Chronique de la quinzaine - 30 avril 1852

Chronique n° 482
30 avril 1852


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


30 avril 1852.

On a souvent l’habitude de rapprocher les époques, de comparer le moment où nous vivons aux premières années de ce siècle. C’est, si l’on veut, un moyen de s’orienter dans la nuit où l’on marche, de savoir où l’on va, en apprenant où on est allé dans des crises identiques. Tout y prête d’ailleurs peut-être aujourd’hui. Il semble en vérité, depuis quelques années, que nous soyons en train de recommencer une période de notre histoire, et que nous rentrions dans un de ces cercles dont parle Vico, où se reproduisent à distance les mêmes accidens, les mêmes phénomènes, et où les mêmes causes engendrent les mêmes effets. Le danger, c’est de travailler d’un effort trop visible à rendre dans la pratique ces analogies plus - frappantes qu’elles ne le seraient naturellement, et de tenir trop peu de compte des différences. Au fond, ces différences sont plus réelles qu’on ne suppose entre notre temps et le temps glorieux dont on parle. Au moment où le premier consul entreprenait de relever la France, il trouvait un sol libre. Les opinions anciennes étaient presque passées à l’état de souvenirs ; les opinions nouvelles étaient en déroute, accablées sous le poids de huit ans de malheurs enfantés par elles. Il n’y avait plus de partis, à vrai dire. La tendance dominante était une émulation universelle à seconder cette reconstruction de la société française dont le pouvoir nouveau se faisait l’instrument. Le premier consul n’était pour personne la représentation trop directe d’une défaite. Il pouvait faire appel aux hommes les plus éprouvés, aux intelligences les plus éminentes. C’était le premier pouvoir conservateur sorti de la révolution après des gouvernemens violens, éphémères et sans racines. — Pénétrez un moment dans notre temps : depuis un demi-siècle, trois ou quatre régimes se sont succédé, non plus seulement des régimes révolutionnaires, mais trois ou quatre régimes monarchiques, entendant d’une manière différente la politique conservatrice et ayant grandement à leur heure contribué à la prospérité du pays. Chacun d’eux a laissé des attachemens honorables, des fidélités, des intérêts divers. Il est arrivé dans l’ensemble de la vie publique ce qui arrivait, il y a quelques années, dans la vie parlementaire : chaque changement ministériel créait un parti nouveau, et il y avait beaucoup de changemens de ministères, ce qui pouvait ajouter à la nomenclature des partis, mais n’ajoutait assurément rien à leur force. C’est là l’effet des révolutions qui se prolongent et des fréquentes substitutions de régimes politiques : elles accumulent les germes de division, multiplient les scissions et les fractionnemens, finissent par réduire la pensée publique en poussière, et font de la société un camp où une multitude d’opinions se surveillent, s’irritent mutuellement, assez fortes et même assez légitimes pour ne point consentir à une défaite absolue, trop faibles pour rien faire ou pour rien empêcher. Ce qui en résulte de nouveau et de plus compliqué dans la situation des pouvoirs publics nés sous l’empire de ces conditions et de la société elle-même aujourd’hui, il est facile de le pressentir.

Quant à la société, pour ne parler que d’elle ici, c’est le sentiment du mal dont elle souffre qui peut le mieux lui dicter ce qu’elle a à faire. Elle a été sur le point de périr par l’excès des divisions intérieures, par une sorte de décomposition morale, intellectuelle et politique ; elle n’est point, certes, hors de péril encore aujourd’hui. C’est à elle de travailler de son propre mouvement à se reconstituer pour faire face à ce péril, et à dissiper ces incohérences qui l’énervent. Pour guérir ce mal, pour rétablir un peu de cohésion dans la société française, nous le savons bien, il y a des remèdes très prompts qui séduisent beaucoup d’esprits : il y a les bonnes intentions d’abord, ce qui ne gâte rien ; il y a en outre les combinaisons de cabinet, les protocoles de salons, les mariages de convenance entre des opinions qui discutent soigneusement leurs titres au contrat, et commencent, probablement pour être mieux d’accord, par s’opposer leurs mutuels sacrifices. Le pire de ces remèdes, c’est d’aggraver le présent sans profit pour l’avenir, en appelant d’indiscrètes curiosités sur des choses qui se font quand elles se doivent faire et ne se discutent pas. La seule union possible à rétablir au sein de la société française, la seule efficace pour le moment, dirons-nous, c’est celle qui s’opère par la voie morale, par la restitution des notions communes à tous les partis conservateurs. S’il y a, comme nous n’en doutons pas, un ensemble de vérités essentielles, inaliénables, sur lesquelles repose la civilisation moderne, il faut les retrouver, les raviver, leur rendre leur ascendant ; il faut que la société se livre à ce courageux travail sur elle-même, qu’elle apprenne beaucoup et qu’elle oublie encore plus, qu’elle se guérisse de ses fanatismes et de ses caprices ; il faut qu’elle se refasse une conscience assurée et invariable sur certaines choses. Quel édifice politique s’élèvera sur ce fond rajeuni ? Nous ne le savons guère en vérité ; ce que nous savons, c’est que les pays qui ont une conscience décidée et vigoureuse sont les seuls qui puissent contraindre les gouvernemens à se plier à leurs inspirations et à leurs besoins. Travailler à cette reconstitution morale, c’est là encore une assez grande œuvre assurément, très propre à ramener les opinions à leurs affinités naturelles, et où il y a place pour tous les efforts, pour toutes les influences, — influences du monde, de l’esprit, des lettres, des arts. — A quoi cela répond-il ? dira-t-on. Cela ne répond à rien, et cela répond à tout. C’est un point de départ pots quiconque veut servir utilement notre société éprouvée et divisée, pour quiconque veut observer le développement contemporain, suivre les événemens dans l’ordre politique comme dans l’ordre moral et intellectuel, les peser dans leur frivolité ou leur importance, et les rapprocher du but auquel il faut tendre.

Au point de vue politique, quels incidens se sont produits dans cette dernière période ? Ils sont peu nombreux. Le sénat a été saisi de la loi sur la refonte des monnaies de cuivre. Le conseil d’état élabore le budget ; ce sera probablement la grande affaire du corps législatif, qui n’a en travail, pour le moment, qu’un projet sur la réhabilitation des condamnés. Dans cette lenteur des travaux législatifs, il se fait toujours sentir évidemment quelque chose de ces difficultés dont nous parlions l’autre jour, inhérentes à la manière de fonctionner des assemblées nouvelles. Nul ne sait trop au juste encore quelle est sa place et quelle est la mesure de son action. C’est sans doute pour résoudre quelqu’une de ces difficultés intérieures qu’un récent décret réglait les rangs honorifiques des nouveaux corps de l’état, et plaçait le sénat en première ligne, le corps législatif ensuite, le conseil d’état en dernier lieu. Ces incidens secondaires s’effacent, an surplus, devant une question qui ne serait rien moins qu’une question de constitution et de gouvernement, et qu’il est permis de signaler comme un des élémens de notre histoire la plus actuelle. Il s’agissait, à vrai dire, de savoir si la république était sur le point de finir tout-à-fait, et si 1804 allait de nouveau sonner pour la France. Déjà, on s’en souvient, M. le président de la république, dans son discours d’inauguration de la session législative, avait assez hautement indiqué le cas où une transformation de ce genre pouvait entrer dans ses prévisions. Cette éventualité avait naturellement fait le tour de l’Europe, et la diplomatie s’en était occupée. Le prince de Schwarzenberg, à ce qu’il semble, avant sa mort, s’en était ouvert à quelques gouvernemens ; il ne paraissait, quant à lui, nullement prévenu contre une nouvelle transformation du pouvoir en France. Le prince de Schwarzenberg, sorti comme homme d’état des révolutions de 1848, moins que tout autre peut-être, se sentait accessible aux ombrages contre les pouvoirs datant de la même époque et réagissant contre les influences révolutionnaires. Cela explique du moins les dispositions dans lesquelles la mort l’a surpris et la démarche dont il a été question. Joignez au retentissement de cet incident diplomatique les commentaires intérieurs, les possibilités transformées en certitudes, l’imagination publique achevant ce cercle, cette reproduction de notre histoire passée dont nous parlions tout à l’heure : — voilà comment il a été un moment établi que l’empire devait être proclamé le 10 mai au Champ-de-Mars par cent mille hommes réunis pour la distribution des aigles. Une note officielle est venue démentir ces bruits, en ajoutant que les acclamations de l’armée n’avanceraient point l’empire d’une heure. Nous trouvons, quant à nous, la note officielle très juste. L’armée ne peut point faire de gouvernemens, parce qu’il s’en suivrait qu’elle pourrait les défaire, et alors ce n’est point seulement au fondement essentiel de tout régime politique qu’elle porterait atteinte : ce serait à sa propre constitution, à sa propre discipline, à ce qui fait son autorité et sa force. Son honneur est d’obéir en suivant l’impulsion du pays tout entier.

Ce qui fait que les symptômes intellectuels sont un élément inséparable de notre situation politique, c’est que nous sommes un peuple vivant essentiellement par l’esprit. Le Français n’est point peut-être un animal politique suivant l’énergique expression que Swift appliquait aux Anglais ; mais c’est à coup sûr un animal intellectuel qui aime à vivre, comme la salamandre, au milieu de toutes les flammes de la pensée, et qui s’y brûle parfois. Aussi, plus qu’en tout autre pays, existe-t-il un lien nécessaire et permanent entre nos œuvres de tout genre, — histoire, philosophie, roman, poésie, théâtre, — et le développement de nos destinées. Chacune de nos périodes historiques a sa littérature qui la caractérise, la commente ou la prépare ; c’est souvent en effet par des mouvemens de l’intelligence plus encore que par un profond mouvement social et politique que s’expliquent la plupart de nos révolutions. Que d’imaginations simplement passées de nos livres dans la réalité ! que de réhabilitations capricieuses des plus lugubres folies, qui ont eu leur retentissement dans les faits contemporains ! que de déclamations qui ont essayé de prendre corps ! Ne serait-il pas bien temps pour la littérature de travailler dans un autre sens et de réparer quelques-unes des ruines qu’elle a faites ? D’autant plus qu’elle se rajeunirait elle-même dans cet effort nouveau ; elle retrouverait sa fécondité et son ascendant au contact du vrai et d’une inspiration plus saine. L’ardeur qu’elle a mise à fausser les jugemens, à défigurer l’histoire, à travestir le monde moral, pourquoi ne la mettrait-elle pas à rectifier les erreurs, à réveiller quelque élan généreux, à remettre en honneur les mâles et simples vérités ? Le moment actuel n’a point encore sa littérature, cela se conçoit. C’est plutôt une sorte de liquidation du passé qui se fait. Ce sont des collections d’articles d’autrefois, des œuvres de la veille qui se poursuivent, ou quelques essais de circonstance. Au fond, cependant, il ne serait point difficile peut-être d’apercevoir les changemens d’idées qui s’accomplissent, à la différence des appréciations qui se font jour depuis quelques années. Voyez l’époque révolutionnaire : il y a dix ans à peine, on n’y touchait que pour la réhabiliter. En plein parlement, les orateurs monarchiques faisaient honneur à la convention d’avoir sauvé le pays de l’invasion étrangère. Voici une œuvre, — l’Histoire de la Convention nationale de M. de Barante, commencée après février et continuée aujourd’hui par la publication d’un volume nouveau, — qui a justement pour but de prouver que la convention n’a point sauvée du tout le pays, et qu’elle l’eût infailliblement perdu, si elle avait pu le perdre. M. de Barante raconte cette époque avec une simplicité qui rend plus sensible encore ce qu’il y a de terrible et d’odieux. Une des époques qui nous ont toujours semblé les plus curieuses à étudier dans un autre sens et les plus dignes d’estime, c’est la restauration. M. de Lamartine poursuit son histoire sur cette période, déjà presque ancienne pour nous. Le malheur de M. de Lamartine, c’est de paraître toujours se contempler lui-même et se bercer de sa propre parole, au lieu d’être préoccupé du temps dont il retrace le tableau. Quelque mérite qu’il y ait dans ce nouveau volume qui vient de paraître, de quelque éclat que soient revêtues certaines pages de l’Histoire de la Restauration, on se dit encore pourtant que ce n’est point là peut-être le genre de description et de peinture propre à une telle époque, et ce défaut est destiné sans doute à devenir plus visible à mesure que le brillant auteur s’éloignera des scènes puissantes et grandioses de 1814 et de 1815. Il y aura des parties que M. de Lamartine traitera toujours supérieurement, mais en même temps que de nuances, que de détails, que de côtés réels disparaîtront sous sa plume ! C’est surtout dans la littérature plus légère que se fait sentir la stagnation intellectuelle qui est un des signes les plus palpables de notre temps. Ni le roman ni la poésie ne se sont relevés encore du coup que leur a porté la révolution de février. — Le théâtre est-il plus heureux ? Nous n’oserions point en donner pour preuve complète le Bonhomme jadis de M. Henry Murger, représenté récemment au Théâtre-Français. M. Henry Murger est un des écrivains qui ont réussi auprès du public en prenant pour thème la jeunesse, la vie des écoles, la bohême comme on dit. Il a assez de talent pour éviter les écueils naturels de ces sortes de sujets, mieux peut-être qu’il ne l’a fait dans son œuvre récente. C’est un des jeunes esprits d’aujourd’hui qui, en dirigeant leur inspiration, peuvent le mieux arriver au succès.

Il paraît que ce que nous disions l’autre jour du Piémont a eu le privilège d’exciter quelque curiosité à Turin. Il y a eu même d’assez hauts personnages désignés comme pouvant bien n’être point étrangers à nos observations : ils en sont bien innocens à coup sûr ; mais ce qui est plus précieux, c’est qu’ils ne s’en défendent que tout juste pour laisser croire à quelque secrète complicité. Passons à quelque chose de plus sérieux. Le Piémont vient de perdre un de ses hommes publics les plus éminens, M. le commandeur Pinelli, président de la chambre des députés, et qui était encore dans la force de l’âge. M. Pinelli était l’un des chefs du parti conservateur ; c’était un constitutionnel sincère, zélé et modéré, dévoué au roi et au statut. La confiance de ses collègues le portait périodiquement à la présidence de la chambre des députés depuis quelque temps. C’est là une vie politique assez comte : elle ne date que de 1848 ; d’après ses amis, elle se serait terminée à la suite d’une de ces émotions que causent souvent les injustices des partis dans les pays libres. M. Pinelli avait été l’objet des plus violentes attaques de la part de M. Gioberti dans son dernier livre. Beaucoup d’autres avaient répondu à M. Gioberti, lui seul n’avait rien dit ; il se souvenait d’avoir été sur le pied de la plus étroite intimité avec le publiciste piémontais, et la blessure était d’autant plus vive. La mort de M. Pinelli a été une douloureuse diversion dans la politique à Turin. La situation du Piémont en elle-même n’a point empiré depuis quelques jours ; elle ne s’est point améliorée. Peut-être est-on moins préoccupé aujourd’hui de politique pure que de finances et des nouveaux impôts qui vont faire peser sur ce petit pays des charges énormes. C’est par là probablement que le cabinet de Turin se verra en butte à de nouveaux assauts, si, comme on l’annonce, M. le comte de Revel, ancien ministre, doit prendre la parole contre les projets du gouvernement. En dehors des impôts, le sujet de toutes les conversations est la loi sur le chemin de fer de Turin à Suze, au pied du Mont-Cenis. Le gouvernement a fait une convention avec des entrepreneurs anglais pour la construction de ce chemin. La commission parlementaire repousse cette convention et offre de voter des fonds pour commencer les travaux ; mais le ministre, à son tour, n’accepte point ce système. Il est donc facile de prévoir des débats animés. L’essentiel pour le Piémont, c’est qu’ils n’entravent pas cette œuvre importante, comme aussi rien ne serait plus heureux que la réalisation des projets annoncés récemment par le ministre des finances, et qui consistaient à faire un chemin de fer destiné à mettre Turin et le reste du Piémont en communication directe avec la France. Les rapports des deux pays y puiseraient un degré nouveau d’activité. Ce serait une satisfaction de plus pour ces intérêts commerciaux qui viennent d’être l’objet d’une convention conçue dans un sens très libéral. Le traité de commerce signé entre la France et le Piémont fait un pas nouveau dans la voie de l’abaissement des tarifs de douane. La production des vins français surtout gagne un marché qui a son importance. Autrefois nos vins, pour entrer en Piémont, payaient un droit qui variait, suivant la qualité, de 20 à 50 fr. par hectolitre ; aujourd’hui ils ne sont plus soumis qu’à un droit uniforme de 3 fr. 50 cent. Ce n’est là d’ailleurs qu’un des avantages de la récente convention. Voici déjà quelques années que la France se préoccupe avec un soin particulier de signer des traités de commerce. Plus que tout autre le ministre actuel des affaires étrangères, M. de Turgot, y met un zèle digne d’être remarqué. Le plus triste effet de nos agitations intérieures, ce serait si elles pouvaient nous faire oublier le soin et la défense de nos intérêts du dehors.

Ce n’est point dans le Piémont seulement, an surplus, que peut s’exercer l’activité de notre diplomatie et qu’elle s’exerce en effet. Le gouvernement belge doit savoir aujourd’hui que notre gouvernement n’est nullement disposé à sacrifier un de nos plus sérieux intérêts, celui de la propriété littéraire, à l’industrie louche et malvenue fomentée par la Belgique. Ce qui peut surprendre, ce sont les difficultés chaque jour renaissantes soulevées à ce sujet par le cabinet de Bruxelles, lorsque M. Charles Rogier lui-même, en 1851, prenait devant les chambres belges l’engagement d’abolir la contrefaçon. Ce cabinet objecte aujourd’hui qu’il n’obtiendrait point du parlement la ratification du nouveau traité, s’il ne sauvegardait pas cette industrie jusqu’à la fin de 1852, au moins pour les ouvrages périodiques et ceux en cours de publication. Ceci est simplement un faux-fuyant, puisque les députés des Flandres, les députés catholiques et la plupart des députés libéraux eux-mêmes sont opposés à la contrefaçon. Ses seuls défenseurs sont les députés de Bruxelles, parmi lesquels se trouve M. Cans, le chef de cette exploitation du bien d’autrui, et ils la défendent en exagérant son importance réelle. M. Verhaegen ne disait-il pas un jour que la contrefaçon occupait 50,000 ouvriers dans un pays qui, d’après les statistiques officielles, n’en compte guère que 314,842 dans toutes les branches de l’industrie ? Voilà la singulière pression à laquelle obéit le cabinet de Bruxelles ! En dehors même de toute considération morale, voilà l’industrie qu’il met en balance avec les intérêts les plus vitaux de la Belgique, l’industrie linière, l’industrie des houilles, qui ont besoin d’un traité avec la France ! Nous sommes en effet très fondés à croire que notre gouvernement n’est point disposé à consacrer dans la nouvelle convention, même pour une durée restreinte, ce qu’il considère comme un vol, et nous l’en applaudissons. Or, le traité actuel expire le 10 août prochain ; il est donc plus que temps d’y songer. Nous ne doutons pas que M. le ministre des affaires étrangères ne mette à clore cette négociation la fermeté qu’il a mise à la traiter. Le gouvernement belge lui-même devrait bien voir pourtant que c’est là une industrie condamnée. Se refusât-il à faire droit aux légitimes prétentions de la France, la contrefaçon est chaque jour de plus en plus cernée par les traités signés avec les autres pays ; il faut bien qu’elle meure, et, au lieu de mourir de bonne grace, elle mourra de consomption, assez honteusement, comme elle a vécu. La Suisse continue à avoir ses agitations. Elle était entrée dans cette carrière orageuse avant le reste de l’Europe, on le sait, notamment en 1846 et 1847, et elle a été un des foyers où s’est allumé tout d’abord ce radicalisme révolutionnaire qui est allé enflammer un moment tous les pays. Elle a encore ses dernières luttes après la défaite de la révolution dans le reste de l’Europe ; mais cette fois le radicalisme suisse a rencontré, lui aussi, son échec, échec d’autant plus grave, qu’il lui a été infligé légalement par le vote populaire. C’est dans le canton de Berne, et au sujet d’une proposition de révocation du grand-conseil, que s’est accompli et dénoué heureusement cet épisode assez grave. Le grand-conseil actuel, qui est conservateur, date de 1850, et a été élu par le suffrage universel. Venant après un pouvoir révolutionnaire à la tête duquel étaient MM. Snell, Stœmpfli, Niggeler, et avec la constitution radicale de 1846, on imagine la rude tâche échue à ce gouvernement. Il a eu à réparer lentement et successivement tous les désordres, les gaspillages de ses prédécesseurs, et à rétablir une certaine régularité administrative avec les moyens bornés que lui donnait la constitution. Il a réussi, autant que cela se pouvait, dans ces conditions ; il a pratiqué activement et sincèrement une politique conservatrice. Ce n’était point l’affaire des radicaux de Berne et de M. Stœmpfli, leur chef principal pour le moment : M. Stoempfli a organisé contre le grand-conseil une agitation révolutionnaire des plus ardentes ; les assemblées populaires se sont multipliées, les journaux radicaux ont redoublé de violence et de déclamations incendiaires ; on est allé même jusqu’à l’émeute. La question, pour M. Stoempfli et pour le parti révolutionnaire, était de savoir comment ils auraient raison du grand-conseil, lorsque assez récemment ils ont cru apercevoir une occasion favorable d’engager une lutte décisive. Au mois d’octobre 1851, les élections fédérales, qui sont, comme on le sait, une chose toute différente des élections cantonales, avaient lieu à Berne, et elles donnaient sinon une victoire complète, du moins un demi-succès au parti radical ; sur quoi M. Stœmpfli imagina cette théorie, que le canton devait s’harmoniser avec le résultat des élections fédérales. Restait le moyen à trouver, et on est toujours sûr d’en découvrir au moins un dans une constitution radicale. Celle que le parti révolutionnaire a donnée au canton de Berne en 1846 contient une clause qui permet de soumettre au peuple la question d’un renouvellement du grand-conseil avant la fin de la période légale de son pouvoir, qui est de quatre ans, si huit mille électeurs le demandent. C’est par application de cette belle clause constitutionnelle, après que le parti radical a eu ramassé le nombre voulu de signatures, que la question de la révocation du grand-conseil a dû être soumise au peuple bernois. Ainsi voilà un pays où quelque chose comme un vingtième du corps électoral peut, selon son caprice, suspendre toutes les affaires, paralyser l’industrie et le commerce, et tenir toute une population dans une crise qui peut à chaque instant dégénérer en révolution. Le parti radical, au reste, n’a fait qu’aller au-devant d’une défaite. C’est tout récemment qu’a eu lieu le vote, et le maintien du grand-conseil a été prononcé à une majorité de sept mille voix par le peuple. C’est évidemment un succès remarquable pour le parti conservateur bernois, et il n’est point surprenant que le grand-conseil songe aujourd’hui à mettre à profit cette force nouvelle qu’il vient de recevoir de la consécration populaire. La défaite de la démagogie bernoise est d’autant plus importante, que le mouvement radical n’eût point tardé à s’étendre aux cantons d’Argovie, de Zurich, de Thurgovie et à la Suisse française, qui est déjà suffisamment exploitée par le radicalisme. Il est certes fort à souhaiter que cette victoire de la politique conservatrice se généralise en Suisse, comme n’eût point manqué de le faire celle de la politique révolutionnaire.

L’Allemagne, si vivement préoccupée depuis quelque temps de la lutte commerciale de l’Autriche et de la Prusse, n’est point cependant à l’abri de toute agitation politique. Pendant que le gouvernement autrichien, non encore tout-à-fait remis du deuil causé par la mort du prince de Schwarzenberg, continue laborieusement la réorganisation administrative de l’empire sur les principes posés par les ordonnances impériales de décembre 1851, la Bavière est le théâtre de discussions assez vives entre l’église et l’état. Le Wurtemberg, où le radicalisme a conservé des forces, montre encore par instans de fâcheux ressouvenirs du parlement de Francfort et de ses droits fondamentaux. Plusieurs petits états voient leurs constitutions abrogées ou réformées. Enfin la Prusse, où la vie constitutionnelle n’est point encore éteinte, discute avec plus ou moins de suite et de bonheur les modifications qui pourraient être apportées à sa charte de 1850. L’une des questions les plus délicates auxquelles ce débat ait donné lieu, c’est celle de l’organisation de la pairie, laissée en quelque sorte en suspens par la constitution. En effet, par une disposition expresse de la loi fondamentale, la pairie ne doit être définitivement instituée qu’en août 1852. On sait déjà comment la question des principes à suivre pour la nomination des pairs avait été résolue récemment par la première chambre. Grace à un rapprochement sage, selon, nous, de toutes les opinions modérées, le système de la nomination par le roi, soit à vie, soit à titre héréditaire, avait prévalu. Ce vote avait été regardé comme une défaite humiliante pour l’extrême droite, attachée au principe électif dans l’intérêt de la grande et surtout de la petite noblesse. Toutes les fractions du parti libéral n’envisageaient pas cependant du même point de vue ce résultat défavorable aux hobereaux, mais trop favorable, selon quelques esprits, à la royauté. Le vote de la seconde chambre vient d’accuser cette dissidence entre les différentes nuances de la gauche. Si l’un de ses membres s’écrie : « Fions-nous à la nomination de la couronne, » un orateur éminent, M. de Vincke, répond vivement : « Non, ses choix ne porteront que sur des gentilshommes campagnards ; les hobereaux vont triompher ! » Dans le désir de paralyser les influences bureaucratiques, d’assurer à la future pairie l’indépendance, la liberté d’action, et d’en faire une sorte de pouvoir modérateur entre les partis extrêmes, M. de Vincke consent à courir le risque d’un sénat féodal. La royauté a tranché la difficulté. Satisfaite du vote de la première chambre, et ne pouvant s’accommoder de celui de la seconde, elle vient de signifier à celle-ci qu’elle entend nommer la pairie à sa guise. Le côté particulièrement regrettable de la conduite de la seconde chambre, c’est peut-être moins sa théorie en elle-même que le prétexte qu’elle a fourni à la royauté de s’élever au-dessus de la constitution et du pouvoir législatif. Quand on est faible, il est imprudent d’être hardi. C’est la faute que la gauche vient de commettre en Prusse.

En Angleterre, le ministère tory vient de remporter à la chambre des communes une victoire dont les résultats sont doublement importans : d’une part, cette victoire le fortifie en rapprochant de lui, d’une manière plus étroite, les peelites et lord Palmerston ; de l’autre, elle pulvérise le parti whig et hâte sa mort, qui ne peut être que prochaine, à moins d’événemens inattendus. Ce parti, si long-temps puissant, va peut-être avant peu, au parlement et dans le pays, passer à l’état de coterie ou de secte ; ce parti aristocratique, naguère si exclusif et si impérieux, va se voir réduit à se perdre au sein du parti radical. Lord John Russell l’aura voulu par son opposition étourdie, par sa témérité et ses singulières illusions. En vérité, on ne peut expliquer ses dernières manœuvres que par une hallucination et une crédulité dont on trouverait peu d’exemples. Que lord John Russell regrette le pouvoir qui lui a échappé, cela se conçoit sans peine ; mais que l’homme qui n’a pu, pendant tout son gouvernement, parvenir à constituer une majorité homogène, se croie assez fort pour ressaisir le pouvoir, que le représentant qui n’est pas sûr de sa réélection se croie assez sûr de l’assentiment du pays pour chercher à renverser un gouvernement nécessaire et qu’on ne pourrait remplacer immédiatement, voilà ce qui est inexcusable chez un homme d’état qui n’est ni un tribun, ni un révolutionnaire. Que lord John Russell diffère d’opinion sur certains points du bill de la milice avec le gouvernement, rien n’est plus explicable ; mais que l’homme politique qui a reconnu sous son administration la nécessité d’un tel bill, qui en a présenté un lui-même sur les mêmes matières, qui, il y a quelques semaines à peine, faisait publiquement à la tribune l’éloge du bill présenté par le ministre actuel de l’intérieur, M. Walpole, — ait changé subitement d’opinion, soit venu établir que les moyens actuels de défense de l’Angleterre sont suffisans, ait appuyé l’amendement de sir Lacy Evans, qui demandait l’ajournement de la seconde lecture du bill à six mois, voilà qui est tout-à-fait inexplicable. Il n’y a pas seulement dans ces manœuvres de la déloyauté et une opposition factieuse ; il y a encore une inhabileté profonde. Si les moyens de défense de l’Angleterre sont suffisans, si l’Angleterre peut mettre sur pied avec les élémens de force qu’elle a actuellement sous la main une armée de cent mille, ou même, comme l’a prétendu M. Rich, de deux cent mille hommes en quelques semaines, pourquoi lord John Russell avait-il présenté lui-même un bill sur la milice, et quel nom donner alors à la comédie qu’il a jouée ? La majorité formidable qui a voté la seconde lecture du bill a été la punition de lord John Russell. Il se croyait sûr du succès, et depuis quelques jours les organes du parti whig annonçaient que l’ex-premier ministre allait prendre sa revanche de sa défaite passée sur le nouveau bill de la milice. Vaine espérance ! Lord Palmerston était encore là, poursuivant sa vengeance, neutralisant l’opposition de lord John Russell, après l’avoir renversé du pouvoir. Tous les reproches qu’on était en droit d’adresser à lord John Russell, lord Palmerston les lui a adressés, et son discours a été sans doute pour beaucoup dans l’insuccès de son ancien collègue. Il y a quelques mois à peine, lord Palmerston était l’homme le plus incriminé de l’Angleterre, ses collègues l’avaient banni de leur conseil en châtiment de ses violences ; aujourd’hui lord John Russell prouve qu’il aurait besoin lui-même de prendre des leçons de modération, et qu’il n’était peut-être pas en droit d’en donner aux autres. Sa conduite a deux résultats auxquels il ne visait probablement pas elle achève de tuer le parti whig, et elle amnistie lord Palmerston.

Une mission diplomatique française part en ce moment pour Buenos-Ayres ; elle eût été assez empêchée d’agir et de négocier tant que la lutte était flagrante encore sur les bords de la Plata. Cette lutte avait pris depuis quelques mois un caractère assez décisif pour qu’il n’y eût qu’à attendre. Aujourd’hui, on le sait, ce n’est plus avec Rosas que notre envoyé aura à régler les rapports de la France et de cette portion du continent sud-américain. Il semble que l’ancien dictateur ait voulu éloigner tout soupçon de retour possible en s’embarquant précipitamment pour l’Europe. Il est arrivé déjà en Angleterre, non sans avoir risqué de périr avec sa famille dans un naufrage en vue du port, et ce n’est point, à coup sûr, le moins extraordinaire des réfugiés rassemblés par des fortunes diverses sur le sol anglais. Cet homme étrange, en qui s’est résumée toute la vie de la république argentine pendant vingt ans, était cependant si peu connu hors de son intimité, qu’il a pu traverser Buenos-Ayres dans sa fuite sans être remarqué. À peine était-il parti, que les soldats débandés ne tentaient rien moins que le sac de la ville, le pillage des plus riches quartiers. Les habitans de Buenos-Ayres, armés par Rosas, ont commencé par faire usage de leurs armes contre ses derniers séides, et le général Urquiza est arrivé à propos pour exercer de rigoureuses justices. On parle tout simplement de deux ou trois cents exécutions sommaires. Un bando terrible a été publié contre les voleurs. Un gouvernement provisoire s’est organisé à la tête duquel est le président de la haute-chambre de justice, le docteur Vicente Lopez ; celui-ci s’est associé quelques hommes marquans, parmi lesquels se trouve un des membres les plus distingués de l’émigration argentine de Montevideo, M. Valentin Alsina. La réaction, on le pense, n’a point tardé à se déclarer contre tout ce qui émanait de Rosas ou se rattachait à lui. Des confiscations ont été exercées contre le dictateur et ses partisans les plus compromis. Quant à son gouvernement, lui disparu, il n’en restait plus rien ; Rosas était tout. Le problème est d’organiser quelque chose aujourd’hui. Ce n’est point le moment d’assigner à ce quasi-souverain déchu son vrai rang dans l’histoire de l’Amérique du Sud. Il dépend beaucoup de ses adversaires de montrer s’il a eu tort ou raison. Il eût été presque un grand homme, s’il eût su user de son pouvoir et couvrir ses moyens souvent redoutables de gouvernement par des résultats utiles dans le développement moral et matériel du pays. Faute de ce grand rôle, Rosas restera encore une des figures les plus caractéristiques et les plus originales de ce monde américain, et dans son histoire il y aura une place pour cette personne singulière, Manuela Rosas, sa fille, qui s’est si complètement identifiée avec sa fortune, qui à la dernière heure se déguisait en mousse pour l’accompagner dans sa fuite, et est devenue l’objet de tant de jugemens divers ou plutôt de curiosités. Au moment où le dictateur disputait son pouvoir dans un dernier effort, un de ces émigrés argentins répandus dans toute l’Amérique du Sud, M. Jose Marmol, poète qui n’est pas sans talent, traçait de Manuelita une assez vive esquisse qui, par une coïncidence bizarre, nous arrive presque avec le personnage lui-même. Il ne faut point demander à M. Marmol une très exacte justice envers Rosas. Nous avons entendu assez parler de ces histoires de femmes enceintes assassinées, d’oreilles d’unitaires promenées sur des plats d’argent dans le salon de Rosas. Là n’est point la nouveauté ; il y a quelque chose de plus curieux, c’est la saveur locale qui s’en dégage, un certain coloris pittoresque et une impartialité d’une espèce particulière qui consiste à noircir le père pour rehausser la fille, et en faire une des plus intéressantes figures de la patrie américaine. « Manuela n’est point une belle femme dans tout le sens du mot, dit M. Marmot ; mais sa physionomie agréable et sympathique révèle l’intelligence. Son front n’a rien de remarquable, mais ses cheveux noirs dessinent merveilleusement cette courbe élégante qui distingue d’ordinaire les personnes d’un esprit élevé ; ses yeux, plus noirs que ses cheveux, sont petits, clairs et en perpétuel mouvement ; son regard mobile se fixe à peine sur les objets et pénètre tout ; sa tête, comme ses yeux, semble obéir au tour de sa pensée. Joignez à ceci un corps haut et dégagé, une taille fine et flexible, avec les ondulations pleines de grace et de volupté des filles de la Plata, et vous aurez une idée de Manuelita Rosas à la trente-troisième année de sa vie, époque où une femme est deux fois femme. »

Manuela est-elle une créature privilégiée ou un monstre, comme le disent tour à tour ses admirateurs enthousiastes ou ses détracteurs ? En vérité, elle n’est ni l’un ni l’autre. C’est une femme qui a vécu dans un monde étrange, en subissant les influences, en tempérant les rudesses et l’animant de sa grace. M. Marmol la représente dans son caractère, dans ses habitudes et jusque dans ce célibat d’où elle n’est point sortie, comme l’instrument poétique, délicat et innocent d’une volonté profonde et despotique, comme une victime même. Toujours est-il qu’un des traits qui la distinguent, c’est un dévouement absolu, une espèce de fanatisme pour son père. Il y a deux époques distinctes dans la vie politique du général Rosas : — la première, où il se fait l’homme des gauchos et s’appuie sur eux, où les influences de la pampa prévalent sur les influences hostiles de la civilisation, où le rancho et la pulperia dégorgent à Buenos-Ayres ; — la seconde, où Rosas forme autour de lui une sorte de cour dont l’habitation de Palermo, à quelques lieues de la capitale argentine, est le Versailles, selon la bizarre expression de M. Marmol, — Versailles de sa pampa, où le général Urquiza récemment, après sa victoire, allait dormir la première nuit. Manuela a été l’héroïne, la souveraine de ces deux époques, M. Marmol ne dissimule nullement ce qui est toujours resté en elle d’élevé, de distingué et d’excellent, même au milieu des scènes terribles qui ont signalé parfois la première de ces périodes. Elle a sauvé plus d’une de ces victimes dont la mort, avant d’être constatée, a été le texte de mille accusations à Montevideo et en Europe ; elle a désarmé plus d’une colère de son père et a porté son sceptre de reine de la confédération avec un grace originale et généreuse. Il n’est point sans exemple qu’elle ait fait de la diplomatie avec un égal succès. Que si on nous demande de résumer notre avis sur la fille de Rosas, nous dirons que c’est un très poétique spécimen de la femme politique dans l’Amérique du Sud, et que, même après sa chute, elle est encore une des plus vives et des plus curieuses personnifications de ces sociétés américaines où ce qui reste de primitif et de barbare n’exclut pas une certaine distinction native, une certaine élégance attrayante et originale.

CH. DE MAZADE.

L’AUTRICHE ET LE PRINCE DE SCHWARZENBERG.

La mort du prince de Schwarzenberg a causé à Paris une émotion et des regrets que peu de personnages publics étrangers, lorsqu’ils disparaissent de la scène des affaires, excitent à ce degré. C’est que cette fin prématurée d’un homme qui, depuis quatre ans, rendait de grands services à la cause de la société laisse, non-seulement dans les conseils de la maison d’Autriche, mais dans ceux de l’Europe, un vide réel. Le prince de Schwarzenberg avait les grands côtés de l’homme public ; on attendait beaucoup, sur la foi de sa conduite passée, du poids dont il eût pu peser encore dans les hasards inconnus où la révolution emporte le monde, et la pensée de ce qu’il aurait pu faire s’il eût vécu, jointe à la mémoire récente de ce qu’il avait fait, a rendu sa perte très sensible à tous les esprits qui suivent le mouvement des affaires.

On sait que c’est en novembre 1848 seulement que le prince de Schwvarzenberg était parvenu au poste de ministre dirigeant de l’empire d’Autriche. Sans la révolution de février et le contrecoup qu’elle eut au mois de mars suivant à Vienne, il est vraisemblable, malgré son beau nom, l’influence de sa famille et les services importans déjà que personnellement il avait rendus, qu’il n’eût jamais rempli une aussi grande charge politique. Dans les dernières années de la puissance de M. de Metternich, quand les courtisans ou les diplomates essayaient de pressentir son successeur, c’était vers les Dietrichstein et les Collorédo que leurs pensées se tournaient. Le prince de Schwarzenberg était pour tout le monde alors ce que sans la révolution il fût demeuré sans doute le reste de sa vie, un grand seigneur, ambassadeur de profession et général de nom ; mais nul assurément ne soupçonnait en lui l’homme d’état que les événemens devaient produire. La révolution le prit ministre plénipotentiaire à Naples. À la nouvelle des événemens de Vienne et de Milan, le peuple napolitain se soulève, se porte à l’ambassade d’Autriche, abat l’écusson des armes impériales, le traîne dans la boue, puis le brûle. Le prince, dont un outrage pareil devait légitimement exaspérer le caractère, fort impétueux déjà de sa nature, envoie sommer le gouvernement napolitain de lui faire réparation. Ayant vainement attendu deux jours, il quitte Naples et se rend droit là où les dangers de l’empire appelaient alors tout Autrichien sachant porter l’épée, à l’état-major du maréchal Radetzky. Le nom qu’il portait était célèbre dans l’histoire militaire de l’Autriche, mais lui-même était inconnue dans l’armée. Le prince sentit qu’il fallait payer de sa personne : il n’y manqua pas. Le maréchal, l’état-major et les troupes le jugèrent rapidement : il était toujours du parti le plus court dans les conseils et au plus vif du feu dans les combats, si bien qu’à l’assaut de Vicence, chargé à la tête de sa division d’enlever l’importante position du théâtre, chef-d’œuvre de Palladio, il fut blessé de manière à ne pouvoir plus tenir la campagne. On était au mois de juin : la révolution faisait des progrès effrayans dans l’empire. Le ministère Pillersdorf, qui, le 13 mars, le jour de l’abdication du prince de Metternich, avait pris les affaires, perdait chaque jour du terrain et ne faisait que marcher de concessions en concessions. Le baron de Kubeck, le, premier, avait dû être sacrifié aux exigences populaires, puis M. de Ficquelmont, puis l’empereur lui-même, qui avait été obligé d’aller chercher un asile chez ses fidèles Tyroliens, dans la capitale de la Bretagne autrichienne, à Innsbruck. Bientôt, le 19 juillet, une administration entièrement nouvelle prit, sous la présidence de M. de Wessenberg, les rênes des affaires. Plus malheureux encore que son devancier, ce cabinet nouveau tomba le 6 octobre devant la révolte. Le ministre de la guerre, le général Latour, fut assassiné ; le ministre de la justice, le docteur Bach, à qui sa résolution, non moins remarquable que ses lumières, avait fait courir les mêmes périls, n’échappa que par miracle au même sort. Le gouvernement entier abandonna Vienne et se réfugia avec la cour à Olmütz.

Le prince de Schwarzenberg, guéri de sa blessure durant cet intervalle, avait quitté l’Italie en y laissant dans la mémoire de ses compagnons d’armes un brillant souvenir de sa valeur, et, ce qui était plus sérieux pour son avenir politique, après avoir inspiré au maréchal Radetzky une haute idée de son esprit et de son caractère. Le 6 octobre, il se rendit à la suite du gouvernement, comme la plupart des personnages importans de l’empire, à Olmütz. Des résolutions énergiques, entre autres celle de la nomination du prince Windischgraetz au commandement de l’armée chargée de réduire Vienne, furent aussitôt prises par la cour, et le prince de Schwarzenberg eut dans toutes une influence qui fut publique. Le 21 novembre enfin, Vienne étant réduite, il fut nommé au poste, plus difficile peut-être alors à remplir qu’à aucune époque de l’histoire d’Autriche, de président du conseil des ministres. À quelques jours de là, le 2 décembre, l’empereur Ferdinand, sur les conseils, dit-on, de l’impératrice Marianne, princesse aussi distinguée par l’élévation du caractère que par les qualités de l’esprit, abdiqua, de concert avec son frère l’archiduc François-Charles, en faveur du fils de celui-ci, François-Joseph. Le nouvel empereur était alors âgé de dix-huit ans à peine ; mais, dans cette extrême jeunesse, il montrait déjà de fortes qualités, et on savait que l’archiduchesse Sophie sa mère, qui, en abdiquant en sa faveur, sacrifiait le rang d’impératrice, lui avait de borne heure inculqué les sentimens d’un roi. C’est de ce grand acte, qui, rajeunissant le personnel entier du gouvernement autrichien, à commencer par l’empereur lui-même, a ouvert dans l’histoire intérieure et extérieure de l’Autriche une ère vraiment nouvelle, que date, avec la prépondérance du prince de Schwarzenberg dans les conseils de son souverain, l’influence profonde qu’il a exercée quatre années durant sur les destinées de son pays.

Quand, en ce mois de décembre 1848, il prit à Olmütz la direction des affaires, tout croulait ou fermentait dans l’empire. L’Italie sans doute était vaincue, mais elle n’était pas réduite. La Hongrie, de jour en jour, devenait plus menaçante. L’avènement de M. Kossuth à la présidence du ministère hongrois, le 24 novembre, avait été une vraie déclaration de guerre, et M. de Schwarzenberg, dès son début à Olmütz, la considérant comme telle, avait dû agir en conséquence. Le reste de l’Autriche était dans une agitation inexprimable. La constituante alors assemblée à Kremsier, malgré les efforts inouis de M. Bach, du comte Stadion et de quelques autres grands dignitaires, se consumait dans une anarchie comparable, sinon dans ses tendances, au moins dans ses résultats, à celle qui dévorait à la même époque le parlement de Francfort. Enfin la tension des liens qui attachaient dans l’empire Italiens, Slaves de toute sorte, Hongrois, Allemands, Latins, à la maison a’Autriche, était telle que, de toutes parts en Europe, ce fut un cri qu’ils allaient se rompre. C’est dans ce désespoir universel que le prince de Schwarzenberg parut. Quatre années ont passé sur ce moment solennel dans l’histoire contemporaine de l’Autriche. Où en est-elle aujourd’hui ? Elle est sortie sanglante, mais plus vivace et plus fortement unie que jamais, de la tragique étreinte qu’elle a subie. À l’intérieur, elle s’est réorganisée comme à aucune autre époque de ses annales on ne l’avait vue ; au dehors, sa légitime influence est aussi bien établie que jamais. Elle a reconquis, notamment en Allemagne, l’ascendant de ses plus beaux jours. Le prince de Schwarzenberg n’a pas accompli à lui seul sans doute ce salut inespéré de son pays, et ce n’a pas été non plus sans de grands sacrifices que ce salut a été obtenu ; mais ce que les contemporains peuvent dire dès aujourd’hui sur sa tombe à peine fermée, ce que l’histoire dira comme les contemporains, c’est que, dans cette œuvre difficile et un moment jugée presque impossible, il a, avec une netteté de vues et une vigueur de résolutions peu communes, rempli le premier rôle.

Il jugea dès l’origine à merveille ce qu’avait de grave et ce qu’avait de factice la situation périlleuse faite par les événemens à la monarchie et à l’empire. Les peuples divers que le gouvernement de Vienne réunit sous un même sceptre se jalousent extrêmement les uns les autres ; mais, si vous exceptez les Polonais et les Italiens, qui ne sauraient être satisfaits que par leur entière indépendance, il n’en est pas un seul qui, animé à un degré profond de l’esprit autrichien, n’éprouve le besoin de se rattacher à un grand centre commun et ne lève ses regards sur Vienne. Cela tient d’une part à ce que chacun de ces peuples comprend très bien qu’il ne serait pas assez fort pour se soutenir seul et indépendant, au centre de l’Europe, entre les deux grandes races qui y dominent, la race allemande et la race slave, et d’autre part à ce que rien n’est plus insupportable à l’un d’entre eux que l’idée de subir la suprématie d’un autre peuple, quel qu’il soit. De là la vigueur secrète de la cohésion de toutes les parties de l’empire, de là aussi les élémens de division qui y fermenteront toujours, et qu’il est presque inévitable de n’y pas voir éclater quelquefois. L’insurrection hongroise, à la fin de 1848, n’était qu’un des mille et inévitables épisodes de cette guerre de suprématie que se sont toujours faite et que se feront toujours les différentes populations de l’empire. On a imprimé alors à des milliers d’exemplaires, en Angleterre et en Allemagne, que les Magyars, dans cette guerre, revendiquaient les armes à la main la chose la plus sacrée que puisse défendre un peuple, l’indépendance nationale. C’était de la part des uns une erreur, de la part des autres une tactique. Les Polonais et les Italiens de l’Autriche se sont souvent battus et se battront encore à toute occasion que la fortune leur enverra pour leur indépendance ; mais les autres peuples de l’empire, les Magyars surtout, n’ont presque jamais pris les armes que dans des vues d’influence et de conquête. Ce n’était pas pour autre chose qu’ils s’étaient levés dans cet hiver de 1848, où la cour de Vienne, réfugiée à Olmütz, se vit au moment d’en être dépossédée par eux. Loin d’avoir à défendre leur indépendance, les Magyars, à cette époque encore, étaient la nation politiquement et administrativement la plus privilégiée de l’empire ; les vrais motifs de leur mécontentement, c’étaient d’un côté la perte qu’ils venaient de faire de leur suprématie sur la Croatie et sur la Transylvanie, de l’autre le désir ardent qui les possédait de substituer à Vienne, dans les conseils de l’Autriche et par suite de l’Europe, l’influence de leur race à celle de la race allemande. Le prince de Schwarzenberg vit très clair dans ce chaos, et, ce qui était plus rare, il adopta aussi résolûment que sainement le vrai moyen d’en sortir. Ce moyen, ce fut de se proclamer plus Autrichien que personne, en arborant tout ensemble le drapeau de l’unité de l’empire, unité à laquelle il n’était pas un peuple de la monarchie, le peuple hongrois compris, qui ne tint, et celui de l’égalité des droits entre toutes les races (Gleichberechtiqung), égalité qui, après la suprématie, était le vœu secret de toutes les nations de la monarchie. Dès le 2 décembre, jour de l’avènement du nouvel empereur, le prince de Schwarzenberg, dans un manifeste qu’il lui conseilla, lui fit proclamer, dans un langage aussi énergique que pittoresque, cette intelligente et forte politique. « L’édifice nouveau que nous allons reconstruire, disait le jeune empereur, sera comme une grande tente où, sous le sceptre héréditaire de nos aïeux, les diverses races de l’empire s’abriteront plus libres et plus unies que jamais. » Image expressive et brillante du gouvernement, un quant au centre, mais si divers dans ses rayons, de la maison de Habsburg ! C’est bien une tente en effet que cette charmante et singulière ville de Vienne, que la fortune et la guerre ont été fonder là-bas, au point où l’Occident finit et où l’Orient commence, pour être comme le caravansérail des populations dont les croyances, la langue, les mœurs, l’histoire, servent de transition entre les deux mondes.

Une telle politique eût mérité de réussir sans être éprouvée par l’injustice du sort, car elle avait pour elle la raison, le bon droit et l’habileté. On ne sait que trop qu’il n’en fut pas ainsi. L’armée impériale, qui représentait la véritable Autriche, fut battue. L’héroïsme inconsidéré des Hongrois, exploité d’ailleurs par de tristes passions de toute origine et de tout genre, attira sur leur patrie et sur le reste de l’empire une calamité douloureuse à tout l’Occident. En avril 1849, voyant ses troupes refoulées sur toute la ligne, le prince de Schwarzenberg, pour sauver une politique où il voyait avec raison le salut de son pays, appela les Russes.

On a amèrement reproché au ministre autrichien l’usage de cet héroïque remède. Il est certain qu’il ne pouvait payer d’un prix plus dur la rançon du grand gouvernement qu’il voulait sauver ; mais il faut examiner, avant de condamner sa mémoire, s’il fut libre d’avoir recours à un moyen différent. À qui la cour de Vienne eût-elle pu demander appui en avril i849, si ce n’est à la Russie ? A l’Allemagne et à la puissance militaire la plus considérable de l’Allemagne, à la Prusse ? En fait d’humiliation, on conviendra que la dernière que puisse subir la monarchie autrichienne est celle d’être sauvée, si tant est qu’elle eût pu l’être ainsi, par la Prusse. À l’Angleterre ? Mais les Hongrois alors étaient populaires à Londres, et d’ailleurs, quand bien même ils ne l’eussent pas été, où les Anglais auraient-ils pris soixante mille hommes à envoyer guerroyer sur la Theiss ? Le prince de Schwarzenberg était donc condamné à appeler les Russes ou à voir les Hongrois l’emporter, et le lendemain, il n’est pas un homme de sens qui puisse s’y tromper, l’Autriche se dissoudre. Quant aux effets de cette intervention des Russes en Autriche, ils n’ont pas été aussi graves que généralement on le pense. La capitulation de Vilagos a porté un coup terrible à la cause hongroise ; mais l’armée autrichienne proprement dite n’en a dans son moral nullement été atteinte. L’indépendance de la cour de Vienne, de ce côté, est aussi pleine qu’à aucune époque elle a pu l’être : un dissentiment éclaterait demain entre elle et celle de Russie, qu’il n’est pas un soldat autrichien qui se sentît diminué par le souvenir des événemens de Hongrie. Quant au résultat politique de l’intervention russe, il a été après tout, malgré les apparences, aussi heureux pour la puissance autrichienne que possible. Cette intervention en effet, en contribuant à rasseoir l’unité de l’empire sur le principe de l’égalité des races, a donné au gouvernement de Vienne la centralisation salutaire à laquelle avec raison il tendait, et l’a rendu d’autant plus libre au dehors qu’elle l’a fait plus fort au dedans.

Quand l’Autriche, après Vilagos et Novare, eut été enfin complètement pacifiée, on comprit à Vienne que les effets de cette pacification violente seraient vains, si on ne s’occupait au plus tôt de deux choses : la première de réorganiser l’empire à l’intérieur, la seconde de lui rendre dans le respect et les conseils de l’étranger une autorité que ses discordes intestines avaient sensiblement amoindrie. Le prince de Schwarzenberg, avec une activité de fer qui était autant un besoin de son tempérament physique que de sa nature morale, entreprit aussitôt d’atteindre ce double but. Ce sera un jour son honneur dans l’histoire d’y être parvenu, et de ne laisser aujourd’hui à son souverain qu’à continuer les vigoureuses traditions d’une politique qui ne date sans doute pas de lui en Autriche, mais qu’il a renouvelée avec une grandeur de bon sens et de courage vraiment digne de mémoire.

L’Autriche du prince de Metternich avait, on s’en souvient, mauvaise réputation : elle la méritait, non pas que l’aversion populaire fût de tout point aussi fondée qu’on l’a dit ; mais enfin il est constant que le prince de Metternich, dans sa connaissance profonde de la mauvaise santé sociale de l’Allemagne et sa prévoyante terreur de l’esprit d’anarchie, avait fait de certaines parties de la monarchie autrichienne quelque chose d’assez semblable à des provinces du Céleste Empire. Il y avait long-temps que tout le monde disait qu’il était impossible qu’un pareil système allât loin, que la dîme, la corvée et le reste restassent au plein soleil du rixe siècle le régime civil de la moitié des populations autrichiennes, et qu’une bureaucratie oppressive écrasât les personnes, tandis qu’une fiscalité sans pareille stérilisait les terres. On se rappelle peut-être qu’il parut en 1843, en allemand et en français, un ouvrage fort remarquable intitulé : De l’Autriche et de son avenir, qu’on attribua alors à un grand seigneur de Bohème, le comte de Bucquoy, ouvrage qui courut l’Autriche, l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre et la France, et dans lequel ce déplorable état de la monarchie autrichienne était très vivement peint. Ce livre avait de longue date révélé en Autriche l’existence d’un parti libéral très dévoué au souverain et à l’unité de l’empire, mais très partisan aussi des réformes. Quand la révolution de mars eut renversé le prince de Metternich, c’eût été à ce parti, sans la violence des événemens, à hériter des affaires ; mais, on le sait, c’est le propre de toutes les révolutions de dépasser le but. La révolution autrichienne ne manqua pas d’obéir à cette triste loi. Les gens sensés avaient prêché depuis vingt ans, autant que, le prince de Metternich régnant, on pouvait prêcher en Autriche, une réforme administrative et civile ; les cerveaux creux entreprirent d’improviser une révolution politique. Au premier moment, le gouvernement de Vienne dut céder au torrent, et, bien qu’il n’eût aucune illusion sur la possibilité de faire de l’Autriche un état constitutionnel et de réunir dans le sein d’un parlement unique les délégués de dix peuples délibérant en dix langues différentes des intérêts communs de l’empire, il avait cependant assemblé à Kremsier des députés de toute la monarchie. Cette diète s’agitait dans le désordre et l’impuissance, quand, à la fin de 1848, M. de Schwarzenberg prit les affaires. Il n’était vraisemblablement pas, à en juger par plusieurs de ses actes, aussi hostile au gouvernement constitutionnel proprement dit que les uns l’en ont accusé et que les autres se sont plu à le faire croire ; ce qu’il détestait seulement, et il ne s’en cachait guère, c’était l’agitation stérile que, dans les temps de révolution, les masses prennent pour la liberté. Il n’y avait qu’une chose qui égalât sa haine pour l’anarchie, c’était son mépris pour l’impuissance. La diète de Kremsier, avec les meilleures intentions du monde, se montrait de jour en jour plus incapable d’enfanter une charte qui fût viable. Le prince de Schwarzenberg, en mars 1849, conseilla à son souverain de la dissoudre et d’octroyer la constitution que l’empire attendait et que ses députés ne parvenaient pas à lui donner. Cette constitution a eu depuis un triste sort : par lettres de cabinet et ordonnances des mois d’août et de septembre 1851, l’empereur, toujours sur le conseil de son premier ministre, l’a annulée. On a très aigrement conclu de ce double fait, en Allemagne et en Angleterre, que le prince de Schwarzenberg et son jeune souverain, cédant à un esprit violent de réaction contre les principes les moins contestables de la révolution du 13 mars 1848, méditaient de ramener le gouvernement impérial dans l’ornière du vieux régime. C’était une erreur ; on a jugé l’empereur François-Joseph et le brillant ministre qu’il vient de perdre avec aussi peu de justice sur ce point-là que sur celui de l’intervention russe.

L’opinion publique elle-même, beaucoup plus consultée à la cour de Vienne que généralement on ne pense, n’a point paru considérer comme une mesure contre-révolutionnaire la suppression de la charte du 4 mars. Issue beaucoup plus de la fièvre révolutionnaire de l’époque qui l’avait vue naître que de la volonté réfléchie du cabinet de Vienne, cette charte énonçait des principes de gouvernement inintelligibles à la plupart des populations de l’empire et impraticables à toutes : ce sont ces institutions de fantaisie, venues avant le temps dans un terrain qui n’était pas préparé pour les recevoir, que les ordonnances de septembre ont seules supprimées ; quant aux réformes civiles et administratives que sous le gouvernement immobile du prince de Metternich l’Autriche entière demandait, loin de les refuser à son temps et à son pays, le prince de Schwarzenberg les leur a complètement accordées. Grace à ses efforts, à ceux de ses collègues, et principalement de M. Bach, l’égalité civile règne aujourd’hui en Autriche, et si la loi de succession n’y est pas aussi radicale que chez nous, si la main d’un législateur habile y a dans une sage proportion mêlé le principe du majorat féodal à celui de la division à l’infini des patrimoines, ce n’a été que dans un but également avantageux aux particuliers et à l’état. Du reste, plus de corvées, plus de dîmes, plus de tribunaux civils spéciaux ; la loi réelle et personnelle est aujourd’hui en matière civile, à Vienne comme à paris, la même pour tout le monde. La refonte de l’administration a été inspirée du même esprit que celle de la législation des propriétés et des personnes. Il est vrai que cette refonte est encore en grande partie sur le papier, et que les ordonnances de l’Allgeineines Reichs-Gesetz und Regierungsblalt sont loin d’être toutes réalisées : l’Autriche n’est pas la France, et il n’y suffit pas qu’un décret paraisse au Bulletin des Lois pour passer le lendemain du domaine de l’ordonnance dans celui de la mise à exécution ; mais encore est-il que les constitutions administratives des différentes provinces de l’empire sont aussi larges que les esprits les plus libéraux le peuvent désirer. Si ces constitutions ne sont pas aujourd’hui partout en vigueur dans l’Autriche, cela ne provient pas du gouvernement central. Celui-ci, en fait de franchises administratives, est disposé à accorder aux provinces tout ce qu’elles voudront : cela provient ici de la résistance politique de populations que rien ne peut satisfaire que l’indépendance ou l’empire, comme l’Italie ou la Hongrie, — là de l’insuffisance de la préparation des masses à la vie publique, à la vie municipale elle-même, comme en Tyrol et en Bohême par exemple, où le peuple n’a pas l’idée la plus élémentaire du self government.

La réorganisation intérieure de l’Autriche sous le gouvernement du prince de Schwarzenberg s’est donc, sinon entièrement accomplie, — un tel succès ne peut être que l’œuvre du temps, — du moins assez fortement ébauchée pour qu’aujourd’hui il soit extrêmement difficile, sinon tout-à-fait impossible à un aveugle esprit de contre-révolution de ramener violemment la législation civile et l’administration de ce pays d’avant en arrière. C’est là une conquête dont les esprits élevés doivent tenir compte au ministre autrichien. En fait de réformes législatives et administratives, il a accordé à son pays et à son temps tout ce qui était dans les besoins de l’un et dans les vœux raisonnables de l’autre. C’est un assez bel éloge à inscrire sur le marbre qui recouvrira sa tombe.

Une seule réserve peut-être doit prendre place ici. On dit, nous ne savons jusqu’à quel point le reproche est fondé, que, tout en se montrant réformateur aussi habile de la législation et de l’administration autrichienne, le prince de Schwarzenberg cependant, dans les derniers jours surtout, donnait un peu dans le parti de la germanisation. Si ce qu’on rapporte à cet égard est exact, il n’y aurait rien de plus regrettable, et ce ne serait certes pas là une tradition que la prudence conseillerait au gouvernement de Vienne de continuer. Il est bien inévitable sans doute qu’une des races de l’empire d’Autriche domine politiquement toutes les autres, et la suprématie qu’exerce à cet égard la race allemande est aussi bien fondée sur la nature que sur la tradition. La race allemande a de grands titres à l’autorité dont elle jouit dans les conseils de Vienne ; elle est la plus civilisée, elle a la longue possession. Sans être aussi nombreuse que la race slave prise toute ensemble, elle l’est plus cependant qu’aucune des différentes familles de cette race, la polonaise, la tchèque, la slovaque ou l’illyrienne ; elle l’est plus également que les races valaque et magyare ; elle est répandue ici par grandes masses, là par petites, mais puissantes colonies, sur la surface entière de l’empire ; enfin elle est le lien naturel qui réunit l’Autriche à la confédération germanique, et c’est elle ainsi qui donne à la monarchie autrichienne, à Francfort,, l’ascendant européen qui est l’ame de sa puissance historique. Cependant l’abus en aucune chose n’est la perfection de l’usage. Si les Slaves se sont si unanimement levés, en 1848, au cri de nolumus maggyarisari, ils seraient, le cas échéant, prêts à se lever aussi sous l’influence du même et très respectable sentiment au cri de nolumus germanisari. Le maintien de la prépondérance de la race allemande à Vienne est un des secrets de la force de l’empire ; mais la germanisation n’est que le secret d’en préparer la ruine. Toute tentative de germaniser les peuples slaves ne saurait tourner qu’au profit du panslavisme.

La restauration de l’influence de l’Autriche dans les conseils de l’Europe est, après sa réorganisation intérieure, ce qui dès le lendemain de Vilagos et de Novare préoccupa visiblement le plus le prince de Schwarzenberg. L’Autriche à cette époque, graces à ses longues discordes intérieures, était depuis longtemps absente du théâtre de la politique générale. Il était une scène surtout où sort personnage s’était de plus en plus effacé, et où cependant elle aura toujours et avec raison à cœur de jouer un grand rôle, la scène des affaires allemandes. La cour de Potsdam, profitant des embarras cruels qui absorbaient toute l’attention et toutes les forces de sa rivale en Hongrie et en Italie, avait été en 1849, au plus fort des succès des Hongrois, jusqu’à provoquer, de la part du parlement de Francfort, une adresse inouie dans les annales de l’Allemagne : elle s’était fait offrir la couronne impériale, et les députés prussiens même avaient été jusqu’à faire voter en principe l’exclusion de l’Autriche de la confédération germanique. Le prince de Schwarzenberg avait conçu une rancune profonde de cette conduite de la Prusse, et dès que les Italiens et les Hongrois l’eurent laissé libre, il travailla à s’en venger. Il l’a fait avec une résolution et un succès qui ont frappé toute l’Europe. Nous ne rappellerons pas les phases de cette longue guerre de chancellerie qui, commencée avec les protestations de l’archiduc Jean à Francfort, a failli aboutir avec la rentrée de M. de Radowitz dans le ministère prussien, à une guerre générale, et qui, à Olmütz et à Dresde, s’est terminée pour la cour de Berlin par un véritable Iéna moral. Le prince de Schwarzenberg, dans cette lutte, avec des passions et des défauts qui tenaient plus à son tempérament qu’à son caractère, a montré des qualités politiques de premier ordre. Si on a pu lui reprocher de l’humeur dans certains détails, on ne peut dans l’ensemble qu’admirer l’habileté, la hardiesse, la vigueur avec laquelle, détachant successivement de la Prusse tous les gouvernemens que la raideur et les prétentions de celle-ci avaient froissés, il a fini nu jour, à Bregenz, par ne lui laisser d’autre alternative que d’abaisser son drapeau ou de se faire écraser. Ainsi l’Autriche ne doit pas seulement au prince de Schwarzenberg sa pacification et sa réorganisation intérieure, elle lui doit aussi le rétablissement de son autorité dans les affaires de la confédération germanique, et par là la restauration de son ascendant dans la politique du monde. Quand, en 1848, le prince a pris le gouvernement de son pays, à l’intérieur ce gouvernement était dissous, au dehors amoindri ; en 1852, il l’a laissé réorganisé, respecté et influent.

Il est notoire, quand la mort l’a surpris, que c’est à l’affermissement et à l’accroissement de cette influence, où il semblait voir, et avec raison, la meilleure garantie de la sécurité intérieure de la monarchie autrichienne, que sans relâche il travaillait. Deux théâtres surtout fixaient, et, on peut le dire, absorbaient ses regards : l’Italie et l’Allemagne. Reprenant dans la péninsule le système que, durant ses dernières années, le prince de Metternich avait inauguré, il s’efforçait de lier de plus en plus l’Italie à l’empire en négociant avec la Toscane, les États-Romains et Naples des unions douanières dont le double objet était d’ouvrir au commerce autrichien un débouché dans la Méditerranée, et d’isoler le Piémont, dont il détestait particulièrement les maximes politiques, du reste des états italiens. Sa diplomatie avait dans cette voie remporté de grands succès à Florence, à Rome et à Naples, et, sans l’intervention de nos troupes dans la question pontificale, on ne sait où elle se fût arrêtée. Mêmes tendances et même activité en Allemagne. Profitant avec une adresse remarquable des sympathies commerciales et politiques qui rallieront toujours l’Allemagne du midi à l’Autriche, il convoquait à Vienne un congrès douanier pour y discuter le plan d’un Zollverein austro-allemand. Le prince de Schwarzenberg n’était point de cette école qui, sur la foi sans doute fort désintéressée de M. Cobden, traite l’économie politique abstraction faite de toute politique : il savait à merveille que la paix perpétuelle est une chimère, et que les nations ne se rapprochent et ne se divisent que sur des questions d’intérêt. Aussi avait-il vu d’abord que les deux grands centres de résistance politique à la rivalité de Turin et de Berlin étaient Florence et Munich. Il y entretenait des agens officiels et officieux très habiles, et on voyait de reste, au choix qu’il avait fait de ses agens et à la conduite qu’il leur faisait tenir, qu’avant d’être général et premier ministre, il avait été ambassadeur.

Il était pourtant un de ces deux points de la politique étrangère où le prince de Schwarzenberg, ce semble, abondait un peu trop dans son sens : c’était l’Italie ; et quant à l’autre, quant à l’Allemagne, on peut dire aussi qu’à certaines heures, la préoccupation exclusive où il s’absorbait de ses moindres intrigues dérobait à sa rare perspicacité d’autres points plus malades de la politique générale. Nous savons bien qu’une plume française sera toujours un peu suspecte à Vienne, quand elle traitera des affaires d’Italie ; mais franchement, et toute arrière-pensée mise à part, le prince de Schwarzenberg, quand il créait au cabinet d’Azeglio des embarras de toutes les secondes, n’exagérait-il pas un peu l’esprit bien entendu lui-même de sa propre politique ? Cette guerre à outrance de douanes et de journaux qu’il avait jurée à la cour de Turin avait fini par tourner contre son but ; elle avait un beau jour jeté Gênes dans les bras des Anglais. Sans notre voisinage et notre dernier traité, qui, pour le plus grand bien de tout le monde et du Piémont avant tout le monde, a rétabli les choses sur un juste pied d’égalité, nos voisins d’outre-Manche se créaient là, entre Gibraltar et Malte, d’assez beaux points de relâche commerciaux, politiques et militaires. Trieste s’en fût-il mieux trouvé que Marseille, et Vienne que Paris ? Quant à la préoccupation, excessive peut-être, où vivait le prince de Schwarzenberg des affaires intérieures de l’Allemagne, ne lui a-t-elle pas fait quelquefois, aux conférences de Varsovie notamment, négliger un peu des intérêts bien autrement précieux ? On aura beau faire et beau dire, il en faudra toujours revenir à l’avis profond que le prince de Talleyrand tenait là-dessus de l’ancienne cour de Versailles : le centre de gravité du monde n’est ni sur l’Elbe ni sur l’Adige ; il est là-bas, aux frontières de l’Europe et de l’Asie, sur le Bas-Danube. Mais le Danube a la tête en Allemagne, dit-on à Vienne. C’est vrai, mais il a les pieds en Orient. Est-ce une bonne politique que celle qui remonte le cours des fleuves au lieu de les descendre ? M. de Talleyrand ne le pensait pas ; il le représenta avec une force et une grandeur admirables à Napoléon et à l’empereur François dans des conversations dont un Mémoire trop peu lu nous a conservé les traces. Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard quand on verra complètement, à Vienne et à Paris, que tout intérêt désormais le doit céder, comme le prince de Talleyrand dès 1810 le voyait, à cet intérêt suprême de l’équilibre de l’univers !

M. de Schwarzenberg, du reste, était visiblement bien éloigné de ne pas concevoir tout ce qu’avait de périlleux pour la maison de Habsburg la puissance relative procurée par les discordes de l’Autriche à la cour de Russie. Sa bonne volonté pour la France était ancienne et notoire. Dès les premiers jours de son arrivée aux affaires, il avait fait des vœux publics pour le prompt rétablissement de l’ordre et de l’autorité à Paris. Indifférent au personnel du gouvernement français, il ne l’était pas du tout, et il se montrait par là véritablement Autrichien, à la solidité de ce gouvernement. La manière dont le suffrage universel fonctionnait chez nous et sa tendance à écraser l’anarchie au prix même du sacrifice de la liberté politique l’avaient, comme beaucoup d’hommes d’état étrangers, singulièrement frappé. Le prince de Schwarzenberg avait jugé les grandes conséquences de notre état social, et, le comparant à celui si précaire, et si profondément affaibli par toute espèce de passions, des états allemands et, des états slaves, il penchait fortement pour la vraie alliance de sa cour comme de, son pays, pour l’alliance française. Ce penchant, qui s’est trahi tout récemment à l’occasion des événemens du 2 décembre dernier et de leurs plus probables effets, dans des notes dont retentissent, au moment où nous écrivons, la presse allemande et la presse anglaise ; ce penchant, disons-nous, du prince de Schwarzenberg pour l’alliance française suffirait à révéler en lui un véritable homme d’état. Il n’est pas de pays en effet qui soit plus clairement désigné à l’alliance de l’Autriche que la France et réciproquement. Les deux nations ne sont nulle part limitrophes, car, après tout, le Tessin n’est ni l’Adriatique ni le Var. Sur le Danube, l’Elbe, la Vistule, le Mein et le Rhin, elles ont exactement les mêmes intérêts ; l’une et l’autre sont au plus haut degré intéressées à soutenir ces deux choses d’oie dépend la paix de l’univers : l’intégrité du territoire ottoman et l’indépendance intérieure des états qui font partie de la confédération germanique. Rien qu’en vous réduisant, à ces considérations de pure géographie, cherchez bien sur tout le globe, et voyez s’il est deux grands peuples que la politique et la civilisation jettent aussi naturellement dans les bras l’un de l’autre. Et puis, quelle alliance serait plus efficace, la guerre éclatant, pour l’Autriche, que l’alliance française, — pour la France, que l’alliance autrichienne ? Quelle armée on eût faite des deux armées d’Essling ! Le prince de Schwarzenberg avait certainement pesé ces grandes considérations, car, parmi les derniers actes de sa vie politique, on a remarqué les préliminaires de la négociation d’un traité de commerce avec notre gouvernement, qui, nous l’espérons bien, malgré quelques difficultés importantes sans doute, mais non insurmontables, finira, — une diplomatie loyale et éclairée des deux paris y aidant,- par être ratifié. L’union commerciale des deux pays est la meilleure garantie du maintien et du succès de leur bonne entente internationale. Quand leurs intérêts seront liés, et ils peuvent se lier sans se blesser, leur politique pourra agir avec une grande efficacité dans la même voie ; bien des préjugés se dissiperont, bien des difficultés s’aplaniront ; qui sait ? le rêve entier de M. de Talleyrand, ce rêve qu’on a trop méprisé pour le malheur général, finira peut-être par s’accomplir, et une transaction honorable et profitable à tout le monde fermera les séculaires blessures de l’Italie, sans diminuer en rien la grandeur de l’Autriche.

Le prince de Schwarzenberg a-t-il emporté sa politique avec lui dans la tombe ? Grace au ciel, il n’en est rien, et le jeune empereur, à qui la Providence a si prématurément ravi le fidèle et énergique conseiller des premiers jours de son règne, s’est prononcé à cet égard en des termes aussi élevés que rassurans. L’empereur François-Joseph a annoncé que désormais il gouvernerait par lui-même, mais qu’il suivrait dans son gouvernement les traditions de son ancien ministre. Ainsi autrefois, quand Mazarin mourut, le jeune roi qui devait être Louis-le-Grand, aux secrétaires d’état qui venaient s’informer à qui désormais il faudrait demander des ordres, répondit : À moi. Louis XIV, lui aussi, n’avait que vingt-trois ans quand il fit à ses ministres cette fière réponse ; mais, pour en tenir les promesses, comment se conduisit-il ? Il n’innova point. Il continua, au dehors surtout, les traditions qu’il tenait de Mazarin, et que celui-ci avait reçues de Richelieu. Il ne mit point sa gloire à chercher autre chose que ses devanciers, mais à parfaire leur œuvre. C’est dans cette voie qu’il acquit le nom de grand, et tant qu’il ne s’en écarta point, il le mérita. Le nouvel empereur d’Autriche, à en juger au moins par ce que l’on raconte de ses premiers actes, paraît naturellement cloué d’une justesse d’esprit et d’une force de caractère qui permettent à l’Occident d’espérer beaucoup de son règne heureux si, comme le regrettable homme d’état qu’il a si noblement pleuré, il se montre convaincu que la seule vertu qui, dans les affaires, ait plus de poids que la volonté est la persévérance !


CHARLES GOURAUD.

REVUE MUSICALE.

Le sujet du nouvel ouvrage qu’on vient de représenter sur la scène de l’Opéra, le Juif errant, a le mérite de ne pas avoir besoin de commentaire pour être facilement compris de tout le monde. Quel est le spectateur qui n’a pas entendu parler de ce vieillard à la longue barbe blanche qui, depuis dix-huit cents ans, est condamné à marcher toujours, sans repos et sans consolations ? Qui n’a lu la complainte que la Bibliothèque bleue a fait pénétrer dans le moindre village de l’Europe, et qui raconte les vicissitudes de cet homme frappé du sceau de la colère divine, parcourant le monde un bâton à la main sans pouvoir s’abriter jamais sous un toit hospitalier ? N’est-ce pas là une figure vraiment épique, qui semble rappeler, au sein du christianisme, l’inflexibilité de la fatalité antique, avec cette différence pourtant que le Juif errant connaît la cause de sa punition et le terme où doit aboutir son éternel voyage ?

La légende du Juif errant est très ancienne ; elle remonte aux premiers siècles de notre ère. Il en existe deux versions, l’une qui n’est guère connue que des érudits, et qui se trouve consignée dans Matthieu Paris, chroniqueur du XIIIe siècle, qui l’a insérée dans sa grande histoire d’Angleterre, l’autre beaucoup plus répandue et plus ancienne, qui paraît devoir appartenir à l’imagination naïve et pieuse du peuple allemand. Selon la première version, le Juif qui repoussa de sa maison le Christ accablé de son glorieux fardeau s’appelait Cartophilus, il était portier du prétoire, tandis que d’après la complainte populaire il se nommait Ahasvérus, et il exerçait à Jérusalem la profession de cordonnier. Ce sujet, à la fois profond et poétique, a préoccupé les plus grands esprits. Goethe raconte dans ses mémoires qu’il avait conçu sur cette donnée le plan d’une épopée dont il donne l’explication. Distrait par d’autres travaux, l’auteur de Faust a dû abandonner un projet qui souriait à son génie à la fois épique et familier. Un autre poète allemand, Schubart, a composé une ballade sur le Juif errant qui est restée classique au-delà du Rhin, et nous n’avons pas besoin de rappeler la chanson dans laquelle Béranger a évoqué aussi l’ombre de l’éternel voyageur.

On connaît la donnée de cette admirable fiction populaire. Le Christ s’avançant sur le chemin du Calvaire succombe sous le fardeau de la croix. Il s’arrête devant la maison d’un Juif nommé Ahasverus pour lui demander un verre d’eau et la permission de se reposer un instant. Le Juif le repousse avec dédain, et, sans proférer une plainte, la victime continue son pénible voyage. Alors apparaît un ange qui dit à Ahasverus : « Tu as refusé le repos au Fils de l’homme ; eh bien ! tu marcheras jusqu’à l’arrivée de celui dont tu as méconnu la douleur. » Voyons maintenant comment MM. Scribe et Saint-George ont traité la merveilleuse légende qu’ils ont empruntée à la poésie chrétienne et populaire. La scène se passe en l’an 1190, et le rideau se lève sur la ville d’Anvers. Au milieu d’une joyeuse kermesse, une troupe de matelots se délasse en chantant un chœur qui pourrait être d’une vérité locale plus scrupuleuse ; car, à moins que le climat de la Belgique n’ait beaucoup changé depuis le XIIe siècle, il est difficile de croire que de pauvres matelots réunis dans une ville où l’on ne boit que de la bière puissent, comme ils le disent, changer aussi facilement de vins que d’amours ? Quoi qu’il en soit de la géographie de MM. Scribe et Saint-George, les regards de la foule sont bientôt attirés par un vieux cadre qui sert d’enseigne à des bateleurs ambulans. Que signifie ce tableau étrange ? demande un seigneur qui semble être venu à la kermesse moins pour se divertir que pour s’étonner d’une chose assez ordinaire. — C’est l’image du Juif errant, répond avec complaisance Théodora, la belle batelière de l’Escaut, qui tient par la main son frère Léon, un enfant de dix ans, et j’en connais bien l’histoire, puisqu’on

Disait que, depuis mille ans,
Nous étions ses descendans
Par Noema, sa fille.


La foule se presse alors autour de Théodora, qui se met à chanter une ballade où se trouve encadrée la merveilleuse légende du Juif errant. Après ce récit, qui ne semble pas étonner beaucoup le naïf auditoire, tout le monde se retire devant la nuit qui s’approche, et sur l’ordre donné par un officier publie. Une troupe de voleurs, que le livret nomme des malandrins ou des mauvais garçons, sans doute pour que les érudits ne puissent pas dénier à MM. Scribe et Saint-George une étude approfondie du sujet qu’ils ont traité, une troupe de malandrins, disons-nous, prend aussitôt possession de la ville d’Anvers en chantant avec juste raison :

La ville est à nous !
Au loin tremblez tous !


Ces voleurs de bonne humeur, conduits par un chef habile qui s’appelle Ludgers, viennent de massacrer la femme de Baudoin, comte de Flandre et empereur d’Orient. Ils s’en partagent les dépouilles, et sont sur le point d’immoler aussi une jeune fille de douze ans, qui avait échappé au malheur de sa mère l’impératrice, lorsque la figure sinistre du Juif errant apparaît au milieu de ces bandits, qui essaient en vain de le tuer. Invulnérable au fer et au feu, le Juif met en fuite cette troupe sauvage et sauve la jeune enfant, qui lui tient au cœur par un lien mystérieux. — Mais, dira-t-on, cet homme condamné par la volonté suprême à l’isolement et au mouvement éternel est donc le père du genre humain, puisque le voilà déjà qui reconnaît Théodora pour sa fille, et que l’enfant qu’il vient d’arracher aux poignards des assassins lui fait dire les paroles suivantes :

De la fille que j’aime,
Cher et doux souvenir
Que l’éternité même
Ne pourra pas bannir !


La comtesse de Flandre, qu’on vient d’assassiner, était donc la fille ou la petite-fille d’Ahasverus, et par conséquent la sœur ou la tante de Théodora la batelière ? — Nous ne demanderions pas mieux que d’éclaircir les doutes du lecteur, si MM. Scribe et Saint-George avaient daigné s’occuper de ces petits détails généalogiques.

Le second acte transporte la scène en Bulgarie, au pied du mont Hémus. Pourquoi sommes-nous plutôt en Bulgarie que partout ailleurs ? Parce que c’est dans une guerre contre les Bulgares que le comte Baudoin de Flandre, premier empereur latin de Constantinople, a disparu dans la mêlée, sans qu’on ait jamais pu découvrir ce qu’il était devenu. Voilà pourquoi Théodora, son frère Léon, qui a beaucoup grandi pendant les douze années qui se sont écoulées dans l’entr’acte, et Irène, la fille de Baudoin, qui est cette même enfant sauvée par le Juif errant, sont venus s’établir dans cette riante contrée, afin d’y surveiller de près les graves intérêts qui se rattachent à la succession vacante de l’empire d’Orient. Par les droits de sa naissance, Irène est destinée au trône, et, sans qu’on puisse bien se rendre compte des liens qui existent entre elle, Léon et Théodora, ils vivent tous les trois ensemble comme une de ces familles des temps primitifs où la parenté sacrée de frère et de sœur n’était pas un empêchement à des relations plus intimes. Léon aime tendrement Irène, et, se croyant légitimement son frère, car on se tromperait à moins, il n’ose avouer le sentiment qui l’agite. Théodora devine cependant la passion de son frère Léon pour Irène. Elle le rassure et le désespère tout à la fois en lui apprenant qu’il n’est point le frère de celle qu’il aime, et que néanmoins jamais il ne pourra devenir son époux. L’étonnement de Léon est aussi grand que son désespoir, lorsqu’il s’aperçoit qu’Irène vient d’être enlevée par des marchands d’esclaves dont le chef est ce même Ludgers qui commandait, au premier acte, la troupe de malandrins qui a assassiné la comtesse de Flandre. Sauvée encore une fois par l’intervention du Juif errant qui l’arrache aux mains de Nicéphore, empereur d’Orient, à qui elle avait été vendue comme esclave, Irène devient impératrice de Constantinople, d’où elle est bientôt chassée par un soulèvement populaire et puis rétablie de nouveau avec Léon, qu’elle épouse. La pièce se termine par un tableau du jugement dernier. L’ange exterminateur apparaît alors, et il dit au pauvre Juif errant, qui croyait avoir trouvé enfin le repos sous les décombres de l’univers :

Marche ! marche toujours !

Avons-nous besoin de faire ressortir le décousu et l’obscurité de cette fable ? Sans parler du style et des erreurs de détail dont fourmille le texte, à quel personnage peut-on s’intéresser dans un drame qui se noue et se dénoue incessamment sans autre raison que le besoin de changer de décor et celui de fournir à la chorégraphie un prétexte à de froides et fastidieuses évolutions ? Théodora est-elle ou n’est-elle pas la fille du Juif errant ? Pourquoi Irène et Léon sont-ils traités d’abord de frère et de sœur ? Est-ce là une simple qualification morale, ou bien exprime-t-elle un degré réel de consanguinité ? Ces questions et d’autres encore restent parfaitement obscures dans l’esprit du public, qui voit passer devant lui ces personnages sans physionomie avec une profonde indifférence. Et puis qu’avez-vous fait de l’admirable figure d’Ahasverus ? Quoi ! vous donnez une famille à cet homme foudroyé par la justice divine et condamné à la solitude, au mouvement éternels ! Vous n’avez donc pas compris quelle est la signification profonde de ce mythe populaire, qui consiste précisément à présenter une image saisissante des plus grandes misères de la vie ? J’entends bien la réponse que vous pouvez adresser à nos critiques comment aurions-nous pu édifier une fable dramatique autour d’un homme qui ne peut pas rester en place plus d’un quart d’heure, sans lui donner une famille dont il est forcé de briser, incessamment les liens séculaires ? Il fallait alors, répondrons-nous, mieux préciser votre idée, dessiner avec plus de force les personnages secondaires ; il fallait surtout conserver au Juif errant le caractère indélébile que lui donne la légende en lui faisant traverser les joies paisibles et saintes du foyer domestique, en lui offrant en tout lieu le spectacle d’un bonheur qu’il ne pourra jamais goûter, en lui faisant regretter la stabilité des lieux et des affections, et ce repos de l’esprit et : du cœur que le Christ, dont il a méconnu la douleur, est venu apporter sur la terre.

La légende du Juif errant, par son caractère à la fois grandiose et mystique, devait facilement attirer l’imagination de M. Halévy. Nous sommes surpris cependant qu’un homme de son esprit et de son talent se soit fait illusion sur la valeur de la fable dramatique que nous avons analysée. Il y avait, selon nous, une autre manière de concevoir et de traiter la donnée à laquelle on s’était arrêté. On aurait pu présenter, au premier acte, Ahasvérus au milieu de sa véritable famille qu’il aurait aimée d’une vive tendresse, et, après le refus mémorable qui lui a mérité sa punition, peindre le départ du Juif errant pour son éternel voyage, en lui faisant exprimer tous les sentimens douloureux qu’il a dû éprouver à cette cruelle séparation. Il y aurait eu dans cette scène déchirante un contraste des plus dramatiques qui aurait pu servir de cadre à une magnifique introduction. Le musicien aurait eu à rendre, sur un fond biblique et religieux, toutes les péripéties touchantes d’une famille que Dieu a punie dans son chef coupable. Le second acte aurait transporté la scène en l’an 1000 de Jésus-Christ, et le poète aurait eu sous la main, pour enrichir son tableau, la croyance, alors universelle, de la fin du monde, qui aurait été pour le pauvre voyageur une perspective consolante. La joie d’Ahasverus aurait offert encore une opposition saisissante et grandiose avec la terreur dont les peuples chrétiens étaient alors partout saisis. Nous ne poursuivrons pas davantage le développement d’une idée qu’il suffit d’indiquer pour faire comprendre tout ce qu’elle pouvait renfermer d’heureuses combinaisons pour un compositeur dramatique.

Il n’y a pas d’ouverture à l’opéra du Juif errant, et c’est dommage. M. Halévy en a pourtant composé une, assure-t-on, dont il était assez content, et qu’il a été forcé de supprimer pour abréger un ouvrage de dimensions déjà extrêmes. Une courte introduction symphonique précède seulement le lever du rideau. Sans avoir rien de remarquable, le premier chœur rend assez bien l’entrain et la joie bruyante d’une fête populaire ; mais il aurait été à désirer que la ballade que chante Théodora fût d’une mélodie plus franche et d’in rhythme moins indécis. Sans tomber dans les puérilités de la musique imitative, il était nécessaire ici que, pour peindre la marche fatigante du Juif errant, le compositeur trouvât un rhythme accusé qui pût se graver facilement dans l’oreille du public. Il est vivement à regretter que M. Halévy n’ait point attendu l’heure propice de l’inspiration pour composer ce morceau important, qui résume la couleur et le récit de la légende. Mme Tedesco, d’ailleurs, manque complètement de simplicité en chantant cette ballade dont elle surcharge la mélodie un peu terne et trop courte d’un portamento de voix ambitieux qu’il faudrait réserver pour une meilleure occasion. Les quelques mesures de récitatif que chante l’officier en ordonnant le couvre-feu sont d’un beau caractère, et le chœur qui suit et qui se chante d’une voix assourdie nous semble beaucoup plus distingué que le premier. Le chœur des malandrins a de la vivacité et de la couleur, tandis que la romance du Juif errant :

Ah ! sur ton front de rose,
Mon pauvre et bel enfant !


dans laquelle l’éternel vieillard exprime l’émotion dont il est pénétré à la vue de cette jeune fille qu’il vient de sauver, et qui le touche de si près, manque peut-être de relief et de nouveauté. Le second acte est beaucoup plus riche que le premier. Il commence par un assez joli trio entre Léon, Théodora et Irène, auquel succède le quatuor des marchands d’esclaves pour quatre voix de basse, qui est ingénieusement écrit. Mais le morceau important du second acte est le duo de Théodora et de Léon, dont la phrase principale, que répètent tour à tour les deux interlocuteurs, est charmante. Quelques longueurs, des parties parasites qu’on pourrait extirper sans danger et un dessin mal arrêté affaiblissent l’effet de ce morceau, que Mme Tedesco chante, pour sa part, avec une pompe de style dont on cherche vainement la raison. La première partie du finale est fort bien traitée, les voix y sont groupées avec art, et, si l’orchestre ne languissait parfois et reflétait des couleurs moins sombres, ce morceau d’ensemble terminerait heureusement le second acte. L’acte suivant se recommande avant tout par la musique de ballet. L’épisode du berger Aristée et des abeilles, emprunté au quatrième livre des Géorgiques de Virgile, a inspiré à M. Halévy une mélodie fine que les instrumens à cordes armés de sourdines font doucement susurrer comme un essaim qui prend ses ébats. Ce délicieux gazouillement, joint à la mélodie suave et pénétrante qu’exhale la double flûte du berger Aristée, prouve que M. Halévy sait au besoin parler la langue du caprice et celle de la poésie. Nous aimons beaucoup moins le trio qui vient après le ballet entre Léon, Théodora et Irène. Ce morceau consiste en une seule phrase mélodique que chaque personnage répète tour à tour sans que l’ensemble soit avivé par des courans nouveaux. Cette manière de construire les morceaux d’ensemble, qui est habituelle à M. Halévy, a le grave inconvénient, selon nous, de manquer de variété et de prêter le même langage à des caractères différens. Le quatrième acte, qui est le plus important de tous, commence par une cavatine de ténor qui n’a rien de bien saillant, à laquelle succède un très beau duo de ténor et soprano entre Léon et Irène, qui est, sans contredit, le morceau capital de l’ouvrage. Le début de ce duo très passionné, qui rappelle je ne sais trop quelle phrase de l’Éclair, est plein de tendresse, et l’ensemble des deux voix forme un andante délicieux. Toutefois on peut reprocher à ce duo chaleureux le défaut qu’on remarque dans presque tous les morceaux d’ensemble de M. Halévy. Il y a là des longueurs, et, entre les parties vives et charnues, d’interminables récits qui, sans ajouter rien à la clarté de la situation, en affaiblissent l’effet. En interrogeant Irène sur les sentimens qu’elle éprouvait lorsque, vivant auprès de lui, elle se croyait sa sœur, Léon la presse de questions au moins indiscrètes, et ce dialogue rapide a été rendu avec bonheur par le musicien. Si ce dialogue était plus rapproché du bel andante qui le précède, et si la strette qui le termine n’était point séparée de l’ensemble par des filamens de récitatif dépourvus d’intérêt, le duo que nous venons d’analyser serait presque un chef-d’œuvre. L’air du Juif errant se plaignant de sa triste destinée :

Autour de moi tout passe !

Moi seul connais la trace
Des temps qui ne sont plus !


manque de caractère, et il y a lieu vraiment de s’étonner que le principal personnage de ce drame interminable n’ait pas inspiré à M. Halévy des chants plus heureux et plus saisissans. Au cinquième acte, qui, appartient plus au décorateur qu’au musicien, nous n’avons à signaler que l’ensemble à quatre voix qui forme la péroraison de la romance de Léon et le récitatif de l’ange exterminateur :

Le voilà ce jour redoutable
Où le pécheur ne pèche plus !

En résumant les observations qu’on vient de lire, on ne saurait contester que le nouvel ouvrage de M. Halévy ne renferme des choses remarquables : — au premier acte, le chœur du couvre-feu, avec le récitatif qui le prépare, et puis le chœur des malandrins ; au second acte, le duo entre Léon et Théodora et le quatuor des marchands d’esclaves ; la musique délicieuse qui accompagne la pastorale du troisième acte ; le grand duo d’Irène et de Léon, et le récitatif de l’ange exterminateur. Malgré les belles pages que nous venons de signaler et d’autres encore moins importantes, le savant compositeur n’a pu corriger entièrement les imperfections du poème qu’il avait accepté. Dépouillé de son auréole mystique et religieuse, le personnage du Juif errant ne joue qu’un rôle secondaire dans la partition de M. Halévy, et aucun des morceaux qui lui sont confiés ne frappe l’imagination du public. La ballade que chante Théodora au premier acte, et qui renferme tout l’esprit de la légende, n’est pas réussie, et cela doit être pour le musicien un regret amer, car M. Halévy a précisément dans l’imagination tout ce qu’il faut pour créer une mélodie à la fois touchante et populaire. Ses morceaux d’ensemble, nous l’avons déjà remarqué, ne sont pas dessinés avec assez de vigueur. Les parties saillantes et vives qui les composent sont éloignées les unes des autres par d’interminables récits qui fatiguent l’attention et provoquent l’ennui. Tel n’est pas le défaut du joli quatuor des marchands d’esclaves, écrit à la manière des Italiens, avec une voix prédominante en forme de pédale qui attire dans son giron le concert harmonique. Aussi ce charmant quatuor produit-il l’effet désiré. L’instrumentation de M. Halévy, tout à la fois vigoureuse et délicate, nous a toujours paru manquer un peu de sonorité et de lumière, car il est bon de remarquer qu’on peut être bruyant sans clarté, ingénieux dans les détails et manquer pourtant de nuances.

Bien n’est plus difficile dans les arts que d’avoir un style noble, soutenu et tempéré, qui s’élève et qui s’abaisse quand il le faut, sans jamais perdre le ton qui caractérise la forme durable de la pensée. M. Halévy a une préférence marquée pour les tonalités mineures et les rhythmes d’ordre composite, ce qui le pousse involontairement à chercher ses effets dans la partie inférieure de l’échelle musicale, dont il aime à dégager un long murmure qui, par une progression connue, vient éclater sur la cime des flots, à l’extrémité opposée de l’échelle sonore. Ce procédé, comme tous les procédés du monde, épuise bien vite l’étonnement qu’il produit d’abord, et ne saurait tenir lieu de ce discours soutenu, varié, toujours élégant, fluide et harmonieux qu’on admire dans l’orchestre de Mozart et de Rossini. M. Halévy a prouvé, dans quelques morceaux de la Juive, que cette forme idéale de l’instrumentation ne lui était point inaccessible. Et, si le savant compositeur fût resté fidèle à cette première manière qui était la bonne, il n’aurait point introduit, au troisième acte du Juif errant, ces horribles instrumens de cuivre qu’on appelle des saxo-phones, sortis de l’officine d’un luthier célèbre, qui peut justement se vanter d’avoir infesté toutes les musiques de l’armée française des produits de son industrie. Ce n’était point à un compositeur du mérite et de la considération de M. Halévy de prêter la main à un pareil scandale de grossière sonorité ; il fallait laisser les saxo-phones à MM. Berlioz, Listz et fuguer, ces musiciens de l’avenir !

L’exécution du Juif errant ne manque pas d’ensemble. Mme Tedesco, chargée du rôle de Théodora, possède une magnifique voix de mezzo-soprano dont les cordes inférieures ont le timbre et la résonnance qui caractérisent les contraltos. Cette voix ample, douce et suffisamment flexible, rayonne sans effort jusqu’au la supérieur, dont la virtuose, au besoin, peut franchir la limite. Cette cantatrice, qui est d’origine italienne, car elle est née à Mantoue d’une famille allemande, a fait ses débuts sur le théâtre de l’Opéra, il y a un an, par le rôle de Fidès du Prophète de Meyerbeer. Gênée d’abord par les difficultés d’une langue qui n’était pas sa langue maternelle, Mme Tedesco parut un peu froide au public parisien, qui rendit hommage cependant aux avantages de sa personne ainsi qu’à la beauté de son organe. Depuis ses débuts, Mme Tedesco a beaucoup travaillé, et, plus sûre de sa prononciation, elle est parvenue à exprimer avec éclat certaines nuances de la passion. Dans le rôle de Théodora, qui a été écrit pour elle et de manière à favoriser l’émission des notes importantes de son riche clavier, elle ne mériterait que des éloges, si le désir de produire de l’effet n’inspirait à la cantatrice des ornemens d’un goût fort équivoque. Dans la ballade du premier acte, dans son duo avec Léon et dans plusieurs autres morceaux importans, Mme Tedesco déploie un style baldanaoso et d’une exagération ridicule. Elle affecte d’opposer constamment les couleurs sombres du registre inférieur de sa voix aux cordes lumineuses, et ce contraste, qui devient fastidieux parce qu’il n’est pas ménagé, est complété par un point d’orgue invariable qui consiste à s’élancer de la dominante à la sixte supérieure pour descendre ensuite à la tonique par un affreux bâillement qui excite l’enthousiasme prémédité du parterre. Il n’y a pas aujourd’hui un chanteur à Paris, soit dans les concerts, soit dans les théâtres, qui ne termine un nouveau morceau de musique, quel qu’en soit le caractère, par cet oripeau sonore. Allez à l’Opéra-Comique, et vous entendrez depuis Mme Ugalde jusqu’au dernier coryphée terminer tous les morceaux qui leur sont confiés par cette formule invariable qui fait le désespoir des gens de goût. Mue Sophie Cruvelli, qui a failli à toutes les espérances qu’avaient fait concevoir d’abord sa jeunesse, sa beauté, sa magnifique voix et son intelligence dramatique, chantait le bel air du second acte du Fidelio presque sans reproche ; mais, arrivée à la cadence finale où la phrase descend simplement et noblement à la tonique, la jeune virtuose ajoutait à la pensée de Beethoven le bâillement affreux dont nous venons de parler, et gâtait ainsi tout le succès qu’elle avait mérité dans la soirée. Ce n’est pas Mlle Caroline Duprez qui manquerait ainsi aux lois du goût : cette charmante cantatrice a été élevée à trop bonne école pour ignorer les propriétés du style et le caractère qu’il convient de donner à la chute de chaque phrase musicale.

Mme Tedesco, qui nous a suggéré ces observations, est cependant une cantatrice de mérite dont la belle voix remplit sans effort la grande salle de l’Opéra. M. Roger joue le rôle assez ingrat de Léon avec intelligence. Il chante fort bien le beau duo du quatrième acte, dont il n’exagère pas l’expression, et s’il ne produit pas un effet plus saisissant dans les autres morceaux, ce n’est pas à M. Roger qu’il faut s’en prendre. C’est M. Massol qui est chargé de représenter la grande figure du Juif errant. Sa taille élancée et sa belle voix de baryton, dont le temps a un peu émoussé la sonorité, convenaient, en effet, au rôle qu’on lui a confié. Malheureusement ce personnage important, autour duquel aurait dû se grouper tout l’intérêt du drame, ayant été mat conçu par MM. Scribe et Saint-George, qui l’ont dépouillé de sa véritable grandeur, n’a pas inspiré au musicien quelques-unes de ces mélodies vigoureuses qui auraient fait le succès de l’ouvrage, et M. Massol, n’ayant à chanter que des récitatifs plus ou moins accusés, n’a pu lutter avec avantage contre les difficultés d’un caractère manqué. Il dit pourtant avec énergie certains passages du duo qui termine le premier acte. Mlle Lagrua, qui chante le rôle d’Irène, est une jeune et très jolie personne qui apparaît pour la première fois sur un théâtre de Paris. Née en Allemagne, d’une famille italienne très honorable, Mlle Lagrua, après avoir pris des conseils d’une célèbre cantatrice, Mme Ungher-Sabatier, est allée à Dresde, où elle a débuté dans l’opéra allemand avec beaucoup de succès. La voix de Mlle Lagrua est un soprano d’une assez grande étendue, dont la première octave manque un peu de force et de sonorité. La jeune cantatrice n’est complètement à l’aise qu’à partir de l’ut du médium. Cette voix, qui a du charme et de l’éclat dans les notes supérieures, demande cependant des ménagemens, car nous sommes certain qu’elle ne résisterait pas long-temps à des efforts prolongés. D’une figure expressive et d’une taille élégante, Mlle Lagrua semble avoir l’intelligence de la scène, où elle paraît moins émue qu’on n’aurait pu le supposer. Quelques poses exagérées, qui sont moins l’expression de la dignité suprême que l’effet de la raideur, un son parfois tremblotant et un certain dandinement du corps dont il est prudent de se corriger, telles sont les petites imperfections que nous serions tenté de reprocher à Mlle Lagrua, si elle avait d’autres prétentions que celles d’une jeune débutante dont le talent a besoin de se perfectionner par des études constantes et sévères.

La mise en scène du Juif errant est magnifique, trop magnifique, car ce n’est pas sans danger qu’un théâtre, même celui de l’Opéra, accorde une part excessive à la curiosité des yeux. Si, au lieu de nous donner par an un seul ouvrage en cinq actes qui épuise la patience du plus intrépide amateur de musique, vous mettiez en scène plusieurs opéras en trois actes, mesure de ce que peut supporter la masse du public français, quoi qu’on en dise, vous ne seriez pas obligé de dépenser plus de 100,000 francs, assure-t-on, pour un mauvais libretto qui a été évidemment fabriqué pour la plus grande gloire des décorateurs. Une fois sur cette pente, vous êtes condamné à faire toujours de nouveaux efforts, sans pouvoir vous flatter d’obtenir un succès durable, car il n’y a rien dont on se lasse plus vite que les plaisirs des sens. Il n’y a d’infinis que les plaisirs de l’esprit et du cœur. Au milieu de tout ce fracas stérile de décors qui vous éblouit et vous donne le vertige, on se dit comme l’oiseau de la fable :

Le moindre grain de mil ferait mieux mon affaire.

Et puisque vous avez transformé le théâtre de l’Opéra en une sorte de panorama, donnez-nous au moins des tableaux possibles, qui ne touchent point au ridicule, comme la scène de la vallée de Josaphat et la représentation de l’enfer, dont les épisodes grotesques font rire aux éclats jusqu’à vos comparses :

De la foi d’un chrétien les mystères terribles
D’ornemens égayés ne sont pas susceptibles.


Et si ce précepte du bon sens vous parait vieilli de nos jours et ne point s’appliquer au théâtre de l’Opéra, vous êtes bien obligé de vous arrêter devant l’impossibilité de jamais satisfaire l’imagination du spectateur, qui, dans ces sujets d’un ordre supérieur, ira toujours au-delà de vos plus grands miracles. Quelques lignes de l’Apocalypse forment un tableau bien autrement terrible du jugement dernier que le chef-d’œuvre même de Michel-Ange. Quel que soit le sort réservé à l’opéra du Juif errant, M. Halévy n’en reste pas moins l’un des plus dignes représentans de l’école française. Si l’auteur de la Juive, de la Reine de Chypre, de Charles VI, de l’Éclair, des Mousquetaires, et de tant d’autres partitions remplies de vigueur, de mélodies touchantes et de détails ingénieux, n’est pas un de ces hommes qui fondent des dynasties, il est du petit nombre de ceux qui savent conserver dignement l’autorité transmise, et dont les œuvres maintiennent la tradition des bons principes.


P. SCUDO.


PROCES DE M. LIBRI.

Nous avons reçu la lettre suivante en réponse à celle de M. P. Mérimée publiée dans notre n° du 15 avril.

MONSIEUR,

Depuis le mois d’avril 1848, où la justice nous appela à prendre part, en qualité d’experts, au procès criminel intenté à M. Libri, nous nous sommes trouvés en butte à de nombreuses et violentes attaques. Nous avons toujours dédaigné d’y répondre. Cette réserve était suffisamment justifiée par l’absence de l’accusé et l’arrêt de la cour d’assises ; mais la lettre que vous avez insérée dans la dernière livraison de la Revue des Deux Mondes ne nous permet pas de garder plus long-temps le silence.

Notre lettre, écrite à la hâte, ne sera pas aussi longue que la vôtre. Laissant de côté tout ce qui touche à la personne de M. Libri, à ses affaires de famille et aux prétendues illégalités que vous imputez à la justice, nous ne voulons nous occuper que de ce qui concerne les travaux de notre expertise. Rectifions cependant certains faits que vous avez tirés des brochures de M. Libri et de ses amis.

Vous vous trompez, monsieur, quand vous parlez d’articles qui auraient été publiés contre M. Libri, dans la Bibliothèque de l’École des chartes, il y a une dizaine d’années. Jamais, avant 1847, son nom n’y a été prononcé. Vous vous trompez encore en affirmant que ce recueil annonça le premier la découverte du Rapport de M. Boucly, et en concluant de cette allégation erronée que « nous avions produit ce rapport dans le monde et provoqué ainsi la poursuite judiciaire[1]. » Vous n’avez pas été mieux informé lorsque vous avez dit (p. 311) : « Les élèves de l’École des chartes instrumentèrent seuls pendant vingt-cinq mois. » La seconde commission d’expertise, dont firent seuls partie les trois signataires de cette lettre, n’a fonctionné que pendant quatorze mois, et, lorsque l’un d’eux fut chargé de visiter quelques bibliothèques de province, on lui adjoignit la plupart du temps, et toujours sur sa demande, une ou plusieurs personnes. Enfin, il y eut à Montpellier, au sujet d’un Catulle dont nous parlons plus bas, une expertise spéciale qui fut confiée à l’archiviste du département et à un relieur.

Ce n’est pas tout : à propos de notre enquête, monsieur, vous allez jusqu’à parler de secrétaire forcé, de papiers brûlés, de livres perdus et de bien d’autres choses encore. Vous avez certainement oublié de relire ce passage de l’acte d’accusation, où les magistrats ont protesté contre de pareilles calomnies. « De la défense, on n’a pas craint de passer à l’attaque, et l’on s’est permis contre les délégués de la justice d’odieuses insinuations : Une feuille de papier, a-t-on dit, pénètre plus aisément qu’un volume par-dessous les scellés. Libri, de son côté, a écrit à M. de Falloux (p. 23) : « J’ai laissé chez moi pour environ 45,000 fr. « de valeurs de différente nature : des billets à ordre, des bons, des actions « industrielles, etc… Au moment opportun, je fournirai la preuve que ces valeurs ont disparu de chez moi sans que j’aie pu savoir ce qu’elles sont devenues. Tout annonce qu’elles ont dû être soustraites dans les violations si fréquentes que mon domicile a subies. » La passion conseille mal. Comment ! Libri aurait abandonné dans son domicile 45,000 francs de valeurs, quand il prenait soin de faire enlever, non-seulement ses dix-huit caisses de livres, mais encore les vingt-cinq on trente mille volumes de sa bibliothèque, quand il recommandait de brûler ses papiers, quand il quittait la France ! Oublie-t-il donc que, depuis sa fuite, son appartement, confié à la garde de son domestique, n’a plus été accessible qu’à ses amis jusqu’au 22 mars, jour où la justice, avant toute nomination d’experts, s’y transportait elle-même pour n’y plus trouver que les gros meubles et constater l’enlèvement de ce qui les avait garnis ? Ces indignes récriminations doivent se taire devant la justice. Elles serviraient mal la cause réduite à de si tristes expédiens. D’ailleurs les faits ne s’écroulent pas sous la violence des invectives ; quoi qu’on fasse, il faut bien compter avec eux. »

Vous vous êtes encore, monsieur, servi d’argumens qu’il aurait fallu laisser à M. Libri. Tels sont ceux qui reposent sur des inexactitudes commises dans la transcription des titres d’imprimés ou de manuscrits, et sur les fautes d’impression qui se sont glissées dans le texte de l’acte d’accusation publié au Moniteur. Mais, sérieusement, est-ce que le jour où les débats se seraient ouverts devant la cour d’assises, ces inexactitudes n’auraient pas été rectifiées immédiatement par la production des pièces elles-mêmes ? — Voici quelques exemples.

Vous dites, page 321 : « A Grenoble, M. Libri aurait volé dans un recueil Stramboti… da Sasso Modonese (sic), Milan, 1551, et la preuve, c’est qu’il en a vendu une édition de 1511, comme le témoigne son catalogue. » - Quel est le point qu’il faut éclaircir ? Il s’agit uniquement de savoir si la bibliothèque de Grenoble a possédé réellement un ouvrage intitulé Stramboti, etc., portant la date de 1511. Or le catalogue de cette bibliothèque a été imprimé[2]. Veuillez prendre la peine d’ouvrir le tome 11, à la page 104 ; vous y lirez : « N° 16616., Strarnbotti (sic) da Sasso Modonese (sic), in Milano, 1511, in-4o[3]. » C’est le titre exact donné sur le catalogue de M. Libri, n° 1476. Il n’y avait, vous le voyez, dans la date de 1551 qu’une simple faute d’impression.

Il en est de même d’une certaine inscription mise sur un Catulle enlevé à la bibliothèque de Montpellier et qui a été pour vous et pour M. Libri un sujet inépuisable de plaisanteries. Vous vous moquez très fort de ce que l’on a lu : Bibliothecoe S. 10 in Casalibus Placentica au lieu de Bibliothecce S.I0 in Canalibus Placentica. Il est très vrai, monsieur, que le texte de l’acte d’accusation imprimé au Moniteur porte S. 10 au lieu de S. I0, mais nous pouvons vous affirmer que cette erreur, si grave à vos yeux, n’existe point sur le rapport original des deux personnes qui, à Montpellier, ont été chargées de l’expertise relative au Catulle[4]. Nous affirmons en outre que le titre porte in Casalibus et non pas in Canalibus, comme vous le prétendez sur la foi de votre ami. Avant d’être déposé au greffe, le volume avait passé par nos mains et nous l’avions soigneusement examiné.

L’acte d’accusation reproche à M. Libri d’avoir enlevé à Montpellier, dans un recueil contenant des lettres adressées à Alde Manuce, une lettre d’Arétin à Paul Manuce, lettre que l’accusé avait signalée lui-même au ministre de l’instruction publique en 1841, et qu’il a vendue plus tard, au mois d’avril 1846. À ce sujet, vous vous exprimez ainsi (p. 318) :

« Il n’y a qu’un juge à qui puissent échapper des énormités comme celle-ci : M. Libri a vendu en 1847 (lisez 1846) une lettre de l’Arétin à Paul Manuce ; d’autre part, la bibliothèque de Montpellier a perdu une lettre de l’Arétin à Alde Manuce ; donc M. Libri l’a volée, syllogisme comparable à celui-ci : J’ai perdu mon chat, Jean a vendu un chien, donc Jean a pris mon chat. Il y a un dictionnaire historique à l’École des chartes, et les élèves de première année savent que Alde Manuce fut le père de Paul Manuce. Mais où le juge se révèle, c’est quand il dit : « Les lettres de l’Arétin sont très rares. » Un juge ne connait de cet auteur que les sonnets. Les lettres sont si rares, qu’on n’en a encore publié que six volumes in-8o. »

Nous le reconnaissons, monsieur, il y a ici une petite inexactitude dans l’acte d’accusation qui a reproduit incomplètement le titre du recueil contenant les lettres adressées aux Manuce. Sans vouloir recourir à notre rapport, où ce titre est transcrit en entier, nous pourrons vous indiquer le catalogue des manuscrits de la bibliothèque de Montpellier, publié par le ministère de l’instruction publique[5]. Vous ne le récuserez certainement pas, car il a été rédigé par M. Libri[6]. On y lit, p. 393, n° 272 : Lettere autografe A PAOLO e ad Aldo Nanuzio e ad altri, etc. Enfin, malgré votre dire, les lettres originales de l’Arétin sont si rares, que, sur les quatre-vingt-quinze mille pièces autographes qui ont passé dans les ventes publiques à Paris, de 1822 à 1852, il n’y en a eu que cinq de l’auteur des Sonnets. Une seule est adressée à Paul Manuce, et c’est précisément celle dont parle l’acte d’accusation.

La plupart des catalogues des bibliothèques publiques, surtout ceux qui remontent à une époque assez ancienne, sont, tout le monde le sait, rédigés d’une manière incomplète et défectueuse. Les titres y sont très souvent tronqués et défigurés[7] ; de plus, pour désigner les formats, on a ordinairement tenu compte, non pas du nombre de pages que contenait chaque feuille, mais de la grandeur et de la dimension du volume, comme on le fait encore aujourd’hui ; d’où il est arrivé que, surtout pour les éditions du XVe siècle et du XVIe, on a indiqué des in-40 comme des in-folio, des in-12 comme des in-8o, et réciproquement[8]. Vous avez négligé ces diverses particularités, et c’est là une des causes des erreurs que nous allons avoir à relever.

Entrons maintenant dans la discussion des faits, et rappelons d’abord cette phrase où vous annoncez avoir examiné l’acte d’accusation :

« M’aidant tantôt, dites-vous, des brochures publiées par M. Libri et ses amis, tantôt de documens qui m’ont été communiqués, mais n’avançant jamais rien sans l’avoir vérifié par moi-même. »

Si nous ne vous suivons point dans votre dissertation au sujet des traces d’estampilles signalées par nous sur divers volumes ayant appartenu à M. Libri, c’est que vous ne connaissez point les pièces dont vous parlez, tandis que nous, monsieur, nous les avons vues et examinées avec la plus scrupuleuse attention. Elles sont d’ailleurs au greffe, où on les retrouvera au besoin. Vous pouvez toutefois aller voir à la Bibliothèque nationale, à laquelle il appartient aujourd’hui, un Orlando furioso qui, à la vente de M. Libri, a été adjugé 1,480 fr. Ce précieux volume, dont vous n’avez point parlé, porte sur la première page la trace de l’une des estampilles de la Mazarine[9].

On a fait grand bruit d’une découverte qui a eu lieu l’année dernière à la Mazarine, où l’on a retrouvé quelques volumes dont la soustraction était imputée à M. Libri. Cela peut être en effet une erreur commise dans l’instruction ; mais on ne saurait en accuser ni les magistrats ni les experts. Quand nous nous sommes livrés dans les bibliothèques au travail qui nous a attiré de votre part tant d’injustes critiques, voici comment nous avons procédé : nous examinions à la fois le catalogue de la bibliothèque et celui de la vente de livres faite en 1847 par M. Libri, et lorsque le même ouvrage était indiqué sur les deux catalogues, nous le faisions rechercher par les employés que l’on avait bien voulu mettre à notre disposition ; car jamais nous n’avons touché nous-mêmes aux armoires ni aux rayons. Nous avons dû regarder comme définitivement absens les livres que l’on n’avait pu nous représenter après de minutieuses investigations. Aujourd’hui, sur soixante-deux pièces perdues par la Mazarine, et signalées par l’acte d’accusation, cinq, dit-on, ont été retrouvées. Nous le croyons ; mais l’une d’elles (le Pamphilo Sasso) était certainement en double à la bibliothèque, car l’une des estampilles de cet établissement se voit encore fort distinctement sur un exemplaire saisi au domicile de M. Libri. L’existence de doubles exemplaires d’un même ouvrage non inscrits aux catalogues nous semble d’ailleurs confirmée par un fait dont vous parlez (p. 315). D’après vous et M. Jubinal, le British museum posséderait depuis 1827 un exemplaire de l’Origine des Proverbes, portant encore l’estampille de la Mazarine. Nous ne pouvons vérifier cette assertion ; mais ce que nous savons, c’est que cette bibliothèque en possédait, il y a neuf ans, un autre exemplaire inscrit avec le numéro 412 sur un catalogue rédigé de 1843 à 1845. L’exemplaire vendu par M. Libri, au prix élevé de 575 francs, est au greffe ; il porte sur le titre la trace d’une grande estampille circulaire. À la dernière page, point d’estampille, il est vrai, mais un trou circulaire qui a été fort artistement bouché avec du papier[10]. Les volumes retrouvés existaient-ils aussi en double ? C’est une question qui resterait à examiner.

En parlant (p. 316 et 317) d’un ouvrage, Rime di P. Bembo, vous n’avez point rappelé les diverses circonstances signalées par l’acte d’accusation comme servant à constater l’origine de ce volume[11] ; mais — vous dites que M. Libri tenait son livre de M. Audin, qui l’avait acheté 1 fr. à la vente du docteur Gratiano. Certainement, monsieur, vous n’avez point consulté le catalogue Gratiano. Nous l’avons sous les yeux. Voici ce que nous y lisons : « N° 489. Delle Rime di M. Pietro Bembo. Seconda impressione. (A la fin :)…Vinegia, per Giouann’ Antonio de Nicolini dae Sabio, nell’ anno MDXXX V… in-4o allongé ; anc. rel. m. br. (Exemp. annoté, et contenant sur les gardes quatre sonnets d’une main du temps.) »

Tel est bien le titre de l’exemplaire vendu par M. Libri, qui ne l’a pourtant indiqué sur son catalogue que par ces mots : Rime di messer Pietro Bembo (ce qui, soit dit en passant, affaiblit singulièrement la valeur de votre argumentation basée sur la différence de titres). Mais nous avons jadis examiné ce volume qui est au greffe, et bien qu’il n’ait point été soumis au lavage, on n’y peut découvrir aucun vestige des annotations et des sonnets mentionnés par le catalogue Gratiano.

Vous raillez l’auteur de l’acte d’accusation de ce qu’il accuse M. Libri d’avoir volé à la Mazarine un Malclavelli Compendium, tandis que l’inventaire de cette bibliothèque ne mentionne qu’une traduction italienne ou, si vous aimez mieux, que l’original italien de cet opuscule (Machiavelli Compendio, etc.). Les trois catalogues que possède la bibliothèque, le catalogue par cartes[12], le catalogue par noms d’auteurs, le catalogue méthodique, n’indiquent pas, il est vrai, le Compendium ; mais nous vous apprendrons que le recueil d’où a été arrachée la pièce incriminée est actuellement au greffe, que sur la garde se trouve l’inventaire des ouvrages qu’il contenait et qu’on y lit distinctement : Nicolai Malclavelli Compendium, etc., titre entièrement conforme à celui du catalogue de M. Libri, qui a vendu deux cent soixante-et-un francs ce petit livret de douze feuillets.

« La Mazarine (dites-vous p. 322) a perdu, mais tout de bon, à ce qu’il paraît, un livre dont l’acte d’accusation estropie ainsi le titre. Cino da Pistoia et Buonaccorso da Montegnano, lisez Montemagno. L’édition est de Rome, 1559, in-8o. Bien entendu, M. Libri l’a volé, car on trouve le même ouvrage sur son catalogue. Il est vrai que le volume qu’il possédait était in-12 et sans date. Ah ! la furia francese ! »

Ayez la bonté, monsieur, de consulter le catalogue de M. Libri, page 124, no 804 ; vous y lirez : Rime di Cino, etc., Roma, Blado, 1559, 2 part. en 1 volume in-8o[13].

« Citons encore (dites-vous p. 317) le Dialogo d’amore de Boccace, qu’on accuse M. Libri d’avoir arraché d’un recueil, probablement pour réaliser le bénéfice que vous allez voir : habillé en maroquin, doré sur tranche, etc., le Dialogo d’amore s’est vendu 3 francs. Si vous connaissez un relieur qui relie en maroquin un in-12 à ce prix, veuillez me donner son adresse. » - Le vendeur du Dialogo a fait trop de spéculations dans sa vie pour n’en avoir pas fait quelquefois de mauvaises. Celle-ci n’a pas réussi ; mais quelle conclusion en tirer ? Il espérait pourtant avoir une meilleure chance, car il avait eu soin d’annoncer sur son catalogue que l’édition qu’il mettait en vente n’était point indiquée dans le Manuel du Libraire.

« A chaque instant, on s’aperçoit (nous continuons à vous citer textuellement) que M. le juge, dans sa précipitation à saisir les indices qui s’offrent à lui, ne prend pas la peine de lire en entier les titres des ouvrages ; de là des méprises fort singulières, dont son greffier a négligé de l’avertir. Exemple : la Mazarine perd un Rinaldo appassionato ; M. Libri a vendu un Rinaldo appassionato… Aussitôt variations sur l’air : il y a identité, il y a vol]. Je cherche aux deux catalogues : sur celui de la Mazarine, je trouve Rinaldo appassionato da Matt. Boiardo ; sur le catalogue de la vente de M. Libri : Rinaldo… da Baldovinetti. M. le juge est homme à confondre la Pucelle de Chapelain avec celle de Voltaire. Je crois à la bonne foi quand même ; mais, lorsqu’on commet des étourderies semblables, il ne faut pas parler si haut de faits précisés, de recherches techniques, du contrôle le plus attentif et le plus sévère. Passe pour sévère ; mais attentif, ne le dites plus. » (P. 323).

Vous tenez sans doute ce renseignement de M. Libri. Demandez donc à votre ami, qui connaît si bien la littérature italienne, où il a pris que Boiardo fût l’auteur du Rinaldo appassionato. Nous avons consulté en vain Tiraboschi, le Manuel du Libraire, Melzi[14] ; dans ces livres qui font autorité, Baldovinetti est toujours seul indiqué comme l’auteur du Rinaldo. Il est vrai que, sur l’un des catalogues de la Mazarine, il en est autrement ; mais cette erreur a été depuis long-temps reconnue. Veuillez vous en assurer en recourant au catalogue alphabétique ; vous y verrez qu’à l’article Boiardo on a biffé, et très anciennement, la mention du Rinaldo[15]. D’ailleurs, ce qui tranche toute difficulté, c’est que les titres donnés pour l’édition dont il est question ici sont absolument les mêmes sur les catalogues de la Mazarine, dans Melzi, dans le Manuel du Libraire et sur le catalogue de M. Libri.

Passons à un autre fait (page 321) :

« Encore une autre identité reconnue, un autre vol constaté. M. Libri aurait arraché d’un recueil de la Mazarine un opuscule intitulé Homerus de Bello Trojano, et voici comme on le démontre : la pièce se composait de vingt-neuf feuillets ; de plus, le premier feuillet de l’opuscule qui suivait l’Homerus dans le recueil, avant la soustraction, est marqué e 7. Or, on a saisi un exemplaire vendu par M. Libri, de vingt-neuf feuillets, dont la dernière page laisse apercevoir la trace d’un e suivi d’un 6. Je pense que ces lettres mystérieuses sont ce qu’on appelle des signatures, c’est-à-dire un mode de numération par lettres et chiffres dont les anciens imprimeurs se servaient pour marquer la première partie d’un cahier. Mais, suivez le raisonnement, l’Homerus de la Mazarine avait vingt-neuf feuillets, car, dit l’acte d’accusation, ces feuillets portaient les numéros 81 à 110… Comptez sur vos doigts, monsieur le juge, 20 + 10 = 30. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que le recueil où se trouvait l’Homerus n’est plus à la Mazarine, où l’on ne sait ce qu’il est devenu, et, à ce sujet, vous me demanderez comment on a fait la confrontation dont il vient d’être parlé. Ma foi, je l’ignore. »

Notre réponse sera bien simple. Les marques e 5, e 6, e 7 sont des caractères écrits à la main par celui qui avait formé le recueil de pièces d’où a été enlevé l’Homerus. Il ne s’agit donc pas de signatures d’imprimeur[16]. — Quant à votre remarque sur l’expression 81 à 110, c’est, il faut en convenir, une mauvaise chicane. Le mot exclusivement a été oublié dans l’acte d’accusation, et vous auriez pu y suppléer de vous-même. Enfin on sait très bien à la Mazarine que le recueil en question est au greffe ; c’est M. de Sacy lui-même qui en a fait la remise entre les mains de M. le juge d’instruction.

Parlons maintenant d’un certain recueil coté à la Mazarine sous le no 21960 et dont la soustraction a été imputée à votre ami.

«  M. Libri (dites-vous p. 320) est accusé d’avoir volé dans cet établissement un recueil contenant en un seul volume vingt-trois pièces détachées (ne me chicanez pas sur cette expression, je cite exactement), lesquelles pièces détachées se sont retrouvées à la vente de M. Libri, en 1847, séparées et reliées en plaquettes. On conclut qu’il y a identité et vol. Les pièces sont loin. Point de corpus delicti. Il s’agit de méchans vers du XVIe siècle que les aveugles colportaient par les rues. On appelle cela aujourd’hui des canards. Ceux-là, dans leur temps, se vendaient un sou ; aujourd’hui, on les paie au poids de l’or. Lorsque ces petites pièces avaient du succès, elles étaient réimprimées plusieurs fois, souvent la même année, tantôt dans la ville où elles avaient paru d’abord, tantôt dans une autre ville ; d’où il suit que, pour constater l’identité de deux opuscules de cette nature, il faut faire grande attention au titre, au format, à l’édition. Vous observerez encore que dans la vente de M. Libri on a vu cinq ou six cents de ces canards italiens, et il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce qu’il s’en fût vendu vingt-trois semblables à ceux que la Mazarine a perdus ; mais la comparaison des deux catalogues s’est faite en courant. Voici ce que me montra un bibliophile curieux : 1o Au lieu de vingt-trois pièces, il n’y en a que vingt-deux dans le recueil inscrit sur le catalogue de la Mazarine, et c’est fort gratuitement qu’on lui attribue Il Lamento di poveri (sic), que la Mazarine n’a jamais possédé ; 2o les vingt-deux canards perdus par la Mazarine sont inscrits sur son catalogue comme des in-12, et vingt et une pièces correspondantes, vendues par M. Libri, sont décrites sur son catalogue comme des in-8o ; 3o le no 10 de la Mazarine est de Rome 1595 ; l’exemplaire de M. Libri de 1555. Le no 16 de la Mazarine est de Bologne, 1594 ; l’exemplaire de M. Libri, de Florence. Le no 22 de la Mazarine est imprimé à Sienne ; l’ouvrage vendu par M. Libri est de Florence. »

Vous avez eu grand tort, monsieur, d’appeler de nouveau notre attention sur ce recueil, car vous avez ici commis bien des erreurs.

1° L’acte d’accusation n’a jamais reproché à M. Libri la soustraction d’un opuscule intitulé : Lamento de’ poveri. Vous voulez sans doute parler de la Speranza de’ poveri ; ce livret n’est point, nous en convenons, indiqué sur le catalogue méthodique, mais il est inscrit dans le catalogue alphabétique au nom de son auteur (voyez l’article IESE) avec le renvoi au n° 21960. Le catalogue méthodique, le seul que vous ayez consulté[17], ne mentionne, il est vrai, que vingt-deux pièces au lieu de vingt-trois, tandis que nous en trouvons non-seulement vingt-trois, mais vingt-cinq sur le catalogue par cartes, et ce qu’il y a de plus piquant, c’est que ces deux autres pièces, dont nous avions jusqu’à présent ignoré l’existence, figurent aussi sur le catalogue de M. Libri. Nous tenons à votre service leurs titres et leurs numéros.

2° Le catalogue alphabétique et le catalogue par cartes mentionnent comme des in-8o les ouvrages désignés comme des in-12 sur le catalogue méthodique. Les reproches d’erreur que vous faites à ce sujet à l’acte d’accusation tombent donc d’eux-mêmes.

Vous dites : « Le n° 16 (lisez le n° 5) de la Mazarine est de Bologne, 1594. » Cela est exact, nous l’avons vérifié. Mais vous ajoutez : « L’exemplaire de M. Libri est de Florence. » En ceci vous vous trompez. Ouvrez son catalogue à la page 251. Vous y lirez avec nous : n° 1553 Canzone di madonna Disdignosa. — BOLOGNA E RISTAMPATO IN FIORENZA, 1594, in-8o. Vous voyez donc que le nom de Bologne se retrouve et sur le catalogue de la Mazarine et sur celui de M. Libri.

Vous continuez : « Le n° 22 (lisez le n° 21) de la Mazarine est imprimé à Sienne (ce qui est très vrai) ; l’ouvrage vendu par M. Libri est de Florence. » Ouvrez le catalogue de votre ami à la page 211, n° 1320 ; vous y lirez comme sur l’inventaire de la bibliothèque : Li nomi… Siena (Senz’anno), in-8o.

Nous reconnaissons avoir indiqué comme devant être parfaitement identiques deux pièces mentionnées, l’une à la Mazarine avec la date de 1595, l’autre sur le catalogue de M. Libri avec la date de 1555. Voici les raisons qui nous ont décidés[18]. Le titre des deux ouvrages est, sauf la date, le même sur les deux catalogues : Lo grande Ammazamento de Papari, par Girolamo Accolti. Roma, L. Zannetti, in-8o[19]. Il nous a semblé difficile d’admettre que le même imprimeur eût, à quarante ans de distance, songé à publier de nouveau un canard et un canard de quatre feuillets, dont le souvenir avait dû se perdre depuis long-temps. De plus, les deux seuls ouvrages que nous connaissions encore de G. Accolti sont inscrits sur le catalogue alphabétique de la Mazarine[20] avec les dates de 1593 et 1594[21]. Nous avons donc pensé, et nous pensons encore, qu’il y a une erreur sur le catalogue de M. Libri. — Nous ne changerons d’avis que quand vous nous présenterez une édition bien authentique de 1555.

Quant aux différences de titres que vous signalez pour les pièces du recueil 21,960, et quelques autres livres de la Mazarine, veuillez comparer ensemble les trois catalogues de cette bibliothèque ; vous vous assurerez que ces inventaires, qui ne sont point de la même main, se complètent et se corrigent l’un par l’autre. Vous vérifierez ainsi que, contrairement à votre assertion, la pièce citée dans l’acte d’accusation sous le n° 35, est bien indiquée sur le catalogue par cartes (n° 22,586), avec le nom de ville (Turin), le nom d’imprimeur (Mart. Cravoto), le format (in-8°), désignés sur le catalogue de M. Libri (n° 2,545)[22].

Un de vos amis, annoncez-vous dans un post-scriptum, vient de retrouver à la bibliothèque de Troyes, « bien que cet ouvrage ne soit pas inscrit au catalogue, » le Recueil des Histoires de Troie, dont la soustraction avait été imputée à M, Libri. « C’est un in-folio, sans date, imprimé à Paris par Philippe Lenoir. Le livre vendu par M. Libri est un Caxton. » Mais, monsieur, vous vous réfutez ici vous-même. Quel rapport y a-t-il entre un livre imprimé par Philippe Lenoir et un livre imprimé par Caxton ? Ce qui achève de prouver que vous confondez deux éditions différentes, c’est que celle dont vous parlez n’était point, à ce que vous dites, mentionnée sur le catalogue de la bibliothèque, tandis que l’autre y est inscrite, d’après nos notes, avec les désignations suivantes : 2,808 (X. 3,311).

Nous croyons, monsieur, n’avoir laissé sans réponse aucune de vos observations relatives aux ouvrages imprimés[23]. — Quant aux autographes, vous êtes très bref ; nous le serons aussi.

« La Bibliothèque nationale a perdu un fascicule intitulé : Lettres de divers officiers à la reine de Navarre. — M. Libri a mis en vente une lettre de Coligny à ladite reine. Il y a identité. » (P. 327). — Si vous aviez pris la peine d’examiner le catalogue de la collection Baluze et la liasse en question, qui heureusement n’a point disparu, mais a perdu seulement quelques pièces, vous y auriez vu que ladite liasse devait contenir huit lettres de Coligny à Jeanne d’Albret, et que cinq d’entre elles ont été enlevées.

Vous ajoutez : « On a perdu trois lettres autographes de Grotius au duc de Saxe-Weymar, datées de 1636. M. Libri a vendu une lettre du même au même, datée de 1637. Donc il y a identité. » Pardon, monsieur ; mais vous avez oublié de mentionner que l’acte d’accusation signale aussi la disparition de plusieurs lettres dans une liasse de la même collection (Baluze), liasse intitulée Lettres écrites au duc Bernard de Saxe-Weimar par plusieurs personnes, de 1636 à 1639)[24].

Vous plaisantez, monsieur, très spirituellement (p. 328) au sujet d’une erreur que vous nous attribuez, en supposant que nous aurions pris comme étant de M. Libri lui-même, et servant à constater l’état des manuscrits de Peiresc à Carpentras en 1841, la note suivante, qu’il avait copiée dans le Magasin encyclopédique[25]. » Il y a quatre-vingt-six volumes, tous en bon état, si l’on en excepte deux ou trois, auxquels il manque quelques feuillets. » Nous connaissions parfaitement l’ouvrage d’où M. Libri avait tiré la phrase que vous citez ; mais savez-vous pourquoi nous l’avons rappelée dans notre rapport ? C’est que nous avions entre les mains une pièce dont vous paraissez ignorer l’existence, le catalogue des manuscrits de Peiresc, catalogue rédigé par M. Libri, et où trois volumes seulement sont signalés par lui comme ayant subi des lacérations. — Or, depuis sa mission à Carpentras (1844), dix-sept cent trente-huit feuillets ont été enlevés de quarante et un volumes anciennement paginés, et sur ce nombre deux cent quatre-vingt-quinze, retrouvés chez lui, ont pu, grace à leur pagination, être replacés dans les volumes auxquels ils avaient appartenu. En outre, M. Libri a vendu à lord Ashburnham cinq volumes in-folio contenant la correspondance et les manuscrits autographes de Peiresc. Nous sommes du reste assez au courant de ce qui concerne les collections de Carpentras, et nous nous ferons un plaisir de répondre à toutes les questions qu’il vous plaira de nous adresser encore à ce sujet.

M. Libri était accusé d’avoir altéré, pour en dissimuler l’origine, la date de deux lettres originales de Rubens vendues par lui, et annoncées sur ses catalogues de ventes[26] l’une avec la date du 30 mai 1625, l’autre avec la date du 29 juin 1640[27], tandis que, d’après leur contenu, elles devaient avoir été écrites pendant le siège de La Rochelle, en 1628. Vous ne répondez qu’à la première de ces deux accusations, en citant un passage de l’historiographe Cl. Malingre, où, à l’année 1625, il raconte ainsi des mouvemens de troupes autour de La Rochelle : « De sorte, dit-il, qu’avec ces troupes La Rochelle est tout investie par terre et la mer empeschée et tenue par les vaisseaux du roy. »

D’abord, monsieur, le bibliophile qui vous a fourni cette citation a singulièrement abusé de votre confiance, car il a négligé de vous avertir que le texte en question se rapportait au mois de novembre 1625 et ne pouvait vous être d’aucune utilité, car la lettre de Rubens est du mois de mai. Ensuite, si vous aviez lu l’analyse donnée de cette pièce sur le catalogue de M. Libri, vous y auriez vu qu’il y est question de la prochaine arrivée d’une flotte de cinquante vaisseaux amenée au secours de La Rochelle par Buckingham, de la digue qui ferme le canal de cette ville, de la présence de Richelieu qui se conduit vaillamment, etc. Dans quel livre avez-vous lu que ces particularités se rapportassent à l’année 1625 ? — Nous pourrions vous renvoyer aux mémoires de Bassompierre,de Fontenay-Mareuil, de Richelieu, etc. ; mais, puisque vous paraissez tenir particulièrement à Claude Malingre, vous trouverez au sixième volume de son histoire, p. 610, 636 et suivantes, des renseignemens suffisans pour dissiper tous vos doutes[28].

Vous ne parlez, à ce qu’il nous semble, monsieur, que d’un seul des manuscrits volés par M. Libri, suivant l’acte d’accusation. « J’ai sans cesse, dites-vous (page 323), à vous signaler le même genre de distractions qui consiste à donner, comme preuve de l’accusation, un argument qui la réfute. C’est ainsi qu’à propos d’un manuscrit du Cortegiano qui a disparu de la bibliothèque de Carpentras, on rapproche ingénument une note de M. Libri qui le décrit comme une copie du temps, d’une autre note de M. Libri désignant un manuscrit cédé par lui à lord Ashburnham comme le manuscrit autographe de l’auteur, avec une reliure de Grolier. »

Vous n’avez pas bien lu l’acte d’accusation. Il nous suffira de le citer : « Un manuscrit coté 363 était ainsi désigné sur l’inventaire de la bibliothèque : « Il Cortegiano di Castiglione, in-fo, » sans autre indication. Ce manuscrit existait encore sur les rayons en 1841. Libri, dans un catalogue qu’il envoyait à cette époque au ministre, le mentionnait en ces termes : « Il Cartegiano de B. Castiglione « (con note del tempo e CORREZIONI), in-folio, papier, seizième siècle. » En 1842, il avait disparu. Or, dans le catalogue des manuscrits vendus à lord Ashburnham, on lit, sous le no 1606 : « Castiglione. Il Cortegiano, in-folio sur papier, seizième siècle. C’est le manuscrit autographe de l’auteur avec une foule de corrections. »

Nous croyons, monsieur, avoir assez catégoriquement répondu pour convaincre les lecteurs de la Revue que ce n’est point à nous que doivent s’adresser les reproches d’étourderie et de légèreté dont vous êtes si prodigue dans votre lettre. Si vous le désirez, nous reprendrons la discussion sur tous les points. Mais ne vous bornez plus à citer les brochures, à copier des notes de MN. Libri, P. Lacroix, Jubinal, Lepelle et autres. Si vous retournez à la Mazarine, où nous jadis nous avons travaillé des mois entiers, passez-y cette fois plus de vingt minutes. Étudiez vous-même les questions avant de nous parler encore des papiers d’Arbogast et de Buache ; occupez-vous aussi de tant de points dont il est question dans l’acte d’accusation et sur lesquels vous avez cru devoir garder le silence. Dites-nous quelques mots du Théocrite et du Dante volés à Carpentras, des correspondances originales de de l’Isle et d’Hévélius à la bibliothèque de l’Observatoire ; n’oubliez pas les manuscrits de Léonard de Vinci et de Godefroy à l’Institut, les collections Du Puy, Peiresc, Boulliau, Baluze, etc., à la Bibliothèque nationale. Quand on vous fournira des pièces justificatives que l’on prétendra écrites de la main de personnages qui ne sont plus de ce monde, examinez ces documens avec la plus minutieuse attention ; vérifiez scrupuleusement la date, le contenu, l’écriture ; soyez, en un mot, d’une méfiance excessive, et à l’heure où vous voudrez reprendre cette polémique, vous nous trouverez toujours prêts.

Votre lettre, monsieur, a eu, comme vous l’espériez, un grand retentissement. Pendant quinze jours elle aura laissé peser sur nous de bien graves accusations. Nous aurions eu le droit de nous en plaindre avec amertume ; mais il nous a suffi d’avoir raison.


Paris, 25 avril 1852.

LUD. LALANNE, H, BORDER, F. BOURQUELOT.

De son côté, M. Mérimée nous adresse quelques rectifications et la lettre qui les suit.


MONSIEUR,

Un voyage que j’ai été obligé de faire ne m’a pas permis de revoir les épreuves de ma lettre avec le soin que j’aurais désiré. Je vous avais annoncé un errata. La lettre ci-jointe, en réponse aux observations de MM. les experts, en tiendra lieu.

J’ai hâte surtout de relever une erreur qui m’a été signalée par M. Libri j’ai dit qu’un savant illustre, attaché à la Bibliothèque nationale, avait proposé à M. Franck, dans un échange de livres, des volumes ayant l’estampille de la Bibliothèque nationale. Ces volumes portaient en effet une autre estampille ; du reste, en lisant ce passage, personne n’aura pu se méprendre sur ma pensée. Je citais ce savant comme la personne le plus complètement à l’abri de tout soupçon par son caractère et l’intégrité de sa longue et honorable carrière.

Quelques amis, pour l’opinion desquels j’ai la déférence la plus absolue, m’ont blâmé d’avoir apporté trop de chaleur dans une discussion qui devait rester purement bibliographique. J’ai eu tort, sans doute, et je ne me pardonnerais pas, si cette vivacité pouvait nuire à l’homme dont j’ai pris la défense. On a cru voir dans mon article des attaques contre la justice et la magistrature. Vous savez, monsieur, que telle n’a jamais été mon intention. J’ai dû, pour défendre un accusé, combattre la pièce qui l’inculpait, et, par une conséquence nécessaire, j’ai cherché à convaincre d’erreur les auteurs de cette pièce. Loin de douter de leur justice, je n’ai cessé comme vous d’exhorter M. Libri à purger sa contumace, convaincu que nos magistrats, pourvus d’élémens nouveaux, s’appliqueront avec conscience à la recherche de la vérité.

Recevez, etc.

P. MÉRIMÉE.


P.-S. Je reçois à l’instant une réclamation de M. de Cotte, officier de l’université, neveu de M. Petit-Radel, contre un passage de ma lettre, où, d’après une note de M. Libri et le rapport de plusieurs bibliophiles, je disais que des livres provenant de la Mazarine et achetés en bloc s’étaient trouvés mêlés dans la vente de feu M. Petit-Rade]. M. de Cotte me fait connaître que des pièces entre ses mains prouvent que ces faits sont inexacts ; que les livres de son oncle ont été vendus en détail et se composaient exclusivement de sa collection particulière. Je m’empresse d’accueillir cette réclamation sans la discuter, en assurant M. de Cotte qu’il n’a jamais été dans ma pensée ni dans celle de M. Libri d’élever le moindre doute sur la loyauté de M, Petit-Radel ou de sa famille, et que je n’ai attribué le fait, lorsque je le croyais constant, qu’à une méprise parfaitement involontaire.

Paris, 29 avril 1852.


A MM. Lalanne, Bordier et Bourquelot.

En effet, messieurs, des vérifications complètes ne sont pas si faciles que nous l’avions pensé vous et moi. Chacun de nous a sa part d’erreurs. J’ai fait remonter trop loin les hostilités de la Bibliothèque de l’École des chartes contre M. Libri. Par contre, vous vous trompez ou bien vous équivoquez, en disant que ce journal n’annonça le rapport de M. Boucly qu’après son insertion au Moniteur. L’auteur de l’article relatif à M. Libri savait probablement, avant le 19 mars, l’existence de ce rapport. En effet, comment supposer qu’il se fût exprimé en ces termes après la publication de cette pièce : « Nous savons qu’une pièce importante a été trouvée au ministère des affaires étrangères, etc. » Je crois, sur votre affirmation, que la Bibliothèque de l’École des chartes a été publiée après le Moniteur, mais il m’est difficile de croire que l’article en question n’ait pas été écrit auparavant.

J’ai signalé dans l’acte d’accusation des erreurs que vous expliquez par des omissions de mots ou des fautes de typographie ; soit. Je pensais que cette pièce, plusieurs fois réimprimée sans changemens, était conforme à un original authentique. Je ne ferai pas difficulté d’admettre vos rectifications de dates ; seulement, il me semble que vous allez un peu loin dans le système des interprétations. Par exemple, vous dites que pour le Salluste de Montpellier il faut lire la date de 1509 au lieu de 1519, et vous ajoutez, avec beaucoup de raison, que le titre de cette édition aldine de 1509, qui doit être De Conjuratione, etc., se trouve inscrit par erreur sur le catalogue C. Saltustii Crispi conjuratio. Mais pourquoi décidez-vous que l’auteur du catalogue, qui nécessairement a commis une méprise, s’est trompé sur le titre, et qu’il a eu raison pour la date ? Il y a des Salluste avec les deux titres : Conjuratio, et De Conjuratione. Quant à moi, je ne pense pas qu’un tribunal admette votre hypothèse, je ne dis pas comme une preuve, mais comme une présomption.

La date du Bembo me semble pourtant mieux établie : par votre témoignage de visu, par le catalogue du docteur Gratiano et par celui de M. Libri. Quant à la différence dans le titre que vous signalez pour démontrer que l’exemplaire saisi ne peut être celui du docteur, elle serait sans doute considérable s’il y avait eu deux éditions dans la même année, ce que je ne crois pas. Au reste, si ce volume, qui est au greffe, n’a pas été lavé, ce point sera résolu dans un examen contradictoire.

Que le Boiardo n’ait jamais composé le Rinaldo appassionato, j’en suis convaincu, d’après votre témoignage, et je n’ai pas besoin de vous dire que je n’ai pas lu le poème de Baldovinetti. J’avoue mon erreur, qui paraît avoir été partagée par les rédacteurs des cartes et des deux catalogues de la Mazarine. Maintenant, conclure du titre rayé dans le catalogue alphabétique que c’est une manière de renvoi à l’autre catalogue, c’est, à mon avis, une interprétation purement gratuite. Trouve-t-on d’autres exemples de ce mode singulier de renvoi ? — L’explication naturelle qui se présente, c’est qu’à une époque ancienne (l’encre le prouve) un conservateur reconnut que le livre manquait et l’effaça. J’ignore pourquoi il laissa le chiffre ; mais que signifiait ce chiffre, une fois le titre effacé ?

Pour moi, messieurs, s’il me fallait chercher des preuves de l’influence exercée sur votre discernement par les préventions anciennes que vous avez sans doute involontairement apportées contre M. Libri, je me bornerais à citer la lettre que vous me faites l’honneur de m’adresser. Vous raisonnez à merveille pour relever mes erreurs bibliographiques ; mais, quand il s’agit d’inculper M. Libri, vous vous jetez dans les suppositions les plus hasardées. Sur une trace d’estampille, vous concluez que les épigrammes de Pamphilo Sasso existaient en double à la Mazarine, bien qu’aucun catalogue ne révèle l’existence de ce double, et qu’un exemplaire estampillé s’y trouve aujourd’hui conforme à la description des catalogues. Même observation au sujet du Fabritii. J’ajouterai, et messieurs les conservateurs vous diront, comme moi, qu’il est notoire que M. Thiebaut, dont vous citez le catalogue pour prouver que le Fabritii existait en 1843-1845, n’a appelé aucun volume, et qu’il s’est borné à copier fort mal les cartes. Permis à lui de mettre à la fin de son détestable travail Recensuit, personne ne croit à son latin.

Une erreur typographique ou peut-être une distraction de ma part m’a fait dire que l’exemplaire du Cino da Pistoia de M. Libri était sans date, et l’exemplaire de la Mazarine sous la date de 4559. C’est le contraire que je devais dire. Le Cino da Pistoia et le Buonaccorso de la Mazarine, recueil n° 21925, sont décrits comme sans date aux catalogues alphabétique et par ordre de matières. Il est vrai qu’une carte, dont je n’ai eu connaissance que tout récemment, indique le Buonaccorso seul avec la date de 1559. Je suppose que deux ouvrages d’éditions différentes avaient été réunis à la Mazarine dans un même recueil, et que M. Libri possédait une autre édition de tous les deux à la fois.

Venons à cet autre recueil n° 21960, qui, de vingt-deux opuscules, s’est élevé successivement jusqu’à vingt-cinq. Nous ne pouvons nous entendre sur les numéros que nous leur donnons, il faut les désigner par leurs titres. Vous trouvez qu’il y a identité entre la Canzone di Madonna Disdegnosa de la Mazarine et celle de M. Libri, parce que l’une est désignée comme imprimée à Bologne et que l’autre porte sur le titre : Bologna, ristampato in Fiorenza. Mais, messieurs, entre une édition originale et une réimpression, ne faites-vous donc point de différence ? Lorsque j’ai cité le n° 22 du recueil de la Mazarine, auquel vous substituez le n° 21, je voulais parler, non point des Nomi, etc., mais d’un opuscule intitulé : Opera nuova dove si contiene due mattinate. Peu importe le numéro d’ordre qu’il a ; l’exemplaire de la Mazarine était marqué comme imprimé à Sienne, et celui de M. Libri (n° 1676 de son catalogue) est décrit comme imprimé à Florence. Je ne vous suivrai pas dans votre dissertation sur l'Ammazzamento de’ papari, mais je vous rappellerai qu’il n’y aurait rien d’étonnant que de petits poèmes populaires fussent réimprimés à quarante ans de distance ; la même chose est arrivée chez nous pour l’Histoire du Juif errant, et bien d’autres ballades de cette espèce.

À mon tour, messieurs, permettez-moi une hypothèse. Vous trouvez vingt-cinq opuscules aux cartes ; vingt-trois au premier catalogue numérique, vingt-deux enfin au second. Vous dites que les rédacteurs des catalogues se sont trompés, et que sur les catalogues numériques on a oublié, par exemple, de porter la Speranza de’ poveri, dont j’ai très mal à propos changé le titre en Lamento de’ poveri. Pour moi, je suis frappé de cette diminution pour ainsi dire graduelle du même recueil. Je crois qu’entre la rédaction des cartes et celle du premier catalogue, deux opuscules ont disparu, puis un troisième entre la rédaction du premier catalogue et celle du second. C’est une supposition sans doute, mais après tout elle me semble plus vraisemblable que l’identité d’une édition in-12 avec une édition in-8o, ou celle d’une pièce imprimée à Bologne avec une pièce réimprimée à Florence.

Je n’ai rien à ajouter au sujet du fameux Catulle. Casalibus au lieu de Canalibus prouve qu’on a fait de tout temps des fautes d’impression, et ne prouvera jamais qu’on ait voulu faire passer ce volume pour une édition de Plaisance. Je m’en tiens au dire de MM. Payne et Foss sur son origine.

Je m’accuse de méchantes plaisanteries à propos du total des feuillets de l’Homerus ; mais il m’était difficile de deviner le mot insolite exclusivement que vous suppléez. Au reste, le seul fait qui m’ait paru important, c’est la note de M. de Villenave que j’ai eue entre les mains.

Quant au Malclavelli, je trouve fort extraordinaire que le titre du livre soit en italien sur le catalogue et en latin sur la garde du recueil. Laquelle de ces deux indications est la vraie ? Celle qui accuse M. Libri, direz-vous. Moi, je dirai le contraire. J’ajouterai que le volume décrit par M. Libri est un poème, et que l’opuscule perdu par la Mazarine étant réuni à un extrait de Guichardin et à deux autres mémoires historiques, il y a lieu de présumer que c’était, non pas un poème, mais un abrégé de quelque ouvrage historique de Machiavel. Je pourrais dire encore que sur l’acte d’accusation on lit : L. Malclavelli compendium, et que l’initiale L. ne peut désigner le fameux Nicolas Machiavel, à qui le poème est attribué dans le catalogue de M. Libri. Vous me répondrez que une L pour une N, c’est une faute d’impression sans conséquence. Enfin, en consultant le testament latin de Machiavel, imprimé en tête de ses œuvres, on voit qu’il traduisait son nom par de Machiavellis, et non par Malclavellus.

Je ne parlerai de l’Orlando furioso, qui s’est vendu si cher, que pour vous rappeler que je ne m’en suis pas occupé. Quelques expressions de l’acte d’accusation, comme : « Des témoins indiquant un ouvrage anciennement rogné, » m’avaient paru trop obscures pour être discutées. D’ailleurs, apparemment que si l’origine de l’Orlando était aussi évidente que vous l’annoncez, la Bibliothèque nationale, qui l’a acheté, en aurait fait la restitution à la Mazarine.

Je m’empresse de reconnaître que c’est sur un rapport inexact que j’ai cru que le recueil des Histoires de Troie n’était pas inscrit au catalogue de la bibliothèque de Troyes. M. Harmand, conservateur de cet établissement, a bien voulu me communiquer la description des deux exemplaires, dont un seul, celui de Philippe Lenoir, existe aujourd’hui à Troyes. Quant à l’autre, décrit (inexactement selon toute apparence) comme in-4o, sans lieu ni date, il est impossible de savoir si c’était un Caxton.

Le temps me presse, messieurs, et je suis forcé d’abréger une discussion à laquelle je ne puis en ce moment apporter l’attention que je voudrais. D’ailleurs, je prévois que nous nous mettrons difficilement d’accord. Vous voyez une preuve d’identité là où j’en vois une de disparité. Vous dites qu’un manuscrit du Cortegiano, avec des notes et des corrections du temps, est nécessairement le manuscrit autographe avec les notes et les corrections de l’auteur, et, malgré le soin que vous prenez de mettre le mot CORRECTIONS en majuscules, je tiens que peu de gens partageront votre avis. Vous savez mieux que moi, cependant, combien d’anciens manuscrits portent à la fin cette note : N. N. emendavit ; cela aurait pu vous rappeler que les manuscrits de copistes recevaient souvent les corrections des érudits.

L’acte d’accusation sous les yeux, j’ai été frappé d’une imputation de vol qui se réfutait d’elle-même par la confusion des noms de Paul et d’Alde Manuce. Vous rectifiez mon erreur d’après un catalogue auquel j’aurais dû d’abord recourir. Nous ajoutez, sur l’autorité très médiocre de M. Fontaine, que cinq lettres de l’Arétin seulement ont paru dans les ventes publiques. En France peut-être ? Êtes-vous sûrs qu’elles soient si rares en Italie ?

J’ai négligé de m’assurer au catalogue de M. Libri que la lettre de Rubens faisait allusion à la fermeture du port de la Rochelle. L’acte d’accusation établissait la date de cette lettre d’après l’indication fort vague du siège de La Rochelle, dont le commencement est assez incertain ; mais, messieurs, après tant d’erreurs de dates qui nous sont échappées à tous, devez-vous conclure la mauvaise foi de la part de M. Libri, parce qu’il se sera trompé, comme nous, sur une date ? La lettre de Rubens, celles de Coligny, celles de Grotius, sont volées, dites-vous, et volées par M. Libri, parce qu’au moyen de rectifications de dates, par une interprétation des titres des liasses, on arrive à la présomption que ces lettres proviennent d’une collection publique. Pourquoi volées, messieurs ? Vous n’avez pas oublié sans doute que, tout récemment, un autographe célèbre fut rendu à la Bibliothèque nationale par un arrêt d’un tribunal, qui reconnut en même temps la bonne foi de son possesseur. Mais M. Libri e été mis dans une position exceptionnelle : dès qu’un catalogue offre un indice en sa faveur, on le déclare inexact. On nie que les descriptions de format aient quelque valeur, s’il essaie de prouver ainsi la non identité d’un de ses livres avec un volume perdu par une bibliothèque. On tourne contre lui les argumens même qu’on pourrait alléguer en sa faveur.

Vous avez rapporté la note de M. Libri relative aux manuscrits de Peiresc, sachant, dites-vous, que c’était une citation du Magasin encyclopédique. J’ignore quel était votre but, et tout le monde s’y est trompé comme moi, je pense. Quant au catalogue de ces manuscrits, rédigé par M. Libri, et que vous auriez eu entre les mains, c’est, à mes yeux, le meilleur témoignage de leur état lorsqu’il les a examinés ; mais le moyen de croire qu’un homme qui s’apprête à lacérer quarante et un volumes prenne d’abord le soin de constater qu’à l’exception de trois, tous sont intacts !

Je ferais avec plaisir les études et les vérifications que vous me conseillez, messieurs ; mais ma tâche est finie ; un plus habile que moi pourra la continuer. J’ai appelé l’attention du public indifférent sur un homme malheureux qui depuis quatre ans cherche en vain un journal et une plume qui prenne sa défense. Malgré quelques erreurs que je reconnais franchement, je crois avoir montré l’esprit général qui a dicté les accusations contre M. Libri. On l’a cru coupable avant de l’avoir entendu. Si les livres qu’il a possédés sont semblables, ou presque semblables, à des livres perdus par une bibliothèque, on en a conclu aussitôt qu’il les avait volés. Vous avez fait servir votre érudition et votre critique plutôt à inventer des hypothèses plus ou moins ingénieuses qu’à étudier froidement les présomptions pour ou contre l’identité des volumes incriminés. Était-ce là votre mission ? J’en doute. Le temps viendra, et bientôt peut-être, où le débat se videra devant la justice, dont M. Libri a eu tort de douter. J’appelle ce moment de tous mes vœux, assuré qu’en France on ne condamne pas un accusé sur des hypothèses, et qu’on exige la preuve d’un crime avant de le punir. P. MERIMEE.

29 avril 1852.



V. de Mars.

  1. Le numéro de la Bibliothèque de l’École des chartes où est annoncée cette découverte (janvier-février 1848) fut distribué aux abonnée de Paris le 22 mars et aux abonnés de province le 24 ; nous avons vérifié le fait sur les livres de l’éditeur et de la maison Bidault. Le rapport de M. Boucly avait paru au Moniteur le 19 mars.
  2. Catalogue des livres que renferme la bibliothèque publique de la ville de Grenoble, par Ducoin ; 1831, 1835, 1839, 3 vol. in-8o.
  3. La table des matières placée à la fin du troisième volume donne pour le recueil où était cette pièce les deux numéros 16616 et 7013. Il est désigné dans l’acte d’accusation par ce dernier numéro.
  4. MM. Thomas, archiviste du département de l’Hérault, et Durville, relieur. Ils ont constaté, entre autres, que la reliure actuelle n’était point la reliure primitive du volume.
  5. Paris, 1849, in-4o.
  6. Voyez préface, page VI,
  7. L’édition de Salluste dont vous parlez à la page 322 est, d’après nos notes, indiquée ainsi sur le catalogue de la bibliothèque de Montpellier : C. Sallustii Crispi, Conjuratio Catilina… Venise, 1509 (et non 1519, comme il a été imprimé au Moniteur), Alde, in-8o. Ce n’est point là le titre exact du volume ; on aurait dû mettre : De Conjuratione Catilinoe.
  8. Voyez la préface de l’Histoire de le Littérature grecque (1823, t. I, p. XIII et XIV), où Schœll parle de cette confusion des formats,
  9. Ce livre a été de la part de M. Libri l’objet d’altérations décrites ainsi par l’acte d’accusation : « Un Orlando furioso était signalé en ces termes par le catalogue de Libri : « Ce magnifique exemplaire, absolument neuf, dont les marges n’ont pas « même été ébarbées, de cette édition rarissime… » Les marges, au premier aspect, semblaient en effet être demeurées intactes ; mais cette précieuse qualité n’était qu’apparente : un témoin, laissé par mégarde, révélait la largeur primitive des marges anciennement rognées et la supercherie à laquelle on avait eu recours. »
  10. Voyez dans l’acte d’accusation la déposition d’un conservateur de. la Mazarine, lequel rapporte avoir souvent trouvé M. Libri montant aux échelles, fouillant dans les salles secrètes où ne pénètre jamais le public et où sont conservés les ouvrages les plus précieux, les doubles et autres documens qui ne doivent plus figurer sur les rayons.
  11. « On y remarque des vestiges d’estampilles très visibles ; le haut du titre a été gratté à l’endroit même où se place habituellement sur les ouvrages de la Mazarine un numéro écrit à la main. »
  12. Nous désignons ainsi les cartes qui ont servi à la rédaction du catalogue alphabétique. Elles sont rangées dans le même ordre que le catalogue méthodique.
  13. Le catalogue par cartes (à la Mazarine) contient les mêmes indications et de plus donne en abrégé le prénom (Ant.) de l’imprimeur, prénom omis sur le catalogue de M. Libri.
  14. Bibliografia dei romanzi e poemi corallereschi italiani, Milan, 1838, in-8o. Cet ouvrage est cité à chaque instant dans le catalogue de M. Libri.
  15. On n’a point biffé le numéro du volume (21873) pour indiquer que ce volume n’était point absent, mais qu’il avait été mentionné là par erreur.
  16. Les pièces du recueil sont de différentes dates. L’Homerus, qui est de 1498, se trouvait entre une pièce de 1560 et une autre de 1544.
  17. Ce catalogue est fort incomplet ; souvent on n’y indique qu’une ou deux pièces d’un recueil qui en contient six ou huit.
  18. Notre rapport du reste mentionnait cette différence de dates.
  19. Le catalogue alphabétique donne en entier le prénom (Luigi) de l’imprimeur. Le catalogue de M. Libri n’indique que l’initiale.
  20. La Bibliothèque nationale et la bibliothèque de l’Arsenal n’en possèdent aucun, ainsi que nous l’avons vérifié.
  21. Le Manuel du Libraire et Tiraboschi ne parlent point de Girolamo Accolti.
  22. Cette pièce, portant une trace d’estampille, est actuellement au greffe.
  23. Sauf pour le Matheolus. Le volume est au greffe ; on pourra plus tard faire les vérifications. Quant au Sénèque (p. 322), le catalogue des éditions du XVe siècle, à la Mazarine (n° 132), indique bien, comme nous l’avions dit, une édition de Rome, 1475, édition qui a disparu.
  24. Voyez dans l’acte d’accusation, au chapitre des autographes, le long paragraphe consacré aux collections manuscrites de la Bibliothèque nationale, et entré autres au recueil de Baluze.
  25. Année 1797, t. II, p. 503.
  26. Ventes du 8 décembre 1845, no 366 du catalogue, et du 18 novembre 1841, no 161.
  27. Rubens était mort dès le 29 mars de cette année.
  28. L’acte d’accusation a commis, d’après notre rapport, une erreur que vous n’avez pas signalée et que nous nous empressons de rectifier. La lettre en question a été écrite non pas en 1627, mais en 1628. Elle devait être placée dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale entre une lettre du 27 avril 1628 et une lettre du 15 juin de la même année. Ce volume a du reste perdu quarante-sept lettres de Rubens qui représentent une valeur d’environ 4,000 francs.