Chronique de la quinzaine - 31 mai 1852

Chronique n° 483
31 mai 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mai 1852.

Les opinions politiques, les partis en France étaient arrivés dans ces dernières années, il faut bien le dire, à un tel excès de décomposition et d’anarchie, qu’il a été facile de les disperser en un instant comme une armée confuse, où chefs et soldats ne savent plus d’où ils viennent, où ils vont, ni à quels signes se reconnaître. Serait-il exact d’en conclure que ces partis et ces opinions ne représentent rien dans le pays, n’ont point leurs racines dans le sol national et leur place dans la vie commune ? Dans leur essence, au contraire, ils sont l’expression des tendances multiples, des diverses traditions qui sont les élémens mêmes de notre organisme social et politique ; mais leur faute et leur malheur, ç’a été de se créer une vie factice, des intérêts arbitraires, des habitudes plus brillantes que solides, de se risquer, eux et ce qu’ils représentaient, dans mille aventures compromettantes, de se faire mutuellement des guerres désastreuses, pour finir par n’avoir plus à opposer au péril commun qu’une autorité morale mise en suspicion par eux-mêmes et des forces divisées. Nous revoyons point en quoi il pourrait être utile de s’avouer discrètement que c’est à force de sagesse, d’habileté et de prudence, que la fortune des partis politiques a si singulièrement tourné parmi nous. La question, l’unique question aujourd’hui, c’est de savoir, non pas si les partis renaîtront et comment ils renaîtront, ce qui serait la plus puérile des préoccupations, mais comment les diverses fractions de la société française, qu’on a coutume d’identifier avec certaines opinions, doivent se conduire, comment elles peuvent trouver leur place, leur juste part d’influence et d’action dans les conditions nouvelles. À vrai dire, si nous vivions dans un pays où l’esprit politique exerçât tout son empire, cette question n’en serait point une. Le propre de l’esprit politique, c’est de se rapprocher sans cesse de la vérité des choses, de se conformer à la, réalité, de compter avec le possible et de mesurer son action aux imprescriptibles nécessités de chaque jour. C’est surtout quand un parti agit comme parti qu’il est le plus tenu d’avoir quelque peu de cet esprit politique. Dans notre malheureuse et spirituelle patrie, on excelle trop souvent à multiplier les embarras par une sorte de fantaisie cruelle, comme pour mieux voir de quelle manière on parviendra à les surmonter ; on aime à ajouter aux difficultés réelles, déjà amoncelées dans une situation, les difficultés qui naissent des combinaisons, des directions arbitraires, et dont on pourrait aisément se passer. De même qu’en certaines heures on est porté à tendre tous les ressorts, à excéder toutes les limites, à briguer toutes les occasions d’agir, il est d’autres momens où on croit avoir tout résolu, au nom d’une opinion, en s’abstenant, en s’isolant et se retirant de tout ; il y a des épidémies de démissions ; la mode s’en mêle presque ; on prend rang dans le parti par un refus de serment. Il devient tout à coup avéré qu’en continuant à aligner des budgets communaux ou en votant des routes de département dans un conseil-général, on met en cause la monarchie de Clovis. Que faut-il pour produire ces révélations ? Un mot qui court dans l’air, venu d’Allemagne, rien de plus.

Qu’on nous entende bien : nous ne discutons point ici la chose qui se peut le moins discuter, en raison même de ce qu’elle a de sacré et de mystérieux le serment. Nous n’ignorons point, d’un autre côté, quelle réserve nous est imposée sur un document qui a fait du bruit sans être public, et dont l’opportunité, au surplus, n’est point également démontrée aux yeux de tous ceux à qui il s’adresse. Le caractère du serment en lui-même, c’est d’être une affaire de conscience essentiellement intime, essentiellement individuelle. Indubitablement, au milieu des circonstances nouvelles qui peuvent survenir dans la vie d’un pays en la transformant, il y a des situations que dominent des considérations spéciales ; il y a des hommes qui ont le droit, sinon le devoir, de ne point abdiquer certains souvenirs ; il y a les susceptibilités du for intérieur. Chacun est juge de ce qu’il a à faire, chacun trouve en soi, dans le mystère de l’ame délibérant avec elle-même, l’unique et souverain conseil ; mais n’est-il point évident que là où une direction extérieure intervient pour tracer une règle, la question change de face ? Ce n’est plus seulement l’impulsion individuelle de la conscience, c’est un système de conduite qui s’applique à tout un parti, et il faut bien en venir politiquement à cette conclusion : — ou la coopération d’une fraction considérable de la société est utile au pays, et alors se retirer, c’est soumettre la convenance publique à une convenance de parti, — ou c’est confesser que le pays peut se suffire à lui-même sans ce concours, et il n’est point facile d’apercevoir l’habileté d’un tel aveu. — Les partis parmi nous, pour devenir une force politique, une puissance moins incertaine, ont besoin d’apprendre deux grandes choses : c’est d’abord la modération quand ils sont au pouvoir, c’est ensuite la constance et la fermeté quand ils n’y sont plus ; c’est ce sens pratique qui les fait parfois travailler au bien public même dans les conditions qu’ils n’ont point faites, parce qu’au-dessus de tout, avant tout et après tout, il reste toujours le pays. Si ce que nous disions des opinions en France est exact, s’il est vrai qu’elles se sont souvent affaiblies dans des entraînemens factices, en ne consultant point toujours la réalité, comment peuvent-elles retrouver leur force et leur ascendant dans ce qu’il a de légitime, si ce n’est en se mêlant à la vie du pays, en s’imprégnant de son esprit, en participant à la gestion de ses intérêts, en le servant, l’administrant et en ne se faisant point une destinée à part dans l’ensemble des destinées publiques ? — Mais nous ne nous retirons nullement, diront quelques légitimistes. — Non sans doute, ce n’est point une émigration ; nous ne l’ignorons pas, il y a bien des gens qui ne demandent pas mieux que de voir la France prospérer, qui seront heureux de toucher leurs revenus, de venir à Paris l’hiver et d’aller dans leurs châteaux l’été, qui se réserveront même intérieurement de savoir gré au gouvernement d’éloigner,les conflagrations possibles en Europe, de tenir en respect les bandes socialistes, de multiplier les travaux de la paix, d’alléger les finances surchargées, — à une condition toutefois, c’est qu’ils n’y coopéreront pas. La condition est assurément modeste pour ceux-là ; ils ne risquent qu’une chose, c’est d’être pris au mot. Peut-être y a-t-il encore un autre inconvénient, c’est qu’en général le pays ne connaît guère que qui le sert. — Quoi encore ? reprendra-t-on ; faut-il sanctionner les faits accomplis ?

Nous ne savons jusqu’à quel point il peut être utile d’élever à tout propos des thèses de philosophie politique ; ce que nous savons, c’est qu’il n’y a que deux sortes d’hommes qui aient été très logiques dans leur négation des faits accomplis, sans que nous songions du reste à établir entre eux aucune ressemblance autre que celle-ci : ce sont ceux qui, pendant la révolution, supprimaient quatorze siècles de monarchie et faisaient tout dater d’eux-mêmes, et ceux qui, en 1815, supprimaient vingt-cinq années de l’histoire de France, parmi lesquelles se trouvaient quelques-unes des plus glorieuses de nos annales. Ce que nous savons encore, c’est qu’il est certaines heures où le pays, fatigué, lassé de fluctuations, n’aspire qu’au repos, à une vie moins agitée, au développement régulier et calme de ses élémens intérieurs. Il n’y a qu’un moyen de le servir selon son goût, c’est de travailler à son raffermissement, de l’aider à se relever des coups de foudre qu’il a essuyés, sans séparer sa fortune morale de sa fortune matérielle. Le moindre danger de tout le reste, c’est d’être peu populaire aujourd’hui et de créer une politique de combinaisons fragiles, d’illusions qui ne sont pas toujours juvéniles, trop visiblement distincte de la politique réelle qui est dans les tendances publiques.

Rentrons dans un domaine plus ordinaire. Les incidens politiques, il est vrai, sont peu nombreux ; il faut bien s’accoutumer à ne point voir surgir chaque jour quelqu’un de ces épisodes qui nous passionnaient autrefois et faisaient de notre existence un drame saisissant et splendide, non sans grandeur parfois, mais aussi non sans péril. Ce que n’ont pas compris trop souvent ceux qui parlaient le plus de ces régimes parlementaires sous lesquels nous avons vécu, c’est qu’ils exigeaient nécessairement, chez ceux qui étaient chargés de les pratiquer, une vigilance de chaque heure, de chaque minute, pour rester maîtres du drame, puisque nous avons usé de ce mot. Un moment de faiblesse chez ceux-ci, un moment de déviation dans l’opinion, et l’action appartenait au plus hardi, au plus violent, comme cela est arrivé. La vie politique aujourd’hui est sujette à d’autres conditions et à d’autres lois dont le but, nous en convenons, est de restreindre la part de ces surprises possibles, et dont le résultat est aussi d’offrir moins d’alimens à la curiosité publique. Faute d’événemens, les fêtes se succèdent et se multiplient dans les régions officielles. Tout ce qu’on peut demander aux fêtes en général, c’est d’être des intermèdes et point l’action principale. Si les divertissemens ont leur place dans le mouvement d’une société bien réglée, ce n’est point au détriment de travaux plus sérieux. Le corps législatif est encore en possession du budget, dont la discussion sera probablement une de ses dernières tâches. Un des plus récens projets qui lui aient été présentés est celui qui concerne le séjour des gens sans aveu et des étrangers non autorisés à Paris et à Lyon. L’exposé sur lequel s’appuie ce projet a son côté instructif. Qu’enseigne-t-il, par exemple, quant à la composition permanente de l’armée des insurrections ? C’est que Paris, par lui-même, en réalité, offre à peine un cinquième au contingent de l’émeute. Quelle redoutable révélation remet-il encore sous nos yeux ? C’est qu’il se lève chaque jour à Paris, s’ils ont pu se coucher, sept ou huit mille individus qui ne savent pas comment ils atteindront le soir, comment ils vivront, et toujours prêts à glisser dans le crime, ou à s’emparer de toute émotion publique pour pénétrer par cette issue dans la société. Le projet confère au gouvernement la faculté d’interdire administrativement le séjour de Paris et de Lyon aux plus dangereux de ces vagabonds. La loi sur l’instruction publique, d’un autre côté, ne paraît point devoir être soumise en ce moment au corps législatif. D’assez grandes dissidences semblent avoir motivé cet ajournement, beaucoup moins regrettable en présence de la loi actuelle qui date de deux ans à peine, et qui fut inspirée, on le sait, par le plus honorable esprit de transaction. En attendant, le ministre de l’instruction publique vient de publier une circulaire qui est une sorte de commentaire du programme d’études décrété au mois d’avril. La circulaire nouvelle lève les doutes qui avaient pu être conçus au sujet de la séparation de l’instruction scientifique et de l’instruction littéraire. Il est évident aujourd’hui que le but du décret n’est point de scinder d’une manière absolue les deux enseignemens, et que les notions littéraires conserveront leur place dans l’ensemble des études scientifiques, de même que les notions scientifiques resteront un des élémens de l’enseignement littéraire.

Peut-être le gouvernement a-t-il voulu faire intervenir sa pensée en faveur des études classiques au milieu d’une polémique singulière qui s’est élevée depuis quelque temps au sujet de cet enseignement. Une brochure d’un ecclésiastique, de M. l’abbé Gaume, portant le titre bizarre du Ver rongeur, a donné naissance à cette polémique. Le ver rongeur, c’est le paganisme propagé par l’instruction classique. Et à ce propos n’est-on point frappé de l’étrange penchant d’une multitude d’esprits à rechercher sans cesse quelqu’un ou quelque chose qu’ils puissent charger uniquement, absolument de la responsabilité de tous les maux de la société ? Le Selectoe et le De Viris paraissent être, pour M. l’abbé Gaume, les véritables causes de toutes nos calamités. S’il ne s’agit que de changer quelques auteurs dans les mains de la jeunesse, on conviendra qu’il n’est pas de plus facile moyen de salut social. L’instruction classique, au surplus, nous semble être l’objet d’imputations assez contradictoires : tantôt on l’accuse de ne rien enseigner aux enfans et de les laisser, au sortir du collège, aussi ignorans qu’au moment où ils y sont entrés ; tantôt on lui reproche précisément ce qu’elle a enseigné. Il faudrait cependant s’entendre sur ces imputations qui s’excluent. Il y a quelques années, ce qu’on attaquait, c’étaient les tendances générales de l’instruction publique, et, dans ces termes du moins, la discussion se comprenait, car en définitive la seule chose toujours contestable, c’est l’esprit qui préside à l’enseignement. Ce qu’on attaque aujourd’hui, c’est la littérature classique elle-même, dans son essence, radicalement ; c’est cet ensemble d’œuvres où éclate l’intelligence antique dont on s’applique à montrer, pour l’édification universelle, l’inutilité ou le danger. Ce danger que n’ont point aperçu Bossuet et Fénelon, que n’aperçoit point encore aujourd’hui M. l’évêque d’Orléans, faut-il y croire sur la foi des docteurs nouveaux ? Qu’on le remarque d’ailleurs : de la littérature antique à la littérature de tous les temps, il n’y a pas loin ; ce qu’on poursuit en réalité, ce sont les lettres tout entières, — les lettres modernes comme les lettres anciennes ; c’est tout ce que l’esprit enfante, tout ce que l’intelligence produit, tout ce que l’imagination crée. Le moment est bien choisi pour faire la théorie des peuples qui ne doivent pas penser, et voilà beaucoup d’éloquence employée à renouveler à un autre point de vue le paradoxe de Rousseau ! Sans doute la littérature a commis des excès ; elle les expie tristement. C’est un motif de plus pour travailler à relever l’intelligence, à ranimer le goût, à réhabiliter les notions justes de l’art et à rajeunir l’inspiration défaillante. Si l’esprit littéraire est puissant pour le mal, ne l’est-il pas également pour le bien ?

Mais où donc est aujourd’hui la littérature ? Elle était du moins l’autre jour à l’Académie, à la réception de M. Alfred de Musset, en attendant qu’elle soit ailleurs. Un attrait purement littéraire avait suffi pour amener un public nombreux. L’auteur de Rolla à l’Académie ! n’est-ce point là le signe de l’évanouissement d’un monde, d’une transformation de l’atmosphère, du changement total d’une époque ? Ce changement, tout l’indique, tout le caractérise, — et ceux qui viennent et ceux qui s’en vont. Voici, à peu de distance, trois hommes d’une nature bien différente, M. de Feletz, M. Droz et M. Dupaty, qui pouvaient compter comme des représentans du passé en littérature, et qui disparaissent l’un après l’autre de l’Académie. La circonstance la moins bizarre, à coup sûr, n’est point celle qui a amené M. Alfred de Musset à faire l’éloge de M. Dupaty, auquel il succédait. Au milieu de tous ces signes des transformations contemporaines, l’auteur du Caprice nous apparaissait comme l’image blonde et fière des jeunes années. Sa seule présence réveillait le souvenir de tous ces poèmes d’une inspiration rare et toujours vivans, — l’Espoir en Dieu, la Nuit de mai, la Nuit d’août, les Stances à la Malibran. — Mardoche, le héros des Contes d’Espagne et d’Italie, pouvait bien grimacer dans quelque coin de la salle ; mais après tout n’était-il point amusant encore ? Un des plus spirituels passages du discours de M. Alfred de Musset au reste, c’est celui où il conciliait son passé, parfois quelque peu turbulent, avec sa présence à l’Académie ; et ce qui est mieux, c’est que le nouvel élu a su être juste et élogieux pour M. Dupaty sans le grandir outre mesure. Il n’est point facile, sans doute, de faire de l’esthétique au sujet des Voitures versées, l’une des œuvres capitales de l’académicien qui n’est plus, et cependant M. Alfred de Musset a réussi à en tirer l’occasion des plus délicates et des plus remarquables vues sur l’art dramatique, sur ce mélange de musique et de paroles qui compose l’opéra-comique. M. Nisard, chargé de recevoir M. Alfred de Musset, lui a un peu longuement rappelé peut-être qu’il avait été jeune, qu’il avait été l’enfant du siècle, et que Boileau était un poète d’un bon et salutaire exemple ; nous avons vu l’instant où il érigeait les doctrines de l’Art poétique en dogme social. Ce n’est là d’ailleurs que la moindre partie d’un discours remarquable et visiblement empreint de sympathie, où M. Nisard a trouvé plus d’un trait ingénieux et neuf pour caractériser le talent de l’académicien nouveau. En assistant à cette séance, une question nous venait naturellement à l’esprit. — Comment se fait-il que la popularité de M. Alfred de Musset n’ait fait que s’accroître et grandir dans les dernières années, tandis que celle d’autres poètes contemporains a singulièrement diminué ? C’est qu’en réalité, au milieu de tous les élémens nouveaux qui se mêlent et se combinent dans son talent, il est resté d’une manière particulière en lui quelque chose de naturellement français. Il a le nerf, la netteté, l’élégance, toutes ces qualités qui sont le moins sujettes aux variations de la mode et qui ne vieillissent pas pour nous, parce qu’elles sont essentiellement dans la nature de notre pays. Sa muse n’a point trempé sa lèvre à la coupe des mélancolies baveuses et des liqueurs démocratiques. Il est resté poète tout simplement, poète spirituel, fin, attendri, et c’est ce qui fait que ses vers conservent un charme vivant que tant d’autres n’ont pas. Une des choses qui prouvent le mieux la place qu’occupe désormais M. Alfred de Musset dans notre poésie, c’est que lui aussi, hélas ! il a une école ; il a des disciples qui ont pratiqué de leur mieux la poétique qu’il émettait dans un jour de verve railleuse :

Mon premier point sera qu’il faut déraisonner.

La phalange est nombreuse. Après la poésie, c’est le théâtre ; le Caprice a engendré une multitude de chétives inventions qui se sont promenées sur toutes les scènes, bégayant la langue du maître et simulant son esprit ; c’est la couvée de la fantaisie s’érigeant en école poétique. Il n’y a qu’un malheur : c’est que réellement en littérature il n’y a point d’écoles, dans le sens qu’on donne à ce mot ; il n’y a que des générations qui se succèdent. Chacune vient à son heure et fait son œuvre. Nous sommes loin assurément des conditions dans lesquelles est né le talent de M. Alfred de Musset, nous sommes loin même des conditions où nous vivions il y a cinq ans. Entre cette époque et aujourd’hui, une révolution est venue marquer une transformation décisive. Quelle que soit la littérature qui naîtra, elle sera évidemment différente de ce qu’elle a été.

C’est même une question d’ailleurs de savoir quelle influence pourront exercer sur la littérature ces quelques années récentes que nous avons traversées. Il y a là en effet derrière nous, assez loin déjà pour se montrer sous son vrai jour, assez près pour que nous en ayons été les témoins, toute une histoire qui rappelle le moyen-âge ou le XVIe siècle. Que manque-t-il en fait d’incidens tragiques ? Des ministres égorgés, des généraux voyant tomber à leur côté, sous le feu, leurs femmes et leurs enfans, un pape en fuite, des aventuriers traînant leurs bandes de pays en pays, des villes tout entières campant dans les rues après le carnage, sous l’impassible et ironique splendeur des nuits d’été ; n’y a-t-il point dans ce dramatique ensemble des sources puissantes d’inspiration pour l’art littéraire ? En attendant que la poésie s’en empare, ce que peuvent inspirer de mieux ces événemens, ce sont des récits qui les reproduisent avec fidélité. Mme la comtesse de Spaur a raconté un de ces épisodes, sous le titre de Relation du voyage de Pie IX à Gaëte, dans quelques pages saisissantes. Mme de Spaur, femme du ministre de Bavière, a coopéré elle-même à l’évasion presque miraculeuse du pape en 1848. Elle raconte ce qu’elle a vu. Il faut demander à son opuscule moins l’intérêt littéraire que l’intérêt qui s’attache à l’événement même. Quelque chose de l’émotion de cette fuite clandestine se retrouve dans le simple et intéressant récit de Mme de Spaur. La moralité de la révolution romaine, qui forçait alors Pie IX de quitter sous un déguisement une ville souillée du sang de Rossi, c’est la présence de l’armée française à Rome.

Maintenant, un mot encore sur la Belgique. Le cabinet de Bruxelles, à ce qu’il semble, a des défenseurs qui ne sauraient comprendre, probablement parce qu’ils sont peu accoutumés à ce genre d’appréciations, qu’on puisse juger l’état de leur pays par des considérations toutes politiques, toutes morales. La pire des choses en pareil cas, c’est d’imaginer causer quelque embarras par des interprétations oiseuses et d’y réussir si peu. Qu’y a-t-il de surprenant, d’ailleurs, que les défenseurs ordinaires du ministère actuel de la Belgique ne se rendent pas toujours très bien compte de tout ce qui se fait autour d’eux ? Ils sont trop visiblement occupés de la France ; ils vivent de nos rumeurs ; ils ont des Grimm attitrés de toute sorte pour leur faire la petite gazette de Paris, si bien qu’il ne leur reste plus d’attention pour voir que la Belgique elle-même ne les suit plus ; et si quelqu’un leur signale ce mouvement, ils vous répondent : réimpression ! exactement comme on reprocherait leurs dépouilles aux gens qu’on aurait dépouillés. Il faut bien cependant qu’on le sache, nous n’avons point tout dit sur le cabinet belge ; il nous serait facile d’ajouter plus d’un trait, la réimpression elle-même pourrait nous en offrir. Ce n’est point que de toute manière nous ayons beaucoup de doutes sur le sort de la triste industrie qu’on fait intervenir ici. En ce moment même, voici un nouveau traité contre ce genre de trafic qui vient d’être signé le 29 mai entre la France et la Hollande. M. Rogier lui-même n’a point peut-être pour la précieuse industrie le farouche amour qu’on suppose. Il ne s’en soucierait point autrement, si la réimpression ne présidait en même temps les associations libérales ; espèce de Janus politique et commercial qui crie d’un côté : Sauvons la précieuse industrie ! et de l’autre fait des manifestes contre les cléricaux, qui veulent le rétablissement des castes et la résurrection des privilèges. M. Rogier ménage la contrefaçon pour avoir les associations libérales. Après tout, associations libérales, contrefaçon, — ne serait-on point tenté de dire que c’est tout un ? Est-ce que les clubs belges ne sont point encore une contrefaçon de nos clubs ? Est-ce qu’ils ne reproduisent pas le langage, les déclamations, les idées creuses du plus mauvais libéralisme français ? Le roi Louis-Philippe, qui n’était point, que nous sachions, un absolutiste, écrivait au roi Léopold en 1846, au moment du plus grand essor de ces associations, qu’elles lui rappelaient la commune de Paris en 1792. M. de Gerlache reproduisait récemment cette lettre, comme un des plus irrécusables témoignages, dans une brochure sur le Mouvement des partis en Belgique. Il est vrai qu’il y a beaucoup d’autres choses excessives dans l’essai de l’honorable magistrat belge ; mais que peut prouver cela, si ce n’est qu’en Belgique, ainsi que partout, il y a des catholiques comme M. de Gerlache, de même qu’il y en a comme M. de Docker, dont nous citions l’autre jour l’opinion modérée et patriotique ? Ce sont là, à vrai dire, les catholiques les plus dangereux pour le cabinet de Bruxelles, parce qu’ils représentent plus fidèlement la masse des opinions nationales. Si le ministère belge succombe dans la lutte aujourd’hui ouverte, il aura succombé devant le souvenir évoqué contre lui des tendances de conciliation politique qui ont présidé à la fondation de l’indépendance de la Belgique, et auxquelles il semble tristement préférer les conseils d’un libéralisme passionné et exclusif. C’est ce que peuvent bientôt nous dire les élections qui se préparent. En observant la situation de la Belgique, qu’avons-nous fait autre chose que de noter des signes déjà visibles de décadence dans le ministère actuel ? La science des symptômes n’est pas toujours infaillible, il s’en faut ; elle ne trompe pas toujours cependant, témoin les récentes crises qui viennent d’avoir lieu à Turin et la transformation ministérielle qui s’est accomplie. Nous avions eu l’occasion de signaler sur quelle dangereuse pente se trouvait le cabinet piémontais.

Voici pourtant un ministère qui avait traversé avec fermeté et honneur des momens difficiles. Il avait sauvegardé la situation du Piémont au milieu du mouvement de l’Europe ; il est venu échouer dans les complications intérieures des partis. Il y a quelques mois déjà, on avait pu remarquer, sans trop se l’expliquer, une sorte de rapprochement entre le cabinet et cette fraction de la chambre qu’on nomme le centre gauche, — car en vérité, en Piémont, il y a un centre gauche et aussi un centre droit, sans compter une extrême droite et une extrême gauche, pour ne point parler des autres nuances. Au fond, le véritable auteur de ce singulier rapprochement, ce n’était point le cabinet lui-même : c’était M. de Cavour, le ministre des finances. M. de Cavour est un homme de talent, qui a toute l’ambition du talent. Il aura vu probablement que M. d’Azeglio était affaibli par la maladie, et c’est pourquoi il aura songé à lui succéder comme président du conseil. Le moyen pour y arriver, c’était de constater assez hautement sa nouvelle évolution politique, et d’amener la démission de M. d’Azeglio. C’est ce qui s’est réalisé à la mort de M. Pinelli, le président de la chambre des députés. M. de Cavour y a vu une occasion de sceller son alliance avec le centre gauche, de constater qu’il était personnellement en possession de la majorité parlementaire, et il a fait nommer à la présidence de la chambre le chef de ses nouveaux alliés, M. Ratazzi ; sur quoi M. d’Azeglio et ses collègues se sont hâtés de donner leur démission. M. de Cavour seulement n’a point manqué de revendiquer sa part de solidarité dans l’acte de la chambre ; mais ici les péripéties intimes ont commencé, et il s’est finalement trouvé que celui qui semblait avoir si bien manoeuvré n’a eu qu’une courte victoire. Le roi a commencé par inviter ses ministres à s’entendre pour continuer à rester ensemble au pouvoir. Plus M. de Cavour se sentait près du succès, plus il s’est montré inflexible. Il n’est point impossible que cette attitude ait blessé au palais de Turin, et voilà comment M. de Cavour a été écarté, tandis que M. d’Azeglio restait chargé de composer un nouveau cabinet. Le successeur de M. de Cavour au ministère des finances est M. Cibrario, qui ne passe point pour s’être occupé beaucoup de ces matières, et cependant tout l’avenir du royaume est dans la question financière ; celle-là seule domine toutes les autres, et peut grandement influer sur le sort du pays. Il y a aujourd’hui d’autant plus de difficultés sous ce rapport, que M. de Cavour a inauguré tout un nouveau système ; il a brisé l’ancien rouage administratif et financier avant de l’avoir remplacé ; il a changé l’assiette de l’impôt, et s’est livré à beaucoup d’innovations qui ne laissent point que de constituer un assez lourd héritage.

Au milieu de toutes ces difficultés, on a parlé un moment de la dissolution de la chambre. Une telle mesure aujourd’hui amènerait de singulières complications, car elle entraînerait presque infailliblement le triomphe de l’un des deux partis extrêmes, et, dans un cas comme dans l’autre, il serait fort difficile d’aller plus loin sans rencontrer la loi politique actuelle à franchir. Voilà où conduisent les intrigues, les ambitions et les passions des partis ou des hommes. Le cabinet actuel suffira-t-il à cette situation ? Il est du moins aujourd’hui plus homogène. La politique n’a point changé, puisque M. d’Azeglio en reste le chef ; seulement les circonstances ne sont plus les mêmes, et il reste dans la vie politique du Piémont comme un germe secret de divisions et de complications nouvelles.

En Angleterre, la session touche à sa fin, fort heureusement pour la considération du gouvernement parlementaire, qui, aujourd’hui attaqué sur tout le continent, semble prendre à tâche, comme le faisait observer récemment l’organe le plus influent de la presse anglaise, de justifier ces attaques par son incurie. Les séances se suivent et se ressemblent ; les honorables représentans les remplissent, tant bien que mal, d’interpellations et de commérages. La question du séminaire de Maynooth vient juste à point pour exercer l’éloquence des honorables anglicans, qui trouvent là un prétexte de donner libre cours à leur intolérance. Le bill sur la Nouvelle-Zélande vient comme couvrir l’inaction du pouvoir, et le laver du reproche de ne rien faire. L’agonie du parlement anglais ne sert, en vérité, qu’à lord Palmerston : il trouve encore moyen de faire triompher son ancienne politique, ou à tout le moins de la rappeler au souvenir de ses contemporains, car à quoi peuvent servir tant d’interminables discussions sur les affaires intérieures de l’Espagne et du Piémont, sur les outrages (réparés d’ailleurs) faits par un officier autrichien à un sujet anglais, sur la détention d’un certain M. Murray à Rome, sinon à faire entendre clairement que, dans un pareil cas, lui, lord Palmerston, agirait autrement ! Il vient enfin d’achever sa grande victoire ; le bill de la milice lui a été donné, bien plus à lui qu’au ministère, avec toutes ses singularités et ses rigueurs ; la milice sera fouettée, houspillée, réprimandée, tout comme l’armée régulière les confrères de MM. Cobden, Bright et Mimer Gibson, les bourgeois et les marchands, comme dit si dédaigneusement lord Palmerston, n’ont qu’à se bien tenir. Les radicaux, qui ont intérêt à vouloir la paix du monde, ont été vaincus dans cette question par les partis, qui ont peut-être intérêt à la vouloir beaucoup moins. Ce bill a été voté, sans trop d’opposition d’ailleurs, malgré la singularité de quelques-unes de ses clauses, peut-être à cause de l’anxiété qui, depuis quelque temps, recommence à se manifester en Angleterre, et qui fait craindre pour le maintien de la paix.

La fin de cette session profite aussi aux peelites, qui reprennent l’ascendant et sont aujourd’hui le parti gouvernemental en perspective. À la chambre des lords, le comte de Derby a été forcé de répéter, à quelques variantes près, les paroles de M. Disraeli aux communes : on ne touchera pas aux dernières lois de navigation, malgré la bonne volonté que M. Herries avait manifestée pour leur destruction ; on ne remontera pas au-delà des réformes commerciales de sir Robert Peel. — Si cela est, que veut dire le cabinet de lord Derby, et quelle signification a-t-il ? S’il n’y a qu’un cabinet tory de possible, un cabinet tory non protectioniste, pourquoi le pouvoir ne passerait-il pas aux tories free traders ? Et ce qui constitue en effet la faiblesse du cabinet de lord Derby, c’est qu’il ne représente pas le parti tory, mais le parti protectioniste, c’est-à-dire une secte dissidente de l’ancien parti tory. Aussi les peelites se croient-ils déjà à la veille d’arriver aux affaires. M. Gladstone, qui a fait éprouver au cabinet son premier échec en hâtant la dissolution du parlement ; MM. Cardwell et Sidney Herbert, qui, il y a quelques mois, n’étaient pas sûrs de leur réélection, ont repris tous leurs avantages. Qu’ils prennent garde cependant, l’outrecuidance les gagne en vérité beaucoup trop vite. Il y a quelque temps, on annonçait comme devant figurer dans le prochain ministère du free trade les trois chefs de parti qui s’accordent sur cette question, lord John Russell, sir James Graham et M. Cobden ; aujourd’hui les peelites repoussent avec énergie lord John Russell. Nous voyons avec joie que les électeurs libéraux de la Cité de Londres n’ont pas conservé contre le très honorable lord les mêmes rancunes. Lord John Russell sera réélu par la Cité, et ira défendre, comme par le passé, le choix que les électeurs viennent de faire du baron de Rothschild ; il viendra, comme par le passé, battre en brèche les vieilles barrières qu’avaient élevées à d’autres époques l’esprit national et la foi religieuse, mais qui aujourd’hui sont inutiles à la préservation de l’Angleterre et nuisibles à la considération de la foi protestante. La lettre de lord John Russell à ses électeurs est digne de tout éloge : elle dit, à la vérité, plutôt ce que lord John Russell aurait voulu faire et voudrait faire que ce qu’il a fait, mais elle rappelle modestement que l’administration du cabinet whig, si elle n’a pas créé, comme la précédente administration de sir Robert Peel, une politique nouvelle, s’est efforcée de la continuer par l’abrogation des lois de navigation et l’extension du free trade à d’autres produits que les céréales, qu’elle a maintenu, malgré lord Palmerston, la paix de l’Europe, et que, si elle n’a pas apaisé les fermens de discorde qui s’agitent en Angleterre, elle ne les a pas augmentés. Ces titres en valent certainement bien d’autres.

L’Allemagne, depuis quelques années, est périodiquement le théâtre de grandes réunions diplomatiques. — Questions fédérales, questions de douane, craintes de guerre au dedans ou au dehors, les prétextes ne manquent point. La confédération germanique n’a pas tenu depuis janvier moins de trois conférences douanières de la plus haute portée, celle de Vienne, celle de Darmstadt et celle de Berlin, dont les travaux paraissent encore loin de toucher à leur terme. L’on a vu se reproduire successivement dans ces trois réunions, sous le manteau des intérêts matériels, toutes les prétentions politiques des divers cabinets allemands : — à Vienne, l’idée de l’incorporation de l’empire à la confédération ; à Darmstadt, l’idée d’une union plus étroite des états secondaires à côté des deux grandes puissances rivales, comme pour établir entre elles un équilibre toujours près de se rompre. — Enfin le renouvellement pur et simple du Zollverein, que demande aujourd’hui la Prusse aux plénipotentiaires des états représentés à Berlin, ressemble, à s’y méprendre, au célèbre plan d’union restreinte dont elle espérait en 1850 faire le noyau de l’Allemagne de l’avenir.

La diplomatie néanmoins a un moment oublié ces projets et contre-projets que la Prusse, l’Autriche et les petits états échangent ainsi, non sans aigreur. Si souvent visité à Varsovie depuis deux ans par les hommes d’état et les souverains de l’Allemagne, le tsar est venu à son tour s’entretenir avec son allié l’empereur d’Autriche et son beau-frère le roi de Prusse, — de quels intérêts ? De ceux de l’Allemagne ou de ceux de l’Europe ? Il faut le reconnaître, le moment choisi ne laissait pas de prêter aux conjectures, et les fêtes militaires de Vienne et de Berlin pouvaient être prises, sans abus d’imagination, pour la contrepartie de celles de Paris. Les commentateurs du moins n’ont pas voulu que le hasard tout seul eût tant d’à-propos. Quoi qu’il en soit, si le voyage de l’empereur de Russie en Allemagne a pu avoir une intention européenne, il a aussi pour la confédération germanique une signification en quelque sorte locale. Il rappelle le rôle que le tsar joue depuis 1848 parmi les états allemands, les services qu’il a rendus à l’Autriche, les conseils parfois sévères qu’il a donnés à la Prusse, l’influence que la diplomatie n’a point cessé d’exercer à Francfort sur la vieille diète rétablie, et par suite l’habitude, de jour en jour mieux marquée, que les hommes d’état et les princes allemands ont prise de recourir, soit à l’arbitrage, soit à l’appui de ce souverain, dans toutes les circonstances critiques. À l’aisance grave de son attitude et de ses allures, on voit assez que le tsar a le sentiment de cette situation de médiateur et de protecteur que les Allemands lui laissent prendre chez eux. Que cette entente de la Russie avec la Prusse et l’Autriche offre à l’Allemagne des garanties qui ne seraient point à dédaigner dans les éventualités de quelque conflit européen, soit : il serait cependant fâcheux pour la confédération germanique que l’on finît par croire qu’elle n’a pas foi dans ses seules ressources et qu’elle se défie de ses forces. N’est-on pas porté naturellement à le penser en voyant les deux grandes puissances allemandes si empressées, tantôt à solliciter des directions à Varsovie, tantôt à en recevoir à Berlin et à Vienne ?

En Danemark, un événement heureux est venu apporter quelque adoucissement aux regrets universels que laissent les arrangemens conclus avec la Prusse et l’Autriche pour l’organisation administrative des duchés. Les cabinets se sont entendus pour régler la question qui, en définitive, dominait toutes les autres, celle de la succession au trône. Le prétexte légal de l’agitation scientifique et politique qui a amené l’insurrection du Holstein, c’était, si l’on s’en souvient, un principe emprunté à l’ancien droit germanique, en vertu duquel les fiefs impériaux étaient héréditaires de mâle en mâle à l’exclusion des femmes, en sorte que les parties du Danemark anciennement soumises à cette législation impériale pouvaient rompre tout lien avec le royaume, du moment où la couronne danoise irait, après le roi actuel, passer à la ligne féminine de la dynastie. À la suite de conventions de famille qui consacrent la renonciation de la branche féminine et l’exclusion du duc d’Augustenbourg, justifiée par sa participation à la révolte du Holstein, le choix du roi de Danemark s’est arrêté sur le prince Chrétien de Gluksbourg, qui, à l’avantage d’être, par sa mère, le neveu du roi Chrétien VIII, joint celui d’appartenir, par son père, à une branche mâle de la dynastie régnante. Cet arrangement, qui assure l’intégrité du royaume et qui enlève au parti germanique son meilleur prétexte, n’était point de nature à plaire à la Prusse. Aussi, avant de donner sa signature à cette convention, a-t-elle renouvelé les objections qu’elle avait faites en 1850, lorsque les grandes puissances étaient convenues, par le protocole de Londres, de régler la succession danoise de manière à assurer l’intégrité du pays. Les résistances du cabinet de Berlin n’ont pu l’emporter sur les résolutions bien arrêtées de la Russie et de la France. M. de Turgot, dont nous signalions récemment l’activité terme et décidée dans les questions de commerce international, a tenu pour la France à ce que ces affaires de Danemark, depuis trop long-temps pendantes, reçussent enfin une solution conforme à l’équité et aux intérêts de l’équilibre européen. La France, d’ailleurs, devait ce témoignage de bon vouloir à un ancien allié cruellement éprouvé pour elle durant la guerre, et à cause d’elle encore non moins maltraité par la diplomatie lors de la paix de 1815.

La Turquie ne fait parler d’elle que de loin en loin depuis quelques années ; mais, dans ce calme, troublé seulement par l’affaire des réfugiés hongrois et la question plus récente des lieux saints, elle n’est point restée inactive. Une nouvelle question préparée de longue date et arrivée aujourd’hui à une phase décisive, la question d’Égypte, qui avait autrefois révélé la faiblesse de l’empire, vient montrer la hardiesse et la force qu’il a retrouvées dans les modestes efforts d’une rénovation sociale en train de s’accomplir. Cette différence de situation, ce changement de rôle entre le sultan et le pacha d’Égypte, entre le suzerain et son vassal, constituent à la fois le principe et le but de leur querelle présente. Plusieurs fois depuis un an, le gouvernement turc et l’héritier de Méhémet-Ali se sont vus aux prises ; quelques-unes des contestations qui les divisaient se sont facilement terminées. Restait l’affaire la plus grave, qui vient d’être en partie résolue, celle du Tanzimat, la grande question de savoir si les institutions fondamentales en vigueur dans le reste de l’empire seraient ou ne seraient point introduites en Égypte, en un mot si la suzeraineté du sultan aurait dans ce pays toutes ses conséquences législatives et judiciaires, ou continuerait d’être nominale.

Il est impossible de ne pas rappeler, à propos du démêlé qui vient d’être écarté, que la France n’a pas toujours été sans reproches dans ses rapports avec l’empire ottoman. La Russie n’est point la seule puissance européenne qui ait porté de rudes atteintes à l’intégrité de la Turquie. Tout ce que la Russie a essayé ou accompli dans les principautés du Danube, la France l’a fait ou tenté à Tunis et en Égypte à plusieurs reprises. Elle a été près de risquer la guerre générale pour asseoir son protectorat sur cette Égypte qu’elle avait déjà une fois conquise et perdue. La France cependant ne pouvait vouloir et ne voulait point la chute de l’empire ottoman. D’où venait donc son erreur ? A la vue de l’affaiblissement graduel du pouvoir central à Constantinople et des brillantes individualités qui étaient écloses successivement dans différentes provinces de l’empire, à la vue de la torpeur dont la race musulmane paraissait frappée et de la jeunesse qui semblait, au contraire, bouillonner dans les veines de quelques-unes des populations de cette vaste monarchie, on s’était demandé s’il ne serait pas possible de régénérer la dynastie d’Othman et son héritage, en substituant à la maison impériale et à la race gouvernante quelqu’un de ces hommes, quelqu’une de ces races qui déployaient tant de vigueur apparente et professaient tant d’ambition. De là le choix que l’on avait fait de Méhémet-Ali et de la race arabe. On a vu depuis combien ce choix, dicté par un engouement superficiel, était peu justifié par le génie de l’homme et les ressources du pays. Celui sur la tête duquel reposait ce plan magnifique de la régénération de la Turquie par l’Égypte a faibli et s’est laissé oublier bien avant de toucher au terme de sa carrière ; les espérances que ses amis avaient proclamées sur ses grandes destinées l’avaient elles-mêmes précédé de long-temps dans la tombe. Or, à l’époque même où les populations égyptiennes retombaient presque subitement dans leur corruption et dans leur impuissance séculaires, la moralité, la discipline, l’esprit de commandement, reprenaient au contraire quelque chose de leur ancienne vigueur dans la race ottomane. Les Turcs, chez lesquels l’esprit n’a point les allures très vives ni très démonstratives, mais qui possèdent à un très haut degré le don du bon sens calme, ont bientôt senti que la supériorité leur revenait ; ils ont compris toute la portée de cette révolution que la nature se chargeait elle-même d’opérer dans leur situation vis-à-vis de l’Égypte. Réfléchis par tempérament, patiens par religion, ils ont attendu que le moment fût venu de ressaisir les privilèges que les traités garantis par les grandes puissances européennes leur assurent en Égypte, et ils ne doutent plus aujourd’hui que l’heure n’ait sonné.

On le sait, sous le pouvoir du personnage bizarre et fantasque qui gouverne l’héritage de Méhémet-Ali, les populations égyptiennes n’ont point jusqu’à présent possédé les garanties de sécurité accordées à toutes les autres populations de l’empire. Le recrutement arbitraire, la confiscation des propriétés, les corvées gratuites, tout le système d’exactions et de tyrannie particulier au vieil Orient a régné jusqu’ici en Égypte. En Turquie, les corvées et les confiscations n’existent plus ; le recrutement ne s’opère plus que par la voie du sort ; les fonctionnaires civils ou militaires ne peuvent plus impunément attenter à la liberté ou à la vie des sujets musulmans ou chrétiens du sultan ; les tribunaux font chaque jour des exemples dans tous les rangs. Que demandait le sultan au pacha d’Égypte ? C’est que le même régime fût introduit dans son gouvernement ; c’est que le hatti-schérif de Gulhané, où sont déposés les principes élémentaires de tous les droits compatibles avec la civilisation orientale, appliqué aujourd’hui avec succès aux provinces même les plus turbulentes de l’empire, la Syrie et la Bosnie, fût proclamé aussi en Égypte, et enfin que ce pays reconnût et acceptât la souveraineté du sultan dans l’ordre législatif et judiciaire. Le sultan, il faut le reconnaître, a apporté dans ce différend les dispositions les plus conciliantes : c’est ce que prouve la transaction récemment conclue en Égypte par le commissaire turc Fuad-Effendi. Il aurait pu obtenir davantage en prenant une attitude plus menaçante : il a préféré demander moins, afin de réussir plus vite et de couper court aux intrigues diplomatiques qui auraient pu s’agiter autour du pacha. Abbas s’engage d’ailleurs à adopter les principes du Tanzimat. La sagesse de la Turquie, aidée du temps, fera le reste, si les puissances étrangères ne lui suscitent point de nouveaux obstacles.

Tournez à présent vos yeux vers le Nouveau-Monde, vers ces états de la Plata qui ont le privilège, par leurs révolutions et leurs guerres, de tenir en suspens le jugement de l’Europe en attirant sans cesse son attention : tout n’est point terminé, il s’en faut, par la chute de Rosas, et on pourrait dire plutôt que c’est le commencement d’une situation où peuvent surgir d’un jour à l’autre des complications de tout genre. Ce n’est pas tout de secouer le joug d’un maître qui ne brillait point sans doute par le libéralisme et la douceur de son gouvernement : il faut savoir se gouverner soi-même, il faut justifier les prétentions qu’on a eues de mieux satisfaire aux besoins du pays, il faut prendre garde de laisser dégénérer les moyens qu’on a employés en élémens d’agitations nouvelles. Qu’arrive-t-il, par exemple, dans l’Uruguay ? On sait par quel concours de forces Montevideo, assiégée depuis dix ans par Oribe, a été dégagée. Le gouvernement enfermé dans la ville a appelé à son aide le Brésil et le général Urquiza, armé contre Rosas. Le premier but de l’alliance, si l’on veut, a été atteint. Rosas et Oribe ont disparu de la scène ; mais c’est ce qui suit qui est le plus curieux. Des élections ont été faites dans l’Uruguay, un président a été nommé, et sur qui a porté le choix du pays ? Justement sur un partisan avéré du général Oribe, M. Francisco Giro. On conviendra de la singularité du résultat dans un pays représenté comme fort opposé à Oribe et de plus occupé encore au moment des élections par les forces brésiliennes. Le vrai motif de cette élection, c’est un certain ressentiment national contre les traités passés par le gouvernement de Montevideo avec le Brésil, traités dont la ratification a rencontré d’assez sérieux obstacles : l’un d’eux, on s’en souvient, cède à l’empire, sous prétexte de délimitation, une assez considérable portion de territoire contiguë à la province brésilienne de Rio-Grande. Reste à savoir quel sera le résultat de ce froissement entre l’État Oriental et le Brésil. En même temps, une difficulté d’un autre genre s’élevait entre Montevideo et Buenos-Ayres à l’occasion d’une note de M. l’amiral Leprédour. Après les derniers événemens, les hostilités cessant entre les deux états, l’amiral Leprédour n’a point cru devoir prolonger plus long-temps du côté de la France la séquestration de l’îlot de Martin-Garcia. Il a rappelé le navire français qui croisait sur les côtes, en invitant les deux gouvernemens à s’entendre sur l’occupation même de l’île. À quoi celui de Buenos-Ayres a répondu d’une façon assez vive, en revendiquant la propriété pure et simple de Martin-Garcia, sans admettre qu’il pût y avoir lieu à d’autres arrangemens. Le gouvernement de Montevideo a cédé ; il a retiré ses soldats qui occupaient encore l’île, en réservant néanmoins le principe. Ainsi, moins de deux mois après la grande pacification de la Plata, voici pour Montevideo deux incidens plus graves qu’ils ne paraissent de prime-abord, sans compter les complications intérieures qui en pourraient naître. La modération et le bon esprit des gouvernemens peuvent un moment assoupir ces germes de divisions ; mais il est difficile qu’ils ne se réveillent pas quelque jour, parce qu’en réalité, — d’une part, les mésintelligences qui s’élèvent sans cesse sous une forme ou sous l’autre entre le Brésil et les états de la Plata ne tiennent pas à des circonstances accidentelles, à la présence de tel ou tel homme au pouvoir : elles sont dans la nature des choses, elles tiennent au vieil antagonisme de la race espagnole et de la race portugaise dans le Nouveau-Monde ; — d’un autre côté, cette difficulté de relations qui s’est si souvent manifestée entre Buenos-Ayres et Montevideo, et dont l’incident de Martin-Garcia est un nouveau symptôme, ne tenait point davantage uniquement à Rosas : elle s’explique par la rivalité permanente, mal entendue, nous le croyons, de ces deux villes, qui se disputent l’influence commerciale dans la Plata, tandis qu’elles pourraient la partager et prospérer également toutes deux. Le gouvernement nouveau de Buenos-Ayres, on peut le croire, n’a point à cet égard une autre politique que celle de Rosas.

À Buenos-Ayres même, sur la rive droite de la Plata, la situation est-elle beaucoup meilleure ? Là aussi des élections vont avoir lieu pour nommer une chambre des représentans, qui aura elle-même à élire le gouverneur de la province. En attendant, le pouvoir est resté entre les mains d’un gouvernement provisoire local, tandis que le général Urquiza demeure le général en chef de l’armée, c’est-à-dire le maître réel de la situation. Ce qu’il faut remarquer, au surplus, dans ce gouvernement, c’est un louable esprit de modération. Il est clair que le général Urquiza ne veut point se prêter à une réaction trop violente, ni quant aux choses ni quant aux hommes. Il a maintenu avec soin tous les signes fédéraux, il est intervenu pour sauvegarder le frère même de Rosas contre d’odieuses obsessions personnelles dont il était l’objet ; mais parviendra-t-il à contenir tous les élémens aujourd’hui en fermentation ? Déjà la presse commence à se déchaîner ; d’odieux libelles vont fouiller dans la vie privée des citoyens. Il y a deux journaux de ce genre à Buenos-Ayres, l’Avispa et le Père Castañeda. Dans les journaux plus sérieux qui se multiplient, c’est un bien autre danger. Sait-on quel précieux programme publiait récemment un des plus importans de ces journaux, les Debates ? Tout ce que nous connaissons s’y rencontre : suffrage direct et universel, droit de réunion, liberté de la presse sans autre limite que l’inviolabilité de la vie privée, jugement par jury, organisation de la bienfaisance publique pour guérir les plaies du corps- social, impôt sur le capital, réforme des prisons, réforme postale, etc., etc. Il s’y mêle sans doute d’autres bonnes choses ; mais ne remarque-t-on pas l’à-propos d’un impôt sur le capital, là où justement le capital est ce qui manque pour l’exploitation du sol ? C’est à peu près comme si on mettait un droit d’entrée par tête d’immigrant ; ce serait probablement le moyen de travailler au développement de la population. Quant au droit de réunion, nous n’en avons point encore de nouvelles bien authentiques en ce qui concerne la population masculine ; mais il y a à Buenos-Ayres un club de femmes organisé pour pousser les citoyens à s’aller faire inscrire aux registres de la garde nationale, et qui a rendu le décret suivant « Art. 1er. Tout individu non garde national sera considéré comme égoïste et lâche, et ses caresses seront repoussées comme empoisonnées. — Art. 2. Amour sans limites est accordé aux patriotes gardes nationaux. » Ainsi en ordonne l’escadron vésuvien de Buenos-Ayres. Ceci est le côté burlesque ; ce qui est plus sérieux au fond, ce sont les symptômes déjà manifestes de cette ébullition des esprits, c’est cette triste facilité à s’emparer de tout ce que mettent en circulation les révolutions européennes. Le général Urquiza s’est vu déjà obligé de publier une proclamation sévère contre les excès de la presse, et cela suffit peut-être pour que certains esprits voient déjà en lui un nouveau Rosas ; il le sera à coup sûr, non par sa propre volonté, mais par la force des choses, si l’on recommence les mêmes fautes, les mêmes extravagances, qui ont fait sortir une première fois la dictature de Rosas du sein de la plus effrayante anarchie. C’est aux Argentins éclairés à considérer leur situation. Après tout, la tyrannie ne ressemble point à quelqu’une de ces fleurs de l’air qui croissent dans la pampa, ainsi nommées parce qu’elles ont leurs racines à nu, à la pleine lumière du ciel et du soleil ; elle a ses racines dans le sol, dans les mœurs, dans les passions incendiaires qu’on fomente, dans les vices qu’on propage, dans les causes de démoralisation qu’on multiplie, lorsque l’unique préoccupation de ces pays devrait être le travail, — non le travail des théoriciens et des organisateurs brevetés, mais le travail réel, pratique, effectif, qui défriche le sol, crée des industries, ouvre des voies nouvelles à travers les solitudes inhabitées, et fait du développement des intérêts moraux et matériels la garantie de la stabilité et du véritable progrès. Le général Urquiza est probablement destiné à jouer un grand rôle aujourd’hui dans la République Argentine ; mais qu’on ne s’y trompe point : ce rôle sera ce qu’on le fera, et une expérience prochaine viendra peut-être mieux éclairer encore cette situation. CH. DE MAZADE.

LE CHAMBI À PARIS.

J’aimerais à faire connaître dans tous leurs détails les mœurs d’un pays qui maintenant est associé pour toujours au nôtre. Je l’aimerais pour maintes raisons. Chez nous, ce qui excite le plus l’intérêt est ce qui parle à l’imagination. Si l’on pouvait savoir tout ce qu’il y a dans l’esprit arabe de verve, d’originalité, d’attrait, il y aurait bien vite en France un véritable engouement pour l’Algérie. Puis, je le crois aussi, il y aurait profit pour toutes les littératures européennes dans la lumière jetée sur un peuple où le climat, les coutumes et la religion ont réuni une si prodigieuse variété de richesses poétiques. Cooper a tenu en éveil la curiosité d’un immense public avec ses tribus indiennes. Les enfans du désert sont d’autres hommes que ceux des tribus américaines. Chez les populations de l’Afrique, la grace, l’intelligence, l’éclat d’une antique civilisation, se mêlent à l’énergie de la vie sauvage. Ces hommes qui passent leur temps sous la tente, qui vivent de l’éperon et du fusil, sont familiers avec l’immortelle poésie du Koran, et ont sur toutes les choses humaines mille aperçus pleins de finesse. Je vais tâcher d’en fournir une preuve.

Quelques personnes, m’assure-t-on, se sont intéressées à ce Chambi que j’ai mis en scène récemment[1]. Je me retrouvai ces jours derniers dans des conditions toutes semblables à celles où j’étais lors de la visite que j’ai exactement racontée. Je m’entretenais avec le même interlocuteur de ce qui est, j’en conviens, une préoccupation habituelle de ma pensée, du pays arabe, de ses habitans, des études de toute nature qu’il y aurait pour des esprits curieux et attentifs dans la vaste contrée où s’engagent chaque année davantage nos destinées. Le personnage que l’on connaît déjà s’offrit tout à coup à notre vue.

« Je te croyais reparti pour le désert, dis-je au Chambi.

— Non pas, me dit-il ; je reste ici avec quelques compagnons. »

Je dirai en passant qu’il y a dans ce moment-ci à Paris un groupe d’Arabes, pour la plupart du Sahara, qui ont associé au milieu de nous leurs errantes et insouciantes existences.

« Et de quoi vivez-vous ? » Il se prit à rire de ce rire intelligent et, si l’on peut parler ainsi, convaincu des nations qui n’abusent pas comme nous de ce jeu de la physionomie.

« Écoute, fit-il, nous allons tous les dimanches dans un café. Là on nous dit : Fumez, prenez du café, et l’on vous paiera. En effet, quand nous avons fumé et bu pendant quelques heures, on nous donne 40 douros, qui nous servent à vivre toute la semaine. » Là-dessus il rit encore, et il ajouta une phrase dont il est difficile de traduire en notre langue la pittoresque ironie, mais qui voulait dire à peu près ceci : « Les enfans de Mahomet profitent de ce que Dieu a créé, tout exprès pour les nourrir, une nation de badauds. »

Ainsi les Gil Blas et les Guzman d’Alfarache n’appartiennent pas uniquement à nos contrées. Voilà que l’Afrique nous fournit aussi cette sorte de gens pour qui le pavé des grandes villes est un champ inépuisable où vient une infinie variété de cultures. Depuis long-temps, j’avais le désir de réunir les impressions habituelles que notre pays, nos mœurs, notre civilisation font éprouver aux voyageurs des pays arabes. Je résolus de mettre à profit la nouvelle visite du Chambi pour tirer d’une intelligence africaine toute une série d’opinions raisonnées sur la France. Je commençai donc un interrogatoire où je posai d’abord à mon hôte quelques questions préliminaires sur les chrétiens. Voici quelles furent ses premières réponses :

« Vous ne priez pas, vous ne jeûnez pas, vous ne faites pas vos ablutions, vous ne rasez pas vos cheveux, vous n’êtes pas circoncis ; vous ne saignez pas les animaux qui vous servent d’alimens ; vous mangez du cochon et buvez des liqueurs fermentées qui vous rendent semblables à la bête ; vous avez l’infamie de porter une casquette que ne portait pas Sidna-Aïssa (notre Seigneur Jésus-Christ) : voilà ce que nous avons à vous reprocher. En échange, nous disons : Vous frappez bien la poudre, votre aman[2] est sacré, vous ne commettez pas d’exaction, vous avez de la politesse, vous êtes peu enclins au mensonge, vous aimez la propreté. Si, avec tout cela, vous pouviez dire une seule fois du fond de votre cœur : Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et notre seigneur Mahomet est l’envoyé de Dieu, personne n’entrerait avant vous dans le paradis. »

Plus d’un lecteur sourira certainement à certains passages de cette tirade, où il trouvera de bizarres puérilités. Peut-être n’aura-t-il point réfléchi assez avant de sourire. Ainsi ce singulier reproche : « Vous avez l’infamie de porter une casquette que ne portait pas notre Seigneur Jésus-Christ, » tient précisément à ce qui donne aux mœurs orientales le plus de grandeur et de dignité. Dans ce pays de traditions antiques, rien n’a changé : les fils tiennent à honneur d’être vêtus comme leurs pères. Cette bizarre tyrannie de la mode, que les plus sérieux esprits sont obligés de subir chez nous, est là-bas chose complètement inconnue. Les habits, comme les usages, sont sous la protection de la religion, et tirent de cette loi auguste quelque chose d’une particulière gravité. Ce qu’il y a de ridicule dans notre accoutrement a certainement été un des obstacles les plus puissans placés entre les mœurs arabes et l’influence européenne.

Laissant de côté les considérations générales sur la race chrétienne, je demandai au Chambi, ce qui lui avait paru digne d’éloge en France, et voici ce que j’en obtins :

« Il y a dans votre pays un commandement sévère. Un homme peut y voyager jour et nuit sans inquiétude. Vos constructions sont belles, votre éclairage est admirable, vos rues sont larges et d’une parfaite propreté ; vos voitures sont commodes, vos bateaux à fumée et vos chemins de feu n’ont rien qui leur soit comparable dans le monde. On trouve chez vous des alimens et des plaisirs pour tous les âges et pour toutes les bourses. Vous avez une armée organisée comme des degrés, celui-ci au-dessus de celui-là. Aucune de vos villes ne manque de fantassins ; vos fantassins sont les remparts de votre pays. Votre cavalerie est mal montée, mais merveilleusement équipée. Le fer de vos soldats brille comme de l’argent. Vous avez de l’eau et des ponts en abondance. Vos cultures sont bien entendues ; vous en avez pour chaque saison. L’œil ne se lasse pas plus de voir vos légumes et vos fruits que votre sol ne se lasse de les fournir. Nous avons trouvé dans votre jardin du Baylic (le Jardin des Plantes) en animaux, en plantes et en arbres, ce dont nos anciens eux-mêmes n’avaient jamais entendu parler. Vous avez de quoi contenter l’univers entier en soie, en velours, en étoffes précieuses et en pierreries. Enfin, ce qui nous étonne le plus, c’est la promptitude avec laquelle vous savez ce qui se passe sur les points les plus éloignés. »

Voilà assurément un bel éloge de notre civilisation. Il semble que nous devrions exercer une grande action sur un peuple qui apprécie aussi vivement toutes les découvertes et toutes les ressources de notre esprit ; malheureusement les Arabes mettent dans les jugemens qu’ils portent sur eux-mêmes une intelligence aussi élevée que dans les jugemens qu’ils portent sur nous. Ce ne sont point des sauvages, menant par la seule impulsion de la nécessité et de l’habitude une vie dont ils ne comprennent point la grandeur. Ce qu’il y a de charme profond, de saisissant attrait dans leur libre et périlleuse existence, ils le connaissent mieux que nous. Qu’on en juge par cette apologie de l’Afrique dont le Chambi fit suivre son éloge de notre pays :

« Tandis que votre ciel est sans cesse brumeux, que votre soleil est celui d’un jour ou deux, point davantage, nous avons un soleil constant et un magnifique climat. Si par hasard le ciel vient à s’ouvrir sur nous, un instant après il se referme, le beau temps reparaît et la chaleur nous est rendue. Tandis que vous êtes fixés au sol par ces maisons que vous aimez et que nous détestons, tous les deux ou trois jours nous voyons un pays nouveau. Dans ces migrations, nous avons pour cortége la guerre, la chasse, les jeunes filles qui poussent des cris de joie, les troupeaux de chamelles et de moutons qui sont le bien de Dieu se promenant sous nos regards, les jumens suivies de leurs poulains qui bondissent autour de nous.

« Vous travaillez comme des malheureux, nous ne faisons rien. Notre vie est remplie par la prière, la guerre, l’amour, l’hospitalité, que nous donnons ou que nous recevons. Quant aux travaux grossiers de la terre, c’est l’œuvre des esclaves. Nos troupeaux, qui sont notre fortune, vivent sur le domaine de Dieu ; nous n’avons besoin ni de piocher, ni de cultiver, ni de récolter, ni de dépiquer les grains. Quand nous le jugeons nécessaire, nous vendons des chameaux, des moutons, des chevaux ou de la laine ; puis nous achetons et les grains que réclame notre subsistance et les plus riches de ces marchandises que les chrétiens prennent tant de peine à fabriquer. Nos femmes, quand elles nous aiment, sellent elles-mêmes nos chevaux, et, quand nous montons à cheval, elles viennent nous dire, en nous présentant notre fusil : O monseigneur ! s’il plaît à Dieu, tu pars avec le bien, tu reviendras avec le bien.

« Notre pays en printemps, en hiver, dans toutes les saisons, ressemble à un tapis de fleurs d’où s’exhalent les plus douces odeurs. Nous avons des truffes et le danoum, qui vaut les navets ; le drin nous fournit un aliment précieux. Nous chassons la gazelle, l’autruche, le lynx, le lièvre, le lapin, le dol, le renard, le chacal, le begueur-el-ouhach (l’antilope). Personne ne nous fait payer d’impôts, aucun sultan ne nous commande.

Chez vous, on donne l’hospitalité pour de l’argent. Chez nous, quand tu as dit : « Je suis un invité de Dieu, » on te répond ; « Rassasie ton ventre, » et l’on se précipite pour te servir. »

Si la civilisation recevait des éloges tout à l’heure, voilà le désert qui est bien autrement exalté. Je désire que cette série de paroles, traduites avec une fidélité scrupuleuse, fassent réfléchir un peu les gens qui s’indignent de ce que la race européenne et la race indigène ne forment point déjà en Algérie un même peuple gouverné par les mêmes lois.

Qu’on médite sur chacune de ces phrases, et l’on verra que le travail de notre conquête est tout simplement de réunir les élémens les plus opposés. Tandis que le génie de l’Europe est l’industrie, le génie de l’Orient est l’oisiveté ; tandis que l’esprit moderne poursuit la pensée chimérique peut-être des dominations pacifiques, l’esprit des temps anciens se conserve chez les populations primitives de l’Afrique, qui demeurent éprises de la guerre. Je ne désespère pas certainement du but que notre autorité se propose ; mais, pour atteindre ce but, même avec plus de rapidité et de sûreté, il est bon de ne se cacher aucun des obstacles qui nous en séparent.

On trouvera que ce sont là peut-être de bien sérieuses considérations à propos des discours du Chambi. Les gens qui n’aiment pas faire peser sur leur esprit le poids des sérieuses pensées préféreront, sans aucun doute, à ce qui précède, ce qui me reste encore à dire. Je conclus, d’après certaines de ces paroles, que mon visiteur était un moraliste, et il y a un chapitre que les moralistes de tous les temps aiment particulièrement à traiter, c’est celui des femmes. Je n’eus pas à me repentir d’avoir mis le Chambi sur cette matière. Le philosophe de Ouergla mit dans son traité, sur ce qui occupera toujours le plus les fous et les sages de tous les pays et de tous les temps, une verve malicieuse digne de Rabelais et de Montaigne. Ce fut d’abord une suite de dictons. Chez nous et chez vous, dit-il, la ruse des femmes est sans pareille.

Elles se ceinturent avec des vipères
Et s’épinglent avec des scorpions.

Le marché des femmes est comme celui des faucons ;
Celui qui s’y rend doit se métier d’elles :
Elles lui feront oublier ses travaux,
Elles détruiront sa renommée,
Elles lui mangeront son bien,
Elles lui donneront une natte pour linceul.

Après ces dictons que je pourrais multiplier, sorte de proverbes rimés où s’accouplent singulièrement le bon sens et la poésie, le Chambi nous fit un tableau complet de mœurs que je veux essayer de rendre. Ce qu’il a de profondément original fera excuser ce qu’il a peut-être d’un peu offensant pour certaines idées de notre civilisation et de notre pays.

« Chez nous, dit notre Arabe, les femmes aiment qu’un homme soit toujours recherché dans ses vêtemens, frappe bien la poudre, ait une main continuellement ouverte, mène hardiment un cheval et sache garder un secret. Voilà qui regarde l’amant ; quant à l’époux, il faut qu’il n’oublie pas un seul jour les devoirs du mariage. Sans cela, sa femme va trouver le cadi, et du plus loin qu’elle l’aperçoit, elle se met à crier : « O monseigneur, lui dit-elle, il n’y a pas de honte quand on obéit à sa religion ; eh bien ! je viens au nom de ma religion accuser mon mari. Ce n’est pas un homme, il ne me regarde pas : pourquoi resterais-je avec lui ? Le cadi lui répond : — O ma fille, de quoi te plains-tu ? Il te nourrit bien, il t’habille bien, tu as tout ce que tu veux. — Non, monseigneur, reprend-elle, je ne suis ni nourrie ni vêtue, s’il n’accomplit pas ce que lui prescrit notre seigneur Mahomet. Je veux divorcer avec lui. — Le cadi alors s’écrie : — Tu as raison ; la religion des femmes, c’est l’amour, » et presque toujours le divorce est prononcé. »

Beaucoup de gens s’en vont disant que les femmes sont malheureuses dans la société musulmane. Je n’ai pas posé cette question au Chambi ; mais, si je lui avais dit : « Crois-tu que vos femmes voudraient vivre sous notre loi ? » il m’aurait répondu : « J’en suis sûr, elles regretteraient l’autorité protectrice du cadi. »

J’étendrais sans fin un sujet dont le principal mérite doit être la brièveté, si je voulais rapporter tout ce que l’habitant du désert me débita encore d’observations, de maximes, de poésies. Parmi l’amas de paroles et de pensées mêlées comme de capricieuses arabesques dans ce long entretien, je remarquai cependant une sentence en vers que je veux à toute force citer, car elle porte l’empreinte de cet orgueil, trait distinctif du caractère arabe, que ne peut méconnaître sans danger quiconque est appelé à traiter avec les populations musulmanes :

Souviens-toi qu’une once d’honneur Vaut mieux qu’un quintal d’or. Ne te laisse prendre pour jouet par personne ; Le pays où souffre ton orgueil, Quitte-le, quand ses murailles seraient bâties avec des rubis.

L’auteur du Cid aurait aimé, je crois, cette poésie. N’est-elle pas empreinte d’une grandeur qui rappelle cette fierté que le sang castillan a tirée sans aucun doute des veines africaines ? Mon Chambi allait devenir pour moi un Abencérage, quand je le congédiai en lui donnant un douro. L’Arabe qui a déjà tiré des leçons de Paris se montra tout entier alors. Il prit la pièce entre ses doigts, et, l’élevant au-dessus de sa tête : « Voici ton père, s’écria-t-il, le mien et celui de tout le monde ! » Je raconte ce que j’ai entendu. Quant au soin de tirer des conclusions, je le laisse à ceux qui aiment à débrouiller l’énigme bizarre de l’esprit humain.

Général DAUMAS.


V. de Mars.

  1. Voyez la livraison du 15 février 1852.
  2. Pardon.