Chronique de la quinzaine - 14 mai 1852
14 mai 1852
Observer une époque comme la nôtre, fatiguée par tant d’essais et de révolutions, cela n’est point toujours gai, mais c’est du moins instructif. Quelle étude plus remplie de saisissantes révélations pour qui saurait les recueillir On peut se procurer le spectacle de bien des efforts trompés, de bien des événemens qui tournent contre les vues de leurs propres auteurs, de bien des révolutions qui aboutissent aux résultats les plus inattendus et de bien des rapprochemens curieux qui ne laissent point que de caractériser notre temps. Voici en peu de jours quelques dates qu’un hasard ironique semble avoir réunies en changeant étrangement leur signification, et qui, dans leurs fortunes diverses, résument nos vicissitudes. C’est d’abord le 4 mai, anniversaire de la proclamation de la république par l’assemblée constituante de 1848 ; c’était à cet anniversaire qu’était promise la pompe des fêtes, et il est passé assez obscurément avec quelque apologie solitaire pour toute commémoration. Le 10 mai était le jour marqué pour le périlleux interrègne de l’autorité publique dans notre pays, et il s’est trouvé, à l’échéance, que toute une population assistait, au milieu des appareils militaires, à une sorte de résurrection du pouvoir le plus entier qu’ait eu la France depuis un demi-siècle. Il y a cependant des esprits, nourris de longues et singulières illusions, qui paraissent ne point soupçonner le sens et la connexité des mouvemens qui se résument dans ces deux dates ; ils ne veulent point comprendre que, si le 10 mai a pu être à ce point la fête de l’autorité souveraine appuyée sur la force victorieuse de l’armée, c’est qu’on en avait trop fait le jour redouté d’une conflagration possible de la société française. Les peuples n’aiment guère qu’on place comme des étapes dans leur vie des jours de combats et de luttes tragiques où ils risquent de s’abîmer corps et biens, sans compter l’honneur parfois ; ils échappent volontiers à tout prix à ces alternatives. On leur a marchandé la sécurité, et, sans se souvenir de ce qu’ils ont voulu, aimé ou espéré, ils finissent par ne plus marchander le pouvoir à qui s’offre pour les tirer de leur incertitude. On les a repus d’agitations, et ils arrivent bientôt à adorer le repos et le calme : c’est la loi éternelle des réactions. On glorifiait récemment avec quelque émotion lyrique le soleil clément et radieux qui éclaira, le 4 mai 1848, l’inauguration définitive de la république nouvelle, Malheureusement le soleil de cette époque a éclairé bien d’autres scènes ; il a éclairé des batailles de quatre jours, le travail des sectes, la stagnation de la vie nationale, les progrès croissans de l’anxiété publique. Les dernières choses que nous nous sentions le goût de réhabiliter pour notre part, ce sont celles qui font naître ces suprêmes angoisses. Quoi qu’il arrive, il n’est point douteux, comme on le dit, mais dans un tout autre sens qu’on ne le dit, que la révolution de février aura été le véritable point de départ d’une situation toute nouvelle. S’il a été permis d’attendre mieux pour la France d’autres institutions, nous ne nous faisons point illusion, ce n’est point d’hier que ces institutions sont mortes, ni il y a trois mois : c’est le 24 février qui les a tuées, en faisant prévaloir d’autres principes, en mettant en jeu d’autres forces, et en plaçant la société dans cette extrémité redoutable où une question de conservation universelle devait dominer toute autre question. La révolution de février a eu cet effet, rien n’est plus vrai, de changer les conditions morales et politiques de la France et du monde, pourrait-on dire. Souvenez-vous, en effet, de ce qu’était l’Europe en 1847, des tendances qui dominaient, et observez ce qui en est aujourd’hui ! Voyez quels courans règnent et se propagent, quelles transformations s’opèrent, quels instincts se font jour ! Dans cet ordre de symptômes, la fête du 10 mai a sa place, à coup sûr. Joignez à un sentiment de sécurité matérielle du moment le goût naturel du peuple pour les fêtes, la promptitude de l’imagination française à s’enflammer aux spectacles militaires, les pompes religieuses se mêlant à la résurrection d’un symbole guerrier, la variété des costumes, les chefs arabes à côté des généraux de la patrie de Washington, — cela suffit bien, il nous semble, à expliquer l’étrange affluence qui s’est fait remarquer parmi nous dans ces derniers jours. Paris a été un peu pris d’assaut pacifiquement. On a pu entendre toutes les langues et tous les dialectes. La province a reflué vers le centre ; les étrangers ont rempli nos rues ; peut-être n’ont-ils pas eu tous les genres d’intérêt qu’ils se promettaient : l’empire n’a point été proclamé au milieu de la distribution des aigles. Quant à ajouter que la république s’en porte mieux, ce serait beaucoup dire sans doute.
Le malheur de la république en France, c’est de s’être identifiée avec le socialisme. Elle portera long-temps la peine de cette assimilation, que ses adversaires lui opposent comme une fatalité de ses doctrines, et que beaucoup de ses sectateurs ont cru habile d’accepter. En fait, c’est principalement sous cette forme du socialisme que la république a pénétré dans les campagnes. Il n’est point facile de gagner les ames simples et ignorantes aux savantes abstractions du radicalisme et à la métaphysique de la souveraineté du peuple ; il est infiniment plus aisé de pénétrer jusqu’à elles en caressant leurs passions et leurs convoitises, en fomentant ces haines sourdes et instinctives de la misère contre la richesse, de la grossièreté contre le luxe, de l’ignorance contre les supériorités morales. C’est ce genre de ravage, souvent dévoilé depuis quelques années par mille publications, par mille incidens de tribunaux, que mettent encore à nu les rapports des commissaires extraordinaires envoyés dans les départemens pour réviser et adoucir les condamnations prononcées à la suite du 2 décembre. Les hommes chargés de cette mission de clémence et d’observation tout à la fois, on le sait, étaient le général Canrobert, le colonel Espinasse et un conseiller d’état, M. Quentin Bauchart. Chose singulière ! Ce sont les soldats, peu accoutumés à s’effrayer outre mesure, qui semblent avoir ressenti la plus vive impression du mal ; c’est le commissaire civil qui semble écarter le plus volontiers les signes redoutables. Les résultats effectifs de ces missions laissent apercevoir quelque chose de cette différence d’impressions. Sur 4,070 condamnations dans les départemens du centre, le général Canrobert a prononcé 727 graces ou atténuations de peine ; dans le midi, sur 4,000 condamnations, il n’y a eu que 200 graces et 100 commutations, tandis que dans le sud-est, visité par M. Quentin Bauchart, le chiffre des commutations ou des graces s’est élevé à 2,424. Le rapport le plus remarquable peut-être est celui de M. le colonel Espinasse ; il respire une certaine franchise militaire qui ne déguise rien, qui ne dissimule pas même ce triste symptôme, — l’impopularité de la clémence. Ce que dit M. le colonel Espinasse, le général Canrobert le dit aussi. Ni l’un ni l’autre, nous devons le constater, n’y mettent la finesse de M. Quentin Banchart, qui croit devoir rejeter ces sévérités extrêmes de l’opinion sur ce qu’il nomme les « anciens partis. » Comment d’ailleurs concilier ces dispositions terrifiées et rigoureuses des anciens partis avec l’attitude que le commissaire extraordinaire leur attribue d’un autre côté, — attitude de dissidence et d’hostilité qui serait l’espoir manifeste du socialisme dans sa défaite ? Voici des gens bien effrayés au commencement d’un rapport qui deviennent à la fin bien téméraires ! Au fond de cette dernière observation de M. Bauchart, peut-être y a-t-il une de ces vérités assez peu neuves qui deviennent méconnaissables parfois en subissant certaines transformations. Oui, évidemment, si la société n’était point divisée, si les élémens conservateurs qu’elle contient étaient unis et compactes, le socialisme serait moins dangereux, ce qui veut dire, en d’autres termes, que si la société était bien portante, elle offrirait infiniment moins de prise au mal et aux contagions. Il faut savoir gré sans doute à M. Quentin Bauchart de cette vérité, qui n’était peut-être point à découvrir. Il est un peu plus difficile de croire que si le socialisme est véritablement et complètement vaincu, comme on l’affirme, les anciens partis soient disposés à faire quoi que ce soit qui puisse le relever de sa défaite. À vrai dire, c’est là la question de savoir dans quelles limites le socialisme est vaincu : il est impuissant et désarmé comme force organisée et violente ; comme maladie morale, il n’a point disparu en un jour, et l’action matérielle même seule n’y peut rien. C’est une étrange illusion de tout rejeter sur les anciens partis ; c’est une explication qui a le suprême inconvénient de ne rien expliquer. Ce qu’on nomme les anciens partis, ce n’est autre chose, à tout prendre, que l’ensemble des forces conservatrices de la société, malheureusement divisées dans des crises successives, constituées sous des formes diverses, et résumant dans une mesure différente les traditions, les instincts et les besoins de notre pays. Nous ne nous dissimulons en rien ce qu’il y a de difficile à combiner ces élémens dans un effort commun ; mais enfin n’est-ce point là l’œuvre de conciliation propre à une époque comme la nôtre, — œuvre où il y a bien assez des difficultés réelles sans y joindre la légèreté. des jugemens, et où la modération est la première loi dans l’exercice d’un pouvoir immense ? Au milieu des nécessités rigoureuses créées par des obligations nouvelles, la modération est d’autant plus nécessaire pour rapprocher les hommes, pour désarmer les scrupules honorables, pour ne point faire porter, par exemple, à la science les peines de la politique. La retraite d’hommes comme M. Villemain ou M. Cousin ne serait-elle pas plus regrettable encore, si leur nom ne continuait à se rattacher librement à l’enseignement qu’ils ont illustré ? Il se peut même parfois que la modération inspire bien l’esprit. Nous cherchons vainement ce qu’a pu gagner M. Arago dans un échange ostensible de correspondances où le ministre de l’instruction publique a su mettre du côté du gouvernement la modération et le bon goût, ce qui est bien encore quelque chose en France.
Quand nous disions l’autre jour qu’il y avait nécessairement quelque peine pour les corps politiques à prendre la place qui leur est dévolue dans un nouveau régime, nous aurions pu ajouter que cette difficulté existe pour tout le monde. Il y a pour chacun une étude à faire, — l’étude des signes contemporains, des possibilités, des conditions de l’ordre actuel des choses. On ne se rend pas toujours compte au juste de la mesure dans laquelle tout est changé. Cette incertitude à peu près universelle n’est pas le moindre signe de ce moment-ci. Le corps législatif a eu à ressentir les effets de ces hésitations dans ses travaux ; il les ressent encore peut-être, d’autant plus que c’est l’organisation législative qui a été le plus profondément transformée. La presse, pour n’être point un corps de l’état, n’y est pas moins sujette, et elle s’instruit à ses risques et périls. Déjà plusieurs avertissemens ont été donnés. Le gouvernement a probablement voulu fixer dans l’application le sens du dernier décret sur un point particulier. Par exemple, quelle est la nature des rapports de la presse avec les corps de l’état ? Dans quelle mesure peut-elle rendre compte de leurs travaux ? Autrefois, on s’en souvient, les journaux reproduisaient dans leur animation même les séances des assemblées ; ils décrivaient ces luttes ardentes de la parole ; ils mettaient en scène les personnages. Que de peintures injurieuses ou complaisantes ! que de verve employée souvent à démontrer que l’éloquence, la raison, la vérité, l’esprit, se trouvaient toujours nécessairement du côté de celui dont le journal défendait l’opinion ! Ce n’était point le mieux à coup sûr ; toujours est-il que nous n’en sommes plus là. Le procès-verbal officiel des séances législatives reste le seul genre de reproduction permis aux journaux. C’est là le sens des derniers avertissemens infligés par l’autorité administrative, et on peut sans trop de licence se demander si les orateurs n’y perdent pas encore plus que les journaux. Au reste, dans l’incertitude qui résulte pour la presse de ces conditions, ne croyez pas que l’embarras soit égal pour tout le monde. Il y a les esprits à ressources qui suppléent à tout merveilleusement, et qui continuent à avoir en réserve une multitude de questions du dernier intérêt, de l’à-propos le plus saisissant. Vous plaît-il de savoir la différence du droit divin et du droit national, ou bien encore de vous initier aux mystères de l’autorité absolue et de la liberté absolue ? Vous aurez beau objecter que cela ne vous inquiète guère : qu’importe ? Les inventeurs de ces choses n’en poursuivront pas moins leurs voyages dans les régions fantastiques. Il y a ainsi dans la presse bon nombre de ces types de polémistes oiseux ou excentriques qui ont des idées à eux, une histoire à eux, une politique à eux : « Moi, dis-je, et c’est assez ! » Chaque événement, n’en doutez pas, vient confirmer leurs vues ; ils ont l’art de tout expliquer avec des formules. Se comprennent-ils toujours ? Qui pourrait le dire ? Mais ils attirent un moment l’attention, et cela suffit, car un des traits qui les distinguent, c’est de ne pouvoir supporter qu’on ne parle plus d’eux, même quand on ne parle plus de personne. Et cependant, au lieu de ces personnalités survivantes ou des polémiques anciennes, la presse ne pourrait-elle pas trouver d’immenses élémens d’intérêt encore ? N’y a-t-il point partout dans le monde mille questions qui se nouent et se dénouent sans cesse ? N’y aurait-il point à observer et à suivre les migrations des races, les luttes lointaines des peuples, les prises de possession des contrées inexplorées, le travail universel de la civilisation ? Le malheur de la presse en France, sauf une ou deux exceptions honorables, c’est d’être peu familiarisée avec toutes ces questions, sur lesquelles la presse anglaise fait porter ses investigations de chaque jour. Il semble qu’elle soit dépaysée dès qu’elle s’écarte de ces habitudes de discussions politiques qui ont eu trop souvent pour effet de lui ôter le sens de ces grandes réalités de la vie contemporaine et des intérêts positifs.
Aussi bien ces intérêts positifs doivent inévitablement aujourd’hui tenir une grande place parmi nous en l’absence de l’éclat de la vie politique. Leur développement ne contribue-t-il pas à la grandeur et à la sécurité du pays ? Travaux publics, finances, questions de crédit, commerce, — ne reste-t-il pas encore dans tous ces objets de quoi occuper utilement l’activité publique ? Bien des choses, comme on le sait, ont été faites sous ce rapport dans ces derniers mois, et il n’est point surprenant qu’il y ait aujourd’hui quelque suspension. Il a été néanmoins question récemment d’un assez important projet financier qui consisterait à offrir aux porteurs de rentes perpétuelles les moyens de transformer leurs titres en rentes viagères, avec élévation d’intérêt, comme cela se fait en Angleterre. Il en résulterait pour l’état, à la place de l’amortissement ordinaire, une sorte de libération de sa dette s’opérant successivement par la mort des porteurs de rentes viagères. D’un autre côté, cette mesure aurait pour effet d’ajouter un élément de plus à la dette publique par la création d’un nouveau fonds qui déchargerait d’autant le 4 et demi pour 100. C’est là, si nous ne nous trompons, le double but du projet dont nous parlons. Du reste, les porteurs de rentes perpétuelles seraient seuls admis, par l’échange de leurs titres, à devenir créanciers viagers de l’état. Le budget de 1853 vient d’être soumis par le conseil d’état, chargé d’en soutenir la discussion, au corps législatif. Dans sa composition générale, il ne diffère pas de celui de 1852 ; ce sont à peu près les mêmes élémens. Il reste encore pour l’année prochaine, dans les prévisions du budget, un déficit de 40 millions qu’on se promet de couvrir par les annulations habituelles de crédits ; mais on peut se demander si des crédits d’un autre genre ne viendront pas augmenter les dépenses, et maintenir, sinon élever, le chiffre prévu du déficit. N’est-ce point là déjà ce qui arrivera probablement en 1852 ? Il est vrai qu’il est dès ce moment possible de remarquer comme un des élémens de notre situation financière la marche singulièrement ascendante du revenu public. Une note officielle constatait récemment ce progrès depuis le commencement de l’année. Le mois de janvier était en déficit sur l’époque correspondante de 1851. Février a donné l million 800,000 fr. de plus que dans l’année précédente ; en mars, le progrès est de 5 millions le mouvement ascensionnel atteint en avril au chiffre de 9 millions 600,000 fr. d’augmentation. Nous ne demandons pas mieux que de tirer de ces chiffres d’heureux présages pour l’avenir, et d’y voir le signe d’une amélioration réelle, de l’activité nouvelle des affaires, du mouvement des transactions et du commerce, et d’une sorte de réveil de la confiance publique. Il n’y a qu’une chose à souhaiter et à espérer : c’est la bonne politique qui sait appliquer utilement et convenablement ces ressources croissantes de l’état.
Si toutes ces matières qui touchent au progrès matériel et commercial du pays sont plus que jamais faites, comme nous le disions, pour attirer l’attention des esprits sérieux, nul assurément ne peut s’y consacrer avec plus de fruit et de succès que M. Michel Chevalier. L’habile économiste vient de résumer dans un livre, — Examen du système commercial connu sous le nom de système protecteur, — une des questions les plus graves pour notre avenir industriel et commercial. Il ne s’agit, en effet, de rien moins que de savoir si la France proclamera la liberté du commerce, ouvrira ses ports et ses frontières, ou si elle maintiendra les tarifs qui protégent son industrie. M. Michel Chevalier est très décidé pour les doctrines du libre échange. On ne saurait avoir plus de spirituelle érudition, plus de verve, plus d’éloquence contre le système protecteur. Il y aurait cependant un petit nombre d’observations à faire, et qui sont plutôt de bon sens que de science. D’abord n’est-il point vrai que l’industrie française a fait de grands et sérieux progrès depuis long-temps ? Or c’est bien quelque chose à considérer qu’un régime sous lequel a grandi notre industrie. En outre, l’expérience faite par l’Angleterre a-t-elle produit des résultats assez manifestement bienfaisans pour être décisive, et pour pouvoir servir d’exemple aux peuples qui n’ont point vécu dans les mêmes conditions ? Le libre échange est-il aussi populaire dans la Grande-Bretagne elle-même aujourd’hui qu’il l’était à l’époque où Robert Peel en fit le pivot de sa politique commerciale ? Ce qui ressort de plus pratique et de plus vrai des remarquables pages de M. Michel Chevalier et de bien d’autres travaux consacrés à cette question, c’est qu’il y a réellement à faire une étude soigneuse et attentive de nos tarifs ; il y a des inégalités à effacer, des exagérations à atténuer, des prohibitions à écarter. Si l’ensemble du système commercial d’un pays est une des choses auxquelles il faille toucher avec le plus de circonspection et de réserve, il y a évidemment aussi dans notre temps des nécessités à satisfaire : ce sont celles qui résultent de l’immense mouvement imprimé au monde, du penchant des peuples à se lier par les relations commerciales plus encore que par les relations politiques, de la rapidité et de l’accroissement des communications internationales, de toute cette vie contemporaine, en un mot, qui met naturellement tous les pays en échange permanent d’influences et de produits. Il y a là, il nous semble, un double intérêt à sauvegarder, au point de vue des faits, du développement pratique, plus encore qu’au point de vue d’une science dont les principes ne sont peut-être pas toujours très conformes à la réalité.
La Belgique est-elle remise de ses émotions d’il y a quelques mois ? Elle semble pour le moment infiniment moins préoccupée de créer des camps retranchés, de se défendre contre des attaques dont on n’a guère la pensée, nous le croyons, et dont on a perdu même l’habitude de parler chez nos voisins du nord. L’attention de la Belgique aujourd’hui est tout entière portée sur ellemême, sur ses mouvemens intérieurs. Elle va avoir dans peu de jours des élections provinciales et des élections politiques pour le renouvellement d’une portion du parlement dans quatre provinces : Flandre-Orientale, Liége, Hainaut et Limbourg. Déjà tous les symptômes ordinaires de l’agitation électorale se manifestent. La question est de savoir ce qui en résultera dans la situation des partis et pour le ministère actuel, qui représente le libéralisme au pouvoir. À vrai dire, la durée du cabinet de Bruxelles nous semble un peu problématique. Qu’il ait contre lui tout l’ensemble du parti catholique fortifié, selon toutes les prévisions, par les élections prochaines, cela est assez simple ; mais c’est dans son parti même qu’il commence à ne plus jouir du même crédit qu’autrefois. Quelques hommes importans du libéralisme belge, tels que M. Dolez, député du Hainaut, MM. Rolin et d’Elhougne, représentans de Gand, qui se retirent aujourd’hui de la vie politique, l’ont appuyé jusqu’au dernier moment de leurs votes, mais non sans exprimer dans la familiarité un jugement assez sévère. L’ennui de mettre d’accord leur vote et leur pensée a sans doute motivé leur retraite. Bien d’autres encore viendront probablement grossir la phalange des mécontens. Un des griefs les plus vifs contre le cabinet de Bruxelles, c’est l’impôt sur les successions voté l’an dernier, et qui a contribué singulièrement à dépopulariser le parti libéral en Belgique. Ce qu’on lui reproche, c’est sa ténacité dans les petites choses et son inconsistance dans les grandes, c’est le peu d’habileté et de tact qu’il a montré un moment dans sa politique extérieure, c’est le désordre permanent de la comptabilité des fonds spéciaux du ministère de l’intérieur, toujours en guerre à ce sujet avec la cour des comptés, c’est l’oubli complet dans lequel le gouvernement laisse certaines parties du pays. Joignez à ceci la hauteur blessante du ministre des finances, M. Frère, trop visiblement imbu de son importance, — la capacité peu constatée de M. Van-Hoorebeke, ministre des travaux publics, qui n’a réussi jusqu’ici qu’à mécontenter tout le monde par des œuvres ruineuses et peut-être inutiles. Ce sont là, si l’on veut, des griefs de détails et secondaires ; ils ne sont point les seuls, et ils sont dominés encore par un grief d’un caractère plus sérieux et plus politique : c’est le reproche qu’on fait au cabinet Rogier-Frère de l’étroit esprit de coterie qui l’inspire, de ses tendances à se mettre perpétuellement en guerre avec l’église, de manière à faire de cet antagonisme une politique. Nous ne voulons évidemment rien exagérer ; mais enfin il y avait pour le cabinet belge des vices d’origine qui étaient à corriger, et qui n’ont fait que se développer. Le ministère avait à secouer le joug des associations libérales qui l’avaient porté au pouvoir, et il n’a fait que leur obéir. Il a fait du gouvernement l’instrument des associations de Bruxelles, de Gand et de Liége. C’est là la faiblesse du cabinet de M. Rogier, et c’est probablement ce qui le tuera dans l’état actuel des partis.
Bien des publications révèlent et expliquent ces mouvemens de l’opinion en Belgique. Aucune n’est plus remarquable que celle d’un homme éminent, M. de Decker, sur l’esprit de parti et l’esprit national. M. de Decker est un membre du parti catholique, libéral et modéré. Ce qu’il montre dans sa brochure, où respire un chaleureux patriotisme, c’est l’impossibilité pour l’esprit de parti de rien fonder en Belgique ; ce qu’il poursuit dans le cabinet actuel, c’est l’expression d’un libéralisme exclusif qui jure avec les traditions nationales, et qui est plutôt le fruit d’une imitation étrangère. La véritable origine morale de l’indépendance nouvelle de la Belgique, c’est l’alliance de la liberté et du catholicisme. Cette alliance, maintenue avec soin, a contribué, dans les premières années, à consolider la nationalité belge ; elle lui a fait traverser les plus rudes momens. Le danger est venu avec les partis exclusifs, qui n’ont point tenu compte de cette situation. Nous ne serions pas surpris que les circonstances où se trouve aujourd’hui l’Europe ne contribuassent à ramener la Belgique à des conditions plus justes et plus normales. Le sentiment exprimé par M. de Decker est bien loin, en effet, d’être un sentiment isolé. Le mérite de la brochure de cet homme distingué, c’est de répondre à une disposition très actuelle de l’opinion publique, qui tend manifestement à se prononcer contre le cabinet libéral. Tout annonce que les catholiques gagneront du terrain dans les élections prochaines ; ils n’auront point peut-être la majorité, mais ils l’auraient à coup sûr dans des chambres renouvelées, si on les appelait au pouvoir, — ce que le roi ne fera point, parce qu’il les considère, assure-t-on, comme étant plus sages, plus modérés que les libéraux, et par suite moins dangereux dans l’opposition. Le roi Léopold pourra bien laisser faire pour le moment - en vrai souverain constitutionnel, et l’existence du cabinet actuel restera à la merci d’une coalition possible, pour ne point dire probable, entre les catholiques et les libéraux modérés. Ce semait là, au surplus, une situation qui ne serait point nouvelle. Quel que soit le dénoûment que pourront précipiter ou retarder les élections qui vont avoir lieu en Belgique, ce qu’il y avait à constater, c’est que le cabinet de M. Rogier ne réunit pas autant d’élémens de force et de durée qu’il le croit peut-être. Le traité avec la France sera très probablement une épreuve décisive pour lui, car, s’il n’avait point cette satisfaction à donner à l’industrie linière, il aurait subitement contre lui la coalition du parti catholique et des intérêts lésés. On voit à combien d’écueils peut venir se heurter la fortune du cabinet libéral de Bruxelles.
En Angleterre, le cabinet de lord Derby marchait de victoire en victoire, lorsqu’il est venu se heurter contre un vote inattendu sur une question bien moins importante que le bill de la milice. M. Disraëli, qui est un personnage littéraire, aura eu, dans ces derniers jours, l’occasion de s’assurer de la vérité des boutades de Pascal sur le nez de Cléopâtre. Tout marchait au gré des désirs du ministère tory. Après avoir battu lord John Russell et les whigs, il venait de battre M. Cobden et les libres échangistes sur la question du bill de la milice. Ne pouvant se venger sur le free tracte, ainsi qu’il le reconnaissait lui-même, des défaites de son parti, M. Disraëli se vengeait de ces défaites sur le congrès de la paix. Le terrible M. Loche King, qui l’an dernier avait fait essuyer un échec au cabinet de lord John Russell, avait vu rejeter cette même motion en faveur de la réforme électorale que les communes avaient prise en considération il y a à peu près un an. M. Disraëli, en exposant son projet de budget et en se faisant applaudir de tous les partis, semblait avoir consolidé encore cet accord singulier de la chambre des communes et du ministère, lorsque, sur la question très ordinaire des sièges vacans pour Sudbury et Saint-Albans, M. Gladstone est venu effacer tous ces anciens triomphes et mettre le ministère en demeure de dissoudre les communes. Le vote provoqué par M. Gladstone s’explique peut-être par la supposition que le ministère pourrait avoir la pensée d’ajourner encore les élections au-delà du terme présumé ; la dissolution des communes ne peut qu’être plus prochaine aujourd’hui.
Le bill de la milice a été voté non sans peine, car les radicaux se sont défendus avec beaucoup d’acharnement et de vivacité. Le ministère est redevable encore, en grande partie, de ce résultat à la parole de lord Palmerston, qui, plus hautain que jamais, a parlé avec un grand dédain de l’incompétence des marchands en matière militaire. Il en parlait jadis avec moins de dédain, et il leur reconnaissait, à ce qu’il paraît, une compétence politique, lorsque, il y a deux ans, ces mêmes marchands étaient les seuls à défendre sa diplomatie. Quoi qu’il en soit, les paroles de lord Derby au banquet du lord-maire nous sont un sûr garant que le noble lord n’a pas la moindre intention de se servir du bill de la milice d’une manière hostile à notre égard, et la réponse de notre ambassadeur nous indique assez que la flotte anglaise n’est pas à la veille d’aller croiser dans la Tamise. Lord Derby, qui a demandé le bill de la milice, ne songe pas plus à s’en servir que lord John Russell, qui l’a combattu, et parmi tous les hommes politiques qui ont soit attaqué, soit soutenu ce bill, il n’y a certainement qu’un homme qui songe à en faire usage à un moment donné : cet homme, c’est lord Palmerston.
Si l’Italie a occupé une grande place dans l’attention publique pendant ces dernières années, voilà déjà quelque temps qu’un certain silence et une demi-obscurité ont remplacé ces agitations politiques, au moins pour la plupart des pays qui la composent. C’est à coup sûr une des régions où les révolutions récentes ont eu les plus graves conséquences. De tout ce mouvement dont nous avons été témoins, — explosion de la Lombardie, manifestations populaires, proclamations de constitutions, transformations soudaines du régime absolu en régime libre, — que reste-t-il aujourd’hui ? Le Piémont, on le sait, est le seul pays qui ait conservé une tribune et un gouvernement constitutionnel. Il célébrait récemment encore l’anniversaire de la promulgation du statut, et les libéraux se plaignaient même qu’on ne le célébrât pas assez bruyamment, ce qui serait peut-être un moyen infaillible pour finir par ne pas le célébrer du tout. Le gouvernement royal a été rétabli à Naples dans toute son intégrité, et les incidens politiques sont peu nombreux et peu saillans. Rome continue à être occupée par notre armée, dont la présence ne semble pas près malheureusement de devenir inutile. La Toscane suit le même mouvement de réaction, nom cependant sans qu’il surgisse quelque épisode significatif. Il y a déjà quelques mois que la Toscane est livrée à une crise ministérielle permanente ; il se poursuit, avec des chances diverses, une assez vive lutte d’influences entre M. Baldasseroni, président du conseil, appuyé par la majorité de ses collègues, et le ministre de l’instruction publique, M. Boccella, vers qui penche peut-être en certains momens le grand-duc. Le président du conseil a plusieurs fois déjà donné sa démission, qui n’a jamais été officiellement acceptée ; aujourd’hui c’est M. Boccella qui semble définitivement succomber. Cette lutte, au reste, a un côté fort sérieux : il ne s’agissait de rien moins que de savoir si on supprimerait les lois léopoldines, qui datent d’un siècle déjà, et qui règlent dans un sens libéral tout ce qui concerne les mains-mortes, les fidéi-commis, les immunités ecclésiastiques, et en général les rapports de l’état et de l’église. M. Baldasseroni s’était prononcé pour le maintien de cette législation, et M. Boccella pour la suppression ; le grand-duc hésitait entre ces deux influences, Les lois léopoldines seront aujourd’hui probablement maintenues ; mais M. Baldasseroni a dû concéder une suppression d’un autre genre, celle du statut de 1848, qui n’existait plus, il est vrai, depuis long-temps que de nom, et l’abrogation des dispositions législatives qui avaient achevé à cette époque l’émancipation des Israélites, en leur accordant les mêmes droits civils et politiques qu’aux autres citoyens. C’est entre les deux partis une sorte de transaction dont le statut et les Juifs paient les frais. Telle qu’elle est, si elle s’accomplit, cette mesure, on le voit, ne laisse point encore d’avoir sa gravité ; son plus fâcheux caractère, c’est de porter atteinte à une situation acquise, à des droits consacrés, dont rien ne démontre que les Juifs aient usé d’une manière contraire aux intérêts du pays. Cette mesure peut avoir un assez mauvais résultat à un autre point de vue ; déjà on annonce l’émigration en Piémont de plusieurs familles israélites établies à Florence et jouissant de fortunes considérables. Peut-être encore, au reste, des conseils plus mûris peuvent faire prévaloir d’utiles adoucissemens. Il est aujourd’hui des tolérances que les gouvernemens peuvent et doivent avoir dans leur intérêt même, pour ne point laisser dégénérer des retours salutaires en excès qui ont souvent le malheur de préparer des réactions d’une autre espèce.
En Espagne, il y a plutôt aujourd’hui des symptômes que les élémens réels d’une situation nouvelle. Un de ces symptômes, c’est la démission du ministre de la marine, le général Armero, désigné comme ayant refusé de s’associer aux plans de transformation politique attribués au gouvernement. D’un autre côté, un grand nombre de journaux ont cessé de paraître par suite du récent décret sur la presse. La plupart n’ont pu remplir la condition d’un éditeur responsable payant un chiffre assez élevé d’impositions. Il semble y avoir un moment d’attente à Madrid. Ce qui est à remarquer d’ailleurs, c’est une certaine indifférence dans la masse du pays pour les questions politiques. Les esprits se préoccupent volontiers d’autres intérêts. Le roi vient en ce moment de poser la première pierre du chemin de fer d’Alar à Santander. Destinée à se prolonger jusqu’à Madrid, cette voie nouvelle se reliera à celle qui est aussi en construction aujourd’hui, et qui se dirige vers la Méditerranée par Almansa. Les projets de ce genre sont nombreux au-delà des Pyrénées, et la réalisation de ces grands travaux publics pourrait singulièrement contribuer à la consolidation politique du pays.
Que dirons-nous du peuple le plus voisin de l’Espagne et qui lui tient par tant de liens, — du Portugal ? Ceux qui visitent ce pauvre pays en font vraiment les plus navrantes peintures. Le Portugal continue à jouir des douceurs de l’autocratie soldatesque de Saldanha. Bon militaire d’autrefois et triste politique d’aujourd’hui, le vieux maréchal portugais semble perfectionner l’art du dégouvernement absolu, ou de l’anarchie, si l’on veut plus simplement. Totalement dépourvu de caractère, Saldanha autorise le mal, laisse dilapider les finances de l’état ; chacun met la main quand il peut dans les caisses publiques, à mesure qu’il y rentre quelque argent, de telle sorte que le vide est à peu près l’état habituel du trésor. Excepté l’armée, aucun service n’est payé ; les employés meurent de faim, ou il faut bien qu’ils se paient eux-mêmes. La reine elle-même n’est guère mieux traitée et n’a pas le plus souvent de quoi payer ses domestiques. La reine ! avons-nous dit ; mais y a-t-il encore une reine en Portugal ? Est-ce qu’il y a quelques mois, dans les spectacles mêmes où elle se trouvait, on n’attendait pas Saldanha pour lever la toile, et tous les applaudissemens de la foule n’étaient-ils point pour ce soldat sénile ? Tout récemment encore, le vieux maréchal ne choisissait-il pas, pour faire entrer solennellement dona Maria à Oporto, l’anniversaire du jour où il s’était insurgé contre elle et contre son gouvernement ? Assurément c’est un des plus tristes spectacles que celui d’une royauté ainsi humiliée par une espèce de tête grise sans cervelle. N’y a-t-il pas de quoi appeler l’attention des autres gouvernemens, et de l’Espagne surtout ?
On commence à s’inquiéter beaucoup aux États-Unis de la prochaine élection présidentielle, le résultat possible est encore fort obscur ; toutefois il est déjà facile d’apercevoir, d’après les votes des différens états pour le choix des délégués, dans quel sens la majorité se prononcera. Il y a quelques mois à peine, les whigs semblaient délaissés et sans soutien ; ils ont repris l’avantage, et le candidat whig qui paraissait avoir le moins de chances, M. Millard Fillmore, l’emporte jusqu’à présent. L’opinion publique se prononce en sa faveur, surtout dans les états du sud, où les whigs ont écarté toute autre candidature pour adopter celle-là à l’unanimité. Les whigs de la Virginie, de la Louisiane, du Texas, se sont prononcés pour M. Fillmore ; dans la Georgie, le parti unioniste, si puissant dans cet état, et qui, l’an passé, par son attitude et son ferme attachement à l’union américaine, a sauvé la république d’une crise imminente, appuie également cette candidature. Les whigs du sud soutiennent M. Fillmore, parce qu’ils voient surtout en lui le triomphe de la politique unioniste et des mesures du compromis. C’est par la raison contraire que les whigs du nord et surtout les whigs de New-York et de la Pensylvanie soutiennent la candidature du général Scott, qui, dit-on, est hostile au compromis et touche de près aux free soilers. Or les abolitionistes et les free soilers forment la majorité des whigs de New-York, du Massachusetts et de la Pensylvanie, les trois états les plus considérables de l’Union ; le parti si nombreux de M. Seward à New-York a fait adopter la candidature du général Scott, et les whigs du Massachusetts, très attachés cependant à M. Webster, ont déclaré qu’ils se rallieraient à la candidature adoptée par la Pensylvanie, dont le choix définitif se fixera sans aucun doute sur le général Scott. Toutefois l’appui des grands états du nord serait insuffisant pour assurer l’avantage au général Scott sur M. Fillmore, si certains états de l’ouest et même du sud ne lui venaient en aide ; mais, dans tous les états où les Allemands se trouvent en grand nombre, la majorité a acquise au général Scott. C’est un fait digne de remarque, que les votes émigrés allemands, qui sont généralement acquis au parti démocratique, se portent sur le candidat de n’importe quel parti aussitôt que ce candidat est un militaire ; ils ont contribué notamment à l’élection du général Taylor, et avant lui du général Harrison. Ils apportent ainsi aux États-Unis leur double esprit, leur esprit anarchique et leur esprit militaire. Si le général Scott sortait de l’urne électorale, on pourrait considérer cette élection comme hostile au compromis et dangereuse pour la cause de l’union, bien que l’honorable général se soit défendu de vouloir porter atteinte à ces mesures, qui ont terminé les différends relatifs à l’esclavage, et ait rappelé le discours prononcé par lui à New-York en 1850 en faveur du compromis. Le plus abandonné des candidats whigs est précisément le plus illustre d’entre eux, M. Daniel Webster, qui, jusqu’à présent, est appuyé par les whigs de la Californie et peut-être aussi par les whigs du New-Jersey, que tout récemment encore, dans une de ses tournées, il transportait d’enthousiasme.
Les choses sont moins avancées du côté des démocrates : les divers états du sud se sont occupés d’envoyer des délégués à la convention démocratique de Baltimore, et se sont bornés généralement à recommander le candidat dont l’élection pourrait le mieux favoriser les intérêts de leur parti. Les candidats démocrates sont nombreux, chaque état présente son candidat, qu’il prétend faire triompher, et cela même pourrait bien être la cause de la défaite du parti démocratique. Le général Cass, le général Butler, M. Buchanan, le général Houston, M. Douglas, ont été mis en avant tour à tour ; mais jusqu’à présent les noms qui réunissent le plus grand nombre de suffrages sont ceux du général Cass et de M. Douglas. Il importe peu, après tout, que le futur président soit whig ou démocrate, pourvu qu’il ne soit ni free soiler exagéré ni démagogue (barnburner) extravagant ; il importe peu que M. Cass soit préféré à M. Fillmore : l’un et l’autre sont favorables à la cause de l’union et aux mesures du compromis ; mais il importe beaucoup qu’un abolitioniste n’ait pas l’avantage sur M. Fillmore, ou un partisan aveugle de l’esclavage, de l’annexion à outrance sur M. Cass. Or, les abolitionistes ne connaissent plus de bornes et redoublent de violence. M. Seward et ses amis poussent le général Scott à ne faire aucune concession aux whigs modérés. Le danger a été senti à Washington. Les whigs qui représentent leur parti au congrès ont tenu une assemblée pour délibérer sur les mesures à prendre et s’entendre sur la ligne de conduite qu’ils auraient à tenir. Les whigs du sud se sont montrés modérés, mais très énergiques ; ils ont déclaré, qu’ils ne donneraient en aucune manière leurs voix au candidat qui ne promettrait pas formellement de maintenir les mesures du compromis. Il y a donc lieu d’espérer que le prochain président, quel que soit le parti triomphant, sera avant tout un candidat national, que le maintien de la tranquillité intérieure sera le mot d’ordre des masses, et que les sectes, les partis exclusifs seront abandonnés à leur impuissance et à leurs préjugés.
Tel est le grand intérêt du moment. Les séances du congrès se traînent toujours languissamment ; un bill relatif aux pensions payées aux Indiens, des interpellations sans résultat sur l’expédition du Japon, des discussions désormais sans grand intérêt sur l’esclavage et la politique d’intervention, voilà le bilan des travaux du congrès pendant ces dernières semaines. Les mesures proposées par MM. Seward et Hale, les deux membres les plus factieux à coup sûr du sénat, pour l’abolition immédiate de l’esclavage, ont été écartées ; Dieu fasse qu’elles ne se représentent plus pour l’honneur et le repos du congrès ! Quant à la politique d’intervention, vivement défendue par M. Soulé, sénateur de la Louisiane et Français d’origine, dans un discours habile, où il s’efforçait de prouver que la politique de non-intervention n’avait jamais été dans l’esprit de Washington une doctrine absolue, elle a été attaquée avec force par M. Mason, de la Virginie, qui a très bien établi que la politique de neutralité était et devait être, comme au temps de Washington, la politique des États-Unis, ainsi que le démontrent les récentes négociations relatives au percement de l’isthme de Panama, dont la neutralité est la base et la garantie. Enfin un sénateur du Tennessée, M. Bell, dans une allocution très chaleureuse, a mis le doigt sur le danger réel de cette question en signalant le républicanisme européen comme hostile au républicanisme américain. « Sans doute, a-t-il dit, nous devons nous défier du despotisme et nous tenir en garde contre lui, mais il faut qu’on sache aussi que les doctrines de ces républicains qui ont perdu la liberté en Europe ne sont pas moins funestes pour nous que le despotisme, et que leur esprit est contraire à nos institutions. »
Si le congrès s’occupe lentement des affaires du pays, l’activité individuelle, en revanche, marche toujours. Tout récemment, M. Seward présentait une pétition demandant au congrès l’établissement d’une ligne de steamers entre Brooklyn, dans l’état de New-York, et Gluckstadt, sur l’Elbe, près de Hambourg. L’idée d’élever à New-York un crystal palace, à l’imitation du palais de Londres, s’est emparée de la tête des Yankees, et déjà les souscriptions commencent à arriver. La fièvre des chemins de fer ne se ralentit pas, et il est question d’unir la Caroline du sud à la Georgie par de nouvelles lignes de fer. De pareils projets sont mis en avant dans presque tous les états de l’Union, votés par les législatures et accomplis en un clin d’œil. Au milieu des effervescences politiques et des menées des partis, le progrès matériel ne s’arrête pas un instant.
LA GALERIE DU MARÉCHAL SOULT.
Dans peu de jours, la galerie du maréchal Soult aura cessé d’exister. Cette réunion de morceaux d’élite, qui avait toute l’importance d’un musée, et que, grace à la libéralité de son illustre possesseur, la France s’était accoutumée à considérer comme une collection nationale, va se trouver disséminée. Ne convient-il pas de jeter un dernier regard sur cette suite de chefs-d’œuvre qui résumait si parfaitement l’histoire de l’art espagnol à ses plus belles époques ?
Jamais collection transportée hors du sol national n’a caractérisé au même degré une école étrangère, et n’a permis de mieux apprécier le talent varié des grands artistes qui l’ont illustrée. Le génie de l’Espagne est là tout entier avec son ardent et sombre ascétisme, ses croyances passionnées, ses aspirations extatiques et ses sublimes et immatérielles glorifications. Il suffit d’un coup d’œil jeté sur ces compositions de styles si distincts pour comprendre que le premier mobile de leurs auteurs était la foi. Combien parmi eux ont peint sous la robe du moine ! combien, à l’exemple de Luis de Vargas et de Vincent Joanès, n’ont pris le pinceau qu’après s’être préparés au travail par le jeûne et la communion ! La religion, polir eux, était le principe et le but ; pour eux, peindre, c’était glorifier le Créateur, c’était prier.
En Espagne comme en Italie, l’art moderne s’est développé à l’ombre du sanctuaire. Seulement, si chez les Italiens la tradition remonte aux peintures des catacombes et aux mosaïques des premières basiliques chrétiennes, chez les Espagnols, par suite de l’invasion sarrasine, elle se trouve interrompue à partir du VIIe siècle. Refoulés dans les montagnes des Asturies et dans les provinces de la marche d’Espagne, au nord de l’Èbre, les chrétiens emportèrent sans doute dans leurs retraites les images consacrées par le culte ; ce n’est toutefois que par voie de conjecture que l’on pourrait considérer comme la reproduction de ces saintes images les compositions informes dont Raymond Torrente et Michel Fort, ces peintres aragonais qui florissaient de 1300 à 1350, et Renaud de Ortiga et Pierre d’Aponte, leurs continuateurs dans le XVe siècle, couvrirent les murailles des églises de Saragosse et des couvens de l’Aragon. C’est de même à titre de raretés, et nullement comme des œuvres comparables aux peintures des Cimabué et des Giotto, qu’on peut citer les grossières ébauches d’un Fernand Gonzalès et les rétables de Juan Alfon, qui peignaient à Tolède au commencement du XVe siècle. Ce n’est que plus tard (1483-1488-1497) qu’on rencontre de vrais peintres : Pierre Berruguete, Antoine del Rincon et Santoz Cruz, qui décorent les églises de Tolède. De 1500 à 1550 apparaissent Moralès, surnommé el divino, et le Flamand Pedro Campana ; mais les œuvres authentiques de ces artistes sont extrêmement rares, et furent peu encouragées. Les historiens de la peinture espagnole nous apprennent en effet que, vers la fin de sa vie, Moralès était arrivé à un tel degré de misère, qu’en 1581, le roi Philippe II l’ayant rencontré et lui ayant dit : — Te voilà bien vieux, Moralès ? — Oui, sire, et bien pauvre, repartit l’artiste. — Le roi, touché de cette réponse, lui accorda une pension de 300 ducats.
François de Hollande, architecte, enlumineur et chroniqueur assez naïf, qui travaillait vers le milieu du XVIe siècle, et dont M. le comte de Raczynski a publié un fort curieux manuscrit, trouvé dans la bibliothèque de Jésus à Lisbonne, François de Hollande disait donc avec raison que, si quelque chose obscurcissait la gloire de l’Espagne et du Portugal, c’est que dans ces pays la peinture n’était ni cultivée avec succès ni honorée, et il nous rapporte les conversations qu’il avait eues à ce sujet avec Michel-Ange pendant son séjour à Rome. « Je sais qu’en Espagne on n’est pas si généreux pour la peinture qu’en Italie. Habitué à recevoir une faible rémunération de vos travaux, vous devez être étonné des grandes récompenses qu’on accorde ici aux peintres, lui disait Michel-Ange ; vous verrez partout les Espagnols faisant parade de beaux sentimens, s’extasier devant des tableaux, et les porter aux nues par leurs éloges ; puis, si vous les pressez, ils n’ont pas le courage de commander le plus petit ouvrage ni de le payer… Vous, maître François de Hollande, si vous espérez vous distinguer par l’art de la peinture en Espagne ou en Portugal, je puis dire que vous vous bercez d’une espérance trompeuse, et, si vous m’en croyiez, vous devriez vivre plutôt en France ou en Italie, où le talent est honoré, et la haute peinture très estimée. » Michel-Ange revient plusieurs fois sur ce sujet, et maître François de Hollande avoue qu’il ne peut trop le contredire.
C’est en 1548 que Michel-Ange s’exprimait ainsi ; quelques années encore, et ce jugement rigoureux du grand artiste italien allait recevoir un éclatant démenti. À l’exemple de François de Hollande, plus d’un peintre de la Péninsule, et dans le nombre nous citerons Vincent Joanès, Berruguete, Vergara, Valdeviva, Gaspard Becerra, Fernandez de Navarette, avaient suivi les armées espagnoles qui dominaient en Italie, et avaient étudié sous les maîtres illustres dont le talent était alors dans toute sa puissance. D’autre part, les chefs-d’œuvre des écoles italiennes et flamandes, acquis à grands frais, décoraient les palais des rois d’Espagne. Nous ne devons donc pas être surpris si, vers la fin du XVIe siècle, un art tout nouveau, d’un éclat et d’une puissance incomparables, fait subitement explosion sur cette terre ingrate jusqu’alors, et si les trois grandes écoles de Valence, de Séville et de Madrid succèdent à la vieille et rude école de Tolède. Cette période fut aussi courte que brillante ; elle est renfermée dans l’espace d’un peu plus d’un siècle, de 1560, époque du retour d’Italie de Fernandez de Navarette, ce muet homme de génie, à 1682, année de la mort de Murillo.
La collection du maréchal Soult comprend de nombreux morceaux des principaux maîtres de chacune des grandes écoles espagnoles. Les peintres primitifs y sont représentés par Luis de Vargas, Vincent Joanès et Moralès. D’énergiques compositions de Sanchez Coello, de Roelas et de Fernandez de Navarette indiquent le passage de ces vieilles écoles à la grande et belle époque de l’art illustré par les Murillo, les Ribeira, les Zurbaran, les Alonzo Cano et les Vélasquez. Quinze compositions de Murillo, sept Ribeira, vingt Zurbaran, sept Alonzo Cano, et plusieurs tableaux des deux Herrera, de Pacheco et de Ribalta, résument cette période de l’art à son apogée. Puis viennent les brillans imitateurs des maîtres : Pareja, l’élève de Vélasquez, Gomez le mulâtre, élève de Murillo, Ayala, l’élève de Ribeira, Menezès Ozorio, Llano y Valdo, Solis, Valdez Léal, Tobar, Antolinez, qui tous se distinguent par des qualités originales, et dont le plus grand tort est d’arriver les derniers, quand il ne reste plus qu’à glaner dans le champ de l’art.
Nous ne voulons examiner ici que les plus importantes et les plus intéressantes de ces compositions. La Voie des douleurs, de Moralès, surnommé le divin, est la première en date. Est-ce le même tableau que Philippe II fit placer chez les hiéronymites de Madrid, qui s’appelait aussi la Voie des douleurs, et qui était considéré comme le chef-d’œuvre du maître ? Il ne nous a pas été possible de nous en assurer. Toujours est-il que c’est un morceau fort remarquable. La Voie des douleurs est bien nommée, car jamais le pinceau n’a exprimé la désolation humaine d’une manière plus pathétique. La Vierge, appuyée contre la croix, soutient d’une main la tête de son fils, dont les yeux sont éteints et vides, et les lèvres violacées. La couronne a laissé sur le front du Christ quelques-unes de ses épines qu’on entrevoit sous la peau, et des gouttes de sang se sont figées le long des tempes. C’est la mort dans toute son horreur, la mort après la longue agonie de la passion et le supplice de la croix. Les figures de la Vierge, de la Madeleine et de saint Jean contrastent admirablement avec la face livide et émaciée du Christ. Tous gémissent, tous pleurent, tous contemplent le corps inanimé du divin Sauveur avec une expression de regret et de suprême douleur.
Un Ecce Homo de Vincent Joanès, le coryphée de l’école de Valence, se rapproche beaucoup plus des maîtres primitifs italiens que de la Voie des douleurs de Moralès, dont certaines parties, la barbe par exemple, semblent avoir été traitées par Albert Dürer. Vincent Joanès avait étudié les premiers maîtres de l’école romaine. Palomino le déclare l’égal de Raphaël, contre lequel il a tenté parfois une lutte courageuse, mais inégale.
Un des tableaux les plus extraordinaires de la galerie du maréchal Soult est l’Abraham devant les Anges, de Fernandez de Navarette, el Mudo, le fameux muet. Ce peintre, qui visita l’Italie vers le milieu du XVIe siècle et qui a étudié, sous Titien, a su néanmoins rester original. Son style, à la fois simple et grand, a quelque chose de la sublime familiarité des romanceros. Son coloris, où les procédés vénitiens se combinent avec l’austère simplicité des vieux maîtres nationaux, a une sorte de rude et fantastique énergie qui fait de cet artiste lui peintre tout-à-fait à part. Son tableau d’Abraham devant les Anges est l’un de ses ouvrages les plus renommés. Abraham vient de reconnaître les trois divins messagers ; il s’est jeté à leurs pieds, et leur offre l’hospitalité. Sara les considère avec un naïf étonnement, et n’ose joindre sa voix à celle de son époux. Les trois anges sont debout, vêtus de tuniques semblables. Ils n’ont pas d’ailes ; mais leur belle stature, leur attitude si noble et la douce majesté de leurs regards annoncent des êtres plus qu’humains. Il n’est pas jusqu’aux lueurs mystérieuses dont s’éclairent les personnages qui ne donnent à cette composition un caractère surnaturel. Palomino appelle Navarette le Titien espagnol, et il y a sans nul doute une certaine analogie entre ce peintre et l’auteur des Disciples d’Emmaüs ; mais il y a aussi dans ces anges une réminiscence des plus directes du Christ de Léonard de Vinci. Un historien de la peinture espagnole nous apprend que, le 31 août 1576, le roi Philippe Il fit compter à Navarette 500 ducats d’or pour son tableau d’Abraham. Navarette le peignit trois ans avant sa mort, qui eut lieu en 1579. Un des tableaux de cet artiste représente un jeune homme d’une physionomie rude et triste, à la chevelure épaisse et crépue. Ses lèvres sont ombragées d’une légère moustache ; son regard est fixe, plein d’un feu sombre, et une taie couvre en partie la prunelle gauche. C’est le portrait de Fernandez de Navarette peint par lui-même. Cette peinture, d’une extrême franchise, rappelle Vélasquez, que Navarette a devancé de plus d’un demi-siècle.
Les compositions de Ribeira exposées à la salle Lebrun sont au nombre de sept. Quatre d’entre elles, la Délivrance de Saint Pierre, le Saint Sébastien, le Portement de Croix et la Sainte Famille, peuvent être rangées au nombre de ses meilleurs ouvrages. Les deux premiers tableaux sont dans la manière vigoureuse du maître et rappellent les violens effets du Caravage. La Sainte Famille est exécutée dans un tout autre système et doit être de l’époque où Ribeira, séduit, par la suavité du coloris du Corrège, modifia son style qu’il s’efforça d’adoucir et de rendre plus châtié. Ribeira, cette fois, s’est refusé ces brusques contrastes d’ombre et de lumière qui lui sont familiers et auxquels la plupart de ses compositions doivent leur effet si puissant. Les chairs sont en pleine lumière, les ombres sont transparentes et dorées, et cependant les figures ont un merveilleux relief qu’elles doivent à une richesse d’empâtement qu’on ne saurait trop admirer.
Plusieurs compositions de Roelas, ode Juan Joanès, fils de Vincent Joanès, de François Pacheco, d’Herrera le vieux et de Ribalta comblent, avec les Ribeira, l’intervalle qui sépare l’ancienne école de l’école du XVIIe siècle. La Cène de Ribalta, l’un des meilleurs peintres de l’école de Valence, doit être la première pensée de la Cène qu’il exécuta dans cette ville pour le maître-autel du collège du Corpus Christi. C’est une charmante composition, d’un coloris plus varié que savant, et qui rappelle les vivantes esquisses des grands maîtres italiens. Le Saint Basile d’Herrera le vieux ne présente aucune de ces réminiscences italiennes ; c’est une œuvre tout-à-fait espagnole et dans laquelle on retrouve ce style rude et majestueux et cette férocité d’exécution qui ont rendu ce maître fameux entre tous les artistes énergiques qu’a produits l’Espagne. Herrera, au moment de la composition, poussait la fougue jusqu’à la fureur. Ses élèves redoutaient de l’approcher tandis qu’armé de balais en guise de brosses, et se faisant aider de sa servante, il jetait la couleur sur sa toile, remplissant, comme au hasard, les contours des figures qu’il traçait au moyen de joncs. Bien que d’une puissance de relief sans égale, le Saint Basile paraît exécuté plus sagement. Ce qui distingue cette composition, c’est un grand sentiment de la réalité. Rien n’est accordé au charlatanisme de l’effet ; mais aussi rien de trivial ou de faux. Nous recommandons l’étude de ce tableau à nos peintres naturalistes. C’est du reste bien à tort, à notre avis, que l’on a porté contre l’école espagnole l’accusation de matérialisme. Les moyens sont humains sans doute, mais le but est toujours élevé et spirituel. Ses peintres les plus amoureux de la nature ont consacré leurs pinceaux au service d’une idée où ils puisent l’inspiration de leurs chefs-d’œuvre les plus sublimes : l’idée religieuse. Cette influence irrésistible que, sous Charles-Quint et Philippe II, la religion exerçait sur la politique, dont le domaine est tout de ce monde, devait naturellement s’étendre aux beaux-arts qui, de tout temps, ont été comme un des modes d’expression du sentiment religieux. Le paganisme avait peuplé ses sanctuaires des statues de ses dieux et de ses déesses. Le catholicisme couvrit les murs des églises de ces saintes images qui les revêtent encore. En Espagne, cette application de l’art fut plus exclusive encore qu’en Italie. Il fut un temps où l’artiste qui, à l’instar des Raphaël, des Titien et des Corrège, eût emprunté à la fable et au paganisme le sujet de ses compositions, au lieu d’admirateurs, eût rencontré des critiques ombrageux, peut-être des juges. L’art espagnol est donc religieux avant tout. Ce n’est que plus tard, au moment de la grande explosion du XVIIe siècle, que le pinceau de l’artiste se permet de profanes libertés ; mais alors encore, sous Vélasquez et Murillo comme sous les maîtres de Tolède et de Valence, le fond de l’école reste dévoué au triomphe du dogme. Sans doute, pour honorer le ciel, elle emprunte beaucoup trop à la terre. Toutefois son horreur des abstractions est fort éloignée du matérialisme des écoles contemporaines ; elle ne se sert pas de la nature pour exalter la nature, elle ne s’en sert que comme Moïse et les prophètes se sont servis de la création, pour faire comprendre toute la puissance du Créateur, le glorifier et le faire aimer.
Zurbaran est de tous les peintres de la grande période le plus franchement espagnol. Zurbaran, comme Giotto, était fils de paysans. Comme il montrait d’étonnantes dispositions pour la peinture, ses parens le firent entrer dans l’atelier du clerc Las Roëlas, peintre de Séville qui jouissait alors de la vogue. Zurbaran fit de rapides progrès à son école et s’adonna surtout à l’étude des étoffes et des draperies. Il ne fit pas le voyage d’Italie, et si, comme on l’assure, il a copié plusieurs tableaux du Caravage, sa manière se rapproche peu de celle de ce maître, et son style vigoureux et simple est surtout exempt de sa fougue un peu apprêtée. Zurbaran est un de ces peintres religieux dont nous parlions tout à l’heure ; le petit nombre de compositions profanes qu’il a exécutées l’ont été sur l’ordre du roi, qui lui commanda pour le Retiro les Travaux d’Hercule. C’est dans la grotte du cénobite ou dans la cellule du moine qu’il s’établit de préférence. Nul artiste n’a su exprimer comme lui les austérités de la vie claustrale ; nul n’a su comme lui draper comme lui la chappe de l’archidiacre, l’aube ou le surplis du prêtre, et dérouler avec une majesté plus terrible les bruns replis de la robe du moine et du manteau de l’anachorète. La collection que nous examinons comprend vingt tableaux de Zurbaran ; c’est cinq fois plus que les musées de Madrid n’en renferment. Plusieurs de ces tableaux faisaient partie de la série de compositions commandées par le marquis de Malagon pour le cloître des pères de l& Merci chaussés de Séville, représentant l’histoire de saint Pierre de Nolasque. Deux tableaux de cette série, l’Apparition de saint Pierre apôtre à saint Pierre de Notasque et le Songe de saint Pierre de Nolasque, à qui un ange indique le chemin de Jérusalem, sont aujourd’hui au musée de Madrid. Un Martyre de saint Pierre faisait partie de la collection de M. Aguado. Les tableaux du maréchal Soult appartenant à la même série sont au nombre de trois. L’un nous montre saint Pierre de Nolasque siégeant au milieu du chapitre de Barcelone, un autre les Funérailles d’un Évêque, le troisième le Miracle du Crucifix. Les Funérailles d’un Évêque sont une composition dans ce genre terrible. C’est l’image de la mort avec sa froide immobilité, les regrets qu’elle inspire, le recueillement dont on l’entoure, les hommages suprêmes qu’on lui rend. Le Miracle du Crucifix est peut-être le meilleur des tableaux de Zurbaran. La composition est des plus simples : un frère franciscain debout dans sa cellule, vêtu de la robe grise de l’ordre, soulève un rideau, découvre un crucifix où Jésus est représenté mourant sur la croix, et le montre à plusieurs moines qui l’accompagnent. Un fauteuil, une table, quelques rayons chargés de livres recouverts en parchemin tel est l’ameublement de la cellule. Le calme de ces personnages, la foi qui anime leurs regards, l’austère simplicité de leurs vêtemens, rappellent les meilleures compositions de Lesueur, avec lequel Zurbaran a plus d’un point de ressemblance, et qu’il surpasse cette fois en vigueur.
Saint Antoine anachorète et Saint Laurent revêtu de ses habits sacerdotaux et s’appuyant sur le gril, instrument de son martyre, sont deux compositions du style le plus grand et le plus fier. Zurbaran peignit ces tableaux pour le couvent des Mercenaires déchaussés. Une série de compositions moins importantes nous montre le talent de cet artiste sous ses faces les plus variées. Nous signalerons, comme les deux points les plus extrêmes, le Chartreux contemplant une tête de mort et l’Ange Gabriel. Le chartreux a sans doute été peint dans la chartreuse de Xérès, lorsque, vers 1633, Zurbaran exécuta les peintures qui la décorent et qu’il serait curieux d’examiner à côté des tableaux de Lesueur. C’est une étude de petite dimension qui représente un moine vêtu de blanc, les yeux fixés sur une tête de mort qu’il tient entre ses deux mains. Son capuchon porte ombre sur son visage incliné vers la tête de mort, et qu’on ne fait qu’entrevoir, et la lumière qui vient d’en haut sculpte les plis de son ample robe blanche. Rien de plus simple, mais aussi rien de plus énergique et de plus profondément triste que cette peinture monochrôme. C’est l’idéalisation du chartreux, ce mort vivant dont la cellule est le cercueil et qu’un blanc suaire enveloppe. L’Ange Gabriel, au contraire, c’est l’emblème de la vie à venir et de la céleste béatitude. Zurbaran l’a représenté sous la figure d’un adolescent dont le gracieux visage est encadré de cheveux d’un blond doré. Ses beaux yeux sont levés au ciel. Il s’avance allègrement, portant sur l’épaule une petite baguette sur laquelle il n’a nul besoin de s’appuyer ; sa tunique rose est relevée ; le blanc surplis qui la recouvre à demi est retenu par des agrafes d’or et forme les plis les plus heureux. Dix autres toiles de moyenne dimension, exécutées dans ce même système brillant et vigoureux, nous offrent les images de saints et de saintes portant les attributs de leur martyre. Zurbaran, dans toutes ces compositions, nous montre que lui aussi connaissait toutes les ressources d’une riche palette. Il a revêtu des plus somptueux costumes ces saints et ces saintes qu’il glorifie. Les brocarts d’or et d’argent, les soies rouges, bleues, roses ou jonquilles, les tissus brodés de perles et de pierreries, frangés d’or et retenus par des agrafes précieuses, sont prodigués dans chacune de ces peintures, sans que l’éclat des étoffes nuise en rien à l’harmonie du coloris, sans que leur épaisseur et leur solidité altère en rien le jet grandiose des draperies qui caractérise son talent et qui le distingue entre tous les maîtres.
Alonzo Cano, que l’on confond souvent avec Zurbaran, excella comme lui dans la grande peinture. À l’exemple de Michel-Ange, il fut à la fois sculpteur, architecte et peintre. La Communion d’une jeune fille, les Visions de saint Jean, de l’Agneau et de Dieu, sont autant de petits chefs-d’œuvre. Sainte Agnès portant l’épée et la palme du martyre est encore un morceau fort remarquable. Le seul reproche que l’on puisse adresser à Alonzo Cano, c’est un excès de facilité et de fermeté dans la touche qui fait pressentir la décadence.
La collection du maréchal Soult ne comprend aucun Vélasquez. Si quelque chose peut faire oublier l’absence de ce maître, c’est le nombre et l’excellence des Murillo. Quinze de ses tableaux font partie de la galerie, et dans le nombre on compte plusieurs chefs-d’œuvre et peut-être son meilleur ouvrage : nous voulons parler de cette resplendissante Conception qui, du moment qu’on entra dans les salles de l’exposition Lebrun, attire le regard et le captive. Pour nous, l’excellence de ce morceau résulte moins encore de son élévation que de certaines qualités humaines et vivantes qu’aucun peintre ne possède au même degré que Murillo, et que les écoles archaïques ou ascétiques ont toujours ignorées. Cet heureux mélange de l’immatériel et du réel compose pour nous un idéal bien autrement touchant que les froides abstractions des écoles germaniques ou les pauvretés des peintres primitifs. Ce que Murillo a voulu nous montrer, c’est la Vierge qui conçoit, la Vierge qui doit être mère, mère d’un Dieu ! Debout et le pied posé sur le croissant symbolique, la bienheureuse Marie est soutenue par de légers nuages parmi lesquels se jouent des groupes d’anges et de chérubins. Le Saint-Esprit qui la pénètre et la ravit fait tressaillir son beau corps ; dans son extase, elle joint les mains sur sa poitrine et incline la tête sur l’épaule gauche. Ses beaux cheveux noirs se sont dénoués et se répandent gracieusement sur ses épaules. Ses yeux d’une incomparable douceur, levés vers le ciel, expriment les ineffables voluptés qui accompagnent la conception d’un Dieu. Tout délicat que soit le sujet, la vue de ce beau tableau n’éveille aucune de ces terrestres convoitises que font naître la Madeleine du Corrège, méditant dans le désert, ou l’extase voluptueuse de la Sainte Thérèse du Bernin. Le coloris est ici admirablement approprié à la pensée. La Vierge, vêtue d’une robe blanche, dont une écharpe d’un bleu puissant et léger fait ressortir l’éclat, est comme enveloppée d’une atmosphère transparente et dorée, empruntée au ciel, au milieu de laquelle les anges et les chérubins s’agitent comme dans un élément qui leur est propre. La lumière rayonne de leurs yeux, se joue sur leurs membres souples et soyeux, et semble émaner de chacun des points de cette toile éblouissante, sans dissonance, sans que rien n’altère la solidité de ton de chaque objet peint dans la pâte la plus puissante, et que, par endroits seulement, l’artiste a légèrement surglacé à la vénitienne.
Une Assomption de la Vierge de Murillo se rapproche de la Conception par ces qualités qui n’appartiennent qu’au grand artiste de Séville. Cette fois la Vierge est mère et tient son fils dans ses bras. Des anges la soutiennent et la contemplent avec ravissement. Malheureusement ce tableau a souffert une cruelle mutilation : la tête de la Vierge et l’enfant Jésus ont été détachés par d’adroits voleurs, et il a fallu faire remplir cette lacune par une main étrangère. Cette restauration a été opérée habilement. Néanmoins les groupes des anges et des chérubins, restés intacts, et d’une exécution si exquise, font regretter plus vivement encore la partie enlevée.
Le Saint Pierre aux Liens est peut-être un tableau égal à la Conception. Saint Pierre, réveillé dans sa prison par l’ange qui brise ses chaînes, se soulève et paraît frappé d’étonnement. Le céleste messager a apporté avec lui une sorte d’atmosphère lumineuse, et c’est de son corps dessiné avec la grace et la légèreté vraiment divines que Murillo sait donner à ces nobles créatures, que rayonne la lumière qui éclaire le tableau ; mais ce qui est plus frappant encore que ces recherches de clair-obscur, c’est l’aisance admirable avec laquelle l’artiste a traité toutes les parties de son œuvre. Jamais sa touche ne s’est montrée plus osée, et en même temps plus suave ; étudiez la façon dont est peint le corps de l’ange, et jetez ensuite un coup d’œil sur la tête du saint et sur ses jambes nues : avec un seul coup de pinceau dans la joue, Murillo dessine la forme et accuse l’âge du personnage ; le pied droit et la jambe, modelés dans la pâte au moyen d’une large et unique teinte où le ton est frappé juste et de quelques touches qui dénotent une science souveraine, semble sortir de la toile. On peut comparer ces touches puissantes du pied du Saint Pierre aux traits de plume de la fameuse main de Michel-Ange.
La Fuite en Égypte, la Naissance de la Vierge et le Miracle de san Diego sont trois tableaux dans le style familier de Murillo. La Fuite en Égypte offre à la fois des réminiscences du Corrège et de Ribeira. Le moelleux des contours et l’harmonieuse vigueur du coloris feraient cependant reconnaître l’œuvre de Murillo, quand bien même ce peintre n’eût pas signé ce tableau. Dans la Naissance de la Vierge, nous assistons à une scène de famille, et Murillo, en adoptant ce parti, nous parait s’être placé au point de vue le plus juste. Anne et Joachim, le père et la mère de la Vierge, n’étaient, en effet, que d’honnêtes campagnards vivant obscurément dans leur village ; la Naissance de la Vierge ne peut donc être qu’un tableau d’intérieur domestique. Les accessoires pris en dehors de la condition du père et de la mère peuvent seuls faire pressentir la destinée réservée à l’enfant qui vient de naître. Telle est la pensée qui a présidé à la composition du tableau de la Nativité. Au milieu d’une vaste salle, un groupe de personnages donnent leurs soins à l’enfant nouveau-né, que des anges inclinés contemplent avec amour. Au fond du tableau, à gauche du spectateur, sainte Anne couchée reçoit les félicitations de deux étrangers que lui amène Joachim son époux. Des chérubins se sont joints aux anges pour assister l’accouchée et son enfant. Murillo a mêlé à cette scène un trait d’une aimable naïveté : un jeune chien placé auprès du groupe des chérubins, et qui prend ces charmantes créatures pour les enfans du logis, les agace en jappant. Ce tableau est éclairé par quatre foyers distincts, et cela sans confusion et sans papillotage. Murillo s’était créé d’immenses difficultés, dont il a heureusement triomphé, car le tableau de la Nativité se distingue surtout par la magie du clair-obscur et l’harmonieux accord de toutes les parties.
Le Miracle de san Diego, une des plus vastes compositions de Murillo, nous offre une de ces scènes familières et sublimes que l’artiste, encore pénétré des traditions mystiques de l’ancienne école, mais déjà séduit par l’admirable naturalisme de Vélasquez, son protecteur et son ami, s’est complu à traiter, quand, après un séjour de huit années à Madrid, il retourna à Séville et s’y fixa en 1645. Ce tableau porte en effet sur une légende la date de 1646. Le peintre nous introduit dans une vaste salle, servant à la fois de cuisine et de réfectoire à un couvent de cordeliers. La famine désole le pays ; les moines sont menacés de mourir de faim ; saint Diégo, leur supérieur, invoque l’assistance céleste ; Dieu l’exauce ; il entre en extase, et une troupe d’anges vient en aide aux religieux. L’extase du saint est fort heureusement exprimée. Agenouillé, les mains jointes, et comme enveloppé d’une auréole lumineuse, la foi l’a détaché de la terre, et il semble flotter à quelques pieds du sol ; sa face béate exprime le plus profond ravissement. Pendant ce temps, les anges se sont emparés de la cuisine du couvent. Ces nobles et sveltes créatures, qu’à l’élégante pureté de leurs formes, à la beauté de leurs traits, à la majesté de leur attitude, on prendrait, sans leurs grandes ailes, pour des statues que le souffle d’un dieu aurait animées, se sont partagé les diverses occupations du ménage : l’un tient une cruche à la main ; un autre écume la vaste marmite de cuivre où cuit le repas des moines ; un troisième place des assiettes sur une table. De petits chérubins leur viennent en aide : l’un d’eux pile quelques ingrédiens dans un mortier, tandis que les autres déballent un panier de légumes. Dans le fond de la salle, le cuisinier, auquel ses divins suppléans ne laissent rien à faire, les contemple avec une sorte de naïve admiration. Sur le premier plan, à gauche, deux gentilshommes vêtus de noir entrent dans le réfectoire, conduits par un des frères cordeliers ; la vue du miracle les retient immobiles sur le seuil de la porte. Leur attitude, plus encore que leur physionomie d’une gravité tout espagnole, exprime admirablement l’étonnement et le respect. Ces trois personnages, détachés du reste de la composition, formeraient à eux seuls un tableau que Vélasquez ou Van-Dyck n’eussent pas désavoué. Cette grande page est digne du peintre de la Sainte Élisabeth de Hongrie, qu’on voit au musée de Madrid, et, comme ce chef-d’œuvre de Murillo, elle emprunte son plus grand charme au mélange du style noble et du genre familier : il est impossible d’imaginer un plus heureux agencement des groupes, une distribution de la lumière plus savante et plus large, une exécution des détails plus pittoresque et plus magistrale. Il semble, à voir le merveilleux rendu de certains accessoires, comme ces fruits, ces cruches et ces marmites de cuivre luisant, que Murillo ait voulu entrer en lutte avec Vélasquez. Tout dans ce beau tableau respire cette aisance incomparable et cette grace souveraine qui semblent la santé du génie.
Nous signalerons encore, comme d’excellens morceaux de Murillo, un Repentir de saint Pierre, qui semble un défi porté à Ribeira, une Scène d’Épidémie, de l’exécution la plus énergique ; une toile oblongue où sont représentés quatre gamins espagnols se disputant une miche de pain, et un délicieux petit chef-d’œuvre, exécuté dans la manière la plus suave du maître, première pensée du fameux Saint Antoine de Padoue, qu’on voit au maître-autel de la cathédrale de Séville et qu’en 1813 lord Wellington voulut acquérir du chapitre de la cathédrale, en offrant de le couvrir d’onces d’or.
La galerie du maréchal Soult, précieuse à tant de titres, et qu’à deux reprises le gouvernement a voulu acquérir, sera-t-elle entièrement perdue pour nous ? Nous ne le croyons pas, surtout si nous venons à penser que, depuis la restitution faite par l’état à la famille d’Orléans de la collection réunie à grands frais par le roi Louis-Philippe, le musée du Louvre ne possède plus douze tableaux espagnols. Il est vrai que, dans le nombre, on peut citer une Conception et une sainte Famille de Murillo, qui sont, comme la Conception du maréchal, dans ce faire suave et facile du maître que les Espagnols ont nommé vaporoso ; mais il n’existe rien au musée dans le style vigoureux et chaud (calido) du Saint Pierre aux Liens, du Miracle de san Diego ou de la Nativité de la Vierge, qui participe des deux manières. Ces tableaux nous font connaître le talent de Murillo sous un aspect imprévu et nous révèlent un artiste tout nouveau. Parmi les vieux maîtres espagnols, le musée du Louvre ne possède aucun morceau des peintres valenciens : Vicente, Juan Joanès et Ribalta ; aucune œuvre de ces maîtres des écoles intermédiaires : Roelas, Fernandez de Navarette, Herrera le vieux ; aucun tableau de ces artistes énergiques qui ont su se faire une place à côté des Murillo et des Vélasquez : Zurbaran et Alonzo Cano. Un certain nombre de tableaux, judicieusement choisis dans la collection aujourd’hui exposée, combleraient largement les vides laissés par la restitution du musée espagnol, et nous croyons que quelques-uns d’entre eux seulement atteindraient un chiffre élevé. C’est un sacrifice sans doute que l’état devra s’imposer ; mais, en ce qui touche les beaux-arts, une dépense est toujours bien faite quand elle est faite à propos, et il n’y a jamais économie à laisser passer des occasions qui ne peuvent plus se retrouver. On arrive plus tard à payer fort cher les œuvres secondaires d’un maître dont au même prix on eût pu acquérir les chefs-d’œuvre. L’occasion qui s’offre aujourd’hui nous semble unique. Les tableaux du maréchal, rassemblés il y a près d’un demi-siècle, avant que la mode et la spéculation eussent exploité ce filon vierge de l’art moderne, sont tous d’un ordre supérieur. Aujourd’hui, où trouverait-on en Espagne un tableau de quelque valeur qui n’appartînt soit à quelque riche cathédrale, soit à un musée ? L’art espagnol, imparfaitement représenté au Louvre, y réclame une place digne de lui : il faut espérer qu’on saura la lui faire.