Chronique de la quinzaine - 30 juin 1862

Chronique n° 725
30 juin 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin 1862.

Obligés, par la discussion du corps législatif, de nous occuper de l’affaire mexicaine, nous sommes heureux du moins de pouvoir rentrer dans ce débat sous une meilleure impression : nous sommes rassurés sur la situation de notre petite armée par les favorables nouvelles que nous apporte le dernier paquebot. Depuis le regrettable accident de Guadalupe, la plus grave des préoccupations excitées par l’expédition du Mexique ne s’attachait plus au caractère et à la portée politique de l’expédition. On s’inquiétait avant tout du sort de nos soldats et des embarras auxquels ils pouvaient être exposés. Nous sommes aujourd’hui édifiés sur ce point. Nous savons que nos troupes pourront attendre dans une position excellente, tant que durera la saison des pluies, les renforts qui leur arriveront successivement de France, et qui leur permettront de reprendre l’offensive au commencement de l’automne. C’est pour nous un grand soulagement de cœur d’avoir ainsi la certitude que nos soldats n’auront point à subir les pires conséquences des fautes politiques commises dans la conception et la conduite de cette entreprise. Ce bonheur ne nous permet pas seulement d’examiner avec plus de sang-froid le caractère politique de l’expédition du Mexique, il fait à l’opinion et au gouvernement une loi d’autant plus étroite de porter dans cet examen un esprit de sévère circonspection que ce n’est point à notre prudence que nous en avons été redevables.

Résumons d’abord les principales circonstances qui, d’après les dernières nouvelles, établissent la situation de la petite armée du général Lorencez. L’incertitude dans laquelle on vivait à cet égard depuis un mois nous a fait passer par de pénibles alternatives d’anxiété ou d’espoir. On voyait la troupe du général Lorencez coupée de sa base d’opérations, traversée dans ses approvisionnemens par des guérillas, submergée dans un soulèvement national. La récente arrivée de l’amiral Jurien de La Gravière à Paris avait un peu calmé ces alarmes. L’amiral avait quitté Orizaba le 3 mai, deux jours seulement avant l’affaire de Guadalupe. Il avait pu venir d’Orizaba à la Vera-Cruz avec une simple escorte de soldats mexicains déserteurs, sans être inquiété nulle part sur une route de plus de quarante lieues. Rien n’était donc disposé dans le pays pour une levée en masse contre la France : il était probable que les guérillas ne s’improviseraient pas contre nous au sein de populations dont les sentimens nous étaient favorables ; il paraissait certain au surplus qu’aucune guérilla ne pourrait tenir contre nos colonnes mobiles le jour où nous serions assez nombreux pour en lancer quelqu’une entre la Vera-Cruz et Orizaba. On assure donc que l’amiral Jurien de La Gravière, au lieu de s’être laissé entraîner à des sentimens pessimistes par les appréciations si peu généreuses et si peu justes que le Moniteur avait portées sur sa politique, redressa les alarmes exagérées qui avaient suivi l’échec de Guadalupe. Cet échec ne pouvait compromettre d’une manière grave le général Lorencez. C’était un avertissement donné au général et à la France sur les précautions que nous avions à prendre. L’événement de Guadalupe venait nous montrer combien il eût été téméraire et périlleux de pousser jusqu’à Mexico avec une poignée d’hommes. Il fallait se féliciter encore de n’avoir pas couru la chance de rencontrer plus au nord la résistance qui nous avait arrêtés devant Puebla. Plus nous aurions été éloignés de notre base, et plus eût été grand le péril d’un échec. L’obstacle rencontré par nous à Guadalupe pouvait donc tourner à notre profit. Le général Lorencez pouvait, en augmentant sa sécurité et la force de son offensive future, se replier sur Orizaba. Là, il lui serait facile de rétablir les communications avec la Vera-Cruz, d’assurer le transport de ses approvisionnemens et de ses munitions, de loger ses soldats dans d’excellentes casernes durant la saison des pluies, qui ne permet pas de bivaquer, de mettre à profit cette trêve forcée des mois pluvieux pour recevoir et organiser ses renforts. Ainsi, quant à la sécurité de nos soldats, les inquiétudes ressenties en France étaient exagérées. Il n’était pas nécessaire de hâter l’expédition des renforts, d’exposer de nouvelles troupes à la cruauté du vomito ; il suffisait que nous missions nos renforts en mesure de rejoindre le général Lorencez vers le mois de septembre, à la fin de la saison des pluies, à l’époque où les ravages de la fièvre jaune diminuent, au moment où l’on peut commencer une campagne efficace.

S’il est vrai que la situation ait été ainsi présentée par l’amiral Jurien de la Gravière, l’événement vient aujourd’hui confirmer heureusement l’opinion de cet éminent officier-général. Samedi, l’on avait reçu à Paris, par la voie de Vigo, de mauvaises nouvelles du Mexique : ces nouvelles étaient le reflet des rumeurs erronées qui couraient à la Vera-Cruz ; les informations venues par le paquebot anglais les ont promptement démenties. Le corps du général Lorencez est rentré à Orizaba le 18 mai. Le même jour, le général Marquez, opposé au gouvernement de Juarez, et qui a trois mille Indiens sous ses ordres, vint de sa personne avertir le général Lorencez qu’un détachement de l’armée de Zaragoza cherchait à empêcher la jonction de ses Indiens avec l’armée française. Le général Lorencez envoya au secours de Marquez un simple bataillon du 99e sous les ordres du commandant Lefebvre. Cette petite colonne surprit l’ennemi, lui mit huit cents hommes hors de combat, et effectua la jonction des bandes de Marquez avec notre armée. Ce facile succès nous prouve que nos soldats sont à l’abri de toute insulte de la part des Mexicains. Nous sommes solidement et commodément cantonnés à Orizaba ; nos soldats y sont logés dans de bonnes casernes et bien nourris ; nos officiers, comme nous l’apprennent plusieurs lettres de l’armée, y reçoivent des habitans une hospitalité cordiale et gaie. Au-dessous d’Orizaba, Cordoba est occupée par notre infanterie de marine, qui de là rayonne jusqu’au Chiquihité, c’est-à-dire à la limite de la terre chaude. Marquez et ses Indiens sont à la Soledad, à mi-chemin entre le Chiquihité et la Vera-Cruz. À la Vera-Cruz, le général Douay organise avec son petit détachement ses convois de munitions et de vivres. Les communications entre le corps expéditionnaire et sa base sont donc rétablies. L’on peut attendre sans inquiétude la fin de la saison des pluies.

La contre-partie de ces bonnes nouvelles, ce sont les victimes que la fièvre jaune fait à la Vera-Cruz ; c’est encore le mouvement qui s’opère contre nous au-delà d’Orizaba. Des lettres de Mexico annoncent que d’immenses levées sont ordonnées et s’accomplissent dans tous les états du Mexique. Il y a cependant une circonstance qui peut rendre moins redoutable pour nous la levée en masse, c’est que ce mouvement national, qu’il soit factice ou sincère, est prématuré. Comme nous l’avons dit, nous ne pouvons commencer une campagne décisive avant l’automne. Jusque-là, les pluies imposent à la guerre une suspension forcée. En appelant le peuple aux armes dès le mois de mai, le gouvernement mexicain s’impose une charge qui est au-dessus de ses ressources. Comment pourra-t-il maintenir jusqu’en septembre tant de soldats improvisés ? L’argent lui fera défaut, ses soldats ne seront pas payés, et le moment de la reprise des hostilités sera justement celui où ses troupes mécontentes ne songeront probablement plus qu’à se débander. Quelque fondement que puissent avoir ces conjectures, il doit être bien entendu qu’il ne faut pas que la France s’expose au renouvellement des fautes qu’elle a commises. Si nous voulons que notre drapeau aille à Mexico, il ne nous est point permis d’ignorer qu’il faut employer dans cette expédition des forces beaucoup plus considérables que celles qu’on a jusqu’ici regardées si étourdiment comme suffisantes. Vingt mille hommes, plus peut-être, il faut s’y attendre, doivent être engagés par nous dans cette affaire. Sans fixer de chiffres, il s’agit d’une expédition bien plus grosse qu’on ne l’avait cru d’abord et qu’on ne l’avait dit à la France. Le bon sens et la prudence nous en avertissent assez aujourd’hui. C’est aussi le sentiment de notre armée mexicaine, qui s’attend à de grands renforts. C’est la conclusion à laquelle arrivent ces conversations d’officiers qui forment l’opinion publique d’un corps expéditionnaire, ce bourdonnement militaire, cette « chronique de la mèche, » suivant la pittoresque expression de nos marins, dont les correspondances mexicaines nous transmettent l’écho.

Maintenant que nous n’avons plus à redouter de désastres pour nos troupes engagées, c’est sur l’ampleur de l’expédition devenue nécessaire que nous voudrions voir se fixer avec précision et fermeté l’attention des hommes politiques et du public. Deux conditions s’imposent à la politique française, si elle veut se préserver à l’avenir des choquantes déceptions au-devant desquelles elle est allée avec tant de légèreté et d’insouciance dans les débuts de cette entreprise mexicaine. La première, c’est de ne rien épargner quant aux moyens qui doivent rétablir l’honneur de nos armes et la renommée de la France en Amérique ; la seconde, c’est d’appliquer la même prévoyance et la même énergie de volonté à limiter nos prétentions politiques envers le Mexique. Il faut que nous soyons résolus à nous montrer forts et modérés, d’autant plus modérés que nous aurons été plus forts. En d’autres termes, il est nécessaire que, par la limitation précise de nos prétentions politiques aussi bien que par l’efficacité de notre action militaire, nous enlevions pour ainsi dire au hasard toutes les chances qui pourraient faire dévier cette guerre et l’éterniser. Il n’est permis de soulever des questions comme celle-là, si excentrique, si éloignée du courant des affaires et des vocations de la France, aussi peu utile à notre gloire qu’elle risque d’être onéreuse à nos finances, que lorsque l’on est sur d’avance que l’on en sortira promptement, et que l’on possède le moyen certain d’en sortir. Il n’est pas supportable en vérité que, dans un temps comme le nôtre, un grand pays joue ses ressources à la loterie et fasse de la politique au petit bonheur. Nous voulons donc à la fois, afin de mettre le terme le plus prochain possible à cette triste question mexicaine, et que l’on n’épargne rien pour obtenir promptement le succès militaire qui nous est indispensable, et que l’on n’affiche envers le Mexique aucune exigence qui puisse dénaturer et prolonger la lutte. Être contraint d’adresser à la politique française une telle réclamation, c’est résumer en deux mots toutes les critiques que cette politique a encourues depuis le commencement de l’affaire mexicaine, critiques que n’a point réussi à réfuter le plaidoyer prononcé l’autre jour par M. Billault devant le corps législatif.

Ce discours de M. Billault est à notre sens un des moins heureux que l’habile orateur ait fait entendre depuis qu’il est dans nos chambres l’apologiste officiel de la politique du gouvernement. Que M. Billault eut eu beau jeu, lui qui est un argumentateur politique d’une rare adresse, s’il eut eu à réfuter un système de défense tel que celui qu’il a présenté ! — Quoi ! aurait-il pu dire, vous vous êtes embarqués dans cette affaire en embrassant les perspectives à la fois les plus vastes et les plus flottantes, et avec les moyens d’action les plus médiocres et les plus insuffisans ! Vous envisagiez la chance d’un changement de gouvernement au Mexique, vous avez pris la résiliation d’aider au renversement du gouvernement actuel, et vous songiez à favoriser la substitution d’une monarchie à la forme républicaine ; vous couriez donc de votre propre aveu au-devant d’une guerre qui, de la part de vos adversaires, pouvait devenir une guerre nationale, la guerre d’un peuple, quelque dégradé qu’il soit, qui détend contre l’étranger ses institutions et son indépendance ! Et pour accomplir un tel dessein vous avez commencé par envoyer à deux mille lieues de la France, sur une côte malsaine, deux mille hommes dépourvus de moyens de transport ! Mais en politique ne pas proportionner ses moyens d’action à ses vues, c’est se condamner à n’être plus maître de sa conduite future, c’est se livrer à la merci des accidens. L’événement vous l’a prouvé tout de suite, et votre première petite troupe expéditionnaire, pour avoir un campement salubre, a été obligée de l’accepter dans une stipulation d’armistice de cet ennemi même que vous ne vouliez pas reconnaître comme un gouvernement de fait, et avec qui vous ne vouliez pas traiter ! Vous avez ainsi, dès le début, perdu, faute de prévoyance, votre liberté d’action. — Mais, dites-vous, nous avions des alliés sur le concours desquels nous devions compter, et qui ont trompé nos espérances. — Ici encore se sont reproduites les mêmes contradictions. L’on s’embarquait à trois dans une action commune ; or chacun parmi ces trois avait une opinion différente sur l’objet le plus grave de l’expédition : la question du gouvernement mexicain à renverser ou à réformer. M. Billault l’a reconnu avec franchise : ni l’Angleterre, ni l’Espagne, ni la France n’avaient à ce sujet le même avis. L’Angleterre, qui ne fait pas métier de renverser ou d’établir des gouvernemens chez les peuples étrangers, l’Angleterre, qui reconnaît toujours les gouvernemens de facto, ne pouvait se proposer comme un but avouable la destruction de la république au Mexique et s’interdire la faculté de traiter avec Juarez. L’Espagne, dit-on, n’était pas gênée par ces scrupules ; mais elle avait laissé voir clairement qu’elle ne prêterait pas les mains à l’érection d’un trône au Mexique, si ce n’est au profit d’un prince de la maison de Bourbon. La France, au dire de M. Billault, avait une opinion intermédiaire : entre l’Angleterre et l’Espagne, elle occupait le juste milieu ; c’était elle qui représentait la sagesse ! Soit ; mais était-il sage à elle d’attendre l’unité d’action de trois intérêts différens et de trois opinions diverses ? Lorsqu’on a été assez chimérique pour croire à un tel miracle, est-on bien venu à se plaindre de la défection d’alliés sur lesquels on n’avait pas raisonnablement le droit de compter, et peut-on espérer de se décharger de sa faute en essayant, avec beaucoup de ménagemens, de la faire glisser sur les épaules de l’Angleterre, et, avec une mauvaise humeur moins contenue, de la reporter sur l’Espagne ? Enfin, de pareilles divergences dans les intentions existant dès l’origine, on ne s’explique pas comment on a pu laisser prendre à l’Espagne la supériorité des forces dans l’expédition active. Le général Prim disposait de sept ou huit mille hommes, quand le commandant français n’en avait que deux mille. L’Espagne ne voulait pas ce que nous voulions, elle était odieuse aux Mexicains, parmi lesquels nous nous flattions d’être populaires, et c’était à elle que nous laissions prendre, par la supériorité numérique de ses troupes, la prépondérance dans l’alliance ; nous abandonnions implicitement la conduite politique de l’entreprise à cet illustre rêveur de Vichy, parti pour être un héros, et, à notre grande confusion, revenu diplomate.

Dans une affaire ainsi conduite, nous n’avons pas plus été d’accord avec nos principes qu’avec nos intérêts. Nous ne pouvions mettre en avant dans cette guerre que nos réclamations légitimes en faveur de nos nationaux indignement spoliés depuis trente années ; quant à la chute du gouvernement actuel du Mexique, elle pouvait être la conséquence de la guerre, si la nation soulevée voulait punir ce gouvernement de n’avoir pas su ou voulu détourner la calamité d’une invasion étrangère : si un tel mouvement emportait Juarez, nous devions sans doute, en respectant l’indépendance des Mexicains, prêter notre concours à l’établissement au Mexique d’un gouvernement honnête et modéré ; mais la chute de Juarez ne pouvait être pour nous l’objet légitime et raisonnable de la guerre : elle ne pouvait être à nos yeux qu’une éventualité à prévoir. Tout au plus avions-nous le droit de la désirer ; si nous avions l’arrière-pensée de l’accomplir, la décence et l’habileté nous prescrivaient de cacher cette arrière-pensée, et de ne la produire que lorsque nous y serions invités par la faveur de l’événement et de l’occasion. Commencer la guerre en disant que nous ne voulions pas traiter avec Juarez, c’était manquer aux principes de la France et aux conditions élémentaires de l’art politique ; c’était désavouer les principes de la révolution française, car ces principes nous interdisent d’imposer aux autres peuples des gouvernemens qu’ils n’auraient pas choisis, livrés aux inspirations spontanées de leur indépendance ; c’était débuter avec le Mexique comme les alliés firent envers Napoléon lorsqu’ils refusèrent de traiter avec lui, La formalité du suffrage universel agitée comme une promesse, et dont M. Billault fait tant d’ostentation, ne change rien à l’injustice et à la brutalité du fait ; elle ajouterait l’hypocrisie à l’usurpation, et, quant à nous, nous remercions les alliés de n’avoir pas eu en 1814 et 1815 la pensée d’accroître les humiliations de la France en présentant à la consécration d’un suffrage universel déshonoré par la présence et la pression des baïonnettes les œuvres de la force et les jeux de la fortune. Ouvrir la guerre en annonçant la résolution de ne pas traiter avec Juarez, c’était manquer également aux premières notions de la prudence pratique. On ne fait la guerre que pour arriver à la paix, et, à moins d’être insensé, pour arriver à la paix la plus prompte et la mieux garantie. La première condition pour que la guerre soit courte, c’est qu’il y ait à la tête du pays que l’on combat un gouvernement avec qui l’on puisse traiter ; pour que la paix soit sérieuse, il faut que le gouvernement avec qui l’on traitera conserve autant que possible la réalité, ou tout au moins l’apparence de l’indépendance nationale. C’est pour cela que, sans parler des principes, au point de vue des convenances pratiques, une politique prudente et avisée s’abstiendra toujours de mettre directement en question l’existence des gouvernemens à qui elle déclarera la guerre, et se ménagera toujours la commodité de traiter avec les gouvernemens de fait sans s’inquiéter de la légitimité de leur origine. Quand on fait la guerre, la première préoccupation que l’on doive avoir, si l’on ne veut pas se jeter dans une entreprise sans limite et sans issue pratique, c’est de conserver en face de soi un gouvernement avec qui l’on puisse traiter. Que si au contraire l’on se donne pour mission première de renverser le gouvernement existant du pays que l’on est obligé de combattre, au lieu d’une guerre positive ayant son terme dans son objet même, on entreprend une guerre de propagande et de conquête ; les charges de cette guerre ne s’arrêteront point au moment où l’on fera la paix avec le gouvernement que l’on aura substitué à celui que l’on aura renversé. Pour s’assurer les résultats de cette paix précaire, il faudra continuer longtemps à protéger et à défendre le gouvernement dont on aura favorisé la création. L’on se sera ainsi engagé dans une affaire d’où l’on ne pourra plus sortir à volonté, et pour un résultat incertain l’on assumera les lourdes charges d’une entreprise indéfinie.

L’oubli de ces considérations, la disproportion que nous avons laissée entre nos moyens et notre objet, nous ont forcés, dès le début de l’expédition, à faire paraître au premier plan cette intention hostile au gouvernement de Juarez, à laquelle nous aurions pu renoncer sans disgrâce, si nous avions su la conserver comme une pensée de derrière la tête. La convention de la Soledad, conséquence de l’insuffisance de nos prévisions, nous irrite au point de nous arracher notre secret. On désavoue cette convention, on retire à l’amiral Jurien la conduite diplomatique de l’affaire. La modération de l’amiral, sa prudence, son esprit élevé de conciliation et sa droiture connue et appréciée de tous les partis mexicains faisaient de lui un agent unique, celui qui pouvait faire pénétrer le plus efficacement, sous la forme la plus honorable pour eux, l’influence persuasive de la France parmi ces partis, celui en un mot qui pouvait le mieux empêcher la résistance du gouvernement de Juarez de se confondre dans un mouvement d’indépendance nationale. Et à quel moment un dépit irréfléchi nous prive-t-il des services de l’amiral ? C’est quand l’action commune des trois puissances vient de cesser au premier effort tenté pour la faire fonctionner, lorsque les émigrés reçus dans notre camp divulguent avec intempérance le moins avouable de nos desseins, lorsque M. de Saligny a déclaré qu’il ne voulait pas traiter avec Juarez, lorsque les commissaires anglais et espagnols, en se séparant de nous, nous ont découverts devant les Mexicains comme irréconciliablement hostiles à leur gouvernement et décidés à ne reconnaître leur indépendance qu’après le renversement du pouvoir actuel ! Et toute cette série de desseins mal digérés, de fausses mesures et de contre-temps est venue aboutir à l’insuccès de Guadalupe, à la retraite de notre armée sur Orizaba, à la levée des Mexicains, c’est-à-dire à une guerre toute différente de celle qu’on nous annonçait lorsqu’on se contentait d’envoyer au Mexique d’abord deux mille hommes, puis quatre ou cinq mille, toute différente de celle à laquelle nos ministres s’attendaient encore il y a un mois, lorsqu’ils disaient à la commission des finances qu’il n’y avait pas à en prévoir les charges sur le budget de 1863, car, selon toute apparence, elle serait terminée avant la fin de l’année !

Voilà certes des critiques qui survivent tout entières au discours de M. Billault, et si nous les répétons, ce n’est point pour nous complaire en des récriminations dénigrantes. La guerre du Mexique se présente aujourd’hui à la France sous un aspect tout nouveau. Ce n’est point la petite expédition à l’idée de laquelle l’opinion s’était d’abord accoutumée. Nous ne faisons plus cette guerre avec le concours des deux autres puissances : nous la faisons seuls. Nous n’y employons plus un petit corps de troupes, nous devrons y occuper, soit dans les opérations actives, soit dans les réserves, quinze mille hommes, peut-être vingt mille, peut-être plus encore. Ce n’est plus une entreprise qui devait à peine laisser trace dans nos budgets, c’est par millions que nous en porterons les charges. Si nous voulons empêcher que cette affaire ne s’aggrave encore, ne s’amplifie, ne dégénère comme le premier dessein dont elle est une déviation, il importe de bien voir où sont les fautes commises jusqu’à présent et de prendre la résolution de ne plus retomber dans les erremens dont l’expérience nous a montré les fâcheux résultats. Or les apologies mêmes que M. Billault a présentées des actes passés nous laissent dans l’inquiétude touchant l’avenir. Si nous voulons poser un terme précis et prochain à cette guerre, bornons et définissons notre objet : ne parlons plus que de nos réclamations, et mêlons-y le moins possible des créances Jecker ; mais alors aussi ne nous laissons pas aller, comme l’a fait M. Billault, à des invectives qui donneraient à croire que nous poursuivons la destruction du gouvernement actuel du Mexique, et n’essayons pas de justifier le projet de renverser ce gouvernement en faisant intervenir sur ses ruines, et sous la protection de nos baïonnettes, la promesse d’un suffrage universel libre, impartial et sincère ; n’essayons pas surtout d’assimiler ce suffrage universel, que nous tournerions contre un gouvernement que ses ennemis intérieurs n’ont pu abattre, aux acclamations par lesquelles l’Italie affranchie d’un joug étranger a pris possession de son indépendance et de son avenir.

Nous aimons à croire que les portions du discours de M. Billault qui donneraient à penser que la politique future de la France sera semblable à celle du passé dans les affaires mexicaines n’expriment pas avec une justesse suffisante les intentions présentes du gouvernemimt. Le ministre-orateur aura été emporté trop loin par le courant apologétique de son discours. La vraie pensée actuelle du gouvernement est dans la dépêche de M. Thouvenel du 31 mai et dans la lettre de l’empereur au général Lorencez, écrite sans doute vers la même époque : « Si le Mexique doit sortir transformé de la crise actuelle, dit très nettement notre ministre des affaires étrangères, ce n’est pas du camp des Français que doit partir l’initiative de sa régénération. » — « Il est contraire à mes intérêts, à mon origine et à mes principes, dit l’empereur, d’imposer un gouvernement quelconque au peuple mexicain ; qu’il choisisse en toute liberté la forme qui lui convient : je ne lui demande que la sincérité de ses relations extérieures, et je ne désire qu’une chose, c’est le bonheur et l’indépendance de ce beau pays sous un gouvernement stable et régulier. » Certes de telles assurances excluent toute proscription inconditionnelle du gouvernement de Juarez. Cette proscription, disons-le en passant, n’eût été, même au point de vue des causes qui ont amené la guerre, qu’une inconséquence nouvelle ajoutée aux premières erreurs de notre politique. Le gouvernement de Juarez est sans doute un mauvais gouvernement ; mais c’est à peu près le seul parmi ceux qui ont dévasté le Mexique depuis vingt ans qui puisse attacher à son origine un titre légal. Ce n’est pas tout : nous demandons à ce gouvernement la réparation des spoliations depuis longtemps commises sur nos nationaux ; or la plupart de ces spoliations sont le fait de gouvernemens antérieurs à Juarez, d’hommes et de partis que nous semblons considérer comme nos amis actuels, tandis que nous allons punir sur Juarez les méfaits dont ils ont été eux-mêmes coupables. Quoi qu’il en soit, nous devons respecter l’indépendance du Mexique, et comme l’indépendance des peuples dans la formation de leurs gouvernemens ne souffre pas d’exception, nous ne devons rien retrancher à l’indépendance du Mexique, pas même la faculté de conserver son présent gouvernement. La déclaration solennelle de l’empereur confirme cet engagement, par lequel la guerre peut être restreinte et abrégée. Mieux eût valu sans doute que ce principe eût été plus tôt exprimé avec cette vigueur. Si à la conférence d’Orizaba le général Prim, qui a connu, lui aussi, la faveur des correspondances impériales, eût pu opposer au commissaire français, qui prétendait ne pas vouloir traiter avec Juarez, une lettre semblable à celle qui a été récemment écrite au général Lorencez, il eût embarrassé singulièrement notre commissaire ; mais bien des difficultés eussent été épargnées à notre politique.

L’occasion est d’autant plus favorable au reste pour diminuer nos prétentions à l’égard du Mexique qu’un certain ensemble de circonstances meilleure- ; nous permet d’être modérés sans que nous ayons i faire aucun sacrifice pénible à notre dignité. L’Espagne n’a pas traité avec le Mexique ; le ministre anglais s’était hâté de conclure un traité à Mexico, mais le cabinet anglais n’a point ratifié cette convention, ne voulant point subordonner les satisfactions qu’il exige aux conditions d’un arrangement particulier récemment intervenu entre le Mexique et les États-Unis. Enfin le président Lincoln n’a pas ratifié le traité américain, et nous avons le droit d’espérer qu’il ne sera point donné suite à cet arrangement. Ces circonstances sont heureuses pour nous, car elles laissent le gouvernement mexicain sous le coup des justes réclamations de plusieurs grandes puissances. Nos griefs ne demeurent pas isolés ; une habile diplomatie peut tirer parti de la situation respective des États-Unis, de l’Angleterre et de l’Espagne pour arriver, sinon à un règlement en commun des difficultés pendantes, du moins à une certaine simultanéité dans les accords devenus nécessaires. Cette situation diplomatique nous permettra, si nous en savons profiter, d’en combiner les incidens avec notre action militaire de telle façon que nous puissions arrêter honorablement celle-ci sans que nous nous exposions à encourir des responsabilités extrêmes. Parmi les raisons qui nous commandent de restreindre nos exigences à l’égard du Mexique à la stricte limite du nécessaire, une des plus importantes est la situation financière. Les difficultés pour nos finances sont surtout provenues, dans ces derniers temps, de l’abus des expéditions lointaines. Ces expéditions ont été la cause de nos découverts exagérés ; ceux-ci ont rendu nécessaire la promesse de réforme financière que M. Fould a été chargé de réaliser. On se souvient de la fermeté avec laquelle, dans le rapport de M. Fould, était signalé le danger financier des expéditions lointaines. On avait espéré que cet abus, dont les effets étaient si vivement ressentis, serait désormais évité, et l’opinion éprouva une déception réelle lorsqu’elle vit se préparer une expédition au Mexique au moment même où l’on décidait de lever de nouveaux impôts et où l’on demandait aux rentiers convertis le sacrifice de la fameuse soulte. Jamais, on en doit convenir, capitalistes et rentiers n’ont fait à aucun gouvernement un cadeau plus bénévole et plus splendide que l’abandon auquel les porteurs de 4 1/2 ont consenti en faveur du trésor de plus d’une année de leurs arrérages. La condition sous —entendue de cette offrande héroïque déposée sur l’autel de la patrie était que les rentiers regagneraient sur le capital ce qu’ils perdaient en revenu, en d’autres termes que, grâce à l’extinction des découverts et à la prudence de la politique extérieure, le 3 pour 100 arriverait à des cours élevés et y serait maintenu. Il nous semble que, dans l’arrangement passé entre le ministre des finances et les porteurs de rentes, il y a implicitement cette obligation pour le gouvernement de veiller sévèrement à ses dépenses, et par suite de mettre un frein à son penchant pour les expéditions lointaines. C’est un engagement moral qui ne doit point être traité légèrement, et qui ne pourrait être méconnu sans dommage pour le crédit public. Que l’on prenne donc garde que les charges de l’entreprise mexicaine ne viennent à une année de distance donner un démenti au programme si favorablement accueilli de M. Fould. La discussion du budget a bien été contenue dans les courtes limites de temps qui lui avaient été assignées. M. de Morny, en adressant ses adieux à ses collègues, a parlé de cette session comme si elle eût été extrêmement laborieuse. En vérité le président du corps législatif a étonné le public par une révélation si imprévue. Le public n’a rien connu des travaux de la chambre, car il n’a pas pu considérer comme d’extraordinaires labeurs la joute oratoire de l’adresse et les huit ou dix jours consacrés au budget de la réforme financière. Que la commission des finances ait travaillé longuement, soit ; mais elle comprenait moins de vingt membres de la chambre, et nous ne nous sommes pas aperçus que l’on ait rien donné à faire aux autres députés. Aucune loi de quelque importance n’a été votée. Il est vrai qu’un projet sérieux avait été présenté, le projet concernant les sociétés de commerce : il s’agissait d’une réforme attendue et réclamée par l’industrie française, et qui peut lui procurer par les conditions libérales de l’association les capitaux dont elle a besoin ; mais le travail de la confection des lois est chez nous plus imparfaitement organisé qu’on n’a l’air de le croire. Notre machine se compose de trop de rouages, et ces rouages, ne s’engrenant pas, tournent à vide. Ce qui est arrivé pour la loi sur les sociétés de commerce en est la preuve. L’initiative d’une telle loi doit appartenir à l’homme d’état économiste, car ce sont surtout de grands et heureux effets économiques qu’on en doit attendre. Le projet, tel qu’il était sorti du ministère du commerce, avait donc surtout le caractère commercial ; mais du ministère du commerce il a du passer au conseil d’état. Là, le point de vue a changé : c’est dans un esprit juriste et réglementateur que le conseil d’état a compris la loi et l’a remaniée. Le projet tel qu’il a été présenté à la chambre en sortant du conseil d’état était hérissé de tant de restrictions et de pénalités, que la valeur économique en était altérée. La chambre, qui a tant fait, suivant son spirituel président, et qui en effet aurait eu tant à faire, ne fût-ce que pour tuer le temps, a reçu le projet des sociétés trop tard pour pouvoir le convertir en loi. Nous ne doutons pas qu’au corps législatif ce projet n’eût subi une nouvelle transformation, qui l’eût mieux accommodé aux besoins pratiques de l’industrie française ; mais il nous faut attendre une année pour voir se vérifier à cet égard la bonne opinion que nous avons du corps législatif. Ainsi, trois ans après la conclusion du traité de commerce avec l’Angleterre, nous n’aurons pas encore placé notre législation sur les associations industrielles à la hauteur de la législation anglaise. Le remaniement du budget opéré par la commission des finances, la confusion bizarre qui a régné dans la discussion de l’impôt des chevaux et des voitures, sont d’autres exemples du peu d’harmonie qui règne dans notre travail législatif. On en arrive, par suite de ce défaut d’harmonie, ou à laisser ajourner par nonchalance des lois importantes d’année en année, ou à improviser une loi d’impôt au sein d’un débat incohérent. Pourquoi le gouvernement prend-il l’habitude de lancer dans chaque session quelque projet de loi qui excite la curiosité et l’attente, une fois le drainage, une autre fois le crédit agricole, aujourd’hui les sociétés à responsabilité limitée, sans plus pousser à l’exécution que s’il n’avait besoin que d’écrire des noms alléchans sur un prospectus ? Un honorable député, M. L. Javal, si nous ne nous trompons, adressait naguère avec une bonhomie narquoise cette question au gouvernement. M. Javal ne partage pas l’opinion de son président sur la fécondité laborieuse du corps législatif ; aussi, dès qu’il se lève pour parler, M. de Morny l’invite-t-il à s’asseoir, invitation à laquelle l’infortuné législateur répond par ce malicieux écho des temps anciens : Je suis satisfait. Pour le coup, le corps législatif doit être satisfait en ce moment, car les bruits qui avaient récemment couru sur une prochaine dissolution ne paraissent pas devoir se vérifier, et M. de Morny aurait pu dire à ses collègues non-seulement adieu, mais au revoir !

Quoique l’adresse des évêques au pape ne fût point publiée encore, nous en avions exactement pressenti, il y a quinze jours, l’argumentation et la portée. Les évêques de la catholicité ont en effet revendiqué, au nom du droit supérieur, du droit divin des intérêts de leur foi, la souveraineté temporelle, une souveraineté indépendante et des intérêts, et des volontés, et des droits politiques et civils de ceux sur lesquels on prétend qu’elle s’exerce. Cette grande manifestation épiscopale ne nous cause aucun trouble, si nous nous plaçons au point de vue de la société moderne, dont la cause est unie dans cette circonstance à la cause italienne ; elle nous fait éprouver de sincères regrets, quand nous nous plaçons au point de vue des vrais intérêts du catholicisme. La protestation des évêques n’entravera pas le triomphe inévitable de l’Italie sur la souveraineté pontificale, elle ne fera plutôt que l’accélérer ; elle pose en effet une contradiction absolue et radicale entre les principes de la société moderne et le principe théocratique. On voit par la propre déclaration des évêques que la question qui s’agite autour de Rome est exactement la même qui s’est posée partout à propos des privilèges politiques ou civils de l’église, et que partout jusqu’à présent la société moderne a résolue contre l’église. Une seule exception survivait à cette victoire de la société laïque sur la théocratie, c’était l’exception de Rome. Que, faisant appel à la logique, les évêques, pour défendre le privilège expirant du pontificat romain, heurtent de front les principes de la civilisation moderne, et leur lancent d’impuissantes menaces, la logique inexorable se retourne contre eux, et prescrit à Rome cette séparation du spirituel et du temporel, qui s’est partout ailleurs accomplie. Que d’autres admirent cette passivité indomptable de l’église ne se relâchant, même au terme d’une lutte désespérée, d’aucune de ses prétentions ; quant à nous, cette obstination, lorsque nous nous préoccupons de l’avenir de la religion catholique, nous inspire une affliction profonde. Le terrain sur lequel l’église catholique sera forcée de se placer le jour prochain où aura cessé le pouvoir temporel des papes est parfaitement connu : c’est le terrain où se sont placés les catholiques en Angleterre, en Irlande, en Amérique, en Hollande ; c’est le terrain de la liberté. Les catholiques vont être forcés de chercher dans l’invocation du droit commun et dans les garanties de la liberté politique la sécurité de leur liberté religieuse. Plus ils seront sincères et fervens dans leur foi, et plus ils seront contraints de se recommander de la liberté politique et de s’en servir. Nous ne pouvons donc qu’être attristés de l’aveuglement et de l’inutile opiniâtreté de l’épiscopat. Nous déplorons qu’il ne comprenne pas qu’il lui importe de se ménager une transition vers l’ordre de choses où il va entrer. Il va avoir besoin de la liberté ; croit-il pouvoir, sans danger pour son honneur et sans scandale pour les consciences, maudire la liberté jusqu’au moment même où il sera contraint de l’invoquer ?

Les vieillards qui vont répétant tristement depuis si longtemps que le monde est malade ont sans contredit raison aujourd’hui. Le monde aujourd’hui est une grande maladrerie de peuples ; les malades vont-ils mieux ou plus mal ? L’épidémie a-t-elle fait quelque nouvelle victime ? C’est à ces questions que répondent les bulletins sanitaires de la politique. Il est bien rare qu’ils fassent mention d’une guérison. Cette fois nous ne nous occuperons point des malades ; nous laisserons la sombre Russie en proie au fléau des incendies, l’Autriche éprouvée essayer de bonne foi le gouvernement parlementaire en dépit de l’opposition rétrograde de sa chambre haute, de la résistance passive des Hongrois, et de cette étrange ovation populaire que deux mille Hongrois ont reçue à Trieste sans que les journaux en aient rien su. Nous laisserons l’inerte Turquie se quereller avec ses populations chrétiennes du Danube, qu’elle pourrait cependant se rattacher plus facilement que ne le feront jamais ni la Russie ni l’Autriche. Nous ne parlerons pas du grand drame américain. Nous nous contenterons d’annoncer l’heureuse guérison politique du petit état de Genève. Genève, on le sait, était depuis bien des années dominée par le radicalisme ; elle a eu à sa tête pendant cette période un dictateur spirituel et hardi, M. Fazy, qui, il est juste de le reconnaître, n’a jamais songé à se protéger par la suppression de la presse et l’intimidation des élections. M. Fazy et sa constitution ont duré ce que durent en moyenne les gouvernemens en France depuis 1789, c’est-à-dire une quinzaine d’années. M. Fazy éprouva, il y a quelque temps, un sérieux échec électoral, et voici que la révision de sa constitution vient d’être votée. Dimanche 15 juin, les Genevois ont élu la constituante qui doit accomplir cette œuvre de régénération. Les libéraux paraissent avoir obtenu dans cette élection un éclatant succès, car, sur 104 membres dont se compose l’assemblée constituante, les partisans de l’ancien dictateur ne figurent qu’au nombre de 18, et encore grâce à l’appui que leur ont donné les voix catholiques. Un sentiment d’honnête moralité, non une pensée réactionnaire, paraît avoir inspiré cet intéressant mouvement de l’opinion genevoise. C’est le début d’une ère nouvelle, et l’on cite le mot du président du collège de Genève. Il était quatre heures du matin, le dépouillement était assez avancé pour faire prévoir le résultat ; le président, s’adressant au concierge du bâtiment électoral, lui dit : « Monsieur P…, un nouveau jour se lève, éteignez le gaz, et commençons les économies. » Manifeste de bon augure, car, dans les petites républiques où les pompes de l’éloquence administrative sont inconnues, les programmes, pour être bons, n’ont pas besoin d’occuper plusieurs colonnes du Moniteur. e. forcade.



REVUE LITTÉRAIRE.

LES ROMANS NOUVEAUX.

Un des plus curieux, peut-être un des plus profonds problèmes du monde moral et littéraire de notre temps serait le simple problème de la nature et des destinées du roman. Le roman est partout aujourd’hui en effet, il court le monde et n’est point à l’abri des aventures. C’est le cadre libre et facile de toutes les inventions, de tous les caprices, de toutes les humeurs de l’imagination vagabonde et créatrice. Il a cet avantage, qu’il se prête à tout et qu’il est à la portée de tous les goûts, de toutes les curiosités irritées ou paresseuses. C’est vraiment l’épopée d’un temps qui n’a point d’épopée, ou qui du moins n’a point eu encore la fortune de voir se fixer dans une poésie souveraine tout ce qu’il contient de puissant et de dramatique, et qui, en attendant, au courant d’une vie affairée, aime à s’entendre raconter sa propre histoire, à se voir peint avec ses passions, ses mœurs, ses vices, ses contrastes, ses luttes intimes et ses excitations violentes. De là cette multitude de récits, de fictions, qui, à côté de l’histoire et de la réalité, sont comme le journal romanesque de la vie contemporaine. Et comme le nombre de ceux qui lisent s’est prodigieusement accru dans une société élargie, transformée par le nivellement des rangs, des mœurs et des goûts, la légion des conteurs s’est aussi prodigieusement multipliée. Tout a changé, et alors on a vu se produire ce phénomène étrange d’une littérature romanesque périssant par le morcellement et la dispersion, se subdivisant en mille courans diminués, allant parler à une foule de publics divers et spéciaux, aux goûts contradictoires et équivoques, au lieu de parler à ce grand public qui est tout le monde, se préoccupant infiniment moins, dans ses peintures de l’humanité, de la société véritable que de certaines régions distinctes, de certaines excentricités, de certaines nuances qui ont la saveur de l’inconnu, et en définitive s’atténuant ou s’égarant dans la confusion immense de cette nouvelle carrière ouverte devant elle. Littérature singulière par ses mœurs, par la nature de ses procédés, par les sujets qu’elle préfère, par la facilité avec laquelle elle vit et meurt ! On a imaginé autrefois ce mot de littérature facile pour caractériser tout un ordre d’œuvres légères et sans durée : que dirait-on aujourd’hui, où chaque heure presque voit naître un roman, et où toutes les inventions courent les rues sous des formes qui semblent combinées uniquement pour propager la banalité et la vulgarité ? Voilà le dernier mot, à vrai dire, de l’alliance du génie de la fiction et du génie de la spéculation.

C’est dommage pourtant, car un roman, un vrai roman, est une œuvre pleine d’attrait, la plus séduisante peut-être de toutes les œuvres de l’esprit. Il peut avoir la vérité de l’histoire sans s’asservir à la tyrannie de l’exactitude officielle. Il a sa philosophie quelquefois profonde sans se perdre dans les froides abstractions. Il touche à la poésie sans se confondre avec un lyrisme souvent factice. C’est le poème libre et familier de la vie humaine surprise dans ce qu’elle a de varié, de complexe et de saisissant. Dans ce cadre flexible, tout a sa place, la passion et la .satire, l’observation des mœurs et l’analyse psychologique, la description des phénomènes sociaux et les exaltations d’un cœur solitaire, l’étude des caractères et la peinture du monde extérieur, de la nature locale, du paysage. Un vrai roman est souvent le témoin d’une époque et d’une société pour lesquelles il parle, dont il exprime l’essence morale et l’esprit. C’est ainsi que, sous des rapports bien différens et dans une mesure bien diverse. Don Quichotte est la plus éloquente histoire de l’Espagne, et la Princesse de Clèves l’exquise peinture d’une grande société. René et Adolphe sont le résumé brûlant de tout un ordre de luttes intimes qui ont agité l’âme d’une génération. Il est telle œuvre de Mme Sand où, à travers la fiction, à travers la grâce énergique d’un récit tout d’imagination, se dessinent quelques-uns des phénomènes, quelques- uns des chocs intérieurs d’une société où tout se transforme, où tout est en fusion. Sans atteindre enfin à l’idéal un peu ambitieux d’une comédie humaine, les romans de Balzac, quelques-uns du moins, révèlent assurément certains côtés du monde contemporain ; ils fouillent dans les mœurs modernes et en font surgir des types frappans, bien que souvent ressaisis avec la confusion d’un talent inégal. Je ne sais si je me trompe, mais il est, ce me semble, des êtres une fois créés, vivant uniquement par la puissance de l’imagination, qui sont aussi vrais que des personnages réels, qu’on reconnaît à leur allure, à leur physionomie, qu’on est tenté de saluer comme si on les avait vus la veille, et la plus belle œuvre romanesque est celle où la conception est si naturelle, où l’observation est condensée avec tant d’art, qu’on ne sait plus bien où finit la réalité, où commence la fiction ; c’est ce qu’on nomme la vraisemblance, non cette vraisemblance vulgaire qui est comme la photographie terne et équivoque de la vie, mais cette vraisemblance lumineuse et saisissante qui résulte d’une juste combinaison de tous les élémens humains, qui se retrouve là même où la fantaisie semble avoir le plus grand rôle. C’est là justement le charme d’un vrai roman; il repose de la réalité, il la continue sous une forme nouvelle, et il y supplée quelquefois.

C’est le charme du vrai roman, dis-je, et c’est justement aussi l’attrait qui manque à tant d’œuvres éphémères qui n’ont du roman que le nom, qui ne sont qu’un artifice violent ou frivole. Elles passent et se succèdent, ces œuvres, comme une moisson nécessaire de tous les pays dans un temps où il faut un aliment à toutes les curiosités inassouvies. Le malheur du roman d’aujourd’hui, c’est de secouer toutes ces conditions d’un art supérieur, toutes ces lois de la création intellectuelle, pour se créer à lui-même un art nouveau, qui consiste dans des combinaisons de hasard, dans des jeux futiles ou dans des reproductions effrénées, systématiquement brutales, de la réalité, et qui, en fin de compte, n’arrive qu’à défigurer l’histoire quand il y touche, la vie, la société, les caractères, les mœurs. La tendance prédominante est bien visiblement un certain matérialisme d’observation, d’expression, allant jusqu’à la crudité, jusqu’à la licence, quand il ne reste pas simplement vulgaire. Sous des noms divers, dans une mesure et avec des nuances diverses, il s’est formé une sorte d’inspiration monotone qui se retrouve dans une multitude d’œuvres. Quoi de plus rare, dit-on quelquefois, qu’un bon et vrai roman, intéressant par la nouveauté de la conception, par la vérité des portraits, par la justesse du sentiment ou de l’observation, par le naturel du récit et des peintures, un roman vrai, humain, qui n’ait point d’autre ambition que de retracer une image nouvelle de l’âme et de la vie! Il est pourtant des exceptions éclatantes, et M. Victor Hugo achève en ce moment même ce vaste récit des Misérables, qui dans sa pensée est assurément plus qu’un roman, qui vise à être la comédie infernale de ce siècle.

Certes ce n’est ni la puissance de l’inspiration ni la vigueur de la touche qui manquent dans cette œuvre énergique. Tout s’y presse, tout s’y concentre et prend ce relief étrangement saillant que le poète donne à toutes ses inventions. Dans ces volumes mêmes qui ont paru, il y a quelque temps, sous les titres de Cosette et de Marius, avant ceux qui paraissent aujourd’hui et terminent l’œuvre, les marques de l’imagination supérieure sont partout. Quoique toutes les scènes n’aient pas un intérêt égal et que toutes les figures ne soient pas également heureuses, il en est certainement qui saisissent et révèlent la puissance du peintre. Rien n’est plus dramatique, à un certain point de vue, que cette inquiétante chasse stratégique à travers les rues du vieux Paris, où le forçat Jean Valjean, traînant sa petite-fille Cosette comme un avare son trésor, fuit devant l’agent de police Javert, et finit par lui échapper en disparaissant dans le couvent du Petit-Picpus. Rien n’est plus gracieux et n’a plus de charme émouvant que ce drame de l’amour naissant entre le jeune Marins et Cosette dans les allées du Luxembourg. Bien qu’il y ait peut-être quelque exagération et que le portrait touche parfois à la caricature, rien n’est aussi plus vivant et plus original que ce bourgeois du Marais du XVIIIe siècle qui, dans une société transformée par la démocratie, se trouve presque être un aristocrate, se révolte contre les parvenus de l’empire, devient un personnage du royalisme dans les salons de la restauration, et à travers tout garde l’esprit de son temps. l’humour licencieuse et graveleuse. Ce ne sont donc pas les scènes émouvantes ou les figures originales qui manquent dans cette vaste action des Misérables, déroulée d’une main puissante, combinée de façon à tout comprendre, à embrasser tous les contrastes, le bagne et le couvent, la prière et le blasphème, les plus purs types d’honnêteté et l’écume des rues de Paris, la prostitution et la candeur de l’âme. Et cependant n’est-il point certain que ce livre d’un talent incontestablement supérieur, d’un génie qui se retrouve tout entier, est moins un vrai roman que la gageure presque héroïque d’une grande volonté et d’une grande imagination? A la place d’une juste et humaine conception, ne sent-on pas l’artifice d’une nature supérieure d’artiste jouant avec une multitude d’élémens laborieusement rassemblés, faisant mouvoir des personnages qui en de certains instans laissent voir tout à coup ce qu’ils ont de factice, le ressort de leurs mouvemens et de leurs gestes? Enfin l’intérêt même qu’excite ce livre dans les scènes les plus dramatiques n’est-il pas d’un ordre particulier et inquiétant? C’est moins une émotion morale qu’une sensation en quelque sorte toute matérielle, ébranlant les nerfs, échauffant le sang, comprimant l’haleine et laissant l’impression pénible et confuse d’un vrai cauchemar.

Je n’entre point évidemment dans les détails. Ce n’est pas à moi de chercher à résumer cette œuvre aux immenses proportions, à en caractériser le fond et la forme. Elle arrive à son terme maintenant. Quel sera le dernier mot de M. Victor Hugo? Quelle est la pensée qui se cache dans cette fable aux épisodes multipliés? Quel est en un mot le sens définitif des Misérables? Je ne sais encore. Une chose est certaine, c’est qu’on s’était trop hâté d’avance de donner à cette œuvre longuement méditée le caractère d’une sorte d’épopée démocratique et socialiste. L’impression que laissent quelques-unes des scènes les plus caractéristiques des Misérables serait plutôt d’un autre ordre, et je ne sais en définitive si dans la pensée de M. Hugo le socialisme est destiné à soulager bien des misères; pour le moment du moins, ce n’est pas là ce que son œuvre met en lumière. Son œuvre serait plutôt, en un certain sens, la démonstration de la supériorité de la religion, et même de la religion catholique. Lorsque le forçat Jean Valjean, traqué de toutes parts, abandonné des hommes, ne trouve pas même une pierre pour appuyer sa tête dans la petite ville de Digne, où rencontre-t-il un refuge, un secours, une sympathie? Auprès de l’évêque Myriel, qui l’accueille, l’aide à se relever de son abaissement, et met en lui par sa parole le germe de la rédemption morale. Lorsque le forçat, un moment transformé et devenu le maire d’une ville du nord, est trahi tout à coup dans ses efforts et sent retomber sur lui la mauvaise fortune, où trouve-t-il une âme compatissante, héroïque jusqu’à mentir pour lui? Chez une sœur de charité qui vient à son secours. Et enfin, lorsque Jean Valjean, retombé dans l’obscurité, réduit à vivre d’une vie clandestine et toujours menacé d’être repris comme un forçat évadé qu’il est, se sent un jour près de désespérer et de succomber aux tentations du mal, d’où lui vient le salut, je dirai même le salut matériel en même temps que le salut moral? C’est l’écho de la prière nocturne de Picpus qui le raffermit, et c’est le couvent qui lui fait une sécurité. Cet homme chassé comme une bête fauve à travers les rues, par la nuit noire, se trouve étrangement conduit au pied de ce mur, au-delà duquel est un abri nouveau contre toutes les poursuites. N’est-ce point là une coïncidence singulière, et cet ensemble de choses ne dénote-t-il pas qu’il y a dans cette œuvre des Misérables comme un tumulte d’idées ou d’instincts contradictoires, d’impressions anciennes de l’auteur se réveillant et venant se mêler à des préoccupations nouvelles? C’est l’homme d’autrefois en M. Hugo qui a tracé le portrait de l’évêque Myriel, qui a écrit certaines pages sur le couvent de Picpus ou à propos de ce couvent; c’est l’homme d’aujourd’hui ou de ces dernières années qui a esquissé cette figure de conventionnel devant laquelle s’abaisse l’évêque. Et au fond, à travers toutes les inégalités, les hors-d’œuvre qui se succèdent, les épisodes qui ne sont pas toujours d’une remarquable nouveauté, les scènes d’un comique équivoque, c’est assurément un grand artiste qui a écrit ce livre des Misérables, où l’imagination du poète de Notre-Dame de Paris se retrouve encore rentrant avec sa puissance dans le domaine du roman.

C’est l’événement littéraire et le succès de l’heure actuelle, bien que le bruit et l’intérêt aient semblé s’affaiblir un peu à mesure que s’est étendu ce récit, trop prolongé pour ne pas finir par être empreint de quelque monotonie de couleurs, de procédés et de coups de théâtre. Quoi qu’il en soit, c’est une œuvre exceptionnelle, l’acte de vie d’une des plus puissantes individualités poétiques dans un domaine livré à tant d’explorateurs vulgaires, et où pousse la moisson quotidienne des inventions contemporaines. Connaissez-vous ces têtes d’épis qui sont vides et qui ne se dressent que plus superbes sur le sillon? Le jour de la moisson venu, elles retombent et ne sont plus qu’une paille légère et stérile. C’est l’image de beaucoup de ces livres nouveaux qui meurent pour renaître sans cesse d’eux-mêmes, et ne sont pas plus durables parce qu’ils reparaissent sous des noms divers. Combien en est-il de ces livres, de ces romans où l’on découvre une idée, la marque d’une fécondité créatrice, d’une originalité vraie? Certes, je le répète, s’il ne fallait que le nombre et la fécondité apparente, l’inspiration romanesque serait florissante aujourd’hui. Les œuvres se succèdent à rangs pressés; elles procèdent de systèmes divers. Il y a des écoles ou des ombres d’écoles qui s’agitent : réalisme, fantaisie, analyse intime, tout se mêle. Où est cependant un vrai et bon roman sortant de la foule, révélant un inventeur, un observateur de la vie sociale, un peintre de l’âme humaine? Est-ce donc le livre de M. Ch. Bataille, Antoine Quérard, qui paraissait tout récemment, et autour duquel s’est fait d’abord quelque bruit? Y a-t-il là réellement la sève de l’invention et de l’observation? Y a-t-il surtout dans Antoine Quérard la marque d’une inspiration sérieusement originale? Sans doute l’auteur entre délibérément dans la carrière, puisque le récit qu’il publie aujourd’hui n’est que le premier d’une série d’épisodes qu’il semble se proposer d’écrire sous le titre de drames de village. De plus, on ne peut le méconnaître, il y a dans ces pages par lesquelles le romancier nouveau commence son œuvre un art de dissection et d’analyse qui n’est pas sans une certaine vigueur inexorable, une couleur chaude d’expression, de la sagacité et des intentions sérieuses. Pour tout dire, Antoine Quérard est un roman qui inquiète, qui trouble par ce qu’il a de violent, par ce qu’il contient de scènes dangereusement scabreuses, mais qu’on lit, et ce n’est point déjà le signe d’une médiocrité banale. N’y a-t-il pas cependant quelque chose de factice dans le genre d’intérêt qu’excite le livre, dans ces personnages qui se mêlent? L’impression d’une lecture rapide évanouie, que reste-t-il?

Et d’abord, il faut bien l’avouer, Antoine Quérard est une de ces histoires telles que semblent les affectionner beaucoup d’écrivains nouveaux, une histoire prise au plus vif des mœurs intimes de la société ordinaire, une histoire tragique dans des conditions vulgaires. Il y a peu ou point d’événemens extérieurs. Tout est analyse, anatomie, peinture de toutes les nuances d’une situation où la passion conduit au crime, un crime qui dévore celui qui le commet en restant le secret de la conscience du criminel. L’auteur, il est vrai, a mêlé au tissu de son drame quelques personnages qui représentent l’élément comique, quelques types de provinciaux; mais ces personnages ont le défaut d’être tout artificiels, de n’avoir d’autre originalité que celle d’une habitude, d’un vêtement, d’une locution familière qui les fait reconnaître; ils ressemblent un peu à des hommes dont toute l’originalité consisterait dans une infirmité physique. Ces honnêtes et ridicules habitans d’un village du Perche, le Bourguy, n’ont d’autre valeur que d’être placés là pour égayer la scène sans y réussir toujours. Au fond, tout l’intérêt est dans le personnage principal et dans la situation qu’il se crée, dans le drame lugubre dont il devient le héros, si l’on peut se servir d’un tel mot ici. Quel est donc ce personnage, cet Antoine Quérard dont M. Charles Bataille raconte l’histoire? C’est un jeune homme né d’un père honnête et pauvre qu’il a perdu, et recueilli par un oncle opulent, un gros Limousin, hanté de quelques velléités aristocratiques, mais possédé surtout du démon de la propriété, qui veut marier son neveu avec la fille d’un propriétaire du voisinage, afin de fonder par l’alliance des fortunes une riche maison. Le malheur est qu’Antoine Quérard, quoique déjà médecin et ayant passé quelques années à Paris, a d’étranges chimères dans l’esprit et a l’idée, au moins imprévue, d’aller s’éprendre d’un amour singulier pour une jeune fille qu’il découvre dans un café borgne d’une petite ville voisine. La jeune Clémentine lui apparaît comme l’incarnation humaine de son rêve, et il fait si bien que, n’ayant pas d’autre moyen de la posséder, il veut l’épouser. Là éclate la rupture entre l’oncle et le neveu, et Antoine Quérard, sans ressources, abandonnant la ferme qui lui était réservée, accablé des malédictions du bonhomme d’oncle, va s’établir comme médecin au Bourguy avec celle dont il a fait sa femme. L’histoire, jusque-là, ne laisse pas d’être vulgaire. Ce n’est, à tout prendre, que le prologue.

Antoine Quérard va-t-il du moins être heureux dans cette situation nouvelle de son choix? Bien au contraire, l’enfer commence pour lui. En apparence, tout lui sourit sans doute. Il prospère comme médecin, il est entouré de la considération de tous. Sa femme est une honnête personne, une placide ménagère qui se renferme dans son foyer, dans sa maison, et qui s’occupe à peine de ce qui se passe autour d’elle. Voilà le ver rongeur pour Antoine Quérard! Ni le succès, ni le bien-être matériel, ni la considération ne lui suffisent. Le calme vulgaire de sa femme semble une ironie à son âme toujours ardente, et il se livre au tourment intérieur; il devient sombre, il s’oublie à errer dans la campagne en allant voir ses malades, et il promène partout des désirs inassouvis. Il s’épuise dans des luttes obscures, lorsqu’un jour il fait une terrible découverte : c’est que la réalisation humaine de son rêve, ce n’est pas sa femme, c’est la sœur de sa femme. Rosette, une jeune fille à la beauté ardente, au corps plein de dangereuses séductions. Rosette aime-t-elle son beau-frère de son côté? Elle n’y songe guère; seulement elle a des curiosités de femme, des hardiesses de jeune fille élevée fort librement, l’instinct d’une nature débordant de vie. Je ne sais si elle se livre par passion et volontairement; elle ne se défend pas, et un jour le lien se trouve formé. Un moment de fièvre des sens a fait de la jeune fille la maîtresse d’Antoine Quérard. Ce n’est pas tout : bientôt Rosette se sent mère, ou plutôt c’est le médecin qui surprend dans une défaillance de la jeune fille ce terrible secret. Alors se déroule pour Antoine Quérard une effroyable situation. Il veut étouffer ce redoutable secret, et il n’a d’autre moyen que de recourir à son art pour détruire le germe d’un être que Rosette porte dans son sein. Il est emporté par une inexorable logique. Ce qu’il fait une première fois, il est conduit à le faire une seconde fois ; il épuise toutes les ressources de sa profession sur cet être souffrant, auquel il s’attache encore plus par le crime. Cela même n’est rien. Rosette lui a donné son corps, elle a donné son cœur à un autre, à un jeune homme qui l’aime, qui est prêt à demander sa main, et Antoine Quérard, sans redouter ce rival auquel il se sent supérieur, n’est pas moins mordu en certains instans par la jalousie. Il vit dans les angoisses, tantôt ramené au crime, tantôt sentant dans une hallucination fiévreuse la main de la justice s’abattre sur lui, et ce drame s’accomplit sans que personne ait un soupçon: il s’accomplit jusqu’au bout : il se dénoue par la mort de la jeune fille. Quant à Antoine Quérard, il vit quelque temps encore, morne, l’âme troublée, pleine de remords et de défiances, et un jour on le trouve dans son cabinet, devant sa table, immobile, inerte, frappé d’une apoplexie foudroyante, et ayant devant lui un papier où il a écrit : « Ceci est ma confession ;… » puis plus rien. La mort a fait justice, emportant le sombre secret, que le romancier a pourtant connu.

Certes c’est là une effroyable histoire. Ce qu’il y a de vulgaire, l’auteur le dissimule par un talent assez habile, par des scènes dramatiques, par des analyses poignantes de la conscience d’un homme qui s’agite dans le crime. Au fond, ce qui lie ces deux êtres, ce qui les conduit par de si redoutables chemins jusqu’à la mort, ne reste pas moins vulgaire, car le médecin Antoine Quérard a beau parler de rêves, d’aspirations indéfinies, il n’est agité après tout que par l’ardeur des sens, et cette jeune fille elle-même. Rosette, est une malheureuse créature sans innocence, sans candeur, qui a tout ce qu’il faut pour devenir une courtisane, et dont l’âme n’est pour rien dans la sombre destinée qu’elle subit. Ce sont les sens qui nouent ce drame; c’est une intrigue peu relevée qui finit par le crime et la mort après avoir passé par des péripéties où il n’y a d’intérêt véritable que dans les agitations de la conscience de Quérard. Que reste-t-il donc? Une œuvre de plus dans la littérature réaliste, dans cette littérature qui a produit, à des points de vue différens. Madame Bovary et Fanny, une œuvre procédant toujours de cette idée, que l’unique objet de l’art est de prendre indifféremment toutes les réalités quelles qu’elles soient, de mettre en lumière les replis les plus grossiers, souvent les plus vulgaires, de la nature humaine. On est conduit ainsi à des conceptions toutes matérialistes, à la suppression de tout un côté de la nature humaine et de l’art, et, sous pré- texte d’exactitude, à une altération systématique de la vérité. Le talent de M. Charles Bataille est sans doute de ceux qui s’élèveraient en évitant de tomber dans ces pièges, en observant le monde, la société, la nature morale sous leurs aspects divers, en se pénétrant de cette pensée que l’art n’est pas un simple procédé de reproduction photographique, et qu’il n’est justement une création que parce qu’il transforme les élémens humains en les combinant dans la mesure d’une vérité plus générale et plus pure.

C’est malheureusement le propre du roman réaliste, et Antoine Quérard n’échappe pas à la loi commune, d’offrir le plus souvent le spectacle de toutes les misères humaines, de représenter les passions, les caractères dans ce qu’ils ont de plus criant ou de plus banal. Plus il met de crudité dans ses peintures, plus il croit avoir réussi. La vérité est qu’il y a un charme indéfinissable dans une certaine lumière de l’idéal répandue sur la réalité, dans l’élévation morale d’une œuvre romanesque. Je ne veux pas dire qu’il suffise pour intéresser d’ouvrir son esprit à d’autres idées que celles d’où est sorti le réalisme contemporain, et c’est peut-être surtout dans la littérature, dans le roman, que les bonnes intentions n’égalent pas une bonne œuvre; mais elles peuvent la préparer et la rendre possible, quand elles ont le talent pour complément. Ces bonnes intentions, M. Charles Gouraud les a évidemment; il les montre dans son roman de Cornélie, qui n’est la glorification ni des instincts matérialistes ni des passions grossières, qui est au contraire un drame d’immolation et de sacrifice s’accomplissant au sein de la plus riante nature, en Italie, à Rome, à Naples, devant l’éclat du ciel et la majesté des monumens. Cornélie est l’histoire des amours épurées, inavouées, touchantes et impossibles d’une fière Anglaise, lady Salmere, et du jeune peintre Wilfrid ; amours impossibles, dis-je, non-seulement parce que la fierté de lady Salmere ne se prêterait pas à une liaison vulgaire, mais encore par suite de cette mystérieuse fatalité qui fait que Wilfrid se trouve, en fin de compte, être l’enfant de lord Salmere lui-même et d’une noble Italienne morte depuis longtemps. Lady Salmere est une Phèdre chrétienne qui, en s’occupant sans cesse du jeune peintre qu’elle protège, met la main sur son cœur pour en comprimer les battemens. Wilfrid est un autre Hippolyte qui sent avec effroi la passion grandir dans son âme, et qui cache son secret. Il meurt à la peine, tandis que lady Salmere finit par se faire catholique et sœur de charité. Il y a plus d’une scène délicate dans Cornélie ; malheureusement la main qui a ourdi le tissu est accoutumée à remuer des questions d’histoire, d’économie politique, et il en résulte une certaine confusion de tons, certains procédés de narration, une tension, qui embarrassent un peu la marche du récit. On sent un peu trop l’économiste et l’érudit.

Et puis, quand on se mêle de politique, on en met partout, même dans un roman. La politique dans Cornélie est bien représentée par quelques conspirateurs, mais elle se personnifie surtout dans lord Salmere, le type de l’Anglais dominateur et magnifique, faisant partout où il passe les affaires de son pays. En Italie, lord Salmere sert l’Angleterre en servant la révolution, et si la péninsule est aujourd’hui ce qu’elle est, c’est le grand Anglais qui a tout fait par haine de la France et de la papauté, dont les causes sont politiquement communes. C’est lui qui pendant quelques années a tout fait par sa diplomatie habile pour préparer les événemens qui sont survenus, si bien qu’avant de mourir, après la guerre d’Italie, nous dit l’auteur, « il put voir poindre toutes les conséquences de la politique qu’il avait si habilement travaillé à faire prévaloir : le monde latin divisé, la France en train de perdre au profit de l’Autriche le prestige de gardienne du catholicisme, l’Italie dans l’anarchie et sur les bras de la France, la couronne de Naples vacante et l’Angleterre profitant de toutes ces divisions… » Lord Salmere a vu là bien des choses avant de mourir, et il est dommage qu’il n’ait pas vécu pour en voir bien d’autres encore. Ce sont là évidemment de bien grosses questions pour un roman. J’aime mieux les nobles et délicates amours de la fière lady Salmere et du jeune peintre Wilfrid.

Il est donc vrai que le roman est placé entre tous les écueils : s’il n’est pas réaliste, s’il ne sert pas la doctrine de l’art pour l’art, il se perd dans l’idéalité ou se mêle à la politique. Entre ces deux extrêmes, il y a heureusement la vie humaine à observer, l’âme à interroger, les caractères à peindre, les mœurs, les ridicules à représenter. Et c’est là certes une source assez abondante pour que le roman, dans ses incessantes métamorphoses, puisse s’y retremper et s’y rajeunir.


CH DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.
DEUX POÈMES POPULAIRES DE LA FINLANDE.


Peut-être n’a-t-on pas oublié ce que plusieurs fois déjà nous avons dit et cité du poète populaire de la Finlande, Runeberg[1]. Nous avons montré ses récits épiques prenant leur origine et puisant leur inspiration première dans le sentiment national, excité parmi les Finlandais jusqu’à l’enthousiasme et jusqu’à l’héroïsme pendant la guerre de 1809, à la suite de laquelle les Russes s’emparèrent définitivement de la Finlande. Toutefois ces récits ne font pas entièrement connaître le poète . ils ont été précédés de quelques poèmes qui auraient pu leur servir d’introduction fort naturelle. Quelques morceaux traduits d’après le texte suédois prouveront que ces premiers poèmes ont un double mérite : ils montrent les mœurs, la religion simple, naïve, sincère, du peuple finlandais, avant de montrer ce même peuple aux prises avec un ennemi auquel il dispute pied à pied le sol de la patrie. Ces petits tableaux de Runeberg, où l’habileté de l’artiste intervient si heureusement à côté de l’inspiration du poète, reproduisent avec une remarquable fidélité les plus beaux traits de la nature et de la vie finlandaises. On trouvera ici les mêmes qualités que dans la Journée de Doebeln, la Fille du Hameau et le Frère des Nuages, par-dessus tout une rare noblesse de sentiment et une énergique simplicité d’expression.


L’EGLISE.

« De dures vicissitudes, d’amères épreuves ont chassé de son pauvre hemman[2] et précipité dans la misère profonde le paysan Onni. Ce que la destinée avait épargné, le poids des années l’a ravagé; soixante-quinze hivers ont couvert sa tête de cette neige qui ne fond à aucun été; une seule chose lui est restée de ce qui jadis a fait toute sa joie, une seule, la confiance dans le Dieu qui envoie le secours à l’adversité. Onni habite maintenant sur le hemman d’autrui, relégué vers la porte, dédaigné, nourri par charité.

« C’est le jour de la mi-été[3]. De bon matin tout s’éveille; jeunes et vieux revêtent les habits de fête; tous vont partir pour aller à l’église louer le Seigneur. Onni va trouver le maître : « Frère, dit-il, permets-moi de te suivre aujourd’hui à l’église; je suis resté tout le printemps perclus et courbé dans l’ombre, et il y a une demi-année que je n’ai entendu la parole divine. »

« Le maître d’un geste lui montre le lac. Un brouillard épais le couvrait encore; on n’apercevait ni les eaux, ni la rive, ni les îles : « Cherche là ton chemin, si tu le veux; personne que toi n’ira en bateau; à pied, par la côte, la route est longue; tous les chevaux sont retenus. »

« Onni entendit la dure parole. Il s’achemina, morne et silencieux, vers le rivage, détacha un bateau et se mit à ramer dans le brouillard épais : « Celui qui conduit le poisson dans l’océan et l’oiseau dans les airs et qui les mène où sa loi les appelle saura bien me montrer aujourd’hui le chemin de sa sainte église! »

« Onni rame déjà depuis une heure, mais il n’aperçoit toujours que l’eau et le brouillard; ses forces commencent à le trahir; la rame devient lourde à ses mains engourdies... Tout à coup, à travers le silence matinal, il entend les tintemens de la cloche qui retentit dans le lointain; il est épuisé de fatigue, et pourtant il est plus loin de l’église, hélas! qu’au moment où il se séparait du rivage. La cloche retentit une seconde, puis une troisième fois; c’est toujours de bien loin que vient le son. Sans force, sans direction, sans espérance, Onni lève les yeux vers l’épais nuage comme pour l’interroger.

« Au même instant, interrompue dans sa marche lente, la barque touche, et dans le brouillard se dessine un rivage qui semble inviter le vieillard au repos. Il descend sur la plage, regarde autour de lui, et reconnaît la plage où cent fois, jeune homme, il aborda. Il s’assied pensif sur la rive rocheuse, et son âme, comme la terre et le ciel, est enveloppée d’un sombre nuage.

« La cloche retentit encore. Au Dieu puissant le vieillard s’est-il donc fié en vain? Il lève au ciel un regard sans espoir... Tout à coup le nuage se déchire; entre ses plis apparaît un pur fragment bleu, présage de la lumière. Sans doute les chants commencent dans l’église; sur l’île solitaire, un doux frémissement glisse au milieu du feuillage; l’alouette éveillée s’élance vers le ciel; la nature engourdie secoue son sommeil. A chaque murmure succède un murmure; dans la vallée, sur les hauteurs, des voix s’éveillent; elles tournent autour du vieillard; elles s’emparent de lui, ces voix joyeuses; la fatigue et le chagrin sont oubliés, et le psaume, le psaume sublime de la mi-été : « Il est venu le temps des fleurs... » s’échappe de ses lèvres tremblantes.

« Quand il achève, un air pur règne autour de lui ; le soleil sort lentement de son lit de nuages pour inonder la terre de ses rayons; l’atmosphère est redevenue muette, le souffle du vent se tait, la nature ne chante plus, elle contemple... Le vieillard, recueilli d’abord dans sa prière, suit involontairement ensuite le spectacle qui se développe devant lui. Chacune de ces formes vaines subitement éclairée, un rocher, puis un autre, une ile après une île, sort lentement de l’obscur horizon vers le monde de la beauté.

« La matinée était depuis longtemps écoulée quand Onni se leva, l’œil limpide, le front sans nuage, ému et reconnaissant. Il retourna vers sa barque ; mais, avant de quitter ce rivage, son regard et ses lèvres lui adressèrent tout bas un dernier adieu : « Que la paix soit avec vous, fleurs, arbres, oiseaux, mes jeunes frères et sœurs, assemblée sainte qui aujourd’hui avec moi, dans la même église, avez béni le Seigneur et chanté sa louange ! Merci, lac brillant, soleil qui nous parles de Dieu ! Avec nos corps échauffe nos cœurs, et, pour que nous connaissions toute sa bonté, déploie son œuvre devant nos yeux ! »


LA TOMBE DE PERRHO.

« Où est la tombe qui dans le désert, depuis bientôt un siècle, verdit oubliée, sans pourtant mériter l’oubli ? — Ne le demande pas, étranger ! Vois-tu là-bas le long lac boisé se courber en se rétrécissant vers la vallée de pins et de bruyères ? Là est la place. Les bouleaux agitent au-dessus leurs verdoyantes couronnes ; parmi leurs racines, la terre recouvrit un jour cette tombe. En quel lieu précis, nul ne le sait.

« Toi dont le souvenir est plus constant que celui des hommes, muse sainte, fille de la Finlande, réponds : Est-ce un roi puissant qui est caché dans cette tombe, ou bien l’égal d’un roi ? — Non, ce n’est pas un roi, ce n’est pas son égal ; c’est le vieux paysan Sven, et avec lui ses six nobles fils. — Sieds-toi sur le bord de ce rivage élevé ; je veux te raconter leur belle histoire pendant que la rosée scintille encore sur la bruyère, et que les plus de la falaise nous abritent des rayons du soleil…

« … La paix dorée s’était enfuie ; le meurtre et le ravage désolaient les campagnes de Finlande ; les hommes succombaient, et les femmes prenaient la fuite. De Lintulax et de Saarijärvi, de Storkyro et de Lappo arrivaient coup sûr coup des messages, de tristes et menaçans messages.

« Le vieux Sven était assis dans sa cabane, devant la longue table, dînant avec ses fils, quand un fugitif, un garçon de douze ans à peine, accourt tout haletant, et du seuil s’écrie : « Que Dieu soit avec vous, vieux père Sven ! Vingt cavaliers aux longues lances viennent de brûler notre maison cette nuit. Ils font halte en ce moment dans le village où est l’église, sur le chemin de Perrho. Ils seront ici avant ce soir. »

« Sven se lève irrité : « Dieu m’a donné heureusement six fils, garçons nerveux et aux larges épaules. Si j’en avais douze, n’iraient-ils pas tous joyeux à la mort pour sauver leur patrie et le foyer paternel ? » Il dit, et détache tranquillement de la muraille son fusil rouillé.

« Rudolf, l’aîné des fils, se lève fièrement, sourit, et dit : « Les armes ne siéent pas aux mains d’un vieillard, pas plus que la lâcheté à de jeunes cœurs. Remets ton arme à sa place accoutumée, mon père. Mes frères et moi, allons éprouver nos forces ! »

« Sven se réjouit de ces paroles, et il obéit. Chacun des frères s’en va prendre résolument son bon fusil, le tire de sa gaine, le met sur son épaule, pendant que de l’autre main il saisit son court et redoutable épieu. Ainsi armés, ils s’en vont silencieux, mais résolus dans leur âme, quelque part qu’ils rencontrent la troupe ennemie, à la détruire ou à mourir sous ses coups.

« Ils avaient à peine marché dix minutes et avaient atteint le chemin étroit qui conduit à l’église. Rudolf dit à ses frères : « Suivez le chemin jusqu’à ce que vous ayez atteint la courbure du lac, à l’entrée de la vallée, un peu plus loin encore, parmi les pins et la bruyère ;… c’est là que nous attendrons l’ennemi. Il ne viendra sans doute pas avant le soir, si d’abord il veut s’occuper de ravager et de piller ; moi, je vais m’arrêter un instant dans ce hameau sombre, ici près du chemin, où ma fiancée m’attend. »

« Les cinq frères, marchant lentement, atteignent le lieu désigné, sur les bords du lac, où les sapins s’élèvent et dominent le chemin de la vallée. Cachés adroitement dans les replis du bois, ils examinent la route au loin. En aussi peu de temps qu’il en faut au chasseur, quand, de sa hutte de sapin, il épie dès l’aurore, un jour de printemps, les jeux amoureux du coq de bruyère, pour voir s’abaisser sur terre le fier animal, qui fait retentir de son cri le lac et ses bords, aussi promptement les cinq frères voient arriver en hâte la troupe des ennemis détestés, qui s’élancent en avant, les lances au poing.

« Otto, le frère jumeau de Rudolf, les a le premier aperçus : « Aux armes ! mes frères, tirez vos fusils des fourreaux, et, aussitôt que l’ennemi aura atteint l’extrémité du ruisseau, de l’autre côté de la vallée, que celui qui aura une balle toute prête commence le feu ! »

« Il dit ; au même instant que la petite troupe ennemie a franchi au trot de ses chevaux le revers de la colline, et au premier pas qu’elle fait pour la descendre, retentissent en même temps les coups de feu des cinq frères. Leurs balles vont se refroidir dans quatre têtes ; une tête en a reçu deux. Quatre chevaux s’échappent sans cavaliers, les seize autres sont retenus par leurs maîtres surpris. « Frères, chargez ! » crie alors Otto, qui sort hardiment de sa retraite. Mais déjà la troupe ennemie est prête et s’élance à l’attaque. À peine les assaillans ont-ils pu charger leurs armes et se préparer à faire feu pour la seconde fois que les ennemis dépassent le ruisseau, et, se répandant sur la plaine, se précipitent les lances en avant ; avec leurs épieux, maniés de leurs mains fermes, les cinq frères marchent courageusement sur eux.

« Le combat commence avec cris et fracas, personne ne fléchit ni ne gagne du terrain ; mais un coup de pistolet renverse Eric le premier ; Ulrik le venge d’un coup d’épieu. Le combat s’échauffe, les blessures s’échangent ; six des ennemis sont gisans, mais les quatre frères sont blessés. Otto résiste le dernier. Déjà blessé à la jambe et à l’épaule, il frappe autour de lui avec un sabre qu’il a pris à ses adversaires, jusqu’à ce que, la poitrine percée à mort, mais redoutable encore dans son dernier soupir, il tombe abattu. Sa tête, séparée du corps, est fixée par le chef de la troupe ennemie sur la pique pointue; tout hors d’haleine, ce chef s’éloigne avec sa troupe; de vingt ils restent six, et l’un d’eux est blessé.

« Sur le pont étroit jeté dans le bois épais, voici le vieux père. Il n’a pu rester, après le départ de ses fils, dans sa pauvre cabane; sans armes, il arrive pour leur donner de sûrs conseils, s’ils ont un combat. Il aperçoit au loin l’ennemi quittant le champ de bataille, et il reconnaît au haut de la pique la tête de son fils Otto. Frémissant d’horreur dans ses vieux membres, il précipite sa marche et parvient au lieu où les corps de ses fils gisent noblement parmi ceux des ennemis. Il écarte vivement les larmes qui troublent ses yeux, et, regardant avec fierté, il compte les morts, amis et ennemis. Il trouve tous ses fils, excepté Rudolf. « Où est Rudolf? Survit-il seul, et n’est-il donc pas ici gisant avec ses frères? »

«Assez loin de là, dans le hameau sombre, le noble Rudolf s’était assis auprès de sa fiancée; tout à coup il retire sa main d’entre les siennes. « Qu’est-ce que cela? dit-il épouvanté; ne vois-je pas mes frères morts! » Il dit, saisit brusquement son épieu, son fusil, et sort en hâte de la cabane. La route est souillée de sang; parvenu au rendez-vous fixé tout à l’heure par lui-même, il aperçoit parmi les arbres les corps de ses frères, et au milieu d’eux le vieux Sven. Il s’arrête; immobile, il regarde et entend. Son père s’écrie : « Malheur à mes cheveux blancs! Où est Rudolf? où est Rudolf? Il a fui seul, lui naguère le plus cher de mes fils! il a fui et trahi ses frères! Malédiction sur le traître! malédiction sur le lâche! Puisse-t-il errer, farouche comme Caïn, à travers les bois, épouvanté par la feuille du tremble qui frissonne, épouvanté par la gelinotte qui fuit, en déployant ses ailes bruyantes, loin de la passerelle dont il approche! O Dieu qui résides dans les cieux, si tu es juste, déteste-le autant que je l’ai aimé, et, là où il se réveillera, dans la mort, refuse-lui une patrie et refuse-lui un frère ! »

« Glacé d’horreur, Rudolf entend ces paroles, et il détourne les yeux. Comme le chien qui poursuit l’ours avec ardeur, suivant sa piste parmi les bois sauvages, il se remet en marche : à ses marques sanglantes, il remonte le chemin; il ne dit pas un mot, mais le désir du meurtre a crié dans son cœur. Il passe devant la demeure de son père : le feu y éclatait déjà, et la fumée tourbillonnait en sortant du toit; mais il ne voit pas, il n’entend pas, son œil est irrésistiblement fixé sur les rouges traces du chemin.

« Le soleil était déjà couché derrière le bois quand il atteint un village abandonné. Près de la route, caché derrière une meule de blé dans un champ, un enfant lui fait signe avec précaution et lui dit à voix basse :

« N’avancez pas, ou vous êtes perdu. Les ennemis font halte là-bas dans cette maison. Il y en a six, armés de longues piques, et le plus grand d’entre eux, le plus farouche aussi, porte au bout de sa lance une tête sanglante! »

« Rudolf en marche plus vite. A la porte de la cabane où sont les ennemis, il aperçoit la chère tête de son frère. En rugissant, il arme son fusil et s’élance. Le premier qu’il rencontre, il lui enfonce son épieu dans la poitrine; puis, dédaignant dans sa rage armes ou défense, il s’élance ici et là comme l’aigle, et de ses seuls bras répand la mort et la terreur. Les coups qu’il reçoit, il ne les sent pas; l’un après l’autre, il égorge quatre ennemis et les jette expirans à terre.

« Le chef restait seul. Rudolf le saisit au milieu du corps et lui brise en même temps la poitrine et le dos. Quand il l’a renversé, il lui coupe la tête, prend à la porte celle de son frère avec douleur, et blessé, épuisé, sanglant, mais le cœur allégé, il retourne au village.

« Il était minuit quand, tout couvert de sang, il atteint la place où avait été la demeure de son père. Il y aperçoit cendres et fumée; une seule grange, près de là, est restée intacte ; il y va, il cherche un toit et du repos. Comme il franchissait le seuil, il entend au dedans la voix de son père : « Qui pourra me répondre? s’écrie le vieillard. Rudolf a-t-il trahi? Peut-être, peut-être n’a-t-il pas été lâche. Fais, ô Seigneur, qu’il soit innocent! Envoie-le ici avec la tête de cet homme, de celui qui portait celle de mon autre fils, afin que mon regard puisse voir Rudolf resté fidèle, et ensuite cette malédiction que j’implorais de toi contre lui, fais-la descendre sur ma vieille tête! Alors, sur la cendre de ma maison qu’ils ont brûlée, sur les corps de mes fils qu’ils ont tués, je te louerai, ô Seigneur, de m’avoir laissé survivre. »

. « Rudolf entra en entendant ces mots. « Paix à tes cheveux blancs, mon père! dit-il. Au moment où je reparais devant toi, les meurtriers de tes fils n’existent plus. » Et il jeta sur le sol la tête de son cruel ennemi.

« Le vieux père s’élança aussitôt, il entoura son fils de ses bras; mais déjà celui-ci s’affaissait vers la terre, et dans sa chute dernière Sven le suivit. Rudolf mourait de ses blessures en perdant tout son sang, et c’était de joie qu’expirait son vieux père. »


Les morceaux qu’on vient de lire, devenus populaires dans le Nord, marquent bien le point de départ de cette poésie profondément nationale de la Finlande, dont Runeberg est aujourd’hui le représentant le plus fidèle. L’auteur des Récits de l’Enseigne Stal a publié il y a peu de temps une seconde partie de sa série épique, et ces nouveaux essais de la poésie finlandaise mériteront une étude spéciale. En attendant, l’Église et la Tombe de Perrho nous offrent les premiers et peut-être les plus éloquens témoignages de cette protestation énergique de tout un peuple à laquelle le talent d’un grand poète a prêté de si nobles accens.


A. GEFFROY.


V. DE MARS.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre 1854 et. celle du 1er septembre 1857.
  2. Coin de terre.
  3. Mulsommars dag, le grand jour de fête dans le Nord.