dans une chambre française elles sont le thème audacieux d’une opposition qui ne compte pas plus de cinq membres ! Quoi qu’il en soit, M. Disraeli, dont le métier n’est pas de regarder dans notre besace, dénonce à son pays lord Palmerston comme un phénomène de prodigalité, et lui lance ce trait final : « Voilà le ministre si distingué pour ses connaissances en politique étrangères ! C’est pour s’attacher une spécialité si inappréciable que les réformistes renoncent aux réformes, que les économistes abandonnent les économies. Le noble lord, en vérité, est le digne chef du parti libéral, car le seul titre que ce parti ait conservé à cette épithète, autrefois illustre, est la prodigalité avec laquelle il dépense l’argent du public. »

On souhaiterait presque que l’importation des épigrammes anglaises fût aussi licite en France que l’importation des rasoirs de Sheffield, lorsqu’on voit la façon dont un ministre salué par nous comme libéral lors de sa rentrée au pouvoir, M. le comte de Persigny, entend le libéralisme en matière de presse. Les tribunaux, le conseil d’état, ont été saisis de réclamations curieuses, motivées par la rigueur qu’apporte M. de Persigny dans la pratique du régime de la presse. Le rédacteur en chef d’un journal vend. ce journal à des personnes honorables ; le ministre de l’intérieur refusé de reconnaître parmi les acquéreurs un rédacteur en chef nouveau. Si la prétention ministérielle prévaut, le vendeur restera rédacteur en chef malgré lui, et ne pourra pas vendre sa chose, ou bien les acquéreurs seront contraints de payer le prix d’une propriété que le pouvoir ministériel anéantit dans leurs mains. Une autre fois, c’est le cas de la France libérale, le gérant et le rédacteur en chef d’un journal qui se crée sont acceptés par le ministre de l’intérieur ; le gérant meurt subitement ; l’autorisation de publier le journal pour lequel des capitaux avaient été réunis, et qui déjà constituait une association commerciale et une propriété, est retirée au rédacteur en chef, M. Bonnet, par la raison que la concession du journal était indivisible, et qu’elle était frappée de caducité par la mort d’un des concessionnaires. Dans les deux cas, on met le système actuel ! de la presse en contradiction avec les droits de propriété ; si ces deux précédens font jurisprudence, la propriété de tous les journaux existons perd les garanties qui protègent en France le droit de propriété ; et demeure livrée au bon plaisir ministériel. La propriété en matière de presse n’est-elle pas ainsi exposée aux traitemens dont un certain socialisme menaçait, il y a quelques années, toutes les formes de la propriété ? M. de Persigny est libéral, soit ; mais s’il nous était permis de lui donner un humble avis, nous oserions lui dire que sa politique en ces deux circonstances n’a point été conforme à son programme. On use vite les systèmes d’exception lorsqu’on les applique à outrance, lorsqu’on les met surtout en collision avec un principe aussi, vivace et aussi puissant que le droit de propriété. Mais nous nous-mêlons là de ce qui ne nous regarde point. Nous ne portons aucun intérêt à la conservation du régime actuel de la presse, et ce n’est pas à nous de conseiller la modération habile qui pourrait en prolonger la durée.

Nous avions espéré qu’une loi libérale serait votée pendant cette session touchant les sociétés commerciales. Nous avions vu en effet un projet de loi élaboré par le ministère du commerce, dont l’objet était de créer en France le système des sociétés à responsabilité limitée à peu près tel qu’il existe en Angleterre depuis six ans. Ce système aurait fait entrer dans le droit commun, sans recours à l’intervention du conseil d’état, la forme de la société anonyme pour les entreprises dont le capital n’aurait pas excédé 10 millions. L’avantage de cette forme pour les capitaux qui s’associent sous les garanties qu’elle offre, c’est que la direction sociale n’y appartient pas à un gérant à peu près omnipotent, mais à des administrateurs mandataires des actionnaires et révocables. Dans notre concurrence avec les industries étrangères, tous les encouragemens, toutes les facilités qui peuvent aider à l’association des capitaux sont en France un intérêt de premier ordre. Notre point faible dans cette concurrence est en effet l’insuffisance chez nous des accumulations de capitaux à laquelle nous ne pouvons suppléer que par l’association. À notre grand regret, le projet est sorti du conseil d’état embarrassé de dispositions réglementaires et restrictives qui lui ont enlevé le caractère libéral qu’il avait dans la rédaction primitive. Lorsque, comme vice-président du bureau du commercé, M. Lowe présenta à la chambre des communes le bill des sociétés à responsabilité limitée, ce fut avec l’entrain d’un économiste progressiste qu’il recommanda cette importante réforme. Il eût été plus nécessaire encore en France d’annoncer au public sur le ton de la confiance, et avec le langage qui donne l’impulsion aux intérêts et aux idées, une mesure qui est le complément obligé de nos traités de commerce. Au contraire, le conseil d’état a joint au projet de loi maladroitement amendé par lui un exposé rébarbatif entièrement dépourvu d’aperçus économiques, et qui, au lieu d’être la préface lumineuse d’une réforme commerciale, ressemble plutôt au préambule d’une loi pénale.

On dirait que l’empereur Alexandre songe enfin à faire une tentative sérieuse pour mettre un terme à la situation désolante de la Pologne. La nomination du grand-duc Constantin au poste de vice-roi des provinces polonaises ne peut être considérée que comme l’inauguration d’un système nouveau. Il faut attendre, pour se prononcer sur les chances de cette expérience, les mesures qui marqueront le caractère du gouvernement du vice-roi. Espérons que cette vice-royauté sera au moins une transition vers le régime qu’appellent de leurs vœux les patriotes polonais. Quant à nous, nous ne pouvons nous séparer, dans l’appréciation des affaires polonaises, des opinions de ceux des Polonais qu’unissent à la France une longue tradition, le commerce de nos idées et le sentiment profond de la civilisation occidentale. Aussi, entre ces systèmes exposés dans deux brochures que nous avons sous les yeux, — l’une de M. Tanski, dont les vues intéressantes sont un reflet des idées françaises, l’autre du prince Troubetzkoy, où l’on remarque une curieuse alliance de sympathies pour la Pologne avec le patriotisme russe, alliance qui veut faire revivre la Pologne dans l’orbite de la civilisation russe, — nos préférences indubitables sont pour celui de ces systèmes auquel M. Tanski se rattaché. C’eût été par des institutions libérales perfectionnées que la Russie eût pu mériter de se rallier la Pologne tout en lui laissant son originalité nationale, comme l’Angleterre a fait pour l’Irlande ; mais de telles institutions, la Russie est loin encore de les posséder elle-même. Et quand, par un généreux effort, comme le souhaiterait sans doute le prince Troubetzkoy, on voudra tenter de réconcilier les deux nations, est-on sûr de ne pas échouer contre cet arrêt inexorable des révolutions : Il est trop tard ?


E. FORCADE.


REVUE MUSICALE
Lalla-Rouhk, de M. Félicien David;


Le théâtre de l’Opéra-Comique a donné, le 12 mai, une représentation des plus piquantes. Avec un nouvel ouvrage en deux actes de M. Félicien David, Lalla-Roukh, on a repris un vieux et charmant petit chef-d’œuvre de Monsigny, Rose et Colas, qui remonte à l’année 1764. Pour les connaisseurs comme pour tout le monde, c’était une idée ingénieuse de faire entendre dans la même soirée, à côté d’une œuvre toute moderne, un vieux radotage de nos pères, comme disent les grands esprits qui traitent le passé du haut de leur superbe ignorance. Nous l’avons dit, Rose et Colas fut représenté pour la première fois le 12 mai 1764 au théâtre de la Comédie-Italienne. Monsigny avait alors trente-cinq ans, étant ne en 1729 à Fauquemberg dans l’Artois. Ce n’était pas son premier ouvrage, car il avait déjà produit les Aveux indiscrets, le Maître en Droit ou le Cadi, On ne s’avise jamais de tout, et le Roi et le Fermier, qui est de 1762 ; quatre petits opéras en un acte, dont le dernier eut un succès de surprise et d’enchantement. Rose et Colas, le Déserteur, en 1769, et Félix ou l’Enfant trouvé, qui fut son dernier opéra, en 1777, ont fait à Monsigny une réputation qui-durera tant que les hommes seront sensibles à la vérité.

Il est élémentaire dans la critique et dans l’histoire que, pour bien juger un fait, un homme, un événement, il faut le laisser dans le milieu où il s’est produit, entouré des circonstances qui ont préparé, accompagné ou contrarié son éclosion. On ne peut isoler un poète, un peintre, un musicien, du temps et du pays où ils ont vécu et accompli leur œuvre, sans méconnaître un des élémens de la vérité. Le génie, quelle que soit sa force innée, ne crée pas à lui tout seul la langue dont il a besoin pour se révéler. Il reçoit de la. société et de la tradition un héritage d’expérience sans le secours duquel il n’aurait point enfanté l’œuvre que nous admirons. C’est une manière de parler quand on dit brièvement que Cimabuë, que Giotto, Dante ou Palestrina ont créé la peinture, la poésie italienne et la musique religieuse. Ces génies divers ont trouvé des élémens imparfaits sans doute, une langue à peine ébauchée, un art encore dans l’enfance, mais dont ils se sont utilement servis pour arriver au but qu’ils ont atteint. Il est inique dans les choses de la morale et absurde dans l’histoire des travaux de l’esprit de ne pas tenir grand compte des faits et des circonstances qui enveloppent et précipitent une action, qui aident ou contrarient les efforts du génie. La puissance du génie peut se manifester dans la création de l’idée ou dans la perfection qu’il ajoute à la forme, au métier, à la langue de son temps.

Lorsque Monsigny vint à Paris, vers 1748, et qu’il s’essaya dans le genre modeste de la comédie à ariettes, il savait à peine la musique. Il apprit hâtivement un peu d’harmonie sous la direction d’un musicien de l’orchestre de l’Opéra, nommé Gianotti. Il n’est pas inutile de faire remarquer ici que la famille de Monsigny était originaire de la Corse ; que c’est un Italien qui lui a enseigné les premiers élémens de la composition, et que l’auteur de Rose et Colas dut à la Serva padrona de Pergolèse le réveil de son aimable esprit. Déjà avant Monsigny Dauvergne avait composé la musique d’un petit opéra-comique, les Troqueurs, qui peut être considéré comme le premier ouvrage de ce genre qu’on ait donné en France à l’imitation de l’opéra-bouffe italien. Ajoutons qu’un compatriote et un condisciple de Pergolèse, Duni, vint aussi en France cultiver avec succès ce genre éminemment national de l’opéra-comique, qui est né pourtant d’un mariage d’inclination entre la mélodie italienne et le vaudeville gaulois. C’est ce qu’a méconnu Adolphe Adam dans une notice qu’il a donnée de Monsigny, et ce n’est pas l’auteur du Chalet et de Giralda qui pourrait prouver que la musique française, dans le cadre ingénieux de l’opéra-comique, ne procède pas de l’école italienne depuis Duni jusqu’à Grétry, et depuis Grétry jusqu’à M. Auber. Ce qui n’est pas moins incontestable, c’est que Monsigny n’a pas été un imitateur des maîtres italiens de son époque, mais un disciple intelligent, qui a su mettre dans son œuvre charmante le cachet d’une originalité aimable et indélébile. Si Monsigny n’était pas un musicien expérimenté comme l’étaient Rameau et Philidor, il possédait une sensibilité si vive et un instinct mélodique si naturel qu’il a pu se passer d’une science qui n’a pas sauvé les ouvrages de ses deux illustres contemporains. Voilà ce que n’a pas compris ce froid bel-esprit de Grimm, qui connaissait la musique sans doute, mais qui la savait comme un pédant allemand qui méconnaît, dans les œuvres de l’art, la puissance de la grâce, du naturel et du sentiment. La critique de Grimm est superficielle, et il n’a eu qu’un bonheur dans sa vie de plagiaire et de valet de prince, c’est d’avoir deviné il bambino santo qui est devenu Mozart. Tous les morceaux de cette délicieuse pastorale de Rose et Cote, dont il est inutile d’expliquer le sujet, sont frappés au coin de la vérité. L’ariette que chante Rose, — Pauvre Colas, — celle de la mère Bobi, un beau type de vieille babillarde : — La sagesse est un trésor, — l’ariette de Mathurine pour voix de basse, — Sans chien et sans houlette, — si franche d’allure et si variée d’accent, témoin la petite phrase en mineur qui accompagne ces paroles, — Mais l’âge et le temps qui tout mène, — et le duo très plaisant que chantent les vieux barbons, Pierre Leroux et Mathurin, ce duo si naïvement imitatif de l’idée symbolique qu’expriment les deux vieillards ! Qu’on me cite donc dans les opéras de notre temps, dans Lalla-Roukh par exemple, dont je vais m’occuper, un morceau d’une si franche malice ? Quant au rondeau qui exprime le sentiment de Colas en pénétrant dans la demeure modeste de la jeune fille qu’il aime :

C’est ici que Rose respire,


c’est un chef-d’œuvre de mélodie touchante digne de réveiller dans le cœur l’émotion qu’on éprouve devant un tableau de Greuze. L’âme sèche de Grimm, de cet ennemi odieux de Rousseau, n’était pas digne de ressentir le charme attendrissant d’un morceau aussi exquis, que M. Montaubry devrait chanter d’une manière plus simple et sans mignardise. M ; Auber a-t-il fait un duo plus piquant que’ celui que chantent ensemble Rose et Colas : — M’aimes-tu ? — Ah ! comme je l’aime ! — Et ce dialogue à la Théocrite se continue ainsi en réunissant les deux voix dans une douce étreinte. Citons encore le vaudeville charmant qui depuis un siècle circule dans la nation à l’état de légende :

Il était un oiseau gris
Comme une souris.


Le quintette qui suit et le vaudeville qui explique la moralité de la pièce :

Il faut seconder la nature,
Puisqu’elle nous fait la loi,


terminent heureusement cet aimable ouvrage de ces deux hommes si heureusement doués, Monsigny et Sedaine, qui étaient faits pour s’entendre et pour créer ensemble une œuvre qui a survécu à une révolution sociale et à deux grandes transformations de la musique dramatique. L’exécution de Rose et Colas n’est pas tout ce qu’elle devrait être et ce qu’elle a été dans des temps meilleurs et moins chargés de science. Les artistes d’aujourd’hui se croient de trop grands personnages pour chanter une musique aussi simple, où il n’y a que quelques appoggiatures pour tout ornement vocal. Il a même fallu l’autorité morale de M. le directeur de l’Opéra-Comique pour persuader à ses pensionnaires que Rose et Colas n’était pas une mauvaise plaisanterie, et qu’on pouvait chanter ces charmantes ariettes sans se déshonorer. M. Montaubry, dans le rôle de Colas, est toujours un peu précieux, et il ne dit pas la romance, — C’est ici que Rose respire ; — avec le naturel et le sentiment qu’elle exige. Mlle Lemercier seule est à sa place sous la cornette de la mère Bobi, ainsi que M. Sainte-Foy, qui représente Pierre Leroux. Quant à Mlle Garait qu’on a fait débuter ce soir-là par le rôle de Rose, c’est une mauvaise écolière qu’on n’aurait pas dû produire en si bonne compagnie.

Monsigny, Sedaine et leur contemporain le peintre Greuze sont trois aimables esprits qui, avec des moyens très simples, ont su exprimer un des modes les plus touchans de la nature humaine et de l’art français. Nous sommes aujourd’hui bien autrement savans que ne l’étaient Monsigny et Sedaine qui savaient à peine la langue dont ils se servaient l’un et l’autre ; mais il est permis de se demander si les œuvres délicieuses qui sont dues à la collaboration de Scribe et de M. Auber auront la longévité séculaire de Rose et Colas et du Déserteur.

Le sujet du nouvel opéra en deux actes de M. Félicien David, Lalla-Roukh, est tiré d’un poème connu de Thomas Moore, ce petit homme, ce petit esprit, qui sera plus célèbre dans la postérité par le crime qu’il a commis en brûlant les mémoires de lord Byron, son ami, que par les vers musqués dont il a enivré les ladies de son temps. Un roi de Boukharie a demandé la main d’une princesse de Dehli. Cette princesse, qui se nomme Lalla-Roukh, se met en voyage, escortée par ses femmes et par des gardes que commande Baskir, un lettré de la cour du roi de Boukharie, qu’il n’a jamais vu, et qui est chargé cependant de la mission délicate de conduire la princesse à son maître. Pendant que la princesse traverse la plaine enchantée de Cachemire, suivie d’un cortège et d’un luxe oriental, elle rencontre un pauvre chanteur nomade qu’elle avait déjà entrevu, non sans une émotion secrète. Elle le revoit avec plaisir, elle se complaît si fort à lui entendre chanter aux étoiles du ciel ses peines secrètes, qu’elle finit par en être vivement touchée. Cela ne fait pas l’affaire de Baskir, qui doit remettre la princesse à son maître pure de tout autre désir que celui de lui appartenir ; mais Lalla-Roukh, qui a du caractère, se moque de la surveillance jalouse de Baskir, et, avec le secours de son amie et de sa suivante Mirza, elle voit souvent le chanteur Noureddin, qui la charme à tel point qu’elle veut le suivre et rompre son mariage avec le roi de Boukharie. Ces choses se passent dans la vallée embaumée de Cachemire, au milieu d’une verdure luxuriante où dansent les bayadères au clair de la lune et aux sons du tambourin. Après quelques incidens inventés tout exprès pour retarder la conclusion qu’on devine, on apprend que le pauvre chanteur Noureddin, qui a failli être empalé par l’ordre de Baskir, n’est autre que le roi de Boukharie lui-même. Il a voulu, l’imprudent, conquérir le cœur de sa fiancée et se faire aimer de la princesse Lalla-Roukh avant de posséder sa main. Cela lui a réussi, parce qu’il était poète et chanteur ; mais c’était une tentative bien téméraire. Tel est le conte des Mille et Une Nuits que MM. Michel Carré et Hippolyte Lucas ont ourdi d’un style correct, sans y mettre ni trop de malice ni trop de gaîté. C’est un canevas mollement dessiné pour la plus grande gloire du musicien délicat qui s’est révélé à la France, il y a une quinzaine d’années, par une composition délicieuse, le Désert. Depuis ce début éclatant, qui valut à M. Félicien David une réputation européenne, à notre avis un peu exagérée, ce charmant musicien a produit successivement, et à de longs intervalles, Christophe Colomb, une symphonie dramatique un peu dans le genre du Désert, une espèce d’oratorio, Moïse au Mont-Sinaï, qui n’a pas été accueilli avec la même faveur par le public. Au théâtre, M. Félicien David a donné la Perle du Brésil, opéra en trois actes, qui a été représenté dans le mois de novembre 1851, et un grand ouvrage en quatre actes, Herculanum, qui a été donné à l’Opéra le 4 mai 1859. Dans toutes ces œuvres, et dans quelques morceaux de musique instrumentale qu’il a fait entendre soit aux concerts du Conservatoire, soit ailleurs, M. Félicien David a fait preuve d’un talent délicat, d’une imagination douce et rêveuse qui se complaît à errer dans les régions sereines, loin des bruits tumultueux et des passions violentes. Bien que l’auteur ingénieux du Désert ait placé dans la Perle du Brésil, mais surtout dans Herculanum, un ou deux morceaux qui ne manquent pas de vigueur, tels que le chœur des chrétiens au second acte, et certaines phrases du duo entre Nicanor et Lilia, il est cependant vrai de dire que la force, la passion impétueuse, la gaîté, l’ironie et les divers stimulans du cœur humain n’ont jamais été exprimés dans la musique de M. Félicien David, qui est un poète élégiaque et non pas un compositeur dramatique. Telle est l’opinion que nous avons toujours émise ici sur l’auteur du Désert, qui le premier en France a traité avec bonheur et un succès incontestable le genre de la musique pittoresque, qui a tant préoccupé M. Berlioz. Est-il vrai, comme on le proclame de tous côtés, que la musique de Lalla-Roukh soit une révélation nouvelle du talent délicieux de M. Félicien David ? C’est ce que nous allons examiner.

Et d’abord l’ouverture n’a aucun caractère saillant ; elle ne vaut même pas l’ouverture de la Perle du Brésil, qui n’est pourtant pas bonne. Divisée en deux parties, elle commence par quelques bouffées de cor qui précèdent un andantino que chantent les instrumens à cordes, tempérés par des sordini, qui jouent un très grand rôle dans cette partition. Elle se termine par un mouvement rapide, qui n’ajoute pas beaucoup de prix à cette préface symphonique d’un rêve d’or. Le rideau se lève sur un paysage enchanté, où les hommes que commande Baskir, le guide et le gardien de la princesse chantent un chœur : — C’est ici le séjour des roses, qui est fort gracieux. Le thème de ce chœur, pour voix d’homme, est repris ensuite par les femmes qui suivent la princesse Lalla-Roukh. Cette seconde répétition du même motif est plus complète, et l’accompagnement surtout en est délicieux. La mélodie que chante la princesse en sortant de sa tente :

Sous le feuillage sombre,
Dans le silence et l’ombre,


est une phrase langoureuse et distinguée, une sorte de mélopée d’un contour un peu vague, et qui flotte à la surface de l’âme. Mlle Cicco chante cette mélodie suave avec beaucoup de goût et de sentiment. La princesse, après avoir exprimé ainsi la vague rêverie de son cœur de vierge, s’assied sur l’un des côtés de la scène, et pour la distraire on lui donne un divertissement. Des almées se mettent a simuler une action symbolique qu’accompagne un rhythme piquant, après avoir été annoncé par des soupirs délicieux de hautbois ; Ce rhythme, soutenu par des pulsations d’une pédale inférieure que frappe un tambour de basque, est enveloppé d’une harmonie susurrante, d’un bisbiglio amoroso de l’air ambiant au-dessus duquel la flûte s’égaie comme un oiseau qui s’ébat autour du nid qui l’a vu naître. C’est d’un effet délicieux, c’est le vague indéfini des airs arabes reproduit par les artifices de l’art. Après la pantomime que nous venons de décrire, un motif tout aussi piquant donne le branle à la danse, qu’accompagnent les voix du chœur et une instrumentation d’un coloris charmant. C’est dans la création de ce genre d’effets que M. Félicien David est original et incontestable. Noureddin, le chanteur nomade qui se trouve confondu dans la foule qui entoure la princesse, s’avance alors, au grand déplaisir de Baskir, qui ne sait comment se débarrasser de ce troubadour incommode. Il chante à la princesse, en s’accompagnant de la mandoline, une romance, — Ma maîtresse a quille sa tente, — dont le sens mystérieux est deviné par la belle Lalla-Roukh, qui de ravissement laisse tomber une rose qu’elle tenait à la main. Cette romance est assurément jolie, mais elle tourne dans un cercle mélodique déjà connu. Le chanteur, en refusant avec dédain une bourse remplie d’or pour prix de son talent, en demandant qu’on lui permette seulement de ramasser la rose qui est tombée aux pieds de la princesse, éveille des sentimens divers qui sont traduits dans un joli quatuor soutenu par toute la masse chorale. C’est un morceau fort bien traité, et qui rappelle un peu la manière de Donizetti. Les deux personnages secondaires, Baskir et Mirza, la suivante et l’amie de la princesse sont chargés par les auteurs du libretto d’égayer un peu cette idylle orientale par quelques vivacités de langage. Mirza surtout, qui est toute dévouée à sa maîtresse et qui a reçu du chanteur Noureddin un collier de grosses perles qui aurait dû l’étonner beaucoup, s’amuse à agacer le vieux Baskir, dont elle cherche à endormir la vigilance. Elle lui chante d’assez jolis couplets, où l’on remarque la terminaison en notes pointées qui excite les transports du parterre. Ce que c’est que de nous pourtant ! J’aime mieux le duo qui vient après entre la princesse Lalla-Roukh et le chanteur Noureddin, dont la conduite noble l’a frappée, et dont elle a deviné le sentiment discret sans le désapprouver. Ce duo, — La nuit, en déployant ses ailes, — est moins un duo proprement dit qu’une scène dialoguée, où chacun des deux personnages dit tour à tour une phrase mélodique trempée de morbidesse et de langueur. Celle que chante la princesse surtout est exquise dans la bouche de Mlle Cico, avec ces soupirs de clarinettes qui la suivent comme deux oiseaux qui se becquètent. C’est une scène d’extase par une nuit d’Orient, où toute la nature semble partager le ravissement de deux cœurs qui s’épanchent et s’entr’ouvrent a la clarté des étoiles ; mais l’allegro où les deux voix se réunissent est de la plus grande vulgarité. Mirza, qui cherche à détourner l’attention de Baskir, laisse éclater dans le lointain de jolies vocalises qu’accompagne la marche des soldats ivres, et à ce rhythme onduleux viennent s’ajouter les voix de Baskir, de Noureddin et de Lalla-Roukh. C’est par cet ensemble, assez bien amené, que se termine le premier acte, qui serait un petit chef-d’œuvre, si l’acte suivant ne reproduisait les mêmes effets et les mêmes idées.

Après un prélude symphonique, qui n’a rien de remarquable, la princesse Lalla-Roukh chante un air, — Enfin.je touche au bout de notre long voyage, — où elle exprime les regrets de son cœur. Cet air, qui est précédé de quelques mesures de récitatif, contient une phrase délicieuse, — O nuit d’amour, nuit d’ivresse, — que nous avons déjà entendue et que nous entendrons encore, parce, qu’elle fait partie de ce petit fonds d’idées qui caractérise le talent de M. Félicien David. Le second mouvement de cet air est moins heureux, car il ne faut demander à l’auteur du Désert ni colère, ni transport, ni gaîté. Il soupire, il ne rit et ne se fâché jamais. Un petit nocturne entre Mirza et sa maîtresse précède un joli chœur que chantent les femmes qui viennent avec les présens du roi qu’on apporte à la princesse. Ce nocturne, ce chœur des suivantes, ainsi que la barcarolle que chante Noureddin en s’accompagnant de la guitare, sont des choses connues ; nous les avons entendues au premier acte, et la persistance des mêmes formes et des mêmes idées produit l’effet inévitable de la monotonie. Un duo bouffé entre Baskir et Noureddin, qui ne manque pas d’entrain et qui est une nouveauté dans l’œuvre tout élégiaque de ce charmant compositeur, est à peine remarqué par le public, qui a déjà le cœur affadi par tant de parfums et d’harmonies voilées. On trouve un peu plus de vivacité et de passion dans le duo d’amour entre la princesse et Noureddin, et le tout se termine par une marche triomphale qui célèbre le mariage de Lalla-Roukh et du roi de Boukharie, qui, aux sons de la mandoline, a conquis bravement le cœur de sa femme. Je pense avoir énuméré avec beaucoup de sollicitude tous les morceaux saillans et toutes les délicatesses de détails que renferme la nouvelle partition de M. Félicien David : les chœurs de l’introduction, la mélodie de Lalla-Roukh, la musique fine et originale du divertissement, le quatuor, la romance d’un accent arabe que chante Noureddin, quelques phrases du duo qui vient après, et la scène finale très heureusement combinée, quoique l’effet produit ne soit pas nouveau. Au second acte, j’ai signalé l’air de Lalla-Roukh, un joli nocturne pour deux voix de femme, le chœur des suivantes et quelques phrases délicieuses du duo entre Noureddin et la princesse. Telle est cette œuvre charmante de Lalla-Roukh, un vrai conte des Mille et Une Nuits ; où aucun des personnages qui y figurent n’a une physionomie qui lui soit propre, et où l’auteur du Désert a reproduit jusqu’à satiété les idées, les formes et le coloris discret qu’il a mis dans presque tous ses ouvrages. S’il me convenait de répondre à des interlocuteurs ridicules et sans consistance, je leur dirais que c’est ainsi que j’ai toujours apprécié ici le talent vrai, délicat et original dans sa sphère, de M. Félicien David.

L’exécution de Lalla-Roukh est assez bonne. Mlle Cico est tout à fait distinguée sous le costume oriental de la princesse. C’est une jolie femme d’abord, bien prise dans sa taille, et dont la voix de soprano est naturelle et sympathique. Elle chante avec mesure, avec goût, avec sentiment. Sa contenance sur la scène est noble et décente, et elle communique à l’auditeur l’émotion sincère dont elle est pénétrée. C’est une trouvaille pour l’Opéra-Comique que Mlle Cico. Mlle Bélia, dont je n’aime pas beaucoup la voix criarde ni le mauvais ton, tire un très bon parti du personnage allègre de Mirza, ainsi que M. Gourdin de celui de Baskir. Quant à M. Montaubry, il est dans le rôle important de Noureddin ce qu’il est partout : un chanteur de talent, un comédien svelte et zélé, à qui l’on souhaiterait un peu plus de naturel.

C’est le caractère saillant de l’art et de la poésie modernes que d’aspirer à peindre l’homme tout entier avec la diversité de ses instincts et de ses passions. On est sorti du cercle un peu étroit, du monde antique, on a secoué le joug des lois abstraites qu’il avait léguées aux générations futures, et au lieu d’imiter servilement l’idéal d’une civilisation passée, on s’est mis à étudier directement la nature en s’efforçant d’en saisir les différens aspects, d’en imiter les harmonies et d’en comprendre les mystères. Voilà quelle est la signification du grand mouvement de la renaissance, mouvement émancipateur de l’esprit humain, qui est comprimé en France pendant le règne oppresseur de Louis XIV, mais qui reprend son cours au siècle suivant, et qui achève sa victoire par la révolution de 1789, d’où est sortie une société nouvelle. Les premiers écrivains qui, en France, ont répondu aux besoins de l’imagination et de la sensibilité modernes, c’est Rousseau d’abord, puis Bernardin de Saint-Pierre., Chateaubriand et Mme de Staël. Je ne fais que remuer un lieu-commun en disant que Rousseau a donné à la prose française un accent et une sonorité qu’elle ne connaissait pas, et qu’il est le premier grand écrivain de la nation qui ait aimé et su peindre la nature. Paul et Virginie et la Chaumière indienne entr’ouvrent de nouveaux horizons, qu’Atala et René viennent agrandir encore. Ce n’est que quelques années plus tard que la poésie proprement dite entre aussi dans ce mouvement de rénovation, et c’est M. Victor Hugo qui, dans les Orientales, lui imprima le coloris éclatant, la souplesse, la variété de rhythme et la vérité d’imitation matérielle qui distinguent les œuvres de ce vigoureux esprit. Les arts, particulièrement la peinture historique et le paysage, ne tardèrent pas à suivre l’exemple de la littérature et de la poésie. Ce fut M. Eugène Delacroix qui traduisit sur la toile la fougue dramatique, la mélancolie philosophique et le tourbillon sanglant de la passion et du drame modernes. Marilhat et Decamps copièrent le soleil, la nature et les mœurs de l’Orient. La musique sous la forme dramatique, qui est celle que la France comprend et goûte le mieux, s’engagea aussi dans la même voie, et répondit aux besoins des nouvelles générations par deux chefs-d’œuvre qui résument tous les progrès de l’art : Guillaume Tell, cette incomparable merveille de notre temps, et Zampa, cette légende romantique d’un coloris tout moderne. Robert le Diable, les Huguenots de Meyerbeer et la Juive d’Halévy sont les dernières grandes conceptions du drame lyrique moderne.

Pendant que ces faits s’accomplissaient dans la poésie, dans la littérature, dans les arts plastiques et dans la musique dramatique, un homme d’esprit et d’imagination, un chercheur audacieux dont nous pouvons parler aujourd’hui avec calme, le temps nous ayant donné raison contre lui, M. Berlioz, s’efforçait de suivre le mouvement général, et voulut donner à la France une forme de l’art qui lui était inconnue, et qu’elle ne possède pas encore, la symphonie, la musique fantastique et pittoresque. Sans insister davantage sur les efforts de M. Berlioz, qui a compliqué sa destinée en voulant parcourir à la fois deux carrières incompatibles, il est juste de dire qu’on trouve dans les compositions diverses de M. Berlioz des hardiesses de rhythme, des combinaisons piquantes de sonorité, des accouplemens de timbres et des coupes mélodiques dont M ; Félicien David surtout a beaucoup profité. S’il est impossible de convenir que M. Berlioz a réussi dans la tentative qui le préoccupe depuis trente ans, on ne peut pas lui refuser le mérite d’avoir entrevu le but et d’avoir frayé la route à de mieux inspirés que lui. C’est à M. Félicien David que revient l’honneur d’avoir exprimé le premier en musique toute une partie délicate de la poésie moderne, d’avoir importé dans son pays l’impression étrange des chants arabes traduits par les procédés ingénieux de l’art européen. Voilà la véritable Originalité de M. Félicien David ; il est le créateur de la musique pittoresque et de genre qui n’existait pas avant lui en France. Il a exprimé ses souvenirs et ses impressions de voyageur dans une composition exquise, le Désert, qui lui a valu une grande et légitime réputation. Ce n’est pas un grand musicien que M. Félicien David, c’est une imagination rêveuse, un poète élégiaque qui rencontre des accens délicieux, une âme douce et indolente qui se complaît dans la contemplation de la nature heureuse, dont il sait rendre les soupirs et les mystérieuses harmonies. Considéré comme un rêve d’or, comme un conte enchanté des Mille et Une Nuits, le premier acte de Lallar-Roukh est un chef-d’œuvre.

P. Scudo.


ESSAIS ET NOTICES


UNE COLONIE MILITAIRE ANNAMITE.


La Basse-Cochinchine, dont nous essayons de faire une possession française, ne doit pas être jugée d’après les relations assez rares encore qui nous sont parvenues sur l’ensemble du royaume d’Annam. C’est un champ qui a été disputé bien souvent et ensanglanté par de nombreuses querelles. Les institutions qui, dans ces derniers temps encore, régissaient ce pays, semblent inspirées par une pensée commune : fixer et rassurer un peuple pauvre et nomade, porté au brigandage par le malheur des guerres étrangères et intestines ; et le tourner vers la culture de la terre. Elles sont appropriées aux aptitudes de la race annamite, et peuvent généralement recevoir l’empreinte de notre domination, sans que ce changement les altère au point de les faire disparaître, On en jugera par quelques détails qu’il nous a été donné de recueillir récemment sur les colonies militaires connues sous le nom de don-dien. Il y a là une création singulière dont on comprendra mieux encore l’importance, si l’on se rend bien compte du caractère des peuples soumis à cette double organisation militaire et agricole.

Les peuples de la Basse-Cochinchine sont laboureurs et mariniers, deux métiers qui s’excluent d’ordinaire, mais qui s’accordent dans ce pays à cause du retour des mois favorables pour la culture du riz et de ces arroyos qui circulent dans les rizières et qui ressemblent sur la carte à un rets qu’on aurait jeté sur la terre. Ils ne font qu’une récolte de riz, quoiqu’ils puissent en faire deux et même trois. Ils se soucient peu du commerce, où du reste ils sont malhabiles et toujours dupés par les Chinois, établis depuis longtemps en grand nombre dans l’Annam, et munis de chartes, de droits et d’exemptions de toute sorte. À ce penchant vers les travaux agricoles et la vie batelière se trouvent jointes chez les Annamites dès qualités qui annoncent une race guerrière.

La nation annamite a des traditions dont elle s’enorgueillit au milieu des peuples asiatiques. Elle sait mettre à profit les enseignemens qu’on lui donne. Ce système de fortification où les embrasures sont différentes des nôtres, où le bambou épineux est employé en défenses accessoires si ingénieuses, ce système qui représente une sorte d’intermédiaire entre la fortification passagère et la fortification permanente, est digne d’attention et d’étude. La vue des réduits de Ki-oa, où les soldats annamites ont vécu pendant deux ans, dénote le mépris du bien-être. On se tromperait étrangement toutefois, si l’on pouvait supposer que le courage des Annamites ressemble à celui des Français, où il entre tant d’amour-propre, et qui, divinisant une abstraction, la gloire, proscrit la fuite comme un déshonneur, les Cochinchinois tiennent s’ils croient pouvoir tenir, et s’ils nous ont attendus à Ki-oa, c’est qu’ils étaient persuadés que nous n’y entrerions pas ; mais se faire tuer sans utilité leur paraît une folie insigne. Ils disparaissent à l’occasion comme une volée d’oiseaux timides, s’avancent d’autres fois en plaine avec des lances contre des carabines à tige ou se font tuer héroïquement derrière un mur. Rien n’est plus variable que leur courage, et leur point d’honneur n’est pas le nôtre. Ils ont du ressort, une grande élasticité. Quand on les a terrassés, si on se laisse gagner par leurs démonstrations de crainte ou de dévouement, on est trompé. Les tronçons se rejoignent, et on retrouve des ennemis vivans, sauvages, alertes, quand on les croyait anéantis.

L’insurrection du 15 décembre 1861 a montré qu’il faut compter avec un sentiment qui les porte à défendre leur sol. Il n’y a peut-être pas dans l’histoire d’exemple d’une conspiration conduite avec tant de mystère, et où tout le monde ait si bien joué la comédie. L’ancien commandant en chef des forces françaises semblait en avoir le pressentiment ; il estimait que longtemps encore les Annamites ne seraient gouvernés qu’autant qu’ils seraient comprimés. Leur âme n’est point d’ailleurs incapable de cette ardeur généreuse qui pousse au sacrifice de la vie, à la rencontre du danger. Ils ont là-dessus une superstition effrayante. Quand un chef renommé par son intrépidité succombe, ils lui arrachent le cœur et le dévorent encore palpitant. C’est ce qu’ils appellent manger le gan. Ils sont persuadés que le cœur d’un homme de courage est énorme, et qu’il est doué de propriétés merveilleuses.

Tels sont les premiers traits du caractère des peuples de la Basse-Cochinchine. Il ne serait pourtant pas impossible qu’il se rencontrât des Annamites très différens de ceux qu’on a essayé d’esquisser ici ; l’homme est ondoyant et divers. Même dans l’Annam, où le pouvoir est si puissamment concentré, où l’âme du roi de Hué semble penser et juger pour tous ses sujets, où l’activité humaine est un crime, où les hommes passent comme des ombres muettes, impersonnelles, formant une partie d’un tout bien ordonné, même dans l’Annam ce vêtement de force éclate sous une force plus expansive, et le peuple redit les noms de certains hommes qui occupent son imagination. C’était surtout parmi, les chefs des colons militaires appelés don-dien qu’il se rencontrait de ces natures énergiques et turbulentes. L’un de ces chefs était, il y a quelques mois, prisonnier de guerre et détenu au fort du Sud, à 3 kilomètres environ de Saigon, sur les bords du Don-Naï. On parlait de sa bravoure, de son habileté, de son influence sur un grand nombre de villages. Il possédait sur les colonies militaires des renseignemens précieux. Un père des missions étrangères qui enseignait la langue annamite à tous les Français qui voulaient l’apprendre, et dont la patience était inépuisable, voulut bien m’accompagner et me servir d’interprète. C’était par une matinée de la saison des pluies. L’officier qui commandait le poste du 101e de ligne, chargé de la garde des prisonniers, nous conduisit vers un petit réduit d’un aspect cellulaire, et nous dit : « Voici le colonel Ké. » Ce colonel, si différent de ce que ce titre rappelle, était accroupi sur une natte double et tristement sale. Il étalait sur une feuille de bétel de la chaux teinté en rose, qu’il prenait avec une spatule dans un petit pot de faïence grossière. Il continua machinalement son opération, tout en nous montrant un escabeau de bois, le seul qu’il y eût dans son réduit. L’un de nous s’assit sur le bord du lit.

Ké avait la tête grosse, le front vaste, mais mal dessiné par ses cheveux, qui étaient réunis en un chignon et parsemés de quelques fils blancs. Ses traits étaient réguliers, ses yeux imperceptiblement bridés, son teint pâle et froid, comme s’il fût sorti d’un suaire. L’expression de sa physionomie était presque féminine, contrariée cependant par sa moustache, qui retombait tout droit des deux côtés des lèvres. Il y avait une sorte d’ondulation féline dans les mouvemens du buste et une inquiétude animale dans l’égarement de ses yeux. Sa taille devait être svelte et haute. Il portait au doigt annulaire une bague en jade vert. Son vêtement, composé de la blouse annamite, était sordide. Dans ce moment, il avait l’air humble et malheureux. Il nous supplia de nous employer pour lui faire rendre la liberté. « Je ne suis point mal traité, on a des égards pour moi (et il montrait deux robes neuves qui lui avaient été envoyées de la part du directeur des affaires indigènes) ; mais que sont tous ces biens pour celui qui n’est pas libre ? » Le prêtre secoua la tête, comme pour lui faire comprendre qu’il ne devait rien espérer pour l’heure présente. Quand il sût ce qui nous amenait, ses traits s’animèrent à ce nom de don-dien, mais ils reprirent aussitôt leur expression languissante, et le colonel Ké commença, sur le ton de la psalmodie annamite ; à rassembler ses souvenirs sur la troupe qu’il avait commandée. Ces souvenirs ont été résumés et complétés par des observations personnelles et par les notes d’un Annamite très versé dans l’administration de la cour de Hué.

Les don-dien sont des colons militaires qui défrichent les terres incultes de la Cochinchine et les amendent, ils sont pris parmi les gens pauvres et les gens errans non inscrits sur les catalogues du roi, et sont groupés d’après certaines règles. Ils vivent en famille, restent don-dien toute leur vie, et ne possèdent jamais la terre. Le roi les secourt tant que durent leurs travaux de défrichement. Quand la guerre éclate, les don-dien marchent avec l’armée. Ils sont alors presque tous armés de piques. L’institution de ces colonies ne remonte guère à plus de sept ans. En 1854, le nguyên[1] tri-phuong s’adressa aux hommes importans par leur fortune et leurs services. Il recueillit les malheureux qui se trouvaient en grand nombre dans le pays, et présenta son projet d’organisation des don-dien à la sanction royale. L’ordonnance fut rendue le premier jour du premier mois de la sixième année du règne de Teu-Deuc[2].

Le délégué en mission royale, commissaire visiteur de l’extrême midi, le nguyên Tri-phuong, constata qu’un an plus tard, dans les six départemens, il se trouvait six régimens « à la date de Teu-Deuc[3]. » Il adressa les registres au ministre, et envoya des mandarins dans toutes les directions pour exhorter de la manière la plus pressante les chefs de recrutement à emmener.les gens pauvres et les gens errans sur les terrains désignés pour la culture. Le nguyên, à la suite de ses inspections, conclut qu’il était prudent de ne pas exiger tout d’abord l’effectif complet[4].

Au premier appel, ces six régimens avaient bien présenté trois mille hommes ; mais il avait fallu retrancher les vieillards, les malades, les orphelins, et le chiffre se trouva réduit à deux mille cinq cent quinze hommes. Comme on peut le remarquer, le commissaire visiteur de l’extrême midi ne perdait pas un seul instant sa création de vue.

L’institution des don-dien fut complétée l’année suivante par un nouveau décret qui conservait l’organisation des régimens et des capitaineries, et qui instituait des âp (petites agrégations communales) sous la dépendance du pouvoir civil. Tout Annamite fut admis à faire valoir son influence personnelle et à lever sous la dépendance du long (chef de canton) des âp de trente, cinquante et cent hommes. Ces chefs eurent le titre de dot, le rang et les attributions de chef de village, avec cette différence cependant qu’ils administraient sans conseil municipal ; mais ils relevaient du tong et non d’un chef de don-dien, et occupaient ainsi une sorte de position intermédiaire entre les premiers colons et les paysans des villages ordinaires.

Ces agrégations de seconde formation furent souvent inspectées par Tri-phuong, et les colons encouragés et exhortés. Chaque homme avait deux, trois ou quatre arpens. Ces don-dien étaient inscrits ainsi que leurs terrains, et devaient payer en dix ans tous les genres de tribut. Malgré les exhortations, les gens errans venaient difficilement s’établir sur les terrains maigres. Dans un de ses rapports, le nguyên demande « qu’on tienne compte des vraies difficultés, et qu’on ne refuse pas les distinctions promises. Il présente cette prière à sa majesté, en s’inclinant profondément pour attendre l’examen de sa sainte pénétration. »

Le nombre des régimens de don-dien, après tous ces tâtonnemens, fut fixé d’une manière définitive à vingt-quatre, ainsi répartis : sept régimens dans la province de Gia-dinh, six dans celle de My-tho, cinq dans celle de Vinh-long, quatre dans la province de Bien-hoa, et deux dans celle de An-niam. Chaque régiment porte le nom du canton qu’il a formé : ainsi le régiment de Gia-trung forme le canton de Gia-trung, Chaque compagnie, de la première à la dixième, porte le nom du régiment. Les colonels (quân-co) sont chefs de canton ; les capitaines sont âp truong (chefs de village du titre de âp). Les colonels ont un cachet qui leur est envoyé de Hué : ce cachet, en bois très léger, ne peut être employé qu’à l’encre noire, l’encre rouge annonçant un pouvoir plus élevé. La plupart de ces régimens ne purent jamais dépasser le chiffre de trois cents hommes, et leurs compagnies le chiffre de trente hommes. L’effectif de la compagnie de guerre annamite est de cinquante hommes.

Les colonels de don-dien furent choisis parmi les anciens chefs de village les plus remarquables par leur résolution, leur intelligence ou les services qu’ils avaient rendus. Chaque chef était présenté par le nguyên Tri-phuong, et sa nomination était approuvée par le roi. Ils étaient par conséquent tout à fait à la dévotion du commissaire visiteur. Il parait que cet honneur était une charge des plus lourdes. Dans beaucoup de régimens, les secours fournis par le roi étaient insuffisans, et les colonels avançaient sur leur fortune particulière des sommes que l’état ne leur a pas encore rendues, ou bien ils empruntaient au chef de la province d’autres sommes d’argent dont ils se portaient garans. En outre la bande était difficile à mener et d’humeur peu patiente. C’était une difficulté épouvantable, dit le , de les maintenir dans l’ordre. Quelques-unes de ces pauvres familles désertaient les âp, n’y trouvant plus de quoi vivre. Les villages qui étaient censés avoir fourni ces don-dien étaient obligés de les remplacer. Le gouvernement annamite donnait peu de chose. Le roi faisait distribuer 300 ligatures[5] (300 francs environ) pour trois cents hommes. Ce secours était destiné à l’achat des instrumens aratoires, qui n’étaient pas fournis en nature, comme on l’a prétendu inexactement. Le chef recevait en outre 200 ligatures pour acheter des buffles. Les don-dien étaient attirés, recueillis, mais non pas forcés, et c’est une erreur de croire qu’ils étaient recrutés parmi les criminels et les exilés. Chaque don-dien devait livrer tous les ans dix boisseaux de riz : cinq pour le roi, cinq pour les cas de disette. Il y avait des magasins de prévoyance où le riz s’entassait : le grain non décortiqué peut se conserver très longtemps (cinquante ans, prétend-on). Des gens riches se servaient même de ces magasins pour conserver leurs riz ; mais ces villages étaient à peine installés quand ont commencé les troubles, ainsi que les Annamites appellent la guerre avec les Européens. Ils étaient bâtis régulièrement, et présentaient tout l’aspect des villages militaires de Ki-oa. La maison du chef était au milieu avec un gong, un tam-tam, ce qu’il faut pour appeler aux armes. Ils n’étaient point entourés de fortifications passagères, comme on l’a dit.

Les don-dien étaient des voisins fort désagréables pour les villages soumis à l’administration ordinaire. On les voyait toujours mêlés dans les querelles, et le affirme qu’il avait une grande peine à les empêcher de tirer leurs longs coutelas. Dans un pays où l’organisation communale existe tout entière, où les villages en viennent souvent aux coups pour dès querelles de pagode, on comprend que les don-dien devaient être en effet intolérables.

Chaque régiment avait un petit canon. Dix soldats environ étaient armés de fusils, les autres étaient piquiers. La distribution des armes était faite par le colonel. Il était permis du reste aux don-dien de varier leur armement et de porter des fusils, s’ils pouvaient s’en procurer. Ils s’exerçaient au maniement de leurs piques quand les travaux de culture étaient terminés ou suspendus, mais à la façon annamite, en se tordant, se repliant, en se battant contre le vent, et multipliant des passes inutiles. Le premier mois de l’année, ils passaient une revue dans le chef-lieu de la province : on les voyait arriver à Saigon, à My-thô. Ils portaient le petit chapeau des soldats annamites, une blouse fendue droit par devant et de couleur noire, un pantalon violet ou de couleur fauve. À proprement parler, ils n’avaient pas d’uniforme. Leurs chefs se ceignaient d’une écharpe noire ou violette. Ils portaient l’écusson sur la poitrine.

Durant la période remplie par les travaux préparatoires de culture dans les terres en friche, c’est-à-dire pendant deux ans, les don-dien étaient fort malheureux. C’est alors aussi qu’ils recevaient des secours du roi, plus souvent de leurs chefs. Ces champs étaient la propriété du roi. Les don-dien n’étaient que des usufruitiers. Ils ne pouvaient ni partager, ni vendre, ni céder leurs arpens. Il y a aussi dans l’Annam des villages qui ne vivent que des champs du roi. Chaque année, l’autorité fait un nouveau partage.

Au début de la guerre, les don-dien furent envoyés dans les forts ; mais leur armement fut modifié : on leur donna un assez grand nombre de fusils. Ils nous ont combattus à Ki-oa ; il y avait contre les Français, à l’assaut du 25 février 1861, environ cinq cents don-dien commandés par le colonel Tou (Quan-Tou). Après leur défaite, ils ont reparu dans les forts de My-thô, enfin plus récemment, dans une expédition malheureuse pour eux qu’ils ont tentée contre Go-cung.

Les chefs de don-dien étaient souvent des hommes remarquables. L’un d’eux, le colonel Suan, s’est distingué par une bonne administration. Il était, il y a six mois, sur la frontière des possessions françaises de l’autre côté de l’arroyo de la Poste. Un autre des plus résolus, le colonel Tou, a disparu après la prise de My-thô. Le Sham-Rock[6] a brûlé sa maison à Kui-duc, près de Mi-kui. La crédulité populaire donne à quelques-uns de ces chefs des attributs singuliers : le dao-tri-hien passe pour avoir quatre phalanges au petit doigt. Dans l’affaire de Go-cung, les don-dien étaient poussés en avant par un meneur fort énergique. On doit aussi considérer que Go-cung est une sorte de terre sainte pour beaucoup d’Annamites, et qu’elle renferme la pagode des ancêtres du roi Teu-deuc : c’est à Go-cung qu’est née la mère du roi et que se trouvent encore une trentaine de ses parens et de ses alliés.

Tri-phuong, le fondateur des régimens de don-dien, est un ancien scribe qui est arrivé à sa haute position sans avoir passé par les concours. Son projet, quand il fut présenté, parut admirable : il utilisait des gens sans aveu qui causaient souvent des troubles, il ajoutait aux revenus de l’état, et augmentait sa force par une troupe disciplinée à l’avance ; mais des Annamites qui ont vécu à la cour de Hué assurent que ces soldats devaient agir un jour contre le roi Teu-deuo. On dit que Tri-phuong. aurait préparé des chefs à sa dévotion, formé à l’avance un noyau armé de douze mille hommes, et, quand l’occasion serait venue, aurait favorisé les entreprises du roi de Siam. Ces projets ne paraîtront pas trop invraisemblables, si l’on veut considérer que le roi de Siam s’est toujours mêlé des affaires de la Cochinchine, que le Cambodge est son tributaire ainsi que le Laos, et que dans la deuxième année du règne actuel[7], l’ambassadeur du roi de Siam fut arrêté à Tay-ning[8], porteur des insignes de la royauté pour le frère aîné de Teu-deuc, qui était alors enfermé depuis deux ans.

Quelle que soit l’opinion qu’on se fasse sur l’institution de ces colons militaires, qu’ils aient été organisés avec une arrière-pensée politique ou simplement pour défricher des terrains incultes et ramener dans la vie sociale les gens errans qui devaient abonder dans un pays souvent conquis et perdu, il est certain que l’organisation des don-dien est un remarquable témoignage de cet esprit d’ordre, de précaution, et de cette sorte de bonhomie qui semble particulière aux institutions annamites. On a organisé des colons militaires en Europe ; mais ce qui distingue la création des don-dien, c’est la condition de pauvreté d’où ils sont censés ne devoir jamais sortir. La pensée d’établir une agrégation de misérables qui ne doivent jamais cesser de l’être, et dont les enfans seront don-dien, est tellement en désaccord avec l’inégalité qui se produit rapidement dans toutes les réunions, humaines, qu’on se demande si, même dans l’Annam, où l’homme est placé en tutelle comme un enfant, l’essai était réalisable. C’est un chef annamite, c’est le colonel Ké lui-même, qui le juge impossible. Ké prétend que si l’on voulait reformer les don-dien, on n’obtiendrait aucun résultat sérieux, parce qu’il y a trop de pauvres parmi eux. Il faudrait, suivant lui, mêler cent riches avec deux cents pauvres. L’esprit de pauvreté, excellent en effet pour des soldats qui doivent se déplacer au premier appel, est moins applicable à des paysans qui s’attachent aux biens de la terre, surtout quand ils l’ont défrichée. On se représente difficilement les don-dien maintenus dans les dispositions de cette loi agraire.

Le vice-amiral Charner, quand il commandait en chef en Cochinchine, put croire à une certaine époque que ces colons se façonneraient à notre domination : il reçut leurs protestations de fidélité et approuva leur formation par un arrêté en date du 19 mars 1861 ; mais après la prise d’armes contre Go-cung et les événemens qui en furent la suite, les don-dien furent dissous par un arrêté rendu le 22 août 1361. Un grand nombre d’entre eux sont rentrés sous la domination régulière des villages et se sont fait inscrire. D’autres ont eu le sort des soldats débandés et se sont faits brigands. Il existe pourtant encore quelques régimens de don-dien dans ces provinces du sud, qui, sans ordres royaux, sans argent, coupées de communications avec Hué, sont tombées dans un véritable état de dissolution sociale. Dans les circonstances actuelles, l’institution des don-dien ne pourrait être reprise sans donner un moyen d’action au brigandage.

Quand les positions formidables de Ki-oa et de My-thô tombèrent en notre pouvoir, les Annamites, dans une proclamation remplie de tristesse, et qui ne manquait pas d’une sorte de grandeur, firent connaître qu’ils ne, pouvaient lutter avec des gens qui marchaient à l’assaut comme des fous, qu’en conséquence, ils n’offriraient plus la bataille dans de grands camps retranchés. Ennemis élastiques, invisibles, ils utiliseraient le génie de leur nation et s’établiraient en rideau mobile devant notre horizon, sans que jamais nous pussions les joindre. Cette direction nouvelle venait plutôt de Hué que des mandarins qui avaient senti la force de nos coups. En même temps qu’elle nous était pour ainsi dire notifiée, les chefs de Bien-hoa et de Vinh-long offraient de rendre leurs places ; ils demandaient seulement qu’on les prévînt quelques jours à l’avance, afin qu’ils pussent faire leurs préparatifs d’évacuation.

L’importance de la position de Bien-hoa, située à une petite distance de Saigon, et d’où partaient des prédications incessantes contre nos essais d’administration plutôt que des attaques militaires, n’a jamais été méconnue ; mais on estima que cette importance serait presque nulle, et que Bien-Hoa n’était qu’un mot, si on ne prenait la province. Or, pour ajouter une province à notre conquête, la garder, c’est-à-dire l’administrer et la comprimer, il fallait un millier d’hommes de plus. On ne les avait pas, et, à défaut de la ligne montagneuse, on prit un fleuve, le Don-nai, pour frontière.

On dit communément en termes militaires qu’il y a trois sortes de frontières, et par ordre de force : les déserts, les montagnes et les fleuves. On fleuve ne forme pas sans doute la barrière la plus sûre. Elle a pourtant sa valeur. Le tout est de s’y tenir. Les marches de colonnes mobiles, les escarmouches, peuvent satisfaire la personnalité et la turbulence de quelques petits subalternes ; mais elles aguerrissent l’ennemi et lui donnent prétexte à des rapports où nous sommes toujours représentés comme ayant battu en retraite. Elles présentent encore un danger plus grave. Les villages, sous l’empire de la crainte, se soumettent et se compromettent. Les Annanites reviennent sur ces routes qu’on a crues libres et sûres parce qu’elles ont été parcourues, et punissent de mort sans pitié ceux qui nous ont donné des gages. Le nom français, capable de troubler, inhabile à protéger, ne provoquerait plus bientôt que des sentimens d’exécration. Les escarmouches furent donc interdites, et chacun dut connaître que la pensée du chef était de ne prendre que ce que l’on pourrait garantir et protéger. Des esprits trop impatiens se sont étonnés que la nouvelle conquête de la France ne se fût pas plus rapidement étendue ; Sans examiner si de telles impatiences sont bien légitimes, il suffit de dire — et l’exemple des don-dien le prouve — que la race annamite ne sera gouvernée qu’autant qu’elle sera comprimée. La Basse-Cochinchine, avec ses six provinces, ses limites géographiques si précises, surtout au nord, forme assurément un beau royaume. On le prendra quand on voudra, et on le gardera, si on dispose de forces suffisantes. L’œuvre militaire peut être regardée comme accomplie, elle a été scellée dans le sang le 25 février 1861, et les Annamites ont reçu à Ki-oa un coup dont ils ne pourront se relever.

Léopold Pallu.

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  1. Haut commissaire visiteur.
  2. 1854. Nous sommes dans la quatorzième année.
  3. Dans le pays d’Annam, on date les années de l’avènement du roi.
  4. « Dans le centre, où la terre est arrosée, grasse et abondante, le commerce est actif et procure l’aisance ; les colons arrivent en foule et avec joie, et la règle des appels de cinq cents hommes pour les régimens et de 50 hommes par compagnie est exigée et suivie. Ailleurs la terre est maigre, de difficile culture, isolée comme dans un désert. Les régimens sont réduits à trois ou quatre cents hommes. Il serait bien dur d’imposer pour ceux-ci l’effectif complet. »
  5. Une ligature est un chapelet de sapèques, petite monnaie de cuivre du pays.
  6. Un petit aviso de guerre français.
  7. 1850.
  8. Le point extrême de nos possessions.