Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1862

Chronique n° 726
14 juillet 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1862.

Nos affaires au Mexique n’ayant éprouvé aucune vicissitude nouvelle qui soit dans cette dernière quinzaine parvenue à la connaissance de la France, nous n’avons à mentionner chez nous d’autre événement que l’excursion d’été commencée par l’empereur et l’impératrice. L’incident piquant du voyage impérial a été le discours que M. de Morny a prononcé en présentant au souverain le conseil-général de son département. La harangue du spirituel président du corps législatif est destinée à prendre place parmi les pièces curieuses et originales de l’histoire de ce temps-ci. M. de Morny nous apprend qu’en Auvergne le sentiment napoléonien est depuis cinquante ans une religion qui, elle aussi, a eu ses catacombes, — catacombes bien choisies, sous des collines couvertes de vignes, et que M. de Morny, qui n’a pas la dévotion déclamatoire, se contente d’appeler d’immenses chais ! L’impie Henri Heine, en goûtant la délicieuse fraîcheur des églises d’Italie pendant la canicule, s’écriait que le catholicisme est une admirable religion d’été. Quel blasphème n’eût pas proféré cet oiseau moqueur, s’il eût pénétré dans ces cryptes celtiques où la secrète et jalouse adoration du dieu s’accomplissait au milieu des futailles, sans doute au chant des vêpres de Bérang’er, et pouvait s’allier au commerce des vins ! Si l’industrie humaine a fait de ces grottes sombres des caves utiles, c’était bien une religion qui y cherchait un refuge, car M. de Morny, confident depuis un quart de siècle de cette adoration légendaire, nous apprend qu’on y fêtait mystérieusement la Saint-Napoléon et que l’on n’y voulait pas croire que le héros fût mortel. M. de Morny est un philosophe indulgent, mais il est philosophe ; aussi applique-t-il à cette candeur de la crédulité populaire les mots de superstition et de fanatisme, et ne craint-il pas, devant la formation du mythe contemporain, de laisser parler la philosophie de l’histoire : « Ces voûtes qui ont peut être servi à organiser la résistance contre le césar romain ont abrité depuis cinquante ans le fanatisme pour le césar moderne ! » Rapprochement grandiose ! M. de Morny ne fournit pas là seulement un thème d’amplification à quelque moderne compatriote de Sidoine Apollinaire ; il propose un redoutable problème à ces nobles esprits de nos jours que la poésie ou la philosophie du patriotisme ramène sans cesse à nos origines pour y découvrir l’unité et la continuité des traditions dans la race française. Vous, monsieur Jean Reynaud, le théologien, le philosophe, le puissant géomètre de Ciel et Terre, qui voulez réchauffer aux inspirations druidiques nos croyances nationales ; vous, monsieur Henri Martin, qui avez animé votre volumineuse histoire d’une sorte de piété filiale envers nos ancêtres gaulois ; vous, monsieur Edgar Quinet, qui avez reçu de Merlin l’enchanteur les magiques effluves de l’esprit celtique, entendez l’appel que M. de Morny vous adresse, méditez son antithèse. Conciliez le druidisme anti-césarien de Gergovie avec ce culte auvergnat qui, au témoignage de M. de Morny, a si longtemps pratiqué ses rites dans les caves de Clermont-Ferrand.

Quittons la philosophie de l’histoire et la mythologie. M. de Morny, après son discours, a reçu de l’empereur le titre de duc. Certes nous n’avons rien à dire contre une si haute et si gracieuse faveur. L’empereur l’a accordée à l’élégant président du corps législatif comme un témoignage de son estime et de son amitié. La récompense eût été plus haute encore, qu’elle n’eût point paru imméritée à ceux qui, comme nous, connaissent et apprécient les qualités de M. de Morny.

La question de personne mise à part, doit-on considérer de nos jours la création d’un duché civil comme un événement sur lequel se puisse engager une discussion politique ? Nous croyons que non. De notre temps, la question de la noblesse et des titres, bien qu’elle ait été rajeunie par une loi récente, ne peut plus être en France une question politique. Il n’y a plus lieu de l’envisager qu’au point de vue des mœurs et de la société. Ce n’est pas à dire pour cela qu’elle ait perdu toute importance ; à nos yeux au contraire, elle fournirait au moraliste un intéressant et piquant sujet d’études. La noblesse et les titres, ne conférant plus de privilèges dans l’état, ayant perdu leur caractère politique parmi nous, n’étant plus que des distinctions sociales, n’ont plus d’autre place que celle que l’opinion veut bien leur accorder. Il faut reconnaître le fait tel qu’il est : l’opinion tient encore compte apparemment de la noblesse et des titres ; non-seulement ceux qui les possèdent par une transmission séculaire ne les répudient point, mais l’on voit tant de gens qui ne sont pas nés nobles et titrés les poursuivre par des usurpations ridicules ou les convoiter comme de désirables récompenses ! Comment en effet ceux qui ont ce goût-là hésiteraient-ils à rechercher les titres dans un temps où les plus hautes autorités nous apprennent que des populations ont pu croire que Napoléon n’était pas mort ? La noblesse et les titres n’ayant plus qu’une valeur d’opinion, les questions qui s’y rattachent ont pour premiers juges les meilleurs interprètes de l’opinion en telles matières, les personnes instruites, les gens de goût et les hommes d’esprit. À l’usage de ce tribunal, il existe un code qui, pour n’avoir pas été rédigé en articles, domine toutes les lois positives que l’on aurait écrites ou que l’on voudrait promulguer à ce sujet. Ce code est écrit dans notre histoire, car c’est l’histoire qui a fait chez nous les conditions de la noblesse et qu’a donné à nos titres leur signification. Un des premiers articles de ce code, c’est qu’en France la noblesse est une affaire de race : une famille n’est véritablement noble parmi nous qu’à la condition de l’avoir toujours été ; un anoblissement n’est que l’affiche d’une roture ; un anobli n’est pas plus noble qu’un affranchi n’était un véritable citoyen romain. La vraie noblesse est indépendante des titres, elle leur est antérieure et supérieure. Combien de bons gentilshommes en France auraient pu à bon droit monter dans les carrosses du roi, sans être ni comtes, ni marquis ! En Angleterre, de nos jours, que de rejetons des plus anciennes familles historiques peuvent montrer les plus brillantes généalogies sans avoir même, comme en France, la faculté de se distinguer par une particule du commun des plébéiens ! Aujourd’hui quiconque dans la société française veut s’anoblir tente une chose impossible en dépit des parchemins qu’il obtient, fait preuve de grossière ignorance autant que de vanité puérile, et n’acquiert aux yeux des juges compétens qu’un profond ridicule. Molière a dit l’ineffaçable mot de ce ridicule-là : bourgeois-gentilhomme ! mot que les moralistes devraient de temps en temps répéter aux bourgeois-gentilshommes trop nombreux et parfaitement grotesques qui ont survécu à la révolution française. Puisqu’on lui parle encore de noblesse, notre démocratie doit adopter en cette matière les plus rigides maximes de la plus fière et de la plus jalouse noblesse de l’ancien régime, non-seulement parce qu’elles sont un frein à un travers absurde et injurieux à, notre révolution, mais parce qu’elles sont sanctionnées par l’histoire.

Quant aux titres, la vérité consiste aussi à penser comme Saint-Simon. Le furieux adversaire des bâtards légitimés, le contempteur des princes étrangers, le bouillant chicaneur des préséances avait raison quand il ne faisait cas dans l’ancienne France que de la dignité et du titre de duc et pair. Là du moins le titre avait conservé un sens, il était attaché à une fonction. Mais puisque dans l’ancien régime les titres étaient ouverts aux anoblis, et puisqu’on a voulu conserver dans la France moderne l’habitude d’en conférer, il faudrait au moins tenir grand compte des leçons de l’histoire dans l’application et l’usage qu’on en fait. Les titres sont des précédens historiques, puisque c’est l’histoire qui en a formé et fixé le sens et la valeur. Or les précédens de l’histoire sont semblables à la langue ; même après les révolutions, il faut tâcher, en appliquant ces précédens, de rester fidèle aux règles et aux traditions de la langue nationale. Malheureusement, quand Napoléon eut l’idée bizarre de créer une noblesse, l’histoire de France était mal connue et mal comprise, et lui-même il n’eut pas le sens historique de l’ancienne noblesse française. De là dans son œuvre, dans la hiérarchie et l’adaptation de ses titres, des contre-sens et de véritables barbarismes. Telle fut, par exemple, l’idée de créer une noblesse civile, de conférer à ses fonctionnaires civils des titres de comte, de duc, de prince. La tradition française et l’opinion eussent permis jusqu’à un certain point la formation d’une noblesse militaire. Cela est si vrai que les services militaires se prêtent naturellement à la création des titres, et qu’il est tout simple d’attacher le souvenir d’une action d’éclat à la famille de celui qui a eu l’honneur de l’accomplir. Le titre devient alors un trophée militaire, une sorte d’inscription triomphale, un lumineux trait d’union entre l’action d’éclat et celui qui l’a fait rejaillir sur la patrie. La dignité personnelle des maréchaux Pélissier et Mac-Mahon n’est ni accrue ni diminuée parce qu’ils sont ducs ; mais personne n’est choqué, tout le monde est heureux d’entendre, à l’écho de leur nom, le bruit glorieux de Malakof et de Magenta, car Malakof et Magenta sont des souvenirs où la gloire de la France se mêle à leur gloire. Dans les carrières civiles, de telles occasions, de telles dates, de telles rencontres, de telles dénominations par conséquent font défaut. Excellence du mérite, grandeur des services, éclat du succès, le nom seul porte tout ; le nom seul est grand : à quoi bon le titre alors ? le titre qui, avec son sens historique, viendrait, comme l’accoutrement d’un autre âge, faire sur le nom une malséante grimace ! On prête à Napoléon un mot qui a fait les délices de tous les petits-fils de M. Jourdain, mais qui montre bien l’étrangeté de sa méprise en matière de noblesse : « Si Corneille eût vécu de mon temps, je l’aurais fait prince ! » Le bel honneur pour Corneille, et comme l’auteur de Cinna eût été grandi par un titre qui l’eût fait l’égal du sage prince Cambacérès ! Quel est, dans l’ordre civil, l’homme vraiment illustre de notre temps, Guizot, Thiers, Victor Hugo, Lamartine, qui penserait élever sa renommée sur de telles échasses ? Les ambitions qui ne tentent pas les premiers hommes d’un pays n’affriandent guère ceux qui viennent après. Nous ne croyons donc pas au danger d’un système de distribution de titres, encore moins à la création d’une nouvelle noblesse, œuvre impossible. Que si les titres sont encore un appât pour quelques hommes, nous espérons qu’ils seront conférés discrètement et avec une juste défiance du ridicule. Si Saint-Simon vivait de nos jours, il ne pourrait plus éclater de colère à propos de légitimés, de duchés et de noblesse : tout au plus de temps en temps son œil moqueur pétillerait-il de malice.

L’homme illustre qui vient de s’éteindre dans une vieillesse que l’intelligence et le plus honorable bon sens ont accompagnée jusqu’au bout, M. Pasquier, a eu un jour, lui aussi, la fantaisie d’être duc. Cet anachronisme dans l’ambition d’un homme si pratique surprend au premier abord ; on se l’explique pourtant à la réflexion. M. Pasquier était né en 1767. Il avait été du parlement avant la révolution, il avait été de l’exil à Troyes. Il savait ce qu’étaient des ducs et pairs. Il avait pu voir dans les lits de justice ces fiers grands seigneurs tirer gloire du siège qu’ils occupaient au parlement, et pourtant accabler de leurs dédaigneux regards les magistrats auxquels la pairie les associait. La duché-pairie dans sa jeunesse devait éblouir ses yeux comme le chimérique idéal placé hors de son atteinte, et plus d’une fois alors le démon de la chose impossible a dû murmurer à son oreille : Si tu étais duc !… M. Pasquier voulut être duc pour satisfaire à un de ces vœux utopiques de la jeunesse qui parfois poursuivent l’homme jusqu’au tombeau. Ce n’était pas aux ducs, ses contemporains de 1844, qu’il se comparait lorsqu’il eut enfin reçu la couronne ducale ; c’était l’ancienne assemblée des pairs que devait évoquer son imagination, et dans ce rêve il prenait place au parlement à côté du plus insolent des anciens pairs ; il soutenait victorieusement le regard du duc d’Aiguillon, du premier ministre qui fit Maupeou chancelier. Le duché fut sur la tête de M. Pasquier la dernière vengeance, la représaille suprême de la robe longue contre la robe courte. Cela voulait dire : Il n’y a plus de ducs. Aussi l’opinion de la société distinguée, indulgente pour cette boutade d’un vieux parlementaire, la couvrit de son silence. Qui jamais dans le monde s’avisait de dire : Le duc Pasquier ? On disait : Le chancelier. Ce titre était une autre vétusté : nous vivons dans un temps où un garde des sceaux est plus qu’un chancelier ; mais cette décoration nominale avait été du moins attachée à une fonction remplie avec une distinction extrême : la présidence de la chambre des pairs ; elle était plus dans le sens de notre histoire, et elle seyait mieux à un Pasquier.

Il est bizarre qu’un petit incident survenu presque en même temps que la mort du chancelier ramène ainsi notre attention sur un des moindres épisodes d’une vie si pleine. Ce n’est point à nous d’essayer ici le portrait de l’homme éminent que la France vient de perdre. Les événemens ont eu dans ce siècle en France une versatilité immorale. La situation de M, Pasquier l’a presque toujours placé dans le courant des événemens ; mais ce que l’histoire pourra dire à son honneur, c’est que toujours, sous quelque gouvernement auquel il ait été associé, c’est la cause de la modération, du bon sens, des transactions honnêtes et raisonnables avec l’esprit progressif du temps, qui a été par lui représentée. Le plus beau moment de la vie politique de M. Pasquier est celui où il fut le collègue de M. de Serre dans le ministère Dessole, et surtout dans le second ministère du duc de Richelieu. M. de Serre a été par l’élévation de la pensée et la chaude générosité de l’éloquence le plus grand ministre de la restauration. L’amitié naturelle de M. de Serre était avec les doctrinaires ; mais à un moment décisif les doctrinaires, par une raideur que l’histoire, croyons-nous, condamnera lorsqu’elle aura le loisir de s’occuper de ces minuties, firent défaut à M. de Serre. Cette nature nerveuse, peu propre à l’action, brisée par la maladie, privée de ses auxiliaires naturels, ne voulut point cependant abandonner le poste où elle espérait établir par une loi électorale largement conçue la véritable constitution du gouvernement représentatif de la restauration. M. Pasquier, dans cette crise, aida et suppléa M. de Serre malade avec une présence d’esprit, une habileté pratique, une promptitude et une souplesse de parole, un bon vouloir et une activité en un mot qui, pour n’avoir pas été couronnés de succès, n’en sont pas moins dignes de louange. Plus tard » après 1830, à la tête de la chambre des pairs, cette netteté, cette activité d’un esprit alerte et toujours prêt à démêler les hommes et à pénétrer par le juste point les grandes affaires, se sont exercées d’une façon plus continue encore et avec des effets qui, par leur durée relative, avaient pris par momens la couleur d’une réussite définitive ; mais une des plus remarquables phases de la vie de M. Pasquier fut sans contredit la retraite de sa vieillesse. Déjà octogénaire en 1848, la révolution seule put interrompre sa carrière active et lui fournir l’occasion de mettre, comme on disait autrefois, un intervalle entre la vie et la mort. Le chancelier tira un merveilleux parti de cet intervalle ; dans sa vie devenue privée, il donna un exemple de cette jeunesse d’esprit prolongée au-delà des limites de l’âge qui nous étonne dans la vie publique des hommes d’état de l’Angleterre. Il ne s’était point réfugié, avec la vanité quinteuse de la vieillesse, dans les sentiers touffus de ses souvenirs. Il continuait à vivre dans le présent avec une curiosité inaltérée. Événemens, hommes, livres, journaux, il demeurait au courant de tout, et, n’ayant pas de moyen digne de lui de s’en expliquer publiquement avec ses contemporains, il prenait ses précautions envers la postérité, et lui en disait d’avance son avis par de nombreuses et longues dictées qui seront sans doute jointes un jour à ses mémoires : mémoires volumineux, destinés à être utiles comme l’œuvre d’un homme de faits qui connaît la valeur des détails et ne les omet point ; amples récits qui seront un des plus importans anneaux de la chaîne de notre histoire et par conséquent le plus grand service que le Pasquier du xix* siècle aura rendu à son pays.

L’histoire ! quand commence-t-elle pour ceux qui, en l’animant de leurs actes et de leur influence, allument autour de leur nom les passions de leur siècle ? Il y a là une limite indécise vaguement fixée par la suite des événemens et l’apaisement des sentimens intéressés qui peu à peu laisse percer l’équité de l’opinion. Nous aurions craint que l’heure de l’équité historique ne sonnât bien tard pour la mémoire d’un des hommes qui dans ce siècle ont exercé sur la France l’influence la plus bienfaisante : nous voulons parler du roi Louis-Philippe. Louis-Philippe n’a guère encore été traité dans les écrits du temps que comme un vaincu qui serait encore vivant, c’est-à-dire avec l’ordinaire injustice que la fortune contraire inspire à l’imbécillité et à" la lâcheté humaines. Nous nous trompions : le magnifique portrait de Louis-Philippe que M. Victor Hugo a tracé à l’ouverture du septième volume des Misérables commence noblement, pour le roi de 1830, les réparations de l’histoire. Nous ne ferons pas à un grand esprit qui a toujours fait passer la franchise avant le péril le vulgaire éloge de la sincérité qu’il a mise dans ces pages ; mais nous le louerons de la sagacité avec laquelle il a compris que Louis-Philippe est une des grandes figures qui appartiennent à notre révolution et qui l’ont le plus honorée ; nous le louerons de cette intuition de poète, fine et attendrie, qui lui a fait démêler les traits complexes de cette intelligente, honnête et bonne nature. Nous ne sommes pas de ceux qui, avec une maladresse, hélas ! funeste, ont dédaigné les jugemens des grands poètes sur les choses et les hommes de la politique. Les poètes peuvent commettre des erreurs sur les faits au-delà desquels vont leurs perçans regards, ils peuvent montrer une certaine gaucherie quand ils descendent au terre à terre de la vie politique ; mais, la dernière de nos révolutions l’a prouvé, ils ont un certain sentiment des choses, intime et profond, des éblouissemens d’imagination, des révélations soudaines qui vont plus loin dans la vérité que les hommes d’état vulgaires ne le pensent. Aujourd’hui encore ils ont cette double vue que les peuples leur attribuaient dans leur jeunesse. Même en croyant qu’ils se trompent, la politique, frappée de myopie par la proximité des faits, fera toujours bien de s’inquiéter de leurs pressentimens généreux et d’en tenir grand compte. À nos yeux, la vaste toile politique sur laquelle M. Victor Hugo a distribué avec sa puissance cyclopéenne les personnages et les péripéties de son récit romanesque mérite d’être étudiée par les hommes politiques comme un des signes du temps les plus vigoureux. Nous n’aurions pas le courage d’affaiblir par une copie à l’aquarelle ou de mesquines retouches le vivant et émouvant portrait de Louis-Philippe que M. Victor Hugo livre à la conscience des contemporains et à la justice de l’histoire avec le dessin et les couleurs impérissables de la poésie Nous ne relèverons pas les beaux traits : « Louis-Philippe a été un roi de plein jour, » et tant d’autres. Ce qui fait honneur à M. Victor Hugo, c’est, dans ce chef de nation, philosophe, serein, gai, clément, c’est d’avoir vu avant tout et d’avoir recommandé à la sympathie la bonté. Hélas ! lorsqu’en 1831 M. Auguste Barbier écrivait ces magnifiques ïambes l’Idole, lorsqu’il s’écriait avec une lyrique amertume :

Ainsi passez, passez, monarques débonnaires,
 Apôtres de l’humanité.

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Du peuple vainement vous allégez la chaîne :

 Vainement, tranquille troupeau,
Le peuple sous vos pas, sans sueur et sans peine.
 S’achemine vers le tombeau.
Sitôt qu’à son déclin votre astre tutélaire
 Épanche son dernier rayon,
Votre nom qui s’éteint, sur le flot populaire,
 Trace à peine an léger sillon.
Passez, passez, pour vous point de haute statue.

 Le peuple perdra votre nom :
Car il ne se souvient que de l’homme qui tue
 Avec le sabre ou le canon ;
Il n’aime que le bras qui dans les champs humides
 Par milliers fait pourrir ses os ;
Il aime qui lui fait bâtir des pyramides,
 Porter des pierres sur le dos ;

le poète ne semblait-il pas écrire la destinée de celui qui régnait alors ? « Louis-Philippe, dit M. Victor Hugo, était doux comme Louis IX et bon comme Henri IV. Or, pour nous, dans l’histoire, où la bonté est la perle rare, qui a été bon passe presque avant qui a été grand. » Pourquoi presque ? pourquoi une sourdine à ce cri humain ? Nous ne désobligerons point M. Victor Hugo en avouant que ce beau passage nous a fait penser à un sublime élan de Bossuet ; mais Bossuet n’a pas eu sa timidité. « Loin de nous les héros sans humanité ! Ils pourront bien forcer les respects et ravir l’admiration ; mais ils n’auront pas les cœurs. Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté. »

L’Angleterre n’est pas encore décidée à sortir de sa troisième panique ; son gouvernement ne veut pas démordre des fortifications. Il vient d’y avoir à ce sujet plusieurs vives escarmouches entre lord Palmerston et M. Cobden dans la chambre des communes. La question de parti, la destinée ministérielle, n’était pas engagée dans ces derniers débats. Ce n’était plus une portion du parti tory qui venait réclamer la réduction des dépenses militaires. Le petit éclat qui vient d’avoir lieu entre M. Cobden et lord Palmerston n’en mérite pas moins d’être remarqué, et peut être le commencement d’une combinaison nouvelle dans la situation des partis. Au début de cette session, lord Palmerston et M. Cobden paraissaient être en parfaite intelligence ; mais la session s’achève par un changement singulier de partenaires entre ces deux hommes d’état. M. Cobden se détache de lord Palmerston. Or M. Cobden et ses amis ont jusqu’à présent fourni environ 80 voix à la majorité ministérielle. Ce que lord Palmerston est exposé à perdre de ce côté-là, il le regagne parmi les tories ; M. Cobden, pour sa part, a l’air, lui aussi, de compter dans sa campagne d’économie sur le concours d’un certain nombre de tories, car il a clairement donné à entendre que, si le cabinet persistait dans sa politique dépensière, if saisirait une occasion pour mettre l’opposition en demeure de prendre le pouvoir. Vivement piqué des sarcasmes de lord Palmerston, M. Cobden a cru pouvoir avancer que deux ministres à qui, suivant lui, le cabinet serait redevable de son existence, M. Gladstone et M. Milner-Gibson, désapprouvaient les dépenses militaires. Cette déclaration a obligé M. Gladstone à revendiquer honorablement la part de responsabilité qui lui revient dans les mesures du gouvernement, et à opposer par conséquent à son ami en libre échange une contradiction au moins indirecte. Certes nous faisons des vœux pour que M. Cobden réussisse dans l’œuvre qu’il a entreprise. Pour le moment, il n’a la faveur ni de la chambre des communes, ni du peuple anglais. Il y a dans la politique de M. Cobden une inconséquence qui fait tort à ses efforts. M. Cobden ne veut pas tenir compte de l’influence qu’exerce naturellement sur la sécurité générale la situation de la France, tant que la liberté politique n’y est point en jouissance de toutes ses garanties, tant que le couronnement de l’édifice se fait attendre. M. Cobden nous a apporté les premières semences de la liberté commerciale ; mais il eût mis plus sûrement un frein aux prodigalités de la politique militaire, s’il eût eu moins de dédain pour les destinées de la liberté en France, s’il eût eu le pouvoir et le bonheur de nous procurer une plus abondante dose de liberté politique.

Chose curieuse ! ce grand effort des arméniens trouble aussi jusqu’à un certain point la paisible et prospère Belgique. Les armemens d’Anvers fournissent un thème d’opposition à une coalition étrange où des libéraux s’unissent à des catholiques. Adversaires partout de ces ruineuses dépenses auxquelles la paix armée condamne l’Europe, nous ne pouvons voir sans déplaisir pour la Belgique les charges qu’une telle situation lui impose. Il semble au premier aspect que les petits états, eux qui n’ont pas de gloriole guerrière, qui n’ont pas la prétention de jouer un rôle décisif dans les luttes des grandes puissances, qui n’aspirent même pas à faire de petites guerres lointaines et qui n’amusent pas leurs loisirs d’une expédition en Chine ou au Mexique, devraient par compensation être exemptés des charges de la paix armée. Un examen plus positif et plus politique de la question démontre pourtant qu’ils ne peuvent pas échapper à la loi commune. Les charges militaires doivent pour eux se proportionner à la volonté qu’ils ont de conserver leur nationalité, leur indépendance, leur autonomie. Il est évident que ces petits états ne peuvent point, dans un grand conflit de guerre européenne, exister par eux-mêmes. Ils ne peuvent trouver la force défensive qui leur manque que dans un système d’alliances. Or, dans la crise prévue, ils ne trouveraient d’alliances et ils n’occuperaient au sein de ces alliances une place qui pût leur assurer le maintien de leur autonomie que tout autant qu’ils y apporteraient un contingent respectable. Telle est la loi par laquelle la Belgique, comme les états de second et de troisième ordre, est nécessairement dominée. La Belgique, dans la mesure même de son patriotisme, est donc obligée par la plus simple prévoyance de participer au regrettable mouvement des armemens européens. Peuple industrieux, accoutumé déjà par une longue pratique à faire lui-même ses affaires, connaissant le prix de l’argent et répugnant aux dépenses improductives, la Belgique, nous le comprenons, est plus sensible aux effets de la stupide manie régnante que ces nations énormes, espèces de Goliaths ayant autant de muscles que peu d’esprit, qui croient la privation de la liberté suffisamment payée par ce nom de grande puissance que l’étiquette européenne décerne à leur force physique. La Belgique a néanmoins dans cet ennui passager de quoi se consoler. Sous l’administration d’un homme doué de facultés rares, M. Frère-Orban, dont l’exemple devrait être une leçon pour les premiers rôles des grands théâtres politiques de l’Europe, elle suffit à ses dépenses utiles ou importunes sans compromettre et embarrasser ses finances. Loin de là : la Belgique est moins lourdement taxée que la France ; malgré les frais de l’armement d’Anvers et de son établissement militaire, elle n’a pas besoin de recourir aux emprunts, elle n’a pas de dette flottante, elle ignore les découverts, elle a son budget en équilibre. Bien plus, elle seule en Europe possède ce que les Anglais appellent un surplus, ce que nous nommons un excédant, cet oiseau rare sur lequel depuis une quinzaine d’années nos ministres des finances n’ont pu mettre la main qu’une fois. Cet excédant pour l’année courante sera de près de 9 millions, somme considérable sur un budget prévu à l/i7 millions, c’est-à-dire le treizième environ de celui de la France, tandis que la population de la Belgique ne représente que le septième de la nôtre. Ce n’est pas tout encore. Ce boni de 9 millions est porté à 20 millions par les excédans des ’précédons budgets, et dans un remarquable projet de travaux publics, M. Frère-Orban a pu fournir 11 millions pris sur les ressources ordinaires pour aider ou accomplir des entreprises d’utilité générale. Dans un moment où les dépenses militaires sont en train en Europe de désorganiser toutes les finances, les Belges peuvent, ce nous semble, se consoler aisément du peu d’argent improductif que leur consomme Anvers, et ils peuvent en tout cas montrer avec orgueil un tel résultat à leurs grands voisins. Nous demandons, quant à nous, à nous associer à cet orgueil, car nous sommes fiers que dans un pays qui parle français la liberté produise sous nos yeux des fruits si vigoureux et si sains.

Nous ne sommes point trompés dans les espérances que nous ont depuis longtemps inspirées les destinées de l’Italie renaissante. La reconnaissance de l’Italie par la Russie et par la Prusse est une victoire qui, pour n’être que diplomatique, est à l’Italie un juste sujet de félicitations dans le présent et de confiance dans l’avenir. La Russie traverse une crise si périlleuse que, par le rétablissement des relations diplomatiques, elle ne donne pas plus à l’Italie qu’elle n’en reçoit. Le grand avantage de cette adhésion de la cour de Saint-Pétersbourg, c’est qu’elle a entraîné la Prusse. C’est un profit réel pour le nouveau royaume italien, obligé à voir encore dans l’Autriche un ennemi naturel, d’acquérir la reconnaissance de la puissance qui balance l’Autriche au sein de la confédération germanique. Ce succès diplomatique constate un progrès moral et politique considérable pour l’unité italienne, et honorera le ministère de M. Rattazzi. La session du parlement de Turin va s’achever par la discussion d’importantes lois économiques qui hâteront le développement matériel de la péninsule. Parmi ces lois, le projet qui concerne le crédit foncier est, dans la situation où se trouvent les finances italiennes, celui peut-être qui présente la plus haute importance. Nous regrettons que, sous le poids de nécessités pressantes, le ministère ait cru devoir accepter les onéreuses et périlleuses conditions que contient la convention arrêtée avec une société parisienne. Les attributions diverses du crédit sont mêlées dans ce projet avec une confusion que ne permettent plus de nos jours les principes économiques et l’expérience commerciale. On le comprendra aisément. Ce qui fait la solidité et la sécurité des valeurs du crédit foncier, c’est que ces valeurs sont assises sur des propriétés immobilières hypothéquées pour la moitié de leur prix réel. Il y a là un gage qui ne peut disparaître, et qui, se dépréciât-il, couvrirait largement encore l’emprunt effectué. Si les opérations d’un crédit foncier se trouvaient confondues avec celles d’une banque d’escompte, de dépôt, de circulation, de crédit mobilier, la solidité du crédit foncier et des valeurs créées par lui serait aussitôt compromise et altérée. L’élément de la spéculation pénétrerait par tous les pores dans cet établissement, et ses valeurs courraient toutes les chances de la spéculation. Or c’est la confusion que l’on a commise dans le projet de crédit foncier soumis au parlement italien. Sous la garantie du même capital, dans l’unique et même société, on a placé le crédit foncier, l’escompte de valeurs à trois mois et renouvelables, les dépôts, l’ouverture de comptes-courans, enfin, outre la création des lettres de gage, l’émission de valeurs indéterminées. L’erreur commise nous paraît avoir une double portée, que l’on aura plus tard, si l’on y persiste, lieu de regretter. Il est évident d’abord que l’on compte placer sur le marché français les titres qu’émettra la société. Une première difficulté sera d’obtenir pour ces valeurs la cote officielle ; mais, sans parler de ce premier embarras, les capitaux français se détourneront des titres d’un établissement dont les opérations n’auront pas été étroitement limitées à l’objet que son nom indique, qui sera en réalité tout autre chose que le crédit foncier français, qui ressemblera plutôt à ces banques russes, conception indigeste et barbare, faisant à la fois l’escompte et le prêt hypothécaire, suspendues aux nécessités gouvernementales et, par l’anarchie de leurs fonctions, perdant les garanties propres de leur crédit. Aura-t-on des moyens particuliers de diffusion tels que ceux dont a joui le crédit foncier de France ? La vulgarisation et la popularité des obligations de notre établissement sont dues surtout au concours de nos receveurs-généraux. Le trésor chez nous, lié étroitement à notre crédit foncier, a pu mettre ainsi ses agens à son service ; pense-t-on qu’il les prête non-seulement à une société étrangère, mais à une société conçue sur des principes qu’un ministre des finances français ne pourrait pas approuver aujourd’hui dans la création d’une société française ? On s’expose sous ce rapport à de pénibles mécomptes.

Mais c’est à un point de vue plus élevé que nous nous plaçons pour condamner ce projet trop peu mûri. Le gouvernement italien compte évidemment sur l’influence de l’institution de crédit pour subvenir an déficit de son budget. Ce déficit dépasse 200 millions. Le ministre se propose d’y pourvoir. pour une moitié, par des négociations de bons du trésor, et pour l’autre moitié par des ventes de biens nationaux. Un établissement de crédit foncier peut aider puissamment à la réalisation de ces biens ; mais il semble que les auteurs du projet présenté au gouvernement italien aient combiné les attributions qu’ils s’adjugent, et dont on ne comprendrait pas sans cela l’étrange confusion, de telle sorte qu’ils pussent concentrer dans leurs mains toutes les opérations par lesquelles s’accomplira cette grande aliénation du domaine public. Devant une telle organisation financière, toute concurrence se sentira découragée, et le gouvernement italien s’expose à n’avoir d’autres soumissionnaires que ceux qui seront représentés directement ou indirectement par la société ; c’est la concurrence au contraire que le gouvernement italien à notre avis devrait appeler, seconder, exciter. Pour cela, il eût fallu créer un véritable crédit foncier, une banque hypothécaire qui ne répondît qu’à son titre et qui méritât un crédit incontesté non-seulement sur le marché français, mais sur tous les marchés européens. Le crédit de cette banque, fortement établi, eût suffi pour encourager et aider efficacement toutes les combinaisons qu’une féconde concurrence eût pu créer pour l’acquisition des biens nationaux. Il nous semble du moins que c’est ainsi que se fût efforcé d’agir M. de Cavour, qui avait porté dans la politique commerciale et financière du Piémont les vrais principes et les bonnes règles de l’économie.

Nous espérons que la louable pensée qu’a eue l’empereur Alexandre de reconnaître l’Italie s’unira à des inspirations non moins heureuses pour le gouvernement intérieur de son empire ; mais, dans les circonstances présentes, nous éprouvons une insurmontable répugnance à parler des mystères de la Russie. Nous craignons l’influence fâcheuse qu’une parole inconsidérée, une opinion téméraire pourraient exercer sur la situation violente de la Russie telle qu’elle nous est dépeinte. Le grand-duc Constantin, qui semble entreprendre en Pologne une tâche semblable à celle que l’archiduc Maximilien avait essayée en Italie, sera-t-il plus heureux que l’archiduc ? Il a échappé à un abominable attentat ; mais, dans l’intérêt de la Pologne et dans l’intérêt du progrès libéral de la Russie, peut-être eût-il mieux valu ne pas envoyer un prince à Varsovie, et se contenter de mettre à la tête du royaume un Polonais, tel par exemple que le marquis Wielopolski. e. forcade.




LES SOPRANISTES.

GIZZIELO ET GUADAGNI.

Je veux aujourd’hui réunir dans un seul médaillon l’histoire de deux chanteurs remarquables, dont l’un appartient à la première moitié du xviiie siècle, et l’autre à une période de l’art moins éloignée des temps où nous vivons. Le premier a été l’interprète ému de la musique simple de Vinci et des opéras de Handel ; le second a eu l’insigne honneur de poser devant Gluck pour son chef-d’œuvre, Orfeo.

Gizzielo, qui fut le compatriote et le contemporain de Farinelli et de Caffarelli, dont nous avons raconté la vie[1], est né à Arpino, petite ville du royaume de Naples, le 28 février 1714. Il s’appelait Joachino Conti, et, comme l’avaient fait ses deux illustres confrères, il prit aussi, par reconnaissance le nom du maître qui lui enseigna les élémens de son art. Ce maître, qui se nommait Domenico Gizzi, était un élève très aimé d’Alexandre Scarlitti, qui avait ouvert à Naples une école de chant d’où sont sortis plusieurs virtuoses remarquables. Issu d’une pauvre famille, Conti subit de très bonne heure la cruelle opération qui a fait de ce sopraniste un des plus admirable chanteurs de son temps. Quelques biographes affirment qu’il ne fut soums à cet outrage qu’à cause d’une maladie qui rendait l’opération nécessaire. Quoi qu’il en soit de ces légendes dont la vie des sopranistes est remplie, il est certain que Gizzielo fut conduit à Naples par ses parens et confié aux soins du maître célèbre dont il a pris le nom. On croit que c’est à Rome, à l’âge de quinze ans, c’est-à-dire en 1729, que Gizzielo aborda le théâtre pour la première fois. Son succès fut instantané et général. Gizzielo retourna deux ans après, en 1731, à Rome, où il produisit un plus grand effet encore dans deux opéras de Vinci, Didone abbandonata et Artaserse. C’est à propos du succès prodigieux que Gizzielo obtenait à Rome dans ces eux ouvrages qu’on rapporte l’anecdote suivante. Caffarelli, qui se trouvait alors à Naples, ayant entendu parler de l’enthousiasme qu’excitait à Rome le nouveau sopraniste, prit la poste et partit pour la capitale du monde catholique. Il entra au parterre du théâtre d’Apollo, dit aussi Théâtre des Dames, enveloppé dans un grand manteau pour n’être pas reconnu. Après le premier air, chanté avec une merveilleuse bravoure, Caffarelli, qui n’était rien moins que modeste, saisissant un moment de silence, s’écria: — bravo, bravissimo, Gizzielo, è Caffarelli chi tel’ dice ; — très bien, bravo, Gizzielo, c’est Caffarelli qui te parle.

En 1732 et 733, Gizzielo chantait à Naples avec un succès toujours croissant, et deux ans après il fut engagé à Londres au théâtre que dirigeait Handel, alors en grande opposition avec une partie de l’aristocratie qui soutenait un autre théâtre d’opéra italien, sous la direction de Porpora. Celui-ci avait pour interprètes de sa musique son élève Farinelli, le contraltiste Senesio, qui s’était brouillé avec le grand maître saxon, et la célèbre cantatrice Francesca Cuzzoni. Gizzielo débuta à Londres le 5 mai 1736 dans un opéra d’Handel, Ariodant, et l’immense succès qu’obtint le virtuose rétablit un peu ses affaires de l’illustre imprésario. Le 12 du même mois, Gizzielo chanta dans un opéra de circonstance, Atalante, que Handel avait composé pour le mariage de la princesse de Galles, et son succès, fondé sur une admirable voix et un beau physique, se maintint pendant plusieurs années. En 1743, Gizzielo fut engagé au théâtre de la cour à Lisbonne, le roi de Portugal était un très grand amateur de musique italienne. La réputation de Gizzielo s’était tellement accrue en Europe que le roi de Naples Charles VII, devenu plus tard Charles III d’Espagne, fit engager Gizzielo et Caffarelli pour les entendre ensemble dans une grande représentation. C’était en 1744, à l’occasion de la victoire de Velletri, que le roi avait remportée sur les impériaux, commandés par le prince de Lobkowitz[2]. Gizzielo venait du Portugal et Caffarelli de la cour de Pologne, assure-t-on, ce qui ne semble douteux. Quoi qu’il en soit, Gizzielo n’avait jamais entendu Caffarelli lorsqu’il dut chanter avec lui dans un opéra de Pergolèse, Achillein Sciro. Gizzielo était chargé du rôle d’Ulysse, et Caffarelli représentait Achille. Ce fut Caffarelli qui commença d’abord par un air de bravoure don les difficultés, héroïquement surmontées par le gosier merveilleux du virtuose, terrifièrent le pauvre Gizzielo, qui tremblait de tous ses membres. Néanmoins, dit-il, je me recommandai à la bonté du ciel, et je prie courage. Il chanta à son tour un air d’un style moins fleuri, mais avec tant de sentiment, de grâce et de douceur que la victoire resta indécise. Les deux lutteurs eurent chacun leurs partisans, et le public se retira enchanté de l’incomparable bravoure de Caffarelli aussi bien que du sentiment pathétique qui était le caractère du talent de Gizzielo.

En 1749, Gizzielo fut mandé en Espagne par son compatriote Farinelli. Il chanta au théâtre de la cour avec la célèbre Mingotti, une élève de Porpora dont le talent avait beaucoup d’analogie avec celui de Gizzielo. Trois ans après, ce virtuose nomade retourna en Portugal et débuta dans Demofoonte, opéra d’un compositeur espagnol, David Perez. Le succès de Gizzielo fut si grand auprès du roi de Portugal, qu’il le combla des marques de sa munificence. À l’occasion de la naissance d’un fils du roi, Gizzielo ayant chanté devant lui une cantate où se trouvait un air charmant d’un caractère tendre et pastoral, le roi en fut si touché qu’il donna au virtuose, en témoignage de sa satisfaction, une poule avec vingt poussins d’or : singulier cadeau fait par un roi mélomane à un sopraniste ! On écrit, mais rien ne l’atteste, que Gizzielo quitta le théâtre vers la fin de l’année 1753. Il se retira à Rome avec une grande fortune, et y vécut pendant quelques années dans une belle position. Grétry parle de Gizzielo dans ses mémoires. « Un fameux chanteur que j’ai vu à Rome, dit l’auteur de Richard Cœur de Lion, Gizzielo, envoyait son accordeur dans les maisons où il voulait montrer ses talens, non-seulement de crainte que le clavecin ne fût trop haut, mais aussi pour la perfection de l’accord. » Gizzielo est mort à Rome le 25 octobre 1761, à l’âge de quarante-sept ans. Son portrait se trouve dans l’ouvrage de Grossi : Biographia degli nomini illustri del regno di Napoli.

À côté de Farinelli et de Caffarelli, ses compatriotes, Gizzielo a été l’un des sopranistes les plus remarquables de la première moitié du XVIIIe siècle. D’une figure agréable, doué d’une voix très étendue et d’une merveilleuse flexibilité, Gizzielo chantait avec sentiment la musique simple et pathétique de Vinci, qui a composé pour ce virtuose deux opéras : Didone abbandonata et Artaserse, qui passe pour son chef-d’œuvre. « C’est le Lulli de l’Italie, dit le président De Brosses en parlant de Vinci dans son voyage ; son chant est vrai, simple, expressif et le plus beau du monde. Artaserse passe pour son plus bel ouvrage, et c’est en même temps une des meilleures pièces de Métastase. Je ne l’ai pas vu jouer, mais j’en connais tous les morceaux. Tout excellent qu’est cet ouvrage de Vinci, la scène du désespoir d’Artaban, ajoutée par le poète et mise en musique par le Sassone (Hasse), surpasse peut-être toutes les autres. Le récitatif, — Eccomi alfine in libertà, — est admirable, ainsi que l’air qui suit : — Pallido il sole. — Ce morceau ne se trouve pas facilement ; c’est le prince Édouard qui a eu la bonté de me le donner, et je le regarde comme ce que j’ai de plus précieux parmi sept ou huit cents airs que j’ai fait copier. » L’air dont parle ici le président est celui que chantait Farinelli au roi d’Espagne Philippe V. Grétry, dans son Essai sur la Musique, dit aussi que Vinci fut un des premiers compositeurs italiens qui se préoccupa du sens des paroles et de la vérité de l’expression. Il parle d’un air d’Artaserse :

Vo solcando il mare infido,


qui, chanté, par le sopraniste Gizzielo, excita les transports du public romain.

Ce fut un chanteur bien remarquable aussi que Gaetano Guadagni. On croit qu’il est né à Lodi en 1725, mais on ignore et la position de sa famille et le nom des maîtres qui lui ont enseigné les premiers élémens de l’art. Guadagni aurait débuté à Parme en 1747 et serait venu en France dans l’année 1754, où il aurait chanté au concert spirituel et à la cour de Versailles avec un très grand succès. Ce qu’il y a de plus certain, c’est que Guadagni a eu la bonne fortune de rencontrer Gluck dès le commencement de sa carrière. Ce grand musicien a composé pour Guadagni deux rôles importans, — celui de Telemaco, à Rome, en 1754 ou 1755, et celui d’Orfeo, à Vienne, en 1762. Par ces deux partitions de Gluck, nous savons quelle était la voix du centraliste Guadagni ; nous savons aussi quel goût et quel sentiment profond distinguaient cet artiste. Comme tous les chanteurs célèbres de son époque, Guadagni se fit entendre à Londres, probablement vers 1771, et il y excita un vif enthousiasme, ainsi que le rapportent le docteur Burney et lord Edgecumbe. Ce qui est bien certain encore, c’est que le docteur Burney, voyageant en Allemagne en 1772, trouva Guadagni à Munich, où il était en grande faveur auprès de l’électeur de Bavière. « Je fus assez heureux, dit le docteur, pour trouver à Munich Guadagni et la Mingotti. Tous deux me rendirent des services dont je fus reconnaissant. Je devais me trouver d’autant plus flatté de l’accueil aimable qu’ils me faisaient, que ce sont l’un et l’autre des virtuoses remarquables. Je me rappelais avec délices combien ils m’avaient charmé pendant leur séjour en Angleterre. Ils paraissaient avoir conservé un doux souvenir de plusieurs personnes qu’ils avaient connues à Londres, mais ils se plaignaient tous deux de l’accueil du public. Guadagni se plaignit à moi d’avoir été maltraité dans l’opéra l’Orfeo par une cabale. Il était venu de Vérone à Munich avec l’électrice douairière de Saxe, sœur de l’électeur de Bavière et fille de l’empereur Charles VII. C’est une princesse connue dans toute l’Europe par son grand goût pour la musique ; elle chante, s’accompagne au clavecin, et compose même des opéras, dont plusieurs, Talestri et Il Trionfo della Fedeltà, ont été gravés à Leipzig… Un jour que j’étais à Nymphenbourg, château de plaisance de l’électeur, la princesse dont je viens de parler me dit que Gualagni chantait avec autant d’art que de sentiment, et qu’il avait surtout l’adresse de bien cacher ce qu’il avait de défectueux dans la voix. Guadagni chanta, après Bauzzini, un air pathétique de Traëtta avec sa grâce et son expression ordinaires, mais avec moins de voix qu’il n’en avait quand il était en Angleterre. »

Quelques années après, en 1776, nous savons que Guadagni était à Venise, où Bertoni composa pour lui un opéra, Orfeo, sur le même poème que Calzabigi avait écrit pour Gluck en 1762. Ce procédé étrange, qui de nos jours serait presque impossible, n’avait alors rien de blessant. Tous les compositeurs italiens du XVIIIe siècle, depuis Pergolèse jusqu’à Paisiello, ont tour à tour mis en musique l’Olympiade de Métastase, sans croire manquer de respect à ceux qui avaient traité le même sujet. L’Orfeo de Bertoni eut un si grand succès à Venise, qu’on le donna à Londres deux ans après, en 1778, où la partition fut gravée avec un grand luxe de typographie. Ce qui peut donner la mesure de l’omnipotence que les sopranistes exerçaient sur les compositeurs et la musique dramatique de leur temps, c’est que Guadagni exigea de Bertoni qu’il mît dans le rôle d’Orfeo plusieurs passages touchans du chef-d’œuvre de Gluck. L’année suivante, en 1777, Bertoni composa encore pour Guadagni un nouvel opéra, Ezio, qui fut accueilli presque avec la même faveur. Il n’est pas hors de propos de rapporter ici que Bertoni, se trouvant à Londres en 1778, déclara formellement, dans une lettre qui fut publiée à Paris, que l’admirable phrase d’Iphigénie en Tauride de Gluck, — le calme entre dans mon cœur, — se trouvait dans un opéra de sa composition, Tancredi, qu’il avait écrit à Turin pour la cantatrice Girelli. M. Fétis, dans l’article de sa Biographie universelle des Musiciens consacré à Bertoni, combat cette opinion ; il constate que le Tancredi de ce compositeur très fécond a été représenté à Turin le 26 décembre ; 1778, et qu’à cette date même Gluck terminait à Vienne son dernier chef-d’œuvre, qui fut joué à l’Opéra de Paris le 18 mai 1779. D’ailleurs, ajoute le savant biographe, Gluck a mis dans cette phrase, comme dans tout le reste, l’empreinte indélébile de son génie[3]. La plupart des biographes assurent aussi que Guadagni fut appelé à Potsdam par le grand Frédéric, qui, émerveillé de son talent, lui remit une tabatière en or ornée de diamans, le plus riche cadeau, dit-on, que ce roi mélomane, mais très économe, ait jamais donné à un chanteur. On ne sait pas au juste en quelle année Guadagni a quitté le théâtre. Lord Edgecumbe, qui voyageait en Italie en 1786, entendit Guadagni à Padoue chanter un motet dans l’église de Saint-Antoine. Il était attaché à la chapelle très riche de cette église depuis l’année 1780. Guadagni parla beaucoup de l’Angleterre au noble dilettante, il se louait de quelques puissans amis qu’il y avait rencontrés.

Guadagni était assez grand de taille et d’une très jolie figure. Sa voix avait le caractère et l’étendue d’un contralto, comme nous pouvons le vérifier par le rôle d’Orfeo que Gluck a écrit pour lui. Cette voix était d’une grande douceur et d’un timbre pénétrant. Guadagni chantait avec un grand goût et beaucoup plus de simplicité de style que la plupart des sopranistes de son temps. Il disait surtout admirablement le récitatif et brillait par la manière dont il savait développer la phrase d’un cantabile. Doué, comme tous les sopranistes, d’une longue respiration, il la dirigeait avec maestria, et produisait des effets étonnans avec des moyens fort simples. Homme instruit, comme l’étaient en général les chanteurs de son espèce, bon musicien, Guadagni s’accompagnait sur le clavecin et composait lui-même d’agréables canzonette. Son succès fut grand, et il gagna une belle fortune. Il vécut à Padoue pendant vingt-cinq ans, entouré de la considération générale, car il était charitable et libéral. Il est mort très âgé, dans une maison de campagne qu’il avait près de cette ville, la veille de la chute de la république de Venise, en 1797.

J’ai entendu dire dans ma jeunesse à Venise, par quelques personnes qui avaient pu voir Guadagni au théâtre, que c’était un chanteur vraiment admirable. Lablache, qui a connu Pacchiarotti à Padoue, où il avait succédé à Guadagni comme chanteur de la chapelle de Saint-Antoine, m’a bien souvent assuré que ce dernier sopraniste parlait de Guadagni comme d’un portento de sentiment et d’expression pathétique. C’est l’opinion de tous les biographes et de tous les écrivains du temps qui ont parlé de Guadagni. Nous avons eu souvent occasion de dire combien les sopranistes étaient exigeans, impérieux, et combien les compositeurs qui écrivaient pour eux avaient peine à les diriger. Ces êtres maladifs, qui avaient dû payer d’un si grand prix la réputation et la fortune qu’ils s’étaient acquises, se croyaient bien supérieurs aux pauvres maestri dont ils consentaient à chanter la musique. A de rares exceptions près, comme Handel et Gluck, deux Germains de vieille race, qui ne se laissaient point faire la loi, les sopranistes étaient les inspirateurs de la plupart des effets qu’ils voulaient produire dans un opéra italien. Souvent ils traçaient eux-mêmes le plan de la pièce, indiquaient le rôle qu’ils voulaient représenter et se dessinaient le canevas mélodique des morceaux importans qu’ils désiraient chanter dans telle ou telle situation. Guadagni paraît avoir été un des virtuoses de ce genre les plus difficiles à satisfaire, puisque nous avons vu qu’il exigea du compositeur vénitien Bertoni de lui conserver des passages de l’Orfeo de Gluck dans l’opéra qu’il écrivit pour lui à Venise. Ginguené rapporte, dans sa notice sur Piccini, que Guadagni essaya aussi d’imposer ses caprices à ce grand maître, dont le caractère était si doux et si bienveillant ; mais l’auteur déjà illustre de la Cecchina remit le sopraniste à sa place, et le força de chanter exactement la musique qu’il daignait composer pour lui. C’est à Rome qu’eut lieu la rencontre de Guadagni et de Piccini, probablement en 1761, alors que Piccini composait dans cette ville son opéra de l’Olympiade, qui eut un si grand succès. Guadagni aimait à raconter à ses amis la leçon de modestie qu’il avait reçue, au commencement de sa carrière, du célèbre Caffarelli. Celui-ci se trouvait à Naples, dans le salon d’un prince où Guadagni avait chanté avec un très grand succès je ne sais plus quel morceau. Caffarelli, qui était présent, s’approcha de Guadagni en lui disant à haute voix qu’il lui prédisait une brillante carrière de virtuose,... « si vous retournez à l’école, — se tornate da capo... a principiar dalla scala, » ajouta-t-il tout bas. Guadagni avouait qu’il avait mis à profit le conseil de Caffarelli, et qu’il s’en était bien trouvé.

Il existe au cabinet des estampes de la Bibliothèque impériale de Paris un portrait de Guadagni avec le costume de chapelain-chanteur de la cathédrale de Padoue. Quand je vis pour la première fois cette bonne figure encapuchonnée comme un moine pénitent, je ne pus m’empêcher de sourire en pensant que c’était là le virtuose qui avait chanté devant l’Europe émerveillée :

Che farò senza Euridice!
Che farò senza il mio bene!


P. SCUDO.


ESSAIS ET NOTICES.
SAINT AUGUSTIN ET LA LIBERTE DE CONSCIENCE.


I. Études sur saint Augustin, par M. l’abbé Flottes ; 1 vol. in-8o. Paris 1862. — II. Essai sur l’avenir de la tolérance, par M. Ad. Schaeffer ; 1 vol. in-18.


Les génies les plus heureux dans le groupe sacré des maîtres, ce sont ceux qui, ayant saisi avant tous les autres quelques-unes des vérités premières, ont travaillé à la fois pour leur temps et pour une longue suite de siècles. Platon et Aristote dans le monde hellénique, saint Augustin dans la société chrétienne, ont eu cette fortune et cette gloire. Les générations passent devant ces esprits de haut vol, et quels que soient les changemens de la pensée publique, les derniers venus trouvent encore chez eux de nouvelles richesses à recueillir après tant de devanciers qui semblaient avoir pris le meilleur lot. C’est que, par le bénéfice de leur place dans les annales humaines comme par le privilège du génie, les penseurs souverains dont nous parlons ont été les premiers à fonder les principes d’une science qui demeure l’éternel souci des âmes d’élite. La lumière qu’ils ont fait éclater peut subir des éclipses, il est impossible qu’elle disparaisse. Dante, qui place leurs disciples au quatrième ciel, les appelle la couronne de l’humanité ; n’est-ce pas le plus magnifique éloge de cette clarté divine qu’ils ont répandue sur la terre ? Le tableau des impressions que les différens âges ont reçues de leur enseignement est à lui seul un grave sujet de méditations et d’études ; il forme une part, et une part considérable, de l’histoire de l’esprit humain. Chercher ce que sont devenues de siècle en siècle la dialectique de Platon, la métaphysique d’Aristote, montrer l’influence qu’elles ont exercée, les mouvemens d’idées qu’elles ont produits, les révolutions cachées ou bruyantes qui ont accompagné leur développement parmi les hommes, c’est une tâche assez grande pour remplir toute une vie.

La même chose est vraie de saint Augustin. Du Ve au XIXe siècle, combien de générations ont emporté avec elles la pensée de ce maître puissant, et l’ont mêlée, pour ainsi dire, aux événemens de l’histoire ! Théologien, philosophe, moraliste, témoin et acteur dans les luttes de son temps, placé entre le vieux monde qui s’écroule et la société qui se forme, agissant sur l’une et sur l’autre et les peignant toutes deux à la fois, l’évêque d’Hippone, de quelque côté qu’on examine ses œuvres, tient une place immense dans les siècles qui ont suivi le renouvellement du monde. Ni le travail ardent et confus du moyen âge, ni le développement lumineux de la pensée moderne, n’ont échappé à son action. Il est présent au milieu de toutes les batailles de l’esprit. Qu’on traduise exactement ses formules, ou qu’on les défigure, on n’y peut rester indifférent. Il a si bien marqué son empreinte sur le christianisme, que l’interprétation de sa pensée devient aussi importante en maintes occasions que l’interprétation même de l’Évangile. Le moyen âge commente ses paroles, la réforme s’inspire de ses doctrines sur la grâce, le XVIIe siècle devient le plus glorieux de ses disciples, la publication définitive de ses œuvres par les bénédictins (1689-1699) est tout un événement, un événement qui a préoccupé les hommes d’état et qui a mérité d’avoir ses historiens. En un mot, la pensée de saint Augustin, pendant une période de plus de mille années, est comme la substance de la littérature chrétienne, et dans les camps les plus divers, dans les églises rivales, dans les rangs mêmes de la philosophie et des lettres, elle peut compter avec orgueil toute une lignée d’esprits sublimes dont elle a soutenu l’essor vers les hauteurs,

Centum complexa nepotes,
Omnes cœlicolas, omnes supera alta tenentes.

Parmi tant de travaux consacrés aux œuvres de ce grand homme, il en est un qui manquait jusqu’ici à la littérature : c’est l’exposé complet de sa philosophie. La philosophie de saint Augustin est dans tous ses ouvrages; on en trouve des fragmens dans ses sermons, dans ses traités de théologie, dans ses lettres, dans ses dialogues, dans ses commentaires de l’évangile de saint Jean, et surtout dans les pages enthousiastes de la Cité de Dieu; mais où est l’ensemble? où chercher le monument? Génie plus ardent que méthodique, Augustin semait les trésors de sa pensée avec une prodigalité vraiment éblouissante, sans songer à en construire un édifice. Cet édifice, qui n’existait que dans l’esprit de l’auteur, et dont il n’avait pas exécuté le plan sublime, personne, avant les penseurs de nos jours, n’avait essayé de le restituer depuis la base jusqu’au faîte. Il y a sans doute, et en grand nombre, d’excellentes études sur saint Augustin, soit qu’on ait interrogé sa vie, sa conversion, son divin enthousiasme, son rôle politique et religieux, soit qu’on ait caractérisé à larges traits l’inspiration générale de ses écrits. Sans remonter jusqu’au XVIIe siècle, où Bossuet, nourri de la moelle de sa pensée, l’assimile à la sienne par la puissance d’un génie original et va prendre sa place à côté de l’aigle des docteurs sans parler des mémoires de Tillemont, de l’édition des bénédictins et de l’analyse si complète qu’en a donnée Rémy Ceillier, sans parler même des jugemens si libres qu’Ellies Du Pin et Richard Simon, au grand scandale de l’évêque de Meaux, ont portés sur la théologie de l’évêque d’Hippone, on peut affirmer que la physionomie de saint Augustin a été admirablement comprise et reproduite par la haute littérature du XIXe siècle. En des pages où la sagacité de la critique est unie à la perfection de l’art, quelques-uns de nos maîtres ont renouvelé hardiment ce grand sujet d’études. Le point de vue change en effet à mesure que les générations se succèdent; instruits par les révolutions modernes, nous avons des choses toutes nouvelles à dire, même après les Bossuet et les Fénelon. Au sortir du XVIIIe siècle, ne devions-nous pas tremper avec bonheur nos lèvres altérées aux sources vives d’Hippone et de Cassisiacum? Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau ne devaient-elles pas nous faire mieux apprécier les Confessions du fils de Monique? Il n’est pas nécessaire, je pense, de rappeler ici les éloquens tableaux de M. Villemain, ni les pages exquises où M. Saint-Marc Girardin nous a montré l’ardent catéchumène élevant avec tant de scrupules et de tendresse le fils de son péché, ce brillant Adéodat, si beau, si pur, si noblement doué, d’une intelligence si précoce et si haute, et que Dieu rappelle à lui à peine âgé de seize ans, au lendemain de son baptême[4]. Ajoutez à ces peintures excellentes quelques aperçus intéressans de M, Edmond de Pressensé dans la Revue chrétienne, quelques belles pages de M. de Montalembert dans ses Moines d’Occident. J’ose croire, en présence de pareils témoignages, que la figure de l’évêque d’Hippone, cette figure si sublime et si tendre, si sainte et si humaine, nous est presque aussi bien connue aujourd’hui qu’à Possidius lui-même, l’un de ses chers disciples et le premier de ses biographes. Grâce à l’art intime et pénétrant de l’école historique renouvelée, nous l’apercevons assis auprès de sa mère, ravi par la contemplation, absorbé dans les extases de l’amour, comme le montre à nos yeux le poétique tableau d’Ary Scheffer. Voilà certes une belle conquête sur le passé; avouons cependant qu’il manque toujours quelque chose d’essentiel à cette résurrection morale du grand docteur, tant que nous n’avons pas recomposé son monument philosophique.

La tâche est délicate, je le sais, et de nature à effrayer les plus hardis. Lire avec une attention religieuse un si grand nombre d’écrits[5], tant d’œuvres, tant de controverses, où les plus subtils problèmes de la métaphysique sont mêlés aux questions les plus ardues de la théologie chrétienne, pénétrer le sens de chaque pensée, peser la valeur de chaque mot, c’est à peine la moitié du travail; le grand point ici, c’est le choix et l’art, le choix intelligent et l’art industrieux, car il faut extraire à propos tel fragment, tel passage, le détacher de ce qui l’entoure sans en altérer l’importance, lui assigner une place nouvelle sans lui faire dire plus ou moins que l’auteur n’a voulu. Voilà bien des écueils, et qui reparaissent à chaque pas; celui-là seul pourra les éviter qui se sera initié de longue date à toutes les idées philosophiques de saint Augustin. Si vous n’avez pas conversé intimement avec le maître et discuté avec ses commentateurs, à combien de méprises n’êtes-vous pas exposés! En présence de telles difficultés, le découragement ne serait que trop excusable, si une merveilleuse récompense n’était promise au vainqueur. Un des grands écrivains du XVIIe siècle, un de ceux qui ont jugé le plus librement les pères, ne craint pas d’affirmer qu’en rassemblant tous les fragmens de philosophie épars dans les ouvrages de l’évêque d’Hippone, on y trouverait plus de métaphysique que dans Socrate et Descartes. Cette louange est magnifique sur les lèvres d’un platonicien comme Fénelon, et il valait la peine assurément d’entreprendre un labeur qui devait être payé d’un tel prix. D’où vient donc que les contemporains de l’archevêque de Cambrai n’ont pas répondu à son appel ? Soit que notre curiosité scientifique ait plus d’ardeur et de précision, soit que nous sentions plus vivement le besoin d’opposer aux influences funestes de nos jours ces immortelles doctrines où le spiritualisme moderne peut retremper ses forces, on a compris enfin qu’il y avait là une œuvre d’un grand intérêt, une œuvre salutaire et neuve bien digne d’être recommandée aux recherches des penseurs. La philosophie de saint Augustin, son action sur le XVIIe siècle, sa valeur, ses mérites, ses imperfections, voilà précisément le sujet que l’Académie des sciences morales et politiques, sur la proposition de M. Victor Cousin, a mis récemment au concours. Or, sans se tracer tout à fait le même programme, deux hommes avaient devancé les vœux de la docte compagnie : M. Émile Saisset dans son Introduction à la Cité de Dieu, et M. l’abbé Flottes dans le livre qu’il vient de publier sous ce titre : Études sur saint Augustin, son génie, son âme, sa philosophie.

L’auteur de l’Introduction à la Cité de Dieu est trop bien connu de nos lecteurs pour qu’il soit nécessaire de dire quelle élévation de sentimens et quelle vigueur de pensée l’avaient préparé à cette tâche. Quant à M. l’abbé Flottes, un des premiers maîtres de M. Saisset alors que ce ferme esprit n’avait pas encore déployé toutes ses forces, nous honorons en lui un des plus dignes représentans de cette noble église gallicane, qui unissait si bien le goût des fortes études à maintes inspirations libérales. Cette tradition, si effacée aujourd’hui, est toute vivante encore chez l’homme dont nous parlons. Lorsque M. de Lamennais, en 1823, publia le premier volume de son Essai sur l’Indifférence, M. l’abbé Flottes comprit immédiatement le danger auquel ces nouvelles doctrines exposaient l’autorité de la raison et avec elle une des bases essentielles de l’église et de la foi ; il établit avec autant de précision que de prudence des principes qui devaient se retrouver un jour, et si des voix nouvelles, du sein du clergé, commencent à s’élever contre les erreurs du traditionalisme[6], l’histoire des idées doit une mention à l’esprit clairvoyant qui condamnait, il y a quarante ans déjà, ce qu’on se décide enfin à combattre aujourd’hui.

Cette fidélité aux meilleures traditions de l’église gallicane, fidélité soutenue par l’érudition la plus exacte et la plus saine critique, fait aussi l’importance principale des études que M. l’abbé Flottes a publiées sur les Pensées de Pascal et sur les écrits de l’évêque d’Avranches. Un des hommes qui ont pris le plus de part à cette grande controverse sur Pascal soulevée en 1843 par M. Victor Cousin, celui dont M. Sainte-Beuve lui-même n’a été en cette occasion que le brillant disciple, M. Alexandre Vinet, a rendu un bel hommage au livre de M. l’abbé Flottes. Pour moi, ce qui me frappe surtout dans ces études, où j’aurais des réserves à faire, c’est l’empressement de l’auteur à prouver que le scepticisme théologique est contraire aux traditions de l’église gallicane, que cette doctrine funeste ne peut invoquer aucun nom parmi les maîtres de la science religieuse, qu’elle est née seulement de nos jours sous l’influence d’une théologie pusillanime et d’une foi sans courage. Cette inspiration, que j’accentue peut-être plus vivement que ne l’a fait l’auteur, est l’âme de tous ses travaux, et elle anime encore ces savantes études sur Daniel Huet, où toutes les subtilités de ce bel-esprit paradoxal sont si ingénieusement démêlées.

Tel est l’homme qui essaie aujourd’hui d’exposer scientifiquement la philosophie de saint Augustin. On voit assez la confiance qu’il mérite et quelle forte préparation l’a soutenu dans cette laborieuse entreprise. Tandis que les théories ultramontaines, associées à je ne sais quel romantisme religieux, troublaient les traditions de l’église de France, M. Flottes cherchait un refuge dans le passé. Je ne dis pas qu’il fût le seul, à Dieu ne plaise ! la province conserve encore un grand nombre de ces esprits fidèles protégés par leur retraite contre les tumultueux courans de l’opinion; je crois seulement pouvoir affirmer qu’aucun d’eux n’a plus vécu par l’étude dans les grandes époques de l’église, qu’aucun n’a mieux aimé ce refuge et n’y a cherché plus avidement les consolations dont il avait besoin. La période des pères de l’église du XVIIe siècle, voilà la patrie intellectuelle de M. Flottes. Que d’autres y poursuivent les souvenirs du génie et les chefs-d’œuvre de l’art, lui, ce qu’il cherche avant tout, ce sont des principes éternels. Son exposé de la philosophie de saint Augustin est l’œuvre de toute une vie de méditations et de recherches.

Les prolégomènes de la philosophie, les notions premières sans lesquelles toute science est impossible, les idées, les nombres, le temps, l’éternité, l’espace, puis l’homme avec son âme et son corps, puis Dieu tel que l’âme nous le révèle, puis enfin l’œuvre de Dieu, l’univers et toutes les questions que ce mot embrasse, depuis l’âme du monde jusqu’à l’âme des bêtes, voilà le cadre magnifique où viendront se ranger naturellement les pensées du grand contemplateur; mais avant de retrouver la philosophie de saint Augustin, il faut le connaître lui-même. Si l’histoire d’un écrivain est presque toujours le commentaire le plus lumineux de sa pensée, c’est surtout à propos de saint Augustin qu’il convient de rappeler ce principe. Il ne s’agit pas ici d’une science morte, d’une métaphysique abstraite; quelle doctrine sortit jamais plus brûlante des épreuves de la vie? La biographie de l’évêque d’Hippone par M. l’abbé Flottes a surtout le mérite de la précision philosophique; on dirait une psychologie en action, et cette psychologie est la source de toutes les vérités que va dérouler devant nous l’interprète du sublime docteur. Parmi tant de questions qui demanderaient une étude à part, j’en choisirai une dont l’intérêt n’est pas de pure spéculation; il s’agit de l’un des principes de la société moderne, d’un principe contenu dans le christianisme et consacré par la France de 89, mais qui est encore méconnu de nos jours soit par les fanatiques de la révolution, soit par de faux gardiens de l’Évangile. Au milieu des chapitres où M. l’abbé Flottes résume la pensée de saint Augustin sur l’ordre social, sur le patriotisme, la propriété, l’esclavage, le pouvoir temporel, la peine capitale, il y en a un qui porte ce titre : la Liberté de Conscience. Quel est, d’après l’auteur des Confessions, le droit de la conscience religieuse? Un écrivain protestant, M. Adolphe Schaeffer, avait essayé de répondre à cette question dans un écrit intitulé : Essai sur l’avenir de la tolérance. Le livre de M. Schaeffer, qui contient des pages excellentes à côté de quelques parties faibles et d’assez graves erreurs, avait passé inaperçu il y a trois ans; c’est le moment d’y revenir aujourd’hui que l’étude de M. l’abbé Flottes éclaire d’une lumière nouvelle le rôle de saint Augustin dans la question de la liberté de l’âme et l’horrible abus qui a été fait de son nom aux heures les plus sinistres de notre histoire.

La liberté de conscience ! Voilà un de ces dogmes vraiment évangéliques auquel saint Augustin était digne d’attacher éternellement son nom, et qui lui a été au contraire une douloureuse occasion de se démentir. Rien de plus chrétien que la conduite et le langage de l’évêque d’Hippone dans ses premiers rapports avec les hérétiques de son temps. C’est à peine s’il ose définir l’hérésie, tant il craint de condamner des consciences pures. Saint Augustin tenait depuis longtemps ce généreux langage lorsque les représentations de ses collègues, inspirées par le progrès croissant des donatistes, le décidèrent à changer d’opinion. Nous avons peine à comprendre aujourd’hui les motifs d’un revirement d’idées si complet. Les lettres où il cherche à justifier ses contradictions, osons le dire, sont bien peu dignes d’un tel génie. Ces excuses sont trop humbles, venant d’une âme si grande et si saintement inspirée. L’histoire des quatre premiers siècles ne disait-elle pas à Augustin quelle est la force invincible des armes évangéliques? Il y avait une tradition consacrée par des exemples admirables et d’immortelles paroles, une tradition de patience, de charité, de fraternité religieuse, de conquêtes spirituelles accomplies par l’amour; l’évêque d’Hippone le premier (je dis le premier, bien qu’il ait obéi à l’impulsion de ses collègues; mais plus le génie est grand et la sainteté glorieuse, plus grande aussi est la responsabilité qu’elle assume), l’évêque d’Hippone le premier parmi les pères a créé une tradition différente.

On connaît la parabole du maître qui, voulant donner un festin, a invité de nombreux convives; elle est rapportée par saint Luc au chapitre XIV de son Évangile. Déjà la table est prête, on attend les invités; mais chacun se fait excuser, celui-ci pour une raison, celui-là, pour une autre. Alors le père de famille entre en colère et dit à son serviteur : « Va sur les places et dans les rues de la ville chercher les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux. » Le serviteur obéit, et quand il a fait asseoir à la table du festin tous les pauvres qu’il a pu trouver, il vient annoncer au maître qu’il reste encore plus d’une place vide. « Eh bien! dit le maître, va dans la campagne, va chercher de nouveaux convives par les chemins et le long des haies, et force-les d’entrer afin que ma maison soit remplie.» Que signifient ces mots : force-les d’entrer, compelle intrare ? Sans remonter du texte latin au texte grec et du texte grec au texte hébreu, sans rechercher si la force du mot compelle se retrouve exactement dans l’expression primitive, la critique du sens commun ne suffit-elle pas à éclairer ce passage? Jésus, dédaigné par le peuple de Dieu, s’adressera aux indigens, aux estropiés, c’est-à-dire aux gentils; il les enverra chercher dans leur misère, et, tout honteux qu’ils sont d’être traités magnifiquement, il triomphera de leur timidité, il les forcera de s’asseoir au festin. Est-il question d’une contrainte violente? s’agit-il du droit de l’épée? On a honte, en vérité, de poser seulement cette question. C’est pourtant ce verset de saint Luc qui, à l’aide d’une interprétation judaïque, a servi de preuve au plus chrétien des docteurs, et, s’ajoutant à d’autres argumens meilleurs en apparence, confirmera une erreur de raisonnement par une erreur de texte.

Il faut que cette rupture de la tradition évangélique ait eu des suites bien funestes pour que M. l’abbé Flottes maintienne, sans déclamation aucune, mais avec une fermeté inflexible, le jugement qui, dans l’une et l’autre communion chrétienne, a condamné l’interprétation donnée par saint Augustin au verset de saint Luc. Il sait et il rapporte tout ce que de zélés apologistes ont écrit à la justification du saint évêque, il connaît les explications d’Henri Basnage, les atténuations de M. de Pressensé, les plaidoiries du père Thomassin, de dom Ceillier, de Muratori, il est heureux de recueillir tous les témoignages qui prouvent avec quelle douceur l’adversaire des donatistes a su appliquer un faux système; mais ce système, quoi qu’on puisse dire, n’obtiendra point grâce devant lui. Cette sévérité respectueuse et tendre, nous dirons volontiers ce loyal amour de la justice, est facile à expliquer quand on fit l’ouvrage de M. Flottes. Plus on est attaché par les liens du cœur à la sympathique personne du grand évêque, plus on souffre pour lui des disgrâces auxquelles cette seule faute l’a exposé dans la suite des siècles, je parle des commentaires indignes qui ont défiguré sa pensée et des crimes hideux qui se sont autorisés de son nom. Un jour est venu, un des plus mauvais jours d’une époque de sang, où des assassins ont prétendu justifier leurs forfaits en invoquant les doctrines de l’homme qui fut le modèle de la charité. M. l’abbé Flottes, malgré le soin qu’il a pris de faire resplendir avec amour la mystique auréole du fils de Monique, n’a pu complètement dissimuler cet épisode. Ce n’était pas à lui sans doute d’insister sur ces douloureux souvenirs. Nous demandons la permission d’être plus explicite.

Six mois après la Saint-Barthélémy, le frère de Charles IX, Henri d’Anjou, celui qui devait s’appeler un jour Henri III, était allé prendre possession du trône que lui offrait la Pologne. Il venait d’arriver dans la ville de Cracovie; c’était au commencement de l’année 1573. Un soir, une nuit, vers trois heures du matin, il envoie chercher par un valet de chambre son premier médecin nommé Miron, qui logeait dans le château, non loin de sa chambre, et qui souvent lui faisait la lecture pendant ses insomnies. Miron arrive, et le roi de Pologne lui parle en ces termes : « Je vous ai fait venir ici pour vous faire part de mes inquiétudes et agitations de cette nuit, qui ont troublé mon repos en repensant à l’exécution de la Saint-Barthélémy, dont possible n’avez-vous pas su la vérité, telle que présentement je veux vous la dire. » Aussitôt, pour décharger son âme, il raconte au médecin toute l’histoire du forfait et la part qu’il y a prise. La confession est complète. Miron, rentré chez lui, prend la plume, écrit ce qu’il vient d’entendre, et ce récit, arraché par l’aiguillon de la conscience à l’âme tourmentée d’un des principaux coupables, du plus criminel peut-être, ce récit, immédiatement consigné par le confident, est aujourd’hui le document le plus authentique et le plus complet que nous possédions sur les préliminaires du crime.

Nous voilà loin de saint Augustin, dites-vous; hélas! non, pas aussi loin qu’il semble. L’obsession de ce souvenir, qui arrache ainsi la vérité du cœur du duc d’Anjou, cette obsession sinistre, épouvantable, toute la France l’a subie. Assassins et victimes, ou même simples spectateurs du drame, tous sont poursuivis pendant un quart de siècle par cette horrible image. Ceux-ci veulent s’étourdir, ceux-là veulent se venger; il en est qui se mettent à douter de tout, qui ne croient plus ni au bien ni au mal, ni à la Providence ni à l’homme. De 1572 à 1595, notre littérature n’est que le contre-coup de ces remords, de ces colères vengeresses ou de ces vagues épouvantes. C’est le moment où les prédicateurs de la ligue, comme pour étouffer le cri de la conscience, s’enivrent de fureurs nouvelles et de clameurs infernales; c’est le moment où Agrippa d’Aubigné, dans son poème des Tragiques écrit avec son sang le portrait des meurtriers. Les fureurs du XVIe siècle sont déchaînées dans tous les sens. Et quand au milieu de cette littérature fiévreuse un homme paraît, doux, fin, indulgent, gracieux, toujours le sourire aux lèvres, quand Montaigne donne à cette société déchirée le plus charmant livre, mais aussi le plus dissolvant, qu’aient produit les lettres françaises, quand l’auteur des Essais montre si finement à ses semblables la duperie de leurs croyances et le néant de leurs pensées, ne faut-il pas croire que deux sentimens l’inspirent avant tout, premièrement le désir de désarmer les fanatiques en brisant les convictions farouches, ensuite le besoin de chercher dans une raillerie douce et triste à la fois un refuge contre d’abominables souvenirs? Le scepticisme de Montaigne, étudié dans ses causes, ne serait donc pas un système absolu, mais une théorie d’occasion, un contre-coup des événemens, en un mot un produit de cette obsession générale dont je parlais tout à l’heure, de cette obsession qui faisait que Henri d’Anjou, au fond d’un château de la Pologne, envoyait chercher son médecin pendant la nuit pour alléger son âme et conjurer ses fantômes. Eh bien! au milieu de ce trouble universel et qui se manifeste sous des formes si différentes, l’épisode le plus étrange et le plus douloureux, le voici : un homme du parti des assassins, sans doute pour imposer silence à la voix intérieure qui le poursuit, ose soutenir que la Saint-Barthélemy était autorisée par les principes de l’évêque d’Hippone, et traduisant ces pages si fâcheuses que nous avons signalées, traduisant et commentant les réflexions de saint Augustin au sujet du compelle intrare, il les publie sous ce titre : Epistre de saint Augustin à Vincent, fort convenable au temps présent, tant pour réduire et remettre à l’unité de l’église les hérétiques, comme pour y maintenir ceux qui y sont demeurés[7].

Ainsi, ô punition cruelle! pour une seule faute dans ce long et glorieux ministère du saint évêque, pour une seule erreur atténuée par tant de ménagemens et rachetée par tant d’actes de mansuétude, voilà le nom de saint Augustin irrévocablement attaché au souvenir exécrable de la Saint-Barthélemy. Les fanatiques, je le sais bien, en se couvrant de ce grand nom, l’outragent par de calomnieux éloges et falsifient l’histoire; n’importe, il est trop vrai malheureusement que l’adversaire des donatistes a interrompu la tradition primitive et ouvert au prosélytisme des voies inconnues jusque-là, voies terribles où il s’est arrêté dès le second pas, mais où les âmes violentes et ténébreuses s’enfonceront avec rage. Ah! quand on a reçu tant de grâces, quand on a les dons du génie et les inspirations de la sainteté, ce n’est pas impunément qu’on laisse échapper certaines erreurs: l’exemple, venu de si haut, peut tomber dans un mauvais terrain comme une semence de mort. Un jésuite du temps de Louis XIV, le père Etienne Deschamps, dans une page consacrée à l’éloge de saint Augustin, l’appelle la langue de la vérité, l’arsenal de l’église, l’oracle des treize siècles, et Bossuet est heureux de répéter ces grandes et magnifiques paroles[8]. L’oracle des treize siècles! Il s’agit ici de la période qui s’étend du siècle de saint Augustin au siècle de Bossuet : eh bien! comptez pendant ce long espace de temps combien d’attentats ont été commis contre la liberté de l’âme, contre cette liberté sainte que Jésus-Christ a fondée à jamais par sa vie comme par sa mort, et demandez-vous combien de fois le nom du doux évêque africain a pu être invoqué par les terroristes[9] ! Au lendemain de la révocation de l’édit de Nantes comme au lendemain de la Saint-Barthélémy, on voit se reproduire le même scandale. L’avocat Ferrand, en 1686, publie un manifeste intitulé : la Conduite du roi à l’égard des protestans semblable à la conduite de l’empereur Honorius et de saint Augustin à l’égard des donatistes. « Cette apologie, dit M. l’abbé Flottes, eut un grand retentissement en Europe. Il est certain que les principes de saint Augustin justifiaient pleinement cette révocation de l’édit de Nantes, dont le prudent évêque d’Avranches, Daniel Huet, n’a pas craint de dire qu’elle avait été un obstacle à la réunion des communions chrétiennes et une occasion de troubles civils. »

Ce n’est pas ici une question de parti ; la condamnation de l’erreur de saint Augustin ne doit pas être prononcée au nom de telle ou telle église, mais au nom du christianisme universel et de l’éternelle raison. On a reproché aux écrivains catholiques de n’avoir pas été assez prompts à désavouer les docteurs de l’intolérance. S’il a fallu, pour les convaincre, les grandes épreuves de la révolution ainsi que les vicissitudes de nos jours, n’oublions pas qu’ils ont réussi pourtant à se dégager de la tradition qui pesait sur eux. Leurs représentans les plus autorisés ont formulé sur ce point des déclarations définitives Je ne parle pas seulement de M. Albert, de Broglie, de M. l’abbé Maret, du père Gratry, du sage auteur des Études sur Saint Augustin, de bien d’autres encore: un homme qui, par l’âpreté de ses convictions et l’amertume de son langage, avait trop souvent pris plaisir à blesser le christianisme naturel du genre humain, M. de Montalembert, a fini par repousser la tradition augustinienne de l’intolérance pour s’attacher aux premières doctrines de l’évêque d’Hippone, c’est-à-dire à la tradition de l’Évangile et des temps apostoliques[10].

Laissons donc de côté des discussions surannées et des récriminations stériles; si nous avons insisté sur cet épisode de la philosophie de saint Augustin, c’est pour laver à jamais l’outrage fait à une mémoire vénérée, pour mettre un terme à son supplice, pour proclamer l’extinction d’une époque où ses paroles, interprétées à faux, servaient à justifier des violences que son cœur aurait cent fois maudites. Et quelle leçon dans ce dramatique incident ! Puisqu’une opinion imprudemment admise par l’esprit le plus détaché de nos misères, par l’âme la plus pure et la plus tendre, a pu autoriser de telles choses, ah! qui que vous soyez, vous qui avez autorité sur les hommes, vous qui, par le caractère ou le talent, pouvez être un jour appelés en témoignage, vous enfin qui avez charge d’âmes, pour quelque raison et à quelque degré que ce puisse être, philosophes ou pontifes, artistes ou magistrats, veillez sur vous, veillez sur vos paroles et sur les exemples que vous laissez au monde; n’oubliez pas ce fatal enchaînement d’idées qui a fait reparaître si douloureusement le nom béni de saint Augustin au lendemain de la Saint-Barthélémy et de la révocation de l’édit de Nantes!


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V DE MARS.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1861 et du 15 avril 1862.
  2. Dans l’article Conti (Gizzielo) de la seconde édition de la Biographie universelle des Musiciens, M. Fétis se trompe en disant que c’était pour l’inauguration du théâtre Saint-Charles qu’eut lieu cette représentation célèbre. Construit sous le roi Charles VII par l’architecte Madrano et achevé par Carasale, le premier théâtre Saint-Charles fut ouvert le 4 novembre 1737. Voyez Coletta, Histoire du royaume de Naples, t. Ier, p. 157 de la traduction française.
  3. Il paraît certain cependant que Gluck a eu l’étrange faiblesse d’emprunter à l’opéra de Bertoni, Tancredi, un air qu’il aurait intercalé dans son Iphigénie en Tauride. Ce fait curieux de plagiat serait consigné dans une lettre de Bertoni à l’architecte Coqueau, qui a été un grand amateur de musique. M. Berlioz a eu tout récemment l’occasion de vérifier l’assertion de Bertoni en consultant sa partition de Tancredi, qu’on trouve à la Bibliothèque impériale. Cette inexplicable faiblesse de Gluck me rappelle celle bien plus grande de Paisiello, qui fit représenter à Saint-Pétersbourg tout un opéra de Piccini, Alessandro nell’ Indie, qu’il donna pour une œuvre de sa composition ! Le fait est raconté par Ginguené dans une note de sa Vie de Piccini.
  4. Voyez dans la Revue du 15 août 1840 l’étude intitulée les Confessions de saint Augustin.
  5. Il y en a mille et trente au dire de Possidius, et si Augustin ne compte lui-même que quatre-vingt-treize ouvrages distribués en deux cent trente-deux livres, c’est qu’il ne parle ni de ses sermons ni de ses lettres, où la philosophie peut cependant réclamer bien des pages.
  6. Je ne puis prononcer le nom de cette école sans rappeler les remarquables travaux que M. Charles de Rémusat a consacrés dans la Revue à ses vicissitudes. Voyez les livraisons du 1er  et du 15 mai 1857.
  7. Paris 1573, in-8o.
  8. Bossuet, Défense de la tradition et des saints pères, livre VI, chap. XXI.
  9. On peut consulter ici l’Essai sur l’avenir de la tolérance. M. Ad. Schaeffer trace avec soin l’histoire de l’intolérance depuis le IVe siècle jusqu’à nos jours. Ces premiers chapitres sont les meilleurs du livre; dans la seconde partie, l’auteur s’adresse à des adversaires qu’il eût mieux fait de dédaigner, et, entraîné par une polémique un peu vulgaire, il finit par oublier cette tolérance qui était le principal objet de son travail.
  10. Voyez les Moines d’Occident depuis saint Benoit jusqu’à saint Bernard, tome Ier, pages 203-204; Paris 1860.