Chronique de la quinzaine - 14 juin 1862

Chronique n° 724
14 juin 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1862.

Ce qui se passe à Rome mérite à plus juste titre que jamais d’occuper l’attention publique, Dans la hiérarchie des questions qui aujourd’hui agitent le monde, la question romaine vient assurément en première ligne. Il est manifeste que le gouvernement du catholicisme, par la solennité dont il entoure la canonisation des martyrs japonais, veut en quelque sorte faire toucher au monde, dans l’accomplissement d’un grand acte religieux, le lien qui, suivant lui, unit la liberté de l’église catholique au maintien du pouvoir temporel. La cour de Rome semble dire : Vous le voyez, il est des momens où, de tous les points de l’univers, les catholiques ont besoin de venir se serrer autour du pontife romain et de s’unir dans une même étreinte de foi et d’amour. La célébration de ces grandes agapes n’est possible pour l’église romaine qu’à une condition : c’est que Rome lui appartienne et que l’église y soit chez elle. Comment donnerait-elle l’hospitalité à ces cardinaux, a ces évêques, à ces prêtres, à ces pèlerins de tous les peuples, si elle-même elle n’était que l’hôtesse d’un état politique et d’une nation particulière ? — Telle est, si nous ne nous trompons, l’objection que l’on veut, dans cette canonisation des martyrs japonais, opposer au principe de justice, pour ne pas dire à la nécessité politique qui exige désormais la sécularisation de Rome.

Nous ne nous le dissimulons pas : dans sa forme, l’objection est imposante ; elle emprunte un air de grandeur à la majesté extérieure des manifestations et des cérémonies du culte catholique ; mais au fond elle est bien loin d’avoir la force que lui attribuent des esprits facilement éblouis. Rome serait la capitale du royaume d’Italie, qu’en tout temps elle pourrait être le théâtre d’un semblable concours de pasteurs et de fidèles venant de tous les points du monde. Avec l’église libre dans l’état libre, l’église et l’état seraient à Rome chacun chez soi. Qui pourrait empêcher les respects d’arriver au Vatican, les prières au tombeau des apôtres ? Qui pourrait enlever aux sanctuaires romains le prestige de leurs pieux souvenirs et la gloire dont les arts les ont entourés ? Qui pourrait interdire la réunion des représentans du catholicisme venant autour de leur chef délibérer sur la législation de l’église ou célébrer les mérites de leurs saints ? Nous ne voulons pas offenser les cœurs religieux par des assimilations qui leur paraîtraient blessantes ; mais nous est-il possible d’oublier les grands traits de l’époque où nous vivons ? Ne règne-t-il point parmi les nations modernes une émulation généreuse qui les porte à ouvrir chez elles un accès à toutes les réunions qui ont pour objet les intérêts de l’art, de la science, de l’industrie, de l’économie publique ? Nous sommes le siècle des expositions, des exhibitions et des congrès cosmopolites, et les catholiques douteraient de posséder dans le premier siège de leur foi la liberté de leurs conciles et de leurs fêtes ! Ils feindraient de craindre pour une indépendance à la conservation de laquelle le royaume d’Italie serait si vivement intéressé par l’éclat qu’il en recevrait dans le monde ! Non, la manifestation qui s’accomplit à Rome n’est point une démonstration victorieuse de la nécessité du maintien du pouvoir temporel.

Encore, puisque l’on cherchait à faire sortir de la cérémonie de ce jour un enseignement favorable aux intérêts temporels de la cour romaine, il eût été plus digne et plus habile de n’ajouter aucun commentaire politique à la pompe et à l’émotion de cette scène ; il eût été plus digne et plus habile de laisser les choses parler toutes seules aux imaginations et aux cœurs, Les larmes silencieuses du saint-père n’étaient-elles pas assez éloquentes ? Mais non, les passions obstinées d’une politique fatale ont dominé l’attendrissement. On a voulu qu’il sortît de cette assemblée des évêques du monde un manifeste en faveur du pouvoir temporel, comme on eût demandé un protocole à un congrès, une proclamation à un parlement. On a décidé que le corps épiscopal présenterait une adresse au pape à propos des périls que court le domaine terrestre de l’église. Pauvres martyrs japonais, aviez-vous jamais rêvé un autre royaume que, celui qui n’est pas de ce monde ? Divers commissaires ont été chargés de la rédaction de cette adresse. Un premier projet a été écrit par le cardinal Wiseman. On croira peut-être que l’archevêque de Westminster, qui vit au milieu d’un peuple libre et qui pratique la liberté religieuse au sein d’une société où toutes les églises peuvent vivre et s’épanouir dans une complète indépendance dogmatique, était mieux qu’un autre prélat en mesure de parler au monde le langage de notre siècle. Il n’en serait rien, s’il faut en croire la chronique : le projet d’adresse du cardinal Wiseman était si fougueux, si violent, si cassant, qu’il a effrayé la modération et la prudence de la majorité des évêques ; c’est une autre rédaction qui a été adoptée. L’on assure que dans cette adresse un très petit nombre d’évêques français ont timidement demandé l’insertion d’une phrase destinée à la France. Ces évêques eussent voulu que la France et son gouvernement fussent remerciés de l’appui que nous donnons au pouvoir temporel par notre occupation de Rome. Leur avis n’a pas été partagé. Un témoignage de gratitude et de courtoisie a été refusé à la France par la presque unanimité des évêques.

Cette adresse est un acte grave et profondément regrettable. Les principes sur lesquels elle se fonde dans la revendication du pouvoir temporel sont en contradiction avec les notions les plus élémentaires de la justice politique. C’est toujours la même vieille thèse : le pouvoir temporel étant nécessaire à l’indépendance de l’église catholique, les populations romaines doivent être éternellement sacrifiées à cette prétendue convenance de l’organisation de l’église et être dépouillées à perpétuité de leur autonomie. C’est l’adage : il faut qu’un seul souffre pour le bien de tous ; c’est la doctrine de la souveraineté du but. Ces principes, cette doctrine sont repoussés par la conscience humaine, par la morale, par l’esprit même du christianisme. Le corps des évêques, en se les appropriant avec une opiniâtreté désespérée, met donc l’organisation catholique en contradiction avec un principe de justice émané pour ainsi dire de l’essence du christianisme, et que l’esprit moderne s’applique par de persévérans efforts à faire entrer dans le droit politique. Un tel conflit entre la politique de l’épiscopat catholique et les idées de justice qui se sont emparées des intelligences les plus hautes de notre temps ne peut qu’accroître le trouble des consciences au détriment du catholicisme lui-même. Conçoit-on en effet un contresens plus pernicieux que de violer au nom du catholicisme une notion d’équité véritablement chrétienne, et, à la poursuite d’un avantage temporel frappé de caducité et dépouillé d’efficacité, d’asseoir le pontificat suprême sur la clé de voûte des usurpations détestées du despotisme ? Au point de vue moral le plus général et le plus élevé, une telle conduite est une erreur qu’on ne saurait assez déplorer. Au point de vue politique le plus immédiat, l’aveuglement que trahirait l’adresse épiscopale, si elle est ce que l’on dit, ne serait pas moins malheureux. Tous ceux qui connaissent l’état réel des esprits en Italie et à Rome, tous ceux qui ont suivi depuis trois ans la marche des idées et des événemens dans la péninsule, savent que, pour ramener la paix entre le peuple italien et le saint-siège, le moyen le plus naturel et le plus sûr était de les laisser en présence l’un de l’autre et de ne point s’interposer entre eux. Livrées à elles-mêmes, la papauté et l’Italie se seraient comprises et entendues. Les tendances du clergé italien sont un symptôme de ce qui était possible dans cette voie. Il y a eu des momens où la cour de Rome a laissé voir que, si elle eût été livrée à ses inspirations naturelles, elle n’eût point laissé s’accomplir entre elle et l’Italie un divorce irréparable. Si la cour de Rome a promptement réprimé ces velléités de conciliation, si elle s’est raidie dans la résistance, c’est toujours à la suite d’encouragemens malencontreux, d’excitations fatales, qui lui sont venus du dehors, tantôt des mandemens de nos évêques, tantôt des discussions de nos chambres. C’est en intervenant entre la papauté et l’Italie, en se plaçant entre elles avec la force matérielle, comme nous le faisons à Rome par notre garnison, avec la pression morale, comme vont le faire les évêques dans leur adresse au pape, que l’on creuse entre elles une séparation dont on n’aperçoit plus le terme. Ah ! les évêques ne veulent pas remercier la France de l’aide militaire qu’elle prête au pape contrairement à tous les principes de notre révolution ! Pour ce qui nous concerne, nous n’avons pas regret à cette impolitesse, car nous n’eussions point été flattés pour la France du compliment ; nous nous en féliciterions plutôt, si cette ingratitude affectée servait de leçon à ceux par la volonté desquels se prolonge à Rome le séjour de nos troupes. Nos regrets comme nos pensées vont d’ailleurs plus haut et plus loin. Nous gémissons de voir un si grand nombre d’évêques, représentant l’ensemble de la hiérarchie catholique, prendre un parti radical et irrévocable dans la question du pouvoir temporel, opposer de la part du monde catholique un refus absolu et inflexible aux ardentes et légitimes aspirations d’un peuple, et brouiller de gaîté de cœur pour jamais la papauté avec l’Italie, avec cette Italie où, par une inconcevable inconséquence, on prétend asseoir sa domination perpétuelle. Comment ces esprits, chargés de la conduite des âmes, ne s’aperçoivent-ils pas que le pouvoir politique des papes a cessé d’être une réalité vivante, n’est plus que l’ombre d’une tradition, et ne sera bientôt qu’un souvenir ? Un souvenir peut être une chose auguste et sainte ; mais faut-il, pour lui rendre une vie impossible, aller au-devant de si grands périls, encourir de si grands maux ? Le lieu le plus sacré dans les mémoires chrétiennes, ce n’est pas Rome, c’est le coin de terre où naquit et mourut le Christ, c’est l’étable de Bethléem, c’est le sépulcre de Jérusalem ; mais la naïve ferveur des croisés est éteinte depuis longtemps, et vous consentez à partager vos plus vénérables sanctuaires avec les hérétiques et les schismatiques sous la domination du musulman, vous qui disputez sa capitale à un peuple catholique, au risque de le jeter dans le schisme !

Nous espérons, et c’est notre vœu le plus sincère, que les Italiens accueilleront avec le calme que donnent la conscience du bon droit et la certitude du succès final cette intempestive protestation des évêques réunis à Rome. Nous avions eu raison de compter sur la modération que montrerait le parlement italien à propos des tristes incidens de Sarnico et de Brescia. La sage conduite du gouvernement dans ces affaires a obtenu l’approbation énergique du parlement, et la fermeté sensée de M. Rattazzi a eu facilement raison des interpellations du parti exalté. Ainsi que nous l’avions pensé, le général Garibaldi n’était pour rien dans les folles visées de ceux qui avaient préparé une agression contre l’Autriche, et il avait cédé à un mouvement de pure générosité en s’efforçant de couvrir quelques-uns de ses amis compromis. L’Autriche a, dans cette circonstance, montré un très grand calme dont il faut lui tenir compte, car il prouve la sincérité de ses récentes déclarations pacifiques. En dehors du désordre moral que peuvent provoquer les manifestations organisées à Rome, il n’y a donc pas lieu de craindre de prochaines complications politiques en Italie. Le gouvernement de M. Rattazzi fait d’ailleurs preuve d’intelligence en appliquant son activité et celle du parlement aux questions d’affaires, c’est-à-dire aux mesures qui doivent hâter l’organisation de l’Italie et mettre en valeur les richesses naturelles de ce beau pays. Le ministre des finances, M. Sella, a présenté son exposé financier, qui a été favorablement accueilli, et les mesures extraordinaires qu’il entraînera exerceront sans doute une influence heureuse sur le mouvement des capitaux en Italie. De cette sorte sont les ventes annoncées de biens nationaux et la réunion de la caisse ecclésiastique au domaine de l’état, qui permettra aussi de mettre en vente les biens que cette caisse était chargée de régir. Ces aliénations de domaines nationaux ou de mainmorte dans un pays où la petite propriété n’a pas pris encore de développemens suffisans, outre qu’elles favoriseront l’essor et l’accroissement de la classe des petits propriétaires, seront pour le trésor italien très productives. Il faut féliciter aussi M. Pepoli, qui déploie une grande activité dans la direction du ministère du commerce, d’avoir décidé la création d’un établissement de crédit foncier. Les personnes qui connaissent l’état de la propriété en Italie assirent qu’une institution de crédit foncier est appelée à y rendre les plus grands services : ce rouage de crédit sera particulièrement utile au moment où le gouvernement italien cherche dans des ventes de biens nationaux une ressource extraordinaire pour ses finances. On dit que ces ventes rencontreront une certaine opposition dans le parlement. Cette opposition serait peu intelligente. L’exemple récent de l’Espagne doit être pour l’Italie un encouragement décisif. L’Espagne doit à la vente des biens nationaux la prospérité financière sans précédens dont elle jouit depuis quelques années ; on peut dire qu’elle vit sur la desamortizacion. Le gouvernement italien fait encore preuve d’une réelle sagacité en imprimant à l’établissement des chemins de fer une impulsion vigoureuse. Les chemins napolitains vont être concédés à une des plus puissantes compagnies de l’Europe. À ceux que l’unité italienne trouve encore incrédules, l’achèvement du réseau italien apportera la réfutation matérielle la plus péremptoire. Quant à nous, nous sommes convaincus que l’unité morale devancera l’unité matérielle, et ne recevra de celle-ci qu’une consécration définitive. Tous les jours de nouveaux symptômes montrent combien est avancée l’œuvre de l’unité dans les cœurs italiens. Parmi ces symptômes, il en est d’un piquant imprévu : celui-ci par exemple. Le gouvernement italien ne prépare pas seulement des chemins de fer pour l’ancien royaume de Naples ? il s’efforce d’y répandre au sein des masses l’instruction. Des écoles pour le peuple sont ouvertes à Naples, et elles sont fréquentées avec empressement. Nous avons sous les yeux une lettre d’un touriste émerveillé qui, visitant une de ces écoles, y a vu plusieurs centaines de lazzaroni apprenant à lire. De bonne foi, n’est-elle pas forte, la révolution qui décide les lazzaroni à déchiffrer des abécédaires ?

Parlons de nous. La session de notre corps législatif dure depuis cinq mois. Cette session a eu cela de bizarre, que pour le public elle a eu tout l’air de vacances politiques indéfiniment prolongées. Depuis deux ou trois jours, nous sommes en possession des rapports de la commission du budget. Le 16 va commencer le travail public de la chambre, et la session finissant le 27, il durera dix jours. Siéger cinq mois pour donner dix jours de discussion publique aux vraies affaires du pays ! car, nous le demandons, à quoi sert et que devient la rhétorique des débats de l’adresse ? Ce rapprochement seul est la critique suffisante du système. On nous dira que si nous ne savons combien de centaines de députés ont pu pendant ces cinq mois mener à l’aise la vie de Paris, cela n’a point empêché la commission du budget de poursuivre une tâche utile. À Dieu ne plaise que nous contestions les mérites de la commission du budget ! Cette commission n’a point épargné sa peine : conférences avec les commissaires du conseil d’état, explications avec les ministres sans portefeuille, réception des délégués des grands intérêts qu’affectait le budget, longues délibérations, rédaction de rapports, etc., son temps a été admirablement rempli. Les membres de la commission ont donc accompli un prodigieux travail ; mais en vérité est-ce donc l’idéal du gouvernement représentatif que dix-huit députés travaillant pour donner des loisirs à deux ou trois cents autres, que ce travail d’enquête, de discussion, de délibération, qui devrait éclairer la chambre tout entière et instruire le pays de ses affaires, soit enfermé dans le mystère d’un bureau ? Si c’est là du représentatif, il faut convenir alors que c’est du représentatif à deux degrés, et encore du représentatif à huis clos. Tous les bons esprits sont frappés des inconvéniens de cette façon d’agir. Nous nous adressons volontiers à M. de Morny, non pas seulement comme président, mais comme leader de la chambre, pour obtenir le redressement de cet abus. Il serait digne du noble adversaire des discours écrits d’aviser à une meilleure expédition de la besogne parlementaire, et d’empêcher la chambre de se subtiliser à ce point dans ces absorbantes commissions, dont l’œuvre silencieuse aboutit à des rapports qui ne sont après tout que des discours écrits. Qu’on y prenne garde au surplus : l’effacement de la chambre réagit sur le gouvernement tout entier. Comptant sur latente gestation des commissions, le pouvoir ne donne pas aux mesures qui appartiennent à son initiative la maturité, la décision, le fini qu’elles devraient avoir en abordant le contrôle législatif ; les projets de loi sont mal digérés, incomplets, et le conseil d’état est loin la plupart du temps de les améliorer. L’émulation généreuse, l’effort et la volonté virile de bien faire deviennent plus rares de jour en jour ; une commune indolence envahit tout.

Jamais commission du budget n’avait eu plus que cette année à trancher d’importantes questions, jamais non plus commission du budget n’a fait davantage acte d’autorité. Nous croyons, les choses étant ce qu’elles sont, que la commission du budget a rempli sa tâche d’une façon digne d’éloges. La commission est entrée avec intelligence dans l’économie nouvelle que M. Fould a donnée au budget. La pensée du ministre des finances était, comme on sait, de mettre en jeu la responsabilité du corps législatif. Une fois le principe établi qu’on ne pourvoirait pas aux excédans de dépense avec la commode ressource des emprunts, l’équilibre financier ne pouvait être obtenu que par des aggravations ou des créations de taxes, ou par des réductions de dépenses. M. Fould offrait cette alternative au corps législatif et lui laissait le choix. C’est dans ces conditions que la commission abordait l’examen du budget, et c’est ainsi qu’elle a été amenée à montrer une initiative à laquelle on n’était plus accoutumé. Parmi les aggravations de taxes qui lui étaient offertes, il en est quatre que la commission a trouvées unpalatables, comme disent les Anglais. Elle n’a voulu ni de l’augmentation du droit sur le sel, ni des mesures destinées à forcer la sincérité des déclarations et à augmenter le produit des droits de mutation, ni de l’accroissement des droits de timbre, ni du timbre des factures. Puisqu’on repoussait ces impôts, qui devaient fournir une ressource de plus de 70 millions, il fallait d’abord recourir aux réductions de dépenses. On a épluché le budget à ce point de vue, et l’on a fait rendre au monstre, en diverses rognures, une trentaine de millions ; l’on a sauvé aussi 4 ou 5 millions en s’opposant, par un sentiment de véritable dignité démocratique, à l’idée par trop patricienne ou césarienne de rayer des rôles les petites cotes, et de rejeter ainsi dans la plèbe plus d’un million de citoyens. Malgré tout cependant, il restait à balancer un item d’une quarantaine de millions. La commission s’est résignée à demander cette somme au second décime de guerre, qui avait été supprimé en 1857, mais qui, par cette résurrection, paraît acquérir les mêmes titres que son aîné à l’immortalité. On le voit, c’est la commission du corps législatif qui a fait le budget, et M. Fould, en fin de compte, n’a point à s’en plaindre.

Toutes les questions politiques sont attachées au budget par la chaîne d’or ; mais une commission du budget est une réunion de personnes trop sages pour s’échapper en ces périlleux corollaires que la politique tire dès questions financières. L’on doit savoir gré du moins aux trois rapporteurs de n’avoir pas éludé la question politique qui naissait naturellement de la réforme tentée par M. Fould, question qui trouvait une application si opportune dans notre expédition du Mexique. Les trois rapporteurs se sont expliqués avec une remarquable unanimité sur les charges que les expéditions lointaines de ces derniers temps ont imposées à la France et sur la nécessité de mettre un terme à cet entraînement. L’élégant rapport de M. Alfred le Roux contient notamment sur ce point des choses excellentes et fort bien dites, a Notre devoir est de donner à la politique les conseils que les finances ont le droit de faire entendre, et nous dirons avec vous, messieurs, comme avec le pays : Certaines expéditions doivent rester de nobles exceptions… Il faut, pour compléter l’examen sérieux auquel, nous en sommes convaincus, le gouvernement ne manque jamais de se livrer, qu’il mesure de plus en plus rigoureusement l’effort au but proposé et le sacrifice à l’avantage final… La guerre, les expéditions lointaines, telles sont les grandes causes des découverts actuels. Les renouveler serait la négation de la réforme financière… Que le passé pèse de tout son poids dans les résolutions de l’avenir, et que les conséquences connues servent désormais de contrepartie même aux susceptibilités généreuses et aux séduisantes perspectives ! » La commission, par l’organe de celui de ses membres, M. O’Quin, qui a présenté le rapport sur les crédits supplémentaires de 1862, a fait l’application immédiate de ces principes à l’expédition du Mexique.

La commission a entendu sur l’affaire du Mexique l’un des ministres sans portefeuille, M. Rillault ; elle était surtout curieuse de connaître la durée probable de l’expédition et les charges qu’elle fera peser sur nos budgets. La commission a compris que le gouvernement regardait l’effectif actuel comme suffisant pour atteindre le but poursuivi par la France ; elle conserve l’espoir (c’est bien plutôt un vœu qu’elle forme) que l’année actuelle verra se terminer cette entreprise, et elle constate d’ailleurs qu’aucun crédit n’est demandé pour l’expédition au budget de 1863. Prenons acte de ces espérances, de ces souhaits. La petite démonstration de la commission des finances sur ce point sera sans doute confirmée par une manifestation plus vigoureuse de l’opinion de la chambre dans la discussion publique du budget. C’est beaucoup, si une occasion est fournie au gouvernement d’exprimer nettement sa pensée sur les limites qu’il met lui-même à l’entreprise du Mexique. Si en effet il ne cherche que le redressement de nos griefs matériels, nous n’aurons plus à seconder les projets des émigrés mexicains et la construction d’une monarchie sur cette terre républicaine. Un simple succès militaire mettrait notre honneur a couvert, il suffirait sans doute pour nous permettre de traiter avec le gouvernement, quel qu’il soit, du Mexique, et d’en obtenir les satisfactions que nous poursuivons : mais, quelque bornée que doive être notre expédition, nous croyons que l’on doit exciter le gouvernement à ne point épargner les renforts à notre corps expéditionnaire. Nous n’ajoutons aucune foi à la dépêche télégraphique américaine qui annonçait un échec subi par nos troupes ; cependant les dernières nouvelles arrivées de la Vera-Cruz montrent que notre petite armée est trop peu nombreuse et trop peu soutenue par les sympathies qu’on lui promettait dans les populations pour pouvoir garder sa ligne de communication avec sa base. On devait s’y attendre dès que la frasque du général Prim a été connue. Excellent général ! décidément son rêve de Vichy n’est point pour la France un bon rêve.

La grande question des économies financières obtenues par la réduction des établissemens militaires ne préoccupe pas seulement nos modestes commissions du budget. C’est la question à l’ordre du jour dans tous les pays dont les préparatifs de guerre ont ruiné ou grevé les finances. Cette question avait semblé mûrir considérablement en Angleterre dans ces derniers temps. La situation pénible où la crise américaine a placé l’industrie anglaise, les souffrances des ouvriers du Lancashire, forment, avec les charges imposées au pays pour subvenir aux dépenses de la marine et de l’armée, un contraste qui de jour en jour choque davantage un certain nombre d’hommes politiques parmi nos voisins. Nous avons signalé les deux discours importans par lesquels M. Disraeli avait, depuis un mois et demi, dénoncé cette douloureuse anomalie. Le spirituel orateur n’avait fait jusque-là que de simples reconnaissances, sans engager avec lord Palmerston de bataille décisive. Ce n’était point encore un assaut, c’était un travail d’approche. M. Disraeli donnait à méditer au pays le thème de l’économie ; il prenait les devans sur un terrain où assurément il devait rencontrer un jour et appeler même par son initiative cette section de la chambre des communes qui a pour représentans les plus illustres MM. Bright et Cobden, et dont la réduction des dépenses militaires est le mot d’ordre, on pourrait dire la monomanie. La tactique de M. Disraeli vient d’être déroutée avec éclat par un habile et vigoureux coup de main de lord Palmerston. Dans cette affaire d’armemens, il fallait du temps encore à M. Disraeli pour décider un grand nombre de ses amis à offrir le combat au ministère, au risque d’avoir pour auxiliaires dans le vote qui porterait un coup fatal à lord Palmerston les radicaux et l’école de MM. Bright et Cobden. C’est ce que le rusé chef du cabinet a compris : il a brusqué la lutte pour la faire avorter. La troisième discussion ouverte sur la question des armemens et la nécessité de réduire les dépenses a donné lieu à la scène la plus piquante et au débat le plus singulier qui se soient produits à la chambre des communes dans le cours de cette session.

Les radicaux, les libéraux de l’école économique, voyant M. Disraeli s’établir sur la position de la réduction des dépenses, n’avaient pas voulu rester en arrière. Un des membres les plus distingués de cette section, M. Stansfeld, présenta une motion pour réclamer la diminution des dépenses. Cette motion devait être discutée dans la séance du 3 juin. Lord Palmerston avait annoncé qu’il présenterait un amendement à la formule de M. Stansfeld. Les tories de leur côté décidèrent dans une réunion que l’un de leurs chefs, M. Walpole, proposerait aussi un amendement au nom de leur parti ; il paraissait logique en effet qu’ils voulussent avoir le bénéfice d’un débat politique entamé depuis plusieurs semaines par leur leader. La situation ainsi dessinée devenait menaçante pour le ministère. Les amendemens des membres de la chambre ayant la priorité sur ceux du gouvernement, le tour probable que prendraient les choses serait celui-ci : la motion radicale de M. Stansfeld, étant combattue par le gouvernement et n’étant pas soutenue par l’opposition, serait rejetée ; mais il était probable qu’après cette épreuve les radicaux et les libéraux extrêmes se rallieraient à la résolution de M. Walpole, qui, soutenue par les tories, réunirait une majorité importante. Les tories auraient beau déclarer que leur intention n’était pas de renverser le cabinet, un grand coup moral n’en aurait pas moins été porté au gouvernement de lord Palmerston sur une question de confiance. L’adroit vétéran, avec une merveilleuse présence d’esprit, sut prendre son parti sur-le-champ. des l’ouverture de la séance, il déclara que, n’étant plus seulement en présence de la motion de M. Stansfeld, trouvant devant lui une résolution de l’opposition, l’affaire changeait de face : il ne s’agissait plus d’une question de rédaction, d’une question de substantifs et d’adjectifs ; c’était la question de confiance qui était posée. Dès lors le ministère priait les auteurs des amendemens de vouloir bien renoncer à leur droit de priorité, et de laisser la discussion s’engager sur l’amendement ministériel, c’est-à-dire sur la question de cabinet. Si la majorité n’accédait pas à cette demande, le ministère aviserait. C’était annoncer avec transparence la dissolution de la chambre. Cette fière déclaration jeta la confusion parmi les tories. Effaré, hésitant, M. Walpole balbutia que l’intention de lord Derby et de ses amis n’était point de renverser le ministère, et il avoua timidement que lord Palmerston le mettait dans un cruel embarras. Ce fut alors parmi les adversaires du cabinet une scène de confusion. Il était évident que la façon dont M. Walpole battait en retraite contrariait les desseins de M. Disraeli. Cela devint plus manifeste encore quand, après lord Palmerston, le chef de l’opposition prit la parole. Ce personnage extraordinaire répara au moins par des merveilles d’éloquence, d’esprit et de drôleries cette grande déroute politique. C’est l’hommage que sont forcés de lui rendre ses adversaires, et ils sont nombreux et peu tendres : encore assurent-ils que la lecture ne saurait donner une idée de la verve de ce discours, et qu’il faut l’avoir entendu. Il n’y a personne comme M. Disraeli pour faire contre mauvaise fortune bon cœur. Les situations désespérées sont celles où il se surpasse. Comme ces généraux qui n’ont jamais plus de lucidité que dans la mêlée, c’est dans les momens de désappointement et de confusion où d’autres s’abattraient que jouent tous les ressorts de son talent. Il devait être l’autre soir en une de ces veines qu’il a décrites dans un de ses anciens romans en se dépeignant lui-même, où le lyrisme de l’ironie s’allume en lui, où l’ivresse du fou rire lui monte au cerveau, où tout prend dans son imagination des grimaces comiques, où il se moque à ventre déboutonné de lui-même et des autres. Après un début très ferme, très sérieux un peu philosophique, où il a expliqué par des raisons élevées les véritables causes de la grandeur de l’Angleterre, il s’est mis en gaîté ; il a joué des longs chiffres du budget avec une prestesse de jongleur, il a déchiré avec l’entrain le plus amusant, et en charbonnant de droite et de gauche toute sorte de caricatures, la motion de M. Stansfeld, les amendemens des autres membres et celui de lord Palmerston. Ses derniers traits, les plus bouffons, ont été réservés à son lieutenant, à son candide ami, M. Walpole. Se souvenant tout à coup que le lendemain était le jour du Derby, il a souhaité à ses auditeurs de ne point être soumis au désappointement qu’il éprouvait ; il a fait des vœux pour que leurs favoris ne fissent point faux bond.

En tout autre pays, une telle scène couronnée par une si galante harangue équivaudrait à la dissolution d’un parti. Nous espérons qu’il n’en sera pas ainsi en Angleterre. La veille d’un Derby où en effet les favoris ont désappointé tant de gens, la plaisante mauvaise humeur de M. Disraeli contre M. Walpole peut être traitée avec indulgence. Après tout, les gaîtés de M. Disraeli ont été plus amusantes que venimeuses ; elles révèlent un des traits de cette forte et originale individualité, avec tous les agrémens du talent, un grand empire sur soi-même et une énergie invincible de résolution. Lord Palmerston et M. Disraeli sont les deux figures les plus curieuses du parlement anglais. Le parti tory n’abandonnera pas le chef à qui il a dû sa réorganisation et ses progrès. Il va sans dire que le fond de la question a disparu dans cette bizarre escarmouche. Les Anglais ont horreur dans leurs chambres de ce qu’ils appellent la discussion d’une question abstraite. La motion de M. Stansfeld, n’étant plus soutenue par la perspective de l’amendement de M. Walpole, avait l’impardonnable tort de n’être plus qu’une question abstraite. Voilà donc lord Palmerston dans le triomphe d’un vote de confiance que l’opposition ne lui a pas disputé, et, suivant le mot de M. Bright, dictateur pour quelques mois. Cependant la question des armemens et des économies n’est pas enterrée à jamais. Il faudra que dans le prochain budget lord Palmerston s’exécute : sinon, il a affaire à des adversaires opiniâtres ; MM. Disraeli, Bright et Cobden ne sont pas hommes à quitter la partie pour une défaite ; tandis que M. Disraeli entamait la question, il y a plusieurs semaines, dans le parlement, M. Cobden la soulevait dans la presse avec sa brochure fortement élaborée, les Trois Paniques, que M. Xavier Raymond, maître lui-même en ces questions d’armemens, vient de traduire au grand profit du public français. La coalition à laquelle les tories n’étaient pas encore préparés l’autre soir est toujours possible dans l’avenir. M. Bright, M. Cobden ont fait en ce sens des pas significatifs. Dans la curieuse séance du 3 juin, l’un s’était déclaré prêt à voter pour la motion « judicieuse » de M. Walpole ; l’autre avait rappelé qu’il s’était bien trouvé, dans la question des lois céréales, d’être demeuré neutre entre les whigs et les tories, et d’avoir accepté de ceux-ci le libre échange : c’était dire que les économies avec un ministère tory lui paraissaient préférables aux armemens avec un cabinet libéral.

Publié au milieu de ce grand débat des armemens internationaux, le cinquième volume des mémoires de M. Guizot semble arriver dans son atmosphère naturelle. Les événemens qu’il raconte, ceux que la question d’Orient provoqua en 1840, furent en effet le prodrome de la première des paniques anglaises dont M. Cobden nous raconte les causes et les effets. Ce fut après les inquiétudes et les froissemens de 1840 que la France, sous l’impulsion sagace du prince de Joinville, se mit à travailler à la réorganisation de sa marine avec une application qui alarma l’Angleterre. S’il nous était permis d’exprimer une préférence entre les diverses parties de l’ouvrage de M. Guizot, nous avouerions que le cinquième tome, celui qui vient de paraître, nous a plus attachés encore que les précédens volumes. C’est l’histoire de l’ambassade de M. Guizot à Londres. Ce récit, admirablement composé, présente à la fois un grand charme et un puissant intérêt La peinture de la société anglaise, où sa mission introduisait M. Guizot, est un morceau achevé, sobre et piquant, ferme et gracieux. Le charme que M. Guizot a dû éprouver en retraçant ces souvenirs et ces portraits se communique tout entier au lecteur. On est heureux de pénétrer avec lui dans cette noble demeure de Holland-House qu’illumine encore la grande et bonne figure de Fox, dans cette maison qui fait partie elle-même de l’histoire d’Angleterre, et qui est demeurée glorieuse jusqu’à ce jour par sa généreuse hospitalité. Le grand intérêt politique du livre est la négociation malheureuse qui aboutit au traité du 15 juillet 1840. Il eût été difficile de présenter un tel exposé avec plus de clarté et d’attrait. Pourtant le mérite de la forme, nous en faisons l’aveu, ne peut nous consoler des douloureuses erreurs qui furent alors commises par nos principaux hommes d’état. On déplore et on a peine à comprendre l’étrange aveuglement et l’entraînement singulier qui portèrent le ministère et la France de cette époque à sacrifier l’alliance anglaise aux convenances du pacha d’Égypte et à placer pour l’Europe la question de paix ou de guerre entre les mains de ce vieux et rusé barbare Méhémet-Ali. On n’est jamais allé plus gratuitement et avec plus de laisser-aller au-devant d’un échec moral. La France, qui n’avait fait la guerre ni pour la Pologne, ni pour l’Italie, ne pouvait point décemment affronter la guerre continentale et la guerre maritime contre l’Europe coalisée pour la question de savoir si le pacha, à qui en tout état de cause notre influence assurait l’hérédité de l’Égypte, posséderait une plus ou moins grande partie de la Syrie a titre héréditaire ou à titre viager. L’alliance anglaise était pour un gouvernement libéral et nouveau une force inappréciable. À l’aide de cette alliance, en lui faisant porter des fruits, en la mettant en action en Orient surtout, nous pouvions dissoudre l’alliance du Mord, car, les événemens l’ont bien montré depuis, l’Autriche en Orient ne peut suivre la Russie, et se trouve forcée de se rallier plus ou moins ouvertement à l’alliance anglo-française. Eh bien ! c’est l’Orient même que nous allions choisir pour y heurter l’Angleterre dans un intérêt vital de son amour-propre, peut-être de sa sécurité, et pour y perdre tous les bénéfices de l’alliance et les faire passer à celui qui poursuivait notre abaissement avec une passion dont il a été justement puni, l’empereur Nicolas. Qu’un tel point de vue ait échappé aux hommes d’état de ce temps, c’est ce qui paraît incroyable. Alléguera-t-on les entraînemens de l’opinion publique ? On serait inexcusable d’avoir servilement suivi une opinion égarée. Et d’ailleurs à quoi servent la parole, l’expérience et le talent, si, dans une nation gouvernée par des chambres, ils n’y redressent pas les erreurs de l’esprit public et ne travaillent pas sans relâche à assainir l’opinion ? Le prédécesseur de M. Guizot à Londres, le général Sébastiani, n’était point un de ces hommes qui peuvent rectifier l’opinion par leur éloquence ; mais il avait le sentiment profond de la faute que l’on commettait en se séparant de l’Angleterre, en l’abandonnant aux tentations de l’empereur Nicolas. J’ai eu sous les yeux, après 1848 (c’était une épave du sac des Tuileries), une curieuse correspondance du général adressée à Mme  Adélaïde et qui était sans doute destinée au roi lui-même : cette correspondance comprenait les derniers mois de l’ambassade du général Sébastiani ; c’étaient des billets nombreux, courts, écrits de ce ton sentencieux qui distinguait le général. Il en est resté pour moi l’impression non-seulement que le général avait vu juste dans la question d’Orient, mais qu’il avait été honnêtement informé par lord Palmerston des efforts que faisait la Russie pour détacher de nous l’Angleterre. En transmettant ces informations, il exhortait la politique française à ne point procurer par sa faute une pareille victoire à la politique de Pétersbourg. M. Guizot eut sans doute le mérite de revenir un des premiers, mais quand le mal était fait, de ces folles préventions égyptiennes. Les périls de la politique intérieure détournaient son attention des échecs de la politique étrangère. O sagesse des hommes d’état ! nous serions bien heureux, et M. Guizot avec nous, si l’on nous rendait ces terribles périls intérieurs de 1840. Savez-vous quel était un de ces périls ? C’était la candidature de M. Odilon Barrot à la présidence de la chambre des députés, candidature patronnée par le cabinet du 1er mars ! Temps fortunés où M. Barrot pouvait paraître aux fortes têtes un homme dangereux, mais fortes têtes bien malheureusement offusquées et bien peu clairvoyantes que celles qui pouvaient voir un épouvantail dans un si honnête homme !

C’est ainsi qu’en France les luttes politiques d’hier prennent rapidement un air de vétusté qui les rend presque ridicules et nous en éloigne. C’est peut-être une des causes qui nous ont empêchés de maintenir en un puissant faisceau les idées libérales et les efforts libéraux, et qui ont produit chez nos hommes publics tant d’inconséquences et de déchiremens. Chaque jour cependant nous avons à regretter la rupture du faisceau des idées libérales, car chaque jour nous pouvons nous assurer de l’influence morale et salutaire qu’un grand parti libéral français, fidèle à lui-même, pourrait exercer sur les affaires du monde. Nous avons éprouvé ce regret quand s’est engagée la question italienne. Nous le ressentons aujourd’hui en assistant aux incidens de la crise américaine. Nous nous persuadons, et nous ne sommes pas les seuls à professer cette opinion, — c’est aussi celle d’un infatigable lutteur, M. Agénor de Gasparin, l’auteur du nouveau livre l’Amérique devant l’Europe, — que s’il existait en France une école libérale forte et zélée, son action morale pourrait se faire heureusement sentir dans la question américaine. Passant par un tel organe, les conseils de la France arriveraient avec autorité à ces deux portions de la république déchirée, et contribueraient peut-être à en réunir les lambeaux. Au lieu de nous appliquer à une telle tache, nous sommes occupés à discuter de tristes et périlleuses billevesées. On nous parle d’exercer notre médiation entre les fédéraux et les séparatistes, sans savoir seulement ce que c’est qu’une médiation. Pour qu’une médiation puisse s’exercer, il faut qu’elle s’appuie sur des bases acceptables aux deux parties. Or en Amérique le nord n’accepterait de médiation que sur la base du rétablissement de l’union, et le sud sur la base de la séparation : toute médiation est donc impossible. Une idée pareille n’est qu’une mystification où les journaux anglais s’amusent de la naïveté fanfaronne de quelques-uns de leurs confrères parisiens. Tout cela d’ailleurs cache peut-être de plus noirs projets : c’est pour certains journaux une façon de se préparer à demander la reconnaissance du sud. Cette reconnaissance serait purement et simplement, dans l’état présent des choses, une déclaration de guerre à l’Union américaine. Il ferait beau voir ceux qui mettaient la gloire de la France à faire la guerre pour une idée exhorter notre pays à faire, contre ses traditions et ses intérêts permanens, la guerre pour le maintien de l’esclavage et pour le roi-coton.

E. FORCADE.



REVUE MUSICALE

LES CONCERTS DE LA SAISON.


On a beau médire de Paris, de cette ville frivole où les opinions paraissent si mobiles et les réputations si éphémères ; on tient et on tiendra longtemps à mériter les suffrages de ces nouveaux Athéniens, dont les jugemens sont acceptés de toute l’Europe. Depuis bien des siècles, la capitale de la France exerce sur le monde civilisé une prépondérance dont on n’a pu toujours expliquer la cause. Il est bien connu, ce passage de Brunetto Latini, où le maître de Dante avoue que s’il publie son livre il Tesoretto en français, c’est parce que la parlure en est plus délectable et plus commune à toutes gens. Si cela était vrai en 1260, il est incontestable qu’en 1862 la presse et la critique françaises dirigent bien souvent, comme autrefois, le goût de l’Europe. Aussi les artistes et les maîtres en tout genre qui vont en Angleterre pour gagner de l’argent s’empressent-ils de venir demander au public de Paris la sanction d’une renommée qu’ils ont acquise ailleurs. Ce n’est point pour s’enrichir assurément que des virtuoses comme Mme  Clara Schumann, comme MM. Sivori et Thalberg donnent à Paris des concerts plus brillans que fructueux. La vérité est que tout ce qui touche à l’art de bien dire et de charmer les hommes aspire à vivre, au moins une semaine, dans l’estime d’une nation qui semble avoir reçu la mission de classer les œuvres de l’esprit humain.

Après une séance extraordinaire donnée le 22 décembre au profit de la souscription pour élever un monument à Cherubini, la Société des Concerts a inauguré la trente-cinquième année de son existence le 22 janvier. C’est encore à Cherubini qu’elle a voulu rendre hommage en exécutant d’abord l’ouverture d’un de ses opéras, Anacréon. Malheureusement ce morceau symphonique ne parait pas mériter la réputation dont il a si longtemps joui. Les développemens du thème principal sont excessifs, et ce thème, peu saillant, revient aussi trop souvent. Un chœur d’un opéra de circonstance, Pharamond, de Boïeldieu, a suivi l’ouverture, après quoi on a exécuté la symphonie en la de Beethoven, une merveille du génie musical. Le 26 janvier, l’orchestre de la Société rendait avec une rare perfection la vingt-cinquième symphonie d’Haydn, dont le finale est une page exquise de gaité et de bonhomie allemande. Un o salutaris ! en chœur de Cherubini a été chanté après et n’a point révélé que ce maître ait eu jamais le vrai sentiment religieux. Le concerto en sol pour piano et grand orchestre de Beethoven, cette admirable page dont l’andante seul est une inspiration étonnante, a été rendu avec un grand talent par M. Théodore Ritter. M. Ritter est jeune et possède déjà un vrai sentiment, de l’art, surtout lorsqu’il est aux prises avec la musique de Beethoven, qui convient à son exécution vigoureuse. Cette magnifique composition est le quatrième concerto pour piano et orchestre qu’ait écrit Beethoven, elle date de l’année 1808. Après le finale d’Euryanthe de Weber, d’un si bel élan chevaleresque, on a entendu l’ouverture de Ruy-Blas de Mendelssohn, où il y a plus de vigueur que d’originalité. Le quatrième concert a été marqué par l’exécution d’un très beau motet en double chœur de Sébastien Bach, que la Société a déjà produit plusieurs fois sur ses programmes. Les Chants du Rossignol, solo de flûte composé et exécuté par M. Henri Altès, n’ont pas d’autre mérite que d’offrir au virtuose l’occasion de faire briller son talent d’exécution. Il serait à désirer cependant que les virtuoses que la Société des Concerts présente à son public exécutassent quelque chose de plus sérieux que des variations accompagnées d’accords parfaits. Les Ruines d’Athènes de Beethoven, qui ont succédé aux froids roucoulemens de la flûte de M, Altès, sont une des compositions les plus originales du maître.

Le cinquième concert a été l’un des plus brillans de l’année : on a exécuté la symphonie en si bémol de Beethoven, la pastorale du Messie de Handel, sorte d’ouverture dans le style fugué d’un caractère biblique et tout primitif, précédée d’un très beau chœur du même oratorio. L’exécution, de la part des chanteurs, a été, comme toujours, misérable. Après un psaume en double chœur de Mendelssohn, d’un beau sentiment religieux, on a terminé la fête par la symphonie en sol mineur de Mozart. Elle a été exécutée avec un fini parfait, cette symphonie dont le menuet et le finale sont des morceaux d’une grâce adorable. Ce qu’il y a eu de plus saillant au sixième concert, c’est la cinquante et unième symphonie d’Haydn, dont l’andante est un morceau ravissant de jeunesse et de bonhomie divine. La scène et bénédiction des drapeaux du Siège de Corinthe, de Rossini, est une page grandiose de musique dramatique, mais la Société des Concerts en abuse ; c’est de la musique de théâtre s’il en fut jamais, et qui ne peut que perdre à être exécutée dans une petite salle sans le commentaire de l’action. Le concerto en ré majeur, de Beethoven, pour violon et accompagnement d’orchestre, répond mieux aux exigences d’une institution consacrée principalement à la musique symphonique. Cette grande et belle composition, d’une difficulté énorme, fut exécutée pour la première fois à Vienne, en 1806 et 1807, par le chef d’orchestre François Clément. Le style de M. Maurin, chargé de l’exécuter à Paris, n’est peut-être pas assez large ni assez vigoureux pour rendre tous les effets de ce concerto, qui a les proportions d’une symphonie, et que le violoniste allemand Joachim, qui brille à la cour de Hanovre, exécute, assure-t-on, d’une manière admirable. Après les deux concerts spirituels qui ont eu lieu le vendredi saint et le dimanche de Pâques, la Société a donné le 27 avril son huitième et dernier concert où l’on a exécuté la symphonie pastorale, qu’on n’avait pas entendue de l’année. Ce vaste et harmonieux poème de la nature, où la musique pittoresque a atteint sa perfection idéale, a été interprété par l’orchestre du Conservatoire avec une perfection qu’aucun orchestre du monde ne pourrait égaler. Une charmante et délicieuse fantaisie de Beethoven pour piano, orchestre et chant, a produit sur le public du Conservatoire un effet d’enchantement. C’est M. Saint-Saëns qui a exécuté la partie de piano avec plus de fermeté et de précision que de délicatesse ; M. Saint-Saëns a le son sec et l’allure prétentieuse. M. Stockhausen, un chanteur comme il y en a peu, a dit ensuite avec sa belle voix de basse élevée un air de Jules César, opéra de Handel, où il a fait admirer son goût, sa méthode et la souplesse de son organe.

Comme on vient de le voir, l’année a été bonne pour la Société des Concerts, qui a soutenu dignement le haut rang qu’elle occupe dans l’opinion de l’Europe ; il est cependant à désirer que ses programmes s’enrichissent d’œuvres nouvelles et qu’elle soit moins timorée vis-à-vis de l’inconnu. Il appartient à la Société des Concerts, dont les belles séances ont fait l’éducation musicale d’une minorité distinguée du public français, de ne point se laisser dépasser par l’initiative hardie des enfans qu’elle a élevés et qu’elle a produits. Le comité qui a la mission de former le répertoire de la Société des Concerts n’a pas toujours un goût bien sévère, et il fait souvent trop de concessions à la banalité et au succès facile. Ni le chœur de Pharamond de Boïeldieu, qu’on a chanté deux fois cette année, ni le solo de flûte de M. Altès, ni le petit chœur de Castor et Pollux de Rameau, pas plus que le chœur à la Palestrina de Leisring, ne sont des choses qui méritent de figurer aussi souvent sur les programmes de la Société. Le chant est toujours misérable, et il semble vraiment que ces messieurs du comité choisissent exprès les virtuoses et les voix les plus médiocres pour faire mieux ressortir la perfection de l’orchestre. Cela n’est pas nécessaire ; mais ce qui est urgent pour la Société des Concerts, qui est à la tête des institutions musicales de la France, c’est de ne pas rester immobile, d’être plus hospitalière aux talens étrangers et aux œuvres des maîtres qu’elle n’a pas encore abordés.

Nous avons parlé ici de l’idée heureuse de M. Pasdeloup et des Concerts populaires de musique classique qu’il a fondés au Cirque-Napoléon, dans un quartier bien éloigné du Paris élégant. Inaugurées le dimanche 27 octobre 1861, ces belles fêtes se sont prolongées sans interruption jusqu’à la semaine sainte. Un public compacte et divers de quatre mille personnes est accouru chaque dimanche dans cette grande salle circulaire, qui n’avait point été destinée à un si noble usage. C’est là qu’un orchestre de cent musiciens groupés sur une grande estrade et dirigés par un homme intelligent a fait entendre les chefs-d’œuvre d’Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Weber et de Mendelssohn. On pouvait craindre qu’une tentative aussi hardie n’échouât, et que l’éducation musicale de la population parisienne ne fût pas encore assez avancée pour apprécier une manifestation de l’art si étrangère à son goût presque exclusif pour la musique de chant et la forme dramatique. L’événement a prouvé que M. Pasdeloup a été bien inspiré, et qu’il appartient toujours aux hommes d’initiative de deviner les besoins du public et d’oser y répondre. Les programmes des Concerts populaires de musique classique ont été en général assez bien composés, et, sauf un ou deux morceaux que M. Pasdeloup n’aurait pas dû admettre, il n’a fait entendre que des œuvres consacrées par le temps et l’admiration des connaisseurs. On a pu remarquer que ce public, un peu naïf encore vis-à-vis des formes développées de la musique instrumentale, a été plus vivement touché par la clarté et la douce sérénité d’Haydn, par la tendresse exquise de Mozart, que par la profondeur épique de Beethoven, et surtout par la tristesse monotone de Mendelssohn. L’éclat, la verve et l’élan chevaleresque de Weber ont produit immédiatement leur effet infaillible, tant il est vrai de dire que les génies sincères qui ne cherchent dans l’art qu’ils exercent que la beauté servant d’enveloppe à la vérité des sentimens, qui ne demandent à la langue dont ils se servent que les effets qui lui sont propres, sont facilement compris de tous les hommes, quel que soit leur degré d’éducation esthétique.

Nous ne pouvons parler de chacun des brillans concerts qui ont été donnés sous la direction de M. Pasdeloup. Quelques observations sur les séances les plus importantes suffiront pour donner une idée de l’effet produit par les compositions des différens maîtres. Par exemple, le programme de la treizième séance contenait d’abord l’ouverture de la Médée de Chérubini, préface symphonique qui a joui d’une très grande réputation, et qui semble avoir beaucoup pâli à côté des belles ouvertures des opéras modernes. Des fragmens d’une symphonie en mi bémol de Robert Schumann, qu’on a exécutés ensuite, nous ont raffermi dans l’opinion où nous sommes que ce compositeur, d’un génie si pénible, ne mérite pas la réputation qu’on lui a faite en Allemagne. Pauvre d’idées, Schumann prolonge indéfiniment le premier motif qu’il rencontre et vous accable de sa rêverie inféconde. L’auditoire a laissé passer sans rien dire les tristes imaginations de Robert Schumann, et la séance s’est terminée par l’ouverture solennelle de Ries, morceau un peu trop pompeux et trop rempli de petites fanfares militaires.

Encouragé par l’ardeur empressée de son public, M. Pasdeloup a osé faire exécuter dans deux séances, le 6 et le 13 avril, une œuvre bien sévère de Mendelssohn, Élie, oratorio divisé en deux parties et composé de quarante-trois morceaux. M. Pasdeloup a été pourtant assez discret pour ne produire devant une si nombreuse réunion de Français nés malins que la première partie de cette noble composition, où il n’y a pas le plus petit mot pour rire, et dans laquelle on ne trouve même pas l’expression de l’amour le plus chaste. On sait que l’oratorio est une sorte de drame biblique dont l’origine remonte au XVIe siècle. C’est à saint Philippe de Néri, qui a fondé à Rome en, 1566 la congrégation de l’Oratoire, qu’on attribue la création de cette forme de l’art, qui, comme toutes les choses que les hommes ont inventées, doit son origine à un besoin de la vie. Contemporain et ami de Palestrina, saint Philippe de Néri voulut que la musique fût une pieuse et aimable distraction de ses disciples, et il s’ingénia à puiser dans les livres saints une action très simple, entremêlée de récitatifs et de cantiques. C’est ainsi qu’est née la première idée de l’oratorio, qui n’était après tout qu’une imitation et un développement du drame liturgique de l’église. Tous les grands compositeurs italiens ont écrit des oratorios qui se sont perpétués jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le Stabat de Pergolèse, les psaumes de Marcello, et de nos jours le Stabat de Rossini, ne sont, à vrai dire, que des oratorios. Haydn, Mozart, Beethoven, Spohr, et avant eux Sébastien Bach et surtout Handel ont écrit des oratorios qui sont des œuvres admirables que le public français connaît fort peu. La Passion d’après saint Matthieu, de Sébastien Bach, est peut-être la composition la plus vaste et la plus compliquée qui existe en musique. Mendelssohn, qui est ne à Berlin et qui a été bercé avec la musique de Bach et dans la tradition de son école, a fait deux oratorios, Paulus et Élie, qui sont connus et très admirés en Allemagne et en Angleterre, où on les exécute presque tous les ans avec une grande masse de musiciens.

Je n’ai pas besoin d’apprendre au lecteur qu’Élie est un grand personnage de l’Ancien Testament, dont il est longuement question dans le premier livre des Rois. Ce fut un prophète, un de ces tribuns sacrés qui, au nom de la loi de Moïse, au nom du Dieu d’Israël et de la nationalité, venaient s’opposer à l’ambition, à la tyrannie des rois. Les personnages principaux dans le cadre que s’est tracé Mendelssohn sont Élie, la veuve, Abdias, les anges, puis le peuple et les prêtres. La partie d’Élie est écrite pour une voix de basse, celle de la veuve pour une voix de soprano, Abdias est un ténor, et les anges qui apparaissent se partagent les trois registres de la voix de femme.

L’œuvre commence par une courte invocation du prophète Élie, menaçant le peuple de la colère de Dieu. Une introduction symphonique écrite dans le style fugué, et dont l’instrumentation un peu sourde ne présente rien de remarquable, va s’enchaîner immédiatement avec le chœur que chante le peuple réuni : — Dieu d’Israël, vois la souffrance. — Ce chœur, écrit dans le même ton que l’introduction symphonique et très dialogué, repose sur une harmonie un peu trop modulante pour des masses chorales. Le duo qui suit, — Sion lève les mains vers toi, — pour deux voix de soprano, avec accompagnement de chœur, est simple, gracieux, empreint d’une couleur archaïque qui rappelle les vieux maîtres allemands. L’air pour voix de ténor que chante Abdias, — Dieu se donne au cœur sincère, — est bien, et la mélodie, enfermée dans une octave de sol mineur, exprime un sentiment doux et un peu mystique. Il est bon de faire observer que dans cet air, comme dans plusieurs autres morceaux de l’ouvrage, Mendelssohn affecte d’écarter certaines notes caractéristiques pour éviter la banalité d’une chute trop accusée, et pour maintenir sa phrase dans un vague un peu monotone qu’il ne faut pas confondre avec l’accent religieux. Le chœur du peuple qui répond à Abdias, — Dieu reste sourd à nos cris, — est vigoureusement dessiné, surtout à partir du crescendo qui module dans le ton d’ut majeur. On n’a pas exécuté, aux deux séances de M. Pasdeloup, le double quatuor des anges, morceau un peu long, mais qui doit produire de l’effet lorsqu’il est chanté par de bonnes voix fraîches et naturelles. J’avoue que j’apprécie médiocrement la scène où la veuve implore la pitié d’Élie pour son fils malade, et j’en dis autant de celle qui suit entre le prophète et la veuve. Tout cela est écrit dans une forme indécise qui n’est ni du récitatif proprement dit, ni de la mélodie cursive. C’est dans ces pages de vague mélopée, qui se rencontrent si souvent dans les œuvres de Mendelssohn, qu’un grand nombre de jeunes compositeurs modernes, particulièrement M. Gounod, sont allés prendre les élémens de ce style terne et travaillé dont ils ont affublé leur pensée. J’aime bien mieux le chœur, — Heureux qui toujours l’aime et toujours le prie, — qui est simple et d’une expression douce et résignée ; seulement ce chœur est accompagné par un dessin persistant des instrumens à cordes, formule dont l’auteur abuse dans cette œuvre remarquable, où l’on sent une forte imitation de Sébastien Bach. La scène, très dramatique et très incidentée, entre Élie et les prêtres de Baal, qui se disputent sur la prééminence du Dieu qu’ils servent, renferme de beaux élans et des chœurs vigoureux, surtout celui en fa majeur, — O puissant Baal ! — dont l’allegro, à trois temps, est plein de mouvement. Ici encore, il y a lieu de remarquer la persistance de cette formule d’accompagnement dont nous avons parlé plus haut, et qui enveloppe les voix depuis le commencement jusqu’à la fin du chœur. Le second chœur en la majeur, où les prêtres de Baal invoquent la puissance de leur Dieu, est plus vigoureux et plus accentué que celui qui précède. L’air pour voix de basse, — Dieu parle, tremble ! — dans lequel le prophète menace le peuple indocile, est vigoureux et rappelle fortement le style de Handel. Je préfère l’arioso que chante l’ange, — Maudit soit l’infidèle ! — mélodie gracieuse et touchante que Mme Viardot a déclamée avec la distinction de style qui lui est propre. Après une longue scène entre Abdias, Élie, son disciple et le peuple, la première partie de l’oratorio se termine par un beau chœur, — Gloire au Seigneur !

Dans l’œuvre remarquable que nous venons d’analyser, le compositeur n’a su éviter ni les défauts qui sont inhérens au sujet qu’il avait à traiter, ni les imperfections de son propre talent. Mendelssohn n’est qu’un compositeur de second ordre parmi les glands maîtres de son pays. Il manque en général de spontanéité, et il ne possède que du sentiment et de l’imagination. Ses idées ne sont ni très nombreuses, ni très accusées. Qu’il compose des symphonies, dès quatuors, des scènes dramatiques, des concertos et des sonates, Mendelssohn a toujours le travail pénible. Il prélude longtemps, il cherche, et ne vous cache pas que l’art est difficile, que la nature ne l’a pas doué de l’une de ces organisations puissantes et généreuses qui n’ont qu’à secouer leurs ailes pour s’élancer dans les cieux. Mendelssohn, plein de foi dans l’art qui a illustré son nom, fut un esprit cultivé, une organisation délicate, un caractère soucieux, une nature maladive, qui a traversé la vie avec effort, en laissant après elle une œuvre considérable où manquent la grandeur et la sérénité divine des grands maîtres.

Soit que les voix ne fussent pas assez nombreuses ou que les choristes des deux sexes fussent mal distribués dans cette grande salle du Cirque-Napoléon, il est de fait que l’exécution d’Elie a laissé beaucoup à désirer. Les nuances si nécessaires dans une pareille composition ont été peu observées, et l’orchestre lui-même a manqué de vigueur. Les soli ont été bien rendus par Mme Viardot, par M. Cazeaux et par M. Michot, de l’Opéra, dont la charmante voix de ténor a fait merveille dans le bel air d’Abdias.

La fondation des Concerts populaires de musique classique est un événement qui fait le plus grand honneur à l’activité intelligente de M. Pasdeloup. On a pu voir un public de quatre mille auditeurs écouter avec onction, avec piété et enthousiasme les chefs-d’œuvre de la musique instrumentale. Ce beau spectacle a frappé tous les bons esprits, tous ceux qui sont dignes de comprendre les merveilles d’un art puissant, sociable surtout, et éminemment civilisateur[1].

À côté de la Société des Concerts et des Concerts populaires de musique classique se placent les différentes sociétés de quatuors dont la première et la plus ancienne est celle de MM. Alard et Franchomme. C’est dans les salons de la maison Pleyel que ces artistes d’élite se réunissent tous les quinze jours pour exécuter avec une rare perfection les chefs-d’œuvre de la musique de chambre. Les séances de MM. Alard et Franchomme sont la miniature des concerts du Conservatoire. On y trouve le même fini et la même réserve dans le choix des morceaux qu’ils admettent sur leur programme. Les séances de MM. Maurin et Chevillard, particulièrement consacrées à la musique de Beethoven, soutiennent leur bonne renommée et continuent à intéresser vivement les amateurs. On doit bien de la reconnaissance à ces braves et vaillans artistes, MM, Maurin et Chevillard, qui depuis douze ans ont consacré leurs efforts à rendre intelligibles les beautés profondes, mais ardues, des dernières compositions de Beethoven.

La société de quatuor de MM. Armingaud et Léon Jacquard, plus exclusivement consacrée à l’exécution de la musique de Mendelssohn et même à celle de Robert Schumann, continue à réunir dans les salons de la maison Pleyel un grand nombre d’amateurs distingués. Cette société, où brille M. Ernest Lubeck, pianiste d’un talent vigoureux, se fait remarquer par la variété de ses programmes et une exécution chaleureuse. M. Charles Lamoureux a donné aussi dans les salons de Pleyel quelques séances de quatuor qui n’ont pas manqué d’intérêt. Il serait souverainement injuste de ne pas mentionner les séances de musique de chambre que donne depuis quatorze ans Mme Amédée Tardieu, plus connue sous le nom de Charlotte de Malleville, musicienne très distinguée, pianiste au jeu facile et délicat.

Nous avons annoncé ici, au commencement de la saison musicale, l’arrivée à Paris de Mme Clara Schumann, artiste éminente, et femme du compositeur allemand qui est mort le 29 juillet 1854 dans une maison d’aliénés près de Dusseldorf. Mme Clara Schumann, dont le talent de pianiste est très goûté en Allemagne et en Angleterre, a donné quatre concerts dans les salons brillans de la maison Érard. Elle a été aussi admise à jouer un concerto de Beethoven à l’une des séances de la Société du Conservatoire. J’ai assisté à toutes les soirées de Mme Schumann, et je l’ai écoutée avec la déférence que méritait sa réputation, mais que n’imposait pas la musique de son mari, que je connais de reste. Au second concert, qui a eu lieu le 27 mars, Mme Schumann a exécuté avec M. Armingaud une sonate, pour piano et violon, de la composition de Robert Schumann, œuvre pénible, d’une longueur démesurée. On ne peut y louer qu’un andante assez gracieux ; mais tout le reste du morceau est d’une obscurité de conception qui ne mérite pas d’être éclaircie. Mme Schumann a été plus heureuse en exécutant avec une vigueur singulière la belle sonate en ut majeur de Beethoven. Dans cette musique profonde, le talent de la virtuose a été presque à la hauteur de l’inspiration du maître. Mme Schumann a clos la séance par une composition des plus étranges de son mari, intitulée le Carnaval. C’est une sorte de petite épopée humoristique, dans le genre d’Hoffmann ou de Jean-Paul Richter, subdivisée en seize épisodes ayant chacun un titre particulier : Préambule, — Pierrot, — Arlequin, — Valse noble, — Chiarina, etc. Il serait difficile d’imaginer quelque chose de plus fantasque et de moins musical que cette triste bouffonnerie d’un esprit malade, qui dure plus d’une demi-heure, et où l’oreille éperdue ne peut saisir ni un rhythme ni une idée saillante. C’est le rêve troublé d’une imagination fiévreuse, qui n’a plus conscience de la liaison des idées. Le public n’a pas laissé ignorer à la grande virtuose le désappointement qu’il éprouvait, et j’ai vu le moment où il aurait déserté la salle, si le cauchemar musical de Robert Schumann eût duré une seconde de plus. Mme Clara Schumann peut être certaine que son beau talent d’exécution, qui brille surtout par la vigueur et la précision, aux dépens de la grâce féminine, dont elle est complètement dépourvue, a été très apprécié à Paris ; mais la musique de son mari, qu’elle a essayé de nous imposer, n’a pu vaincre l’indifférence du public et la désapprobation des hommes de goût, qui ne se laissent pas étourdir par de creuses rêvasseries.

Un artiste belge très distingué, M. Auguste Dupont, qui est professeur de piano au Conservatoire de Bruxelles, est venu se faire entendre aussi à Paris, où il a donné deux soirées musicales dans les salons de la maison Érard. Comme virtuose, M. Auguste Dupont est un pianiste au style sévère qui pousse la vigueur jusqu’à la rudesse, et qui manque un peu d’âme. Comme compositeur, il a du savoir et plus de distinction dans la forme et dans la contexture du style que d’abondance dans les idées. Tel qu’il s’est produit à Paris comme virtuose et comme compositeur, M. Auguste Dupont n’en a pas moins donné l’idée d’un talent élevé qui fait honneur à une école. Le Conservatoire de musique de Paris ne possède pas un professeur de piano du mérite de M. Auguste Dupont.

Un autre pianiste qui jouit d’une réputation honorable et méritée, M. Alexandre Billet, de Genève, est venu également se faire entendre à Paris. Il a donné deux soirées dans les salons de Pleyel, où il s’est fait applaudir par une exécution brillante et correcte. Il a joué successivement une fantaisie de Mendelssohn, une polonaise de Weber et la grande valse en la bémol de Chopin. Dans tous ces morceaux, M. Alexandre Billet a fait preuve d’une grande flexibilité de style et d’un goût parfait. C’est encore de Genève qu’arrive M. Emile Bret, qui a tenté une chose bien hardie : dans un concert qu’il a donné le 11 mai à la salle de M. Herz, il a fait entendre des fragmens d’un opéra en deux actes de sa composition, la Victime de Morija, et puis d’autres fragmens d’un opéra-comique en un acte, également de sa composition, et tout cela, inédit. L’impression qui nous est restée des morceaux que nous avons entendus est plus favorable au talent de M. Bret qu’au caractère de ses idées musicales, qui nous ont paru venir d’un peu loin. Il semble en effet que le jeune compositeur, qui est organiste, je crois, confiné dans une ville de province, où les nouveautés sont rares, ait été nourri seulement des œuvres de quelques vieux maîtres, tels que Sacchini ou Lesueur. Il est donc à désirer que M. Emile Bret, qui est jeune et déjà habile dans certaines parties du métier, entende et étudie beaucoup la musique moderne, non pas pour en imiter servilement les formes, mais pour ne pas ignorer ce qui s’est fait de nouveau dans l’art depuis cinquante ans.

Un pianiste et un organiste français qui ne manque ni de prétention ni de talent, M. Saint-Saëns, a donné deux soirées musicales où il a exhibé toute sorte de compositions de sa façon : des sonates, des concertos et des symphonies. M. Saint-Saëns, qui a fait de bonnes études et qui vit dans un monde gourmé et un peu pédant, s’imagine qu’il suffit d’enfourcher une formule et de frapper sur le clavier de bruyans accords pour donner le change aux connaisseurs. Il se trompe bien évidemment, et depuis qu’il se prodigue en public, M. Saint-Saëns n’est point parvenu à nous convaincre qu’il soit destiné par Dieu à composer de la musique. Je ne puis mieux comparer M. Saint-Saëns qu’à un bon scholar dont la faconde parle de tout et sur tout sans jamais émettre une idée originale. Soit qu’il tienne l’orgue à l’église de la Madeleine, soit qu’il exécute un concerto de Beethoven au Conservatoire, ou l’une de ses compositions dans les séances où il impose ses œuvres, M. Saint-Saëns reste tout simplement un artiste fort distingué qui fait honneur aux maîtres qui lui ont donné de si bonnes leçons.

Faut-il mentionner tous les artistes grands ou petits qui ont fait un appel cette année à la bonne volonté du public ? Ce serait une tâche impossible. Arrivons tout de suite aux dernières fêtes musicales de l’année, qui n’ont pas été les moins brillantes. On avait tout lieu de penser que le public était rassasié de chants, d’harmonies exquises et profondes, lorsque arrivait à Paris M. Sivori, le plus étonnant violoniste qui ait apparu depuis Paganini, son compatriote et son maître. Il s’est produit dans un concert de bienfaisance donné au Cirque Napoléon le 10 mai. Après un programme des plus remplis, où M. Alard avait exécuté, avec le talent sûr et noble qu’on lui connaît, le concerto de Mendelssohn, M. Sivori est apparu à onze heures du soir devant un public de quatre mille personnes, qu’il a ému, qu’il a ravi pendant cinq quarts d’heure. Il a joué le très long concerto en si mineur de Paganini, un peu arrangé par la fantaisie du disciple, et sur ce thème d’une difficulté extrême M. Sivori a fait pleurer, il a fait rire, et il aurait fait danser, je crois, tous ceux qui l’écoutaient bouche béante. Le succès de M. Sivori a été immense, et je n’ai jamais vu de ma vie une pareille ovation. M. Sivori est aujourd’hui le violoniste le plus étonnant qu’il y ait en Europe. Enfin la saison musicale a été close avec éclat par un virtuose éminent d’un autre genre, M. Thalberg, qui, après dix ans d’absence, est venu se faire admirer aussi des Parisiens. Il a donné quatre soirées dans les salons d’Érard, où il a fait résonner sous ses doigts élégans les beaux et bons instrumens de cette maison princière. M. Thalberg est un pianiste au jeu placide et fleuri, un beau ténor italien qui chante sur son clavier des canzonette ravissantes de sa composition, et qu’il intitule Soirées du Pausilippe. Il les a dédiées à son génie de prédilection, Rossini. Après avoir émerveillé un public d’élite, où les femmes étaient en majorité, par ces compositions légères dans lesquelles la pensée musicale et le sentiment sont un peu effaces par l’élégance ingénieuse de la forme, M. Thalberg a fait ses adieux en exécutant un petit chef-d’œuvre de Rossini, pour le piano, intitulé la Tarentelle. Si vous saviez ce que sont les joyaux précieux que l’auteur des Soirées musicales s’amuse à ciseler pour le piano, vous en seriez émerveillé comme tous ceux qui ont eu le bonheur de les entendre dans le salon du maître, exécutés par des artistes aussi distingués que M. Rosenhain ou Mme Tardieu-Malleville. Imaginez une troupe joyeuse de Napolitains qui dansent au milieu d’une grande route. Tout à coup on entend une petite clochette qui annonce l’approche d’une procession. La danse s’arrête, la procession passe en chantant de pieuses litanies qui forment un contraste saisissant avec les rhythmes joyeux entendus avant. Puis, le bruit de la procession s’étant éloigné, la danse s’ébranle de nouveau, et la tarentelle éclate comme un feu d’artifice. M. Thalberg a rendu les finesses de ce petit drame enchanteur avec la délicatesse de touche et la belle sonorité qui distinguent son admirable talent.

La conclusion à tirer de ces fêtes merveilleuses, de ces concerts nombreux et variés, de ces virtuoses grands et petits que nous venons d’apprécier, c’est que la musique, dans sa partie la plus pure et la plus idéale, se propage de plus en plus en France, et qu’elle devient un besoin esthétique de la société. Aussi est-il facile de prévoir qu’en face de ce développement inouï de la musique instrumentale, les théâtres lyriques, avec leurs maigres productions interprétées par les chanteurs que nous entendons, auront bien de la peine à lutter contre l’effet produit par une symphonie de Beethoven exécutée par un grand orchestre devant quatre mille auditeurs.


P. SCUDO.

ESSAIS ET NOTICES

UNE NOUVELLE DEFENSE DU SPIRITUALISME.


C’est un symptôme remarquable dans ce temps d’hégélianisme et de positivisme que le succès d’un livre où l’auteur s’applique à maintenir et à défendre la théodicée de Leibnitz, éclairée et fortifiée par l’application de la méthode psychologique. Les principes du spiritualisme n’ont donc pas, à ce qu’il semble, perdu toute influence, et la troisième édition de l’Essai de philosophie religieuse de M. Emile Saisset peut servir à le prouver[2]. Nous n’avons l’intention de revenir ici ni sur la partie historique, ni sur la partie dogmatique de cet ouvrage, qui ont été l’objet d’une appréciation développée dans la Revue[3] ; mais le livre s’est augmenté de toute une partie nouvelle dont il paraît utile de dire quelques mots, car elle est essentiellement critique, et par les réponses que l’auteur adresse à ses adversaires on juge de l’importance des systèmes contraires et de l’esprit qui anime à notre époque les diverses écoles philosophiques. Les éditions précédentes contenaient déjà trois morceaux d’un caractère critique et dialectique sous ces trois titres : Objections d’un pyrrhonien, Objections d’un panthéiste, Discussion d’une antinomie ; l’auteur y ajoute dans son appendice trois éclaircissemens nouveaux, qui traitent, le premier des preuves de l’existence de Dieu, le second de la définition du panthéisme, le troisième de l’infinité de la création. Sans nous préoccuper de la place et de l’origine de ces différens morceaux, nous en résumerons les principaux points, c’est-à-dire l’opinion de l’auteur sur l’existence de Dieu, sur la nature de Dieu, sur les rapports de Dieu et du monde.

Sur la question de l’existence de Dieu, M. Emile Saisset professe et expose la doctrine suivante, qui, sauf quelques nuances, est en général la doctrine de toute l’école spiritualiste. Cette doctrine, c’est que l’existence de Dieu est une vérité première, une vérité d’intuition, et que les preuves que l’on en donne ne sont que les diverses analyses du mouvement naturel de l’esprit qui, dans toutes les catégories de la pensée, nous porte du fini à l’infini. Il est remarquable que tandis que l’école spiritualiste arrivait à cette conclusion par la méthode psychologique, l’école allemande y arrivait de son côté par la méthode spéculative. « Ce qu’on appelle, a dit Hegel, la preuve de l’existence de Dieu n’est que l’analyse et la description d’un procédé de l’esprit qui est un principe pensant et qui pense les choses sensibles. L’élévation de l’esprit au-dessus des choses sensibles, ce mouvement qui lui fait franchir les limites du fini et le conduit dans la région de l’invisible et de l’infini, tout cela, c’est penser et ce n’est que penser. Lorsque ce passage du fini à l’infini n’a pas lieu, on peut dire qu’il n’y a pas de pensée. Ce passage n’a pas lieu chez les animaux, qui, étant bornés à la sensation et à la perception sensible, ne peuvent avoir de religion. »

Ce principe posé, M. Emile Saisset établit que les diverses preuves de l’existence de Dieu ont pour effet de rendre sensible à l’esprit ce mouvement qui s’accomplit en lui sans qu’il en ait conscience, et surtout de réduire à l’absurde ceux qui, admettant le premier de ces deux termes, le fini, n’en admettent pas le second, l’infini. Ainsi, comme preuves directes, les argumens sont peut-être insuffisans ; mais comme explications de la foi naturelle, comme réductions à l’absurde de la négation absolue, elles ont une haute autorité scientifique. C’est ce que démontre l’auteur sans employer un grand appareil métaphysique, mais avec beaucoup de solidité et de précision.

Je suis en général d’accord avec l’auteur de l’essai sur presque tous les points de cette analyse et de cette critique, et je goûte beaucoup la sagacité et la simplicité de ses vues ; je regrette seulement qu’il ait négligé quelques preuves qui, pour être d’un ordre moins métaphysique que les autres, offrent cependant quelque intérêt, par exemple la preuve du consentement universel, la preuve tirée du sentiment religieux (qui est la précédente sous une autre forme), et surtout l’argument moral, qui conclut à Dieu comme au souverain législateur et au souverain juge de l’ordre moral. Cet argument, que Kant considérait comme le seul légitime, n’est certainement pas à dédaigner, car l’ordre moral suppose sans doute un auteur tout aussi bien que l’ordre physique.

Après la question de l’existence de Dieu vient la question de la nature de Dieu. C’est ici que M. Emile Saisset rencontre l’adversaire le plus redoutable, auquel il a consacré les deux plus excellens morceaux de son livre : la réfutation du panthéisme (dans la quatrième méditation) et la définition du panthéisme dans l’appendice. Dans ce dernier morceau, il revient sur une définition du panthéisme qui lui avait été contestée ; il l’explique, l’éclaircit, la développe, la confirme par l’histoire. Cette définition est celle-ci : le panthéisme est la doctrine qui enseigne la coexistence éternelle et nécessaire du fini et de l’infini, la consubstantialité absolue de la nature et de Dieu considérés comme deux aspects différens et inséparables de l’existence universelle. De cette définition précise du panthéisme, l’auteur déduit la loi de son développement. Le panthéisme, en voulant concilier dans une unité absolue le fini et l’infini, n’échappe pas aux difficultés qui résultent de la rencontre de ces deux termes opposés, car il accorde trop tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Est-il préoccupé de la grandeur de Dieu, il se perd dans l’infini, et le fini n’est plus pour lui qu’une illusion, une chute, lin néant : c’est le mysticisme. Est-il préoccupé de la détermination de Dieu, de la réalité, il le confond avec le fini même et tombe dans le naturalisme. Ainsi deux sortes de panthéismes : le panthéisme mystique, le panthéisme naturaliste ; l’un qui est en quelque sorte l’acosmisme, l’autre qui est tout près de l’athéisme. M. Emile Saisset démontre cette loi inévitable du panthéisme par de nombreux exemples empruntés à l’histoire de la philosophie, depuis les plus anciens philosophes indiens jusqu’à Schelling et Hegel. Cette analyse du panthéisme et de sa loi essentielle est certainement un des plus remarquables morceaux de métaphysique de notre temps. J’en dirai autant de la réfutation du panthéisme, qui est d’une dialectique souple et nerveuse, et où brillent toutes les qualités bien connues de l’auteur, la lumière et la précision, l’élévation et l’autorité.

Mais si M. Saisset rejette la solution des panthéistes, quelle est la sienne ? Sa solution, qui n’est autre que celle de l’humanité même traduite dans la langue de la métaphysique, c’est que Dieu est une raison éternelle, se pensant soi-même, distincte du monde, parfaite et complète en soi, et produisant l’univers non par une nécessité intrinsèque, mais par la libre volonté de manifester à L’infini sa perfection. En un mot, à la doctrine panthéiste du Dieu impersonnel il oppose la thèse, aujourd’hui hardie, de la personnalité divine. » Vous l’avouez, s’écrient aussitôt les partisans de la doctrine adverse, votre Dieu est une personne, c’est-à-dire un individu, un être particulier, déterminé, fini. Quelle chimère ! quelle superstition ! quel anthropomorphisme ! Voilà Dieu fait à l’image de l’homme ! C’est un homme parfait, si vous voulez, mais c’est un homme ! Il aime, il pense, il veut ! Que lui manque-t-il ? Un corps et des sens, et te voilà tout semblable à nous. Un infini personnel est une contradiction ! » Ce n’est pas ici le lieu de discuter comme elle le mérite une si grande question ; mais, je le demande, une telle objection est-elle sérieuse de la part de ceux qui, pour éviter un Dieu à l’image de l’homme, aiment mieux concevoir un Dieu qui soit l’homme lui-même ? Nous soutenons que la pensée de Dieu est infiniment supérieure à la pensée humaine, qu’elle est à la pensée humaine ce que l’absolu est au relatif, ce que l’être de Dieu est à l’être de l’homme. Vous au contraire, vous affirmez que la pensée de Dieu est la somme, la totalité des pensées humaines, qu’elle est ma pensée, votre pensée, etc. Eh bien ! de ces deux conceptions, c’est la première que vous taxez d’anthropomorphisme, et la seconde qui vous paraît tout à fait digne du Dieu absolu. Nous prêtons à Dieu une pensée infaillible, c’est superstition ; vous lui prêtez nos erreurs et les vôtres, c’est de la haute métaphysique. Eh quoi ! La pensée que j’exprime ici même est une pensée de Dieu. Et cependant cette pensée, elle est erronée suivant vous ; elle est pauvre et méprisable : il y a donc en ce moment même en Dieu une pensée qui se trompe sur la nature de Dieu ! Dieu se trompe sur lui-même : voilà qui ne vous étonne pas ; mais que quelqu’un ose dire qu’il y a un Dieu qui ne se trompe pas, un Dieu qui sait et qui connaît tout d’une manière immédiate, immuable et éternelle, qui pourrait, suivant vous, tolérer un pareil anthropomorphisme ? Encore une fois, je comprendrais qu’on nous dît : Votre idée de Dieu est trop élevée, elle est trop divine, elle dépasse le possible, c’est un idéal irréalisable ; même en religion, il faut être positif, on l’est partout aujourd’hui. — Mais non, on nous dit au contraire que nôtre idée est trop humaine, qu’elle fait Dieu à l’image de l’homme, et en même temps, par une contradiction qui confond et qui scandalise, on dit que Dieu est l’homme lui-même, non pas à la vérité l’homme tout seul, on lui accorde d’être en même temps l’huître et la pierre, car il est le tout. Ah ! sans doute, les dieux des païens avaient des vices, des passions fort peu louables, mais au moins leur Jupiter était plus grand qu’aucun monarque de la terre, leur Junon plus fière qu’aucune reine, leur Minerve plus sage qu’aucun philosophe, leur Vénus plus belle qu’aucune courtisane d’ici-bas. Eh bien ! ce Dieu nouveau n’est pas même l’égal des dieux des païens, car tout ce qui se pense de faux dans ce monde, c’est sa pensée ; ce qui règne de haines et de vengeances, c’est son cœur ; ce qui se commet de crimes, c’est sa volonté. Non-seulement il permet le mal, comme on le dit dans l’école, mais il le fait. Que dis-je ? il n’y a plus de mal : tout est bien, tout est juste, tout est logique, car tout est divin.

Sur le troisième point que nous avons indiqué, à savoir le rapport de Dieu et du monde, M. Emile Saisset soutient une doctrine hardie et délicate, qui a dû soulever et qui a soulevé en effet de sérieuses objections. Suivant lui, le monde, pour exprimer l’infinité absolue de Dieu, doit posséder lui-même une sorte d’infinité relative : cette infinité relative, c’est l’absence de limites dans le temps et dans l’espace ; mais en quoi cette infinité relative diffère-t-elle de l’infinité absolue, qui, selon l’auteur, n’appartient qu’à Dieu seul ? Le voici. Le monde, à la vérité, possède une étendue et une durée illimitées ; seulement cette étendue est divisible, cette durée est successive. Or ce qui constitue l’infinité absolue, ce n’est pas l’absence de limites, caractère qui n’est pas inconciliable avec l’idée de créature, c’est l’absence de division et l’absence de succession, c’est l’éternité et l’immensité. Ainsi la véritable infinité consiste à être en dehors de l’espace et du temps, formes de l’existence finie, et l’infinité relative, contingente, communiquée, consiste à s’étendre sans limites dans le temps et dans l’espace. Quant au temps et à l’espace considérés en eux-mêmes, ce sont de pures catégories, des conceptions idéales, comme les conceptions géométriques, auxquelles ne correspond aucun objet effectif et réel.

À cette doctrine, soutenue par M. Emile Saisset avec beaucoup de fermeté et de subtilité, un philosophe, un érudit, M. Henri Martin (de Rennes) a opposé des objections d’une certaine importance. La thèse de M. Saisset aurait deux vices principaux aussi graves l’un que l’autre : 1° elle incline au panthéisme, si elle n’y conduit pas nécessairement ; 2° elle est contradictoire en associant deux idées qui s’excluent, l’idée de chose créée et l’idée d’infini.

C’est une objection sérieuse contre toute, doctrine, mais particulièrement. grave pour M. Saisset, que l’imputation de panthéisme, car, le principal objet de son livre étant de combattre et de repousser cette doctrine. Il eût fait preuve de peu de conséquence philosophique en la reprenant pour son compte sous une autre forme, et cela à son insu ; mais ici son adversaire commence par lui faire une concession : ce n’est pas précisément la doctrine de l’infinité de la création qui peut être considérée comme panthéiste, c’est la manière dont on l’établit. « Notre thèse est innocente, dit M. Saisset ; ce sont nos argumens qui sont coupables. » Quels sont ces argumens ? Le principal ou plutôt le seul, c’est que la souveraine perfection de Dieu demande qu’il s’exprime par un monde illimité, puisqu’un monde borné dans l’espace et dans le temps offre évidemment une perfection moins grande, et par là même moins digne de Dieu. Or c’est là, dit-on, un argument fataliste, puisqu’il impose à Dieu la nécessité de créer un monde infini ; mais M. Saisset répond avec raison à cette première objection qu’il ne s’agit pas ici d’une nécessité absolue, mais d’une nécessité de convenance, que personne ne soutient qu’un monde fini implique contradiction, mais seulement qu’il est plus digne de Dieu de créer un monde infini ; que, si c’est un argument fataliste, il faut accuser de fatalisme tout l’optimisme de Leibnitz et toute doctrine qui ne reconnaît pas la liberté absolue d’indifférence, qui soutient que l’action de Dieu est subordonnée à sa sagesse et à sa raison ; ce qui est le théisme même. Or, si on va jusque-là, ce n’est plus l’infinité de la création qui est en jeu, c’est la création elle-même ; la question est donc déplacée, et l’objection ne porte plus contre la thèse particulière dont il s’agit, mais contre une autre beaucoup plus générale. On soutient en outre que c’est favoriser le panthéisme que de chercher dans l’essence de Dieu les raisons déterminantes de la création, c’est-à-dire de raisonner a priori sur la constitution de l’univers ; mais cette objection revient à la précédente : autre chose est déduire géométriquement le monde de Dieu, comme l’a fait Spinoza, autre chose tirer de la considération des perfections divines des présomptions sur les causes et les fins de la création. Quant à la seconde classe d’objections, où le contradicteur essaie de démontrer que l’idée de chose créée et l’idée d’infini sont contradictoires, elles sont empruntées soit aux mathématiques, soit aux parties les plus subtiles de la métaphysique. Nous ne suivrons pas la controverse sur ce terrain tout spécial. Ici encore d’ailleurs M. Saisset nous semble conserver l’avantage.

En résumé, la doctrine religieuse exposée par M. Saisset se réduit à trois propositions : 1° l’existence de Dieu est une vérité d’intuition, et les diverses démonstrations que l’on en donne ne sont que les analyses du mouvement naturel de l’esprit qui nous porte vers Dieu ; 2° Dieu se distingue du monde par la pensée et par la conscience de soi ; 3° le monde exprime l’infinité absolue de Dieu par son infinité relative, c’est-à-dire par l’extension illimitée dans le temps et dans l’espace. De ces trois propositions, nous admettons entièrement la seconde et sans aucune réserve, nous admettons également la première avec un peu plus de complaisance que M. Saisset pour les preuves classiques de l’existence de Dieu ; quant à la troisième, elle a nos préférences, mais non pas notre adhésion, les principes de Descartes nous défendant d’affirmer ce qui n’est pas entièrement évident. Cependant nous ne pouvons que louer M. Saisset de cette noble ambition métaphysique, qui ne recule pas devant les problèmes et ne se laisse pas enchaîner dans les liens d’une doctrine convenue. La philosophie n’a pas le bonheur des sciences positives et exactes, où l’on ne fait jamais un pas en avant sans avoir assuré le pas précédent. C’est en courant des risques et des hasards de toute nature que le métaphysicien peut hâter les progrès de la science. Le mérite de la théorie de M. Saisset sera de nous amener à réfléchir plus profondément sur les différences de l’infini et de l’absolu, et peut-être ces différences bien analysées amèneront-elles quelques conséquences notables.

Quoi qu’il en soit, des livres comme celui-ci, comme d’autres encore inspirés par des principes différens, prouvent que la métaphysique ne veut pas se résoudre à mourir, ainsi que le prédisent chaque jour les prophètes de l’avenir. À la fin même du XVIIIe siècle, quand toute philosophie était réduite à l’idéologie et à la physiologie, c’est alors précisément qu’en France et en Allemagne renaissent avec le plus de curiosité et le plus d’ardeur les recherches spéculatives : toutes les idées métaphysiques, taxées jusqu’alors d’abstractions et de fictions, occupent de nouveau et sollicitent l’esprit humain. Comment expliquera-t-on cette résurrection de la métaphysique, lorsque tout semblait avoir consommé sa ruine ? Ne serait-ce pas qu’elle est un des besoins inextinguibles de l’esprit et l’une des conditions les plus nécessaires de la civilisation ? Ne désespérons donc pas de l’avenir de la métaphysique, et, tout en la dégageant des vaines hypothèses et des abstractions verbales, prenons garde de la réduire à n’être plus que le mensonge d’elle-même et l’illusion d’une science. Heureusement il lui reste encore trop d’amis dévoués et passionnés pour qu’un tel mal soit à craindre.


PAUL JANET.


Les Chevaliers-Poètes de l’Allemagne (Minnesinger), par M. Octave d’Assailly[4]. - L’époque qui vit naître la chevalerie en Allemagne fut aussi celle du premier épanouissement de la poésie germanique. Le livre de M. d’Assailly est un ensemble d’études sur ce moment si curieux dans l’histoire du monde féodal où la vie intellectuelle y pénètre et commence à le transformer. Les poètes qu’il met en scène ne sont pas seulement intéressans par les œuvres qu’ils nous ont laissées, mais par cette forte empreinte des âges où ils ont vécu, et qui en fait autant de types historiques. Tel est par exemple le genre d’intérêt qui s’attache à Walther de la Wogelweide, ce prince des troubadours-chevaliers, dont la vie nous apparaît partagée entre trois influences suprêmes, l’amour, la passion politique et la piété. M. d’Assailly a bien fait ressortir les traits principaux de cette physionomie complexe ; on pourrait lui reprocher seulement d’avoir trop appuyé sur le côté extérieur et un peu négligé le côté intime, cette sensibilité si vive et si originale qui se révèle dans quelques chants d’amour du vieux poète où se montre à son aurore, et comme empreinte d’une fraîcheur matinale, l’inspiration naturaliste que réveilleront plus tard les Kerner et les Uhland. Les autres minnesinger dont s’est occupé M. d’Assailly ne sont pas des représentans moins curieux de la vie chevaleresque et poétique de l’Allemagne, mais ils ne la résument peut-être pas aussi complètement que Walther. Quoi qu’il en soit, on lira avec intérêt les pages consacrées à Godefroid de Strasbourg, l’aimable et tendre auteur de Tristan et Isolde, à Ulrich de Lichtenstein, ce rude amateur de tournois et de coups d’épée, à Wolfram d’Eschenbach, le grand poète épique si chaudement célébré par Frédéric Schlegel, au Tannhäuser et à Frauenlob, l’un le plus aventureux, l’autre le plus galant des minnesinger. Il est fâcheux que M. d’Assailly apporte dans ces curieuses restitutions un peu plus d’enthousiasme que de critique. Toutefois la sincérité du sentiment, une sorte d’abandon juvénile font accepter sans trop de peine ici quelques témérités d’idée et de langage. Son livre indique en somme un esprit familier avec quelques aspects peu connus de la poésie allemande, et qui, fortifié par de pareilles études sévèrement pour suivies, ne peut manquer de trouver bientôt sa voie.


V. DE MARS.

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  1. Je n’ai pas été peu surpris de lire dans un travail de M. de Laprade ces lignes tout à fait curieuses ; « Qu’on le sache bien, dit-il, aujourd’hui que la musique a saisi la prédominance, cet art est dans son essence le plus sensuel, le plus envahissant et le plus dangereux de tous les arts… C’est un art anti-héroïque et anti-social !… » C’est dans le Correspondant que M. de Laprade a publié ces observations d’un si grand sens et d’une vérité si frappante !
  2. Il vient de paraître en outre tout récemment a Londres une traduction anglaise de cet ouvrage par M. William Alexander, docteur de l’université d’Oxford.
  3. Voyez la livraison du 1er septembre 1861.
  4. 1 vol. in-8) chez Didier.