Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1906

Chronique n° 1783
31 juillet 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet


L’arrêt final rendu par la Cour de cassation dans l’affaire Dreyfus ne nous servira pas de prétexte à reprendre une fois de plus toute l’affaire. Le calme parfait avec lequel l’opinion a accueilli l’arrêt montre que, soit par l’effet de la lassitude, soit par un retour aux conditions dans lesquelles la justice doit être rendue, on a enfin renoncé à mêler à l’affaire des choses qui lui sont étrangères et qui auraient dû le rester toujours. Cette question que chacun tranchait à sa manière, nous avons toujours été d’avis qu’elle ne relevait que des tribunaux, et, malgré les contradictions de la justice humaine dont nous avons eu à ce propos même de si inquiétans témoignages, notre conviction n’a pas changé. C’est dire que nous devons nous incliner devant l’arrêt de la Cour de cassation, avec le désir sincère qu’il mérite l’épithète de final que nous lui avons appliquée. Il y a eu sans doute, au premier moment, de la part du gouvernement et des Chambres, des excès de gesticulation, qui ont paru d’autant plus singuliers que le pays y prenait moins de part. Nous ne parlons pas des lois qui ont été déposées et votées pour réintégrer dans l’armée le capitaine Dreyfus avec le grade de commandant et le colonel Picquart avec celui de général de brigade : elles étaient la conséquence naturelle et logique de l’arrêt de la Cour. Tout le reste n’a pas eu le même à-propos, ni la même mesure, et, si nous n’y insistons pas, c’est que le souvenir commence déjà à s’en effacer. Une fois de plus l’esprit de parti a paru vouloir se donner libre carrière, l’esprit de revanche aussi et de représailles ; mais il s’est arrêté parce qu’il n’a pas été suivi. Le gouvernement a senti tout le premier qu’il serait périlleux de s’engager dans cette voie : il s’est contenté de faire appel à l’histoire, qui saura, a-t-il dit, opérer l’attribution de toutes les responsabilités. A elle de prononcer le dernier mot. Nous lui abandonnons volontiers ce soin, sans essayer de prévoir comment elle s’en acquittera. Les jugemens de l’histoire sont parfois très différens de ceux que prononcent et qu’essaient de fixer les générations qui ont été les témoins des événemens. Sont-ils, pour cela, plus justes et plus sûrs ? Ils sont du moins plus désintéressés. Quoi qu’il en soit, l’histoire se condamnerait elle-même à d’inextricables perplexités si elle cherchait sa boussole à travers les oscillations désordonnées des assemblées politiques. Il n’y a pas de spectacle plus attristant, ni plus écœurant que celui de leurs opinions successives, mais toujours impérieuses et intransigeantes.

Nous n’en dirons pas davantage sur cette lamentable affaire qui a été si mal engagée, si mal poursuivie, et qui, après avoir vicié toute notre politique, pèsera encore longtemps sur nous. Cependant d’autres soucis sollicitent aujourd’hui notre attention et semblent de nature à l’occuper tout entière. S’il y a eu des erreurs commises dans l’affaire Dreyfus, elles ont reçu la réparation la plus large possible. Il y a là de quoi satisfaire ceux qui se sont jetés dans la lutte avec un sentiment de générosité que nous n’avons garde de contester. Quant aux autres, le pays a le droit d’exiger d’eux qu’ils lui permettent enfin de s’occuper à ses affaires. L’arrêt de la Cour et les mesures qui ont été prises en conséquence sont une conclusion et, qu’il nous soit permis, de l’espérer, une clôture définitive. Au même moment, une législature nouvelle s’ouvre et tout le monde en prévoit l’importance. Laissons donc au passé ce qui, désormais, lui appartient.


La législature sera ce que sera la Chambre elle-même, et c’est un point sur lequel nous manquons encore de lumières suffisantes. Cependant on peut espérer, d’après quelques indices, que la nouvelle Chambre n’est pas disposée à se laisser conduire par le groupe socialiste : elle a une tendance à s’émanciper d’un joug qui a pesé si lourdement sur sa devancière. Plusieurs votes parlementaires, qui se sont produits coup sur coup avant la séparation des Chambres, ont montré chez les radicaux des velléités d’indépendance, et aussitôt tout le monde s’est mis à parler de la dissolution du bloc.

Si le bloc se dissout, les socialistes ne peuvent guère s’en étonner : n’ont-ils pas annoncé les premiers qu’ils n’entendaient plus en faire partie ? Ils espéraient bien, à la vérité, le dominer du dehors comme ils l’avaient fait du dedans ; ils prétendaient s’en distinguer plutôt que s’en séparer ; ce n’était là, de leur part, qu’une formation tactique d’un ordre particulier. Leur espérance, au moins jusqu’ici, ne s’est pas réalisée. Les radicaux ont cessé de se rallier à eux, et cela dans deux occasions d’importance inégale, mais significatives l’une et l’autre : la première se rapporte à la réintégration des agens des postes congédies à la suite de la grève, la seconde aux questions budgétaires. L’une a mis en scène M. Barthou, l’autre M. Poincaré. Il s’agissait, en somme, de savoir si le gouvernement prendrait la direction de la majorité ou se laisserait conduire par elle : dans ce dernier cas, la majorité elle-même aurait été conduite par une minorité énergique et dolente. L’affaire des postiers n’a été qu’une escarmouche assez vive ; mais la question financière, — question du budget, question de l’impôt sur le revenu, — a été une vraie bataille, et la victoire a été brillamment remportée par M. Poincaré. Jamais il n’avait montré plus de talent, ni surtout plus de caractère : la Chambre en a été, en quelque sorte, saisie. Elle a donné au gouvernement, comme entrée de jeu, une majorité très forte : mais la lui maintiendra-t-elle ? Déjà les radicaux-socialistes avancés la lui disputent avec acharnement. M. Camille Pelletan s’y emploie de toutes ses forces, et, s’il a eu peu de succès devant la Chambre, il en a davantage dans la commission du budget, qui semble devoir devenir un instrument d’opposition. Nous en avons déjà fait la remarque : les faits, depuis, l’ont confirmée.

L’affaire des postiers est née de l’amnistie. M. Barthou a refusé de les y comprendre, ce qui aurait été d’ailleurs un non-sens, l’amnistie n’effaçant que des peines judiciaires et non pas des peines disciplinaires de l’ordre administratif. Mais c’est là une difficulté de forme : il était facile de la tourner au moyen d’une motion qui aurait enjoint au gouvernement de réintégrer en bloc tous les agens révoqués. Cette motion a été proposée : le gouvernement s’y est opposé, elle a été repoussée. M. Barthou n’a d’ailleurs combattu que pour le principe : sur les questions de fait, il a été fort conciliant, et, sans prendre aucun engagement ferme, il s’est montré disposé à procéder à des réintégrations individuelles qui épuiseraient la matière. Ne soyons pas trop exigeans : il ne fallait pas donner à l’affaire, en soi, une gravité qu’elle n’avait pas. Mais elle a permis au gouvernement et à l’opposition de mesurer leurs forces sur un terrain presque neutre, et le gouvernement l’a emporté très largement.

Avec l’impôt sur le revenu, le débat devait avoir plus d’importance et d’ampleur. Nous l’avons dit, il a y quinze jours, le gouvernement avait accepté que la discussion des quatre contributions directes servît de rendez-vous à lui et aux nombreux interpellateurs qui désiraient connaître ses projets. M. Poincaré n’a pas déçu la curiosité qu’il avait fait naître : il a détaillé son système avec autant de netteté et de précision qu’il était possible. Nous n’entrerons pas ici dans toutes les explications qu’il a données : les bornes d’une chronique ne nous le permettraient pas, et c’est surtout de la situation politique générale que nous nous occupons actuellement. Il nous suffira de dire que, parmi les différens systèmes d’impôts sur le revenu, M. Poincaré a donné ses préférences à l’impôt cédulaire ou analytique anglais, à l’exclusion de l’impôt global et synthétique allemand. En d’autres termes, il distingue les différens revenus pour les atteindre séparément par des moyens et suivant des taux variés, au lieu de les confondre dans un total unique qu’il frapperait en bloc. On ne peut que l’en louer. S’il faut en passer par l’impôt sur le revenu, — et nous reconnaissons qu’il y a là une nécessité, non pas financière assurément, mais politique, — mieux vaut l’ingéniosité de l’income-tax britannique que la brutalité de l’Einkommensteuer germanique. L’impôt cédulaire, en permettant de distinguer les divers revenus, permet aussi de traiter différemment ceux qui proviennent du capital, ceux qui proviennent du travail, et ceux qui tiennent de l’un et de l’autre. On parle beaucoup de mettre de la justice, toujours plus de justice dans l’impôt : il y a là, semble-t-il, un moyen de le faire. Enfin le système de M. Poincaré a un avantage que ne dédaigneront pas les partisans des réformes prudentes et successives, mais qui, en revanche, soulèvera contre lui ceux d’une révolution radicale et immédiate. Il conserve, en somme, sous des appellations différentes, toute une partie des impôts existans, auxquels nous sommes habitués et qui ont fait leurs preuves, et n’en modifie l’assiette que le moins possible. Attachez-vous beaucoup d’importance à ce que, dans l’impôt foncier qui est maintenu, l’impôt sur la propriété bâtie s’appelle désormais cédule A, et l’impôt sur la propriété non-bâtie cédule B ; à ce que l’impôt sur les valeurs mobilières s’appelle cédule C, et l’impôt sur les patentes cédule D ? — Si cela fait plaisir à qui que ce soit, pourquoi ne lui en donnerait-on pas la satisfaction ? Il est vrai que M. Poincaré innove davantage dans la cédule E, la dernière : elle comprend les bénéfices des revenus qui ne sont pas actuellement assujettis aux patentes, c’est-à-dire les pensions, les traitemens, les salaires, etc. Mais, en somme, la cédule E remplace, avec avantage peut-être, l’impôt personnel-mobilier, qui est supprimé. Cet impôt, comme le dit M. Poincaré, — et ii pourrait le dire aussi de celui des portes et fenêtres supprimé également, — est un commencement d’impôt global sur le revenu, et il y a lieu d’être surpris à quelques égards de la facilité avec laquelle les défenseurs de cet impôt en acceptent la disparition. Ils auraient dû, au contraire, s’accrocher à la mobilière et y établir le pivot de leur réforme. Mais soit ! M. Poincaré fait remarquer, avec raison, que l’impôt foncier, l’impôt sur les valeurs mobilières et l’impôt sur les patentes appartiennent au système cédulaire, et que l’impôt personnel-mobilier, appartenant au système global, se trouve faire pléonasme dans un système composite où il frappe par superposition des revenus déjà imposés. Désormais, plus de double emploi de ce genre. Chaque revenu sera taxé une fois pour toutes suivant la justice, et ne subira plus de surtaxe provenant d’un impôt général, même léger. Il profitera, au contraire, de détaxes suivant les situations de famille. Cela ne vaut-il pas mieux ?

Pourquoi la réforme de M. Poincaré ne s’en tient-elle pas là ? Il y a autre chose, malheureusement ; il y a la progression, et c’est un point sur lequel nous devons faire toutes réserves. « Pour que l’idée de justice reçoive entièrement satisfaction dans l’établissement du projet, il faut, j’en conviens, dit M. Poincaré, que ce projet remplisse trois conditions : la première, qu’il ne frappe pas d’un taux uniforme les revenus du capital et ceux du travail ; la seconde qu’il ne frappe pas non plus d’un même taux les petits et les gros revenus ; la troisième, qu’il tienne compte des charges de famille. » Sur le premier et sur le troisième point, nous sommes pleinement d’accord avec M. Poincaré ; mais comment l’être sur le deuxième ? Ce n’est rien moins que l’impôt progressif. On l’appelle aussi dégressif, ou différentiel.

M. Poincaré a eu le bon esprit de dire que tous ces mots avaient le même sens. S’il a une préférence pour le dernier, c’est probablement parce qu’on n’en a pas encore autant abusé que des autres. Nous sommes donc en face de la progression : « mais, dit M. Poincaré, il faut y mettre une limite en en excluant l’arbitraire. » Et voilà précisément ce qui est difficile ! Le jour où M. Poincaré nous aura montré comment on peut exclure l’arbitraire de la progression, il n’y aura plus de dissidence entre nous. Le fera-t-il jamais ? Nous l’en défions bien. Il mettra à sa progression, k lui, une limite qui, pour être prudente, n’en sera pas moins arbitraire. L’arbitraire ne commence pas toujours mal ; il n’exclut pas nécessairement la modération, ni la sagesse, ni la justice ; mais il ne les garantit pas, et s’il en donne l’exemple un jour, il n’en assure nullement le maintien dans l’avenir. M. Poincaré a fait un tableau saisissant de l’état morcelé de la propriété en France. Il en résulte, comme on le savait d’ailleurs, mais avec plus de précision encore qu’on ne le savait, que l’immense réservoir de la fortune publique est entre les mains des classes moyennes. Les fortunes vraiment grandes sont rares, et, si on veut leur faire rendre beaucoup par l’impôt, il faudra les frapper de cette progression indéfinie que Stuart Mill a appelée « une volerie graduée. » Nous empruntons cette qualification à M. Poincaré, qui l’a reproduite et s’en est approprié l’esprit. Il repousse la volerie dénoncée par Stuart Mill ; mais d’autres seront moins énergiques à le faire, et quand ils verront que, même alors, la progression rapportera moins qu’ils ne l’avaient espéré, il faudra bien qu’ils appliquent un taux plus fort aux fortunes moyennes, les seules qui rendent. Là est le défaut principal de la réforme de M. le ministre des Finances. Nous doutons que l’appel, très éloquent d’ailleurs, qu’il adresse à l’intelligence, au patriotisme, au dévouement de la bourgeoisie française, empêche celle-ci d’en apercevoir le danger.

Le discours de M. Poincaré, en dehors de la question de l’impôt sur le revenu, contient un grand nombre d’observations très justes dont la plupart se rapportent à notre situation budgétaire : nous en avons parlé par avance et nous n’y reviendrons pas aujourd’hui, sauf pour répéter que M. le ministre des Finances a donné, avec à-propos et avec courage, un avertissement qui était devenu nécessaire. Quand même il ne resterait pas autre chose de son passage au pouvoir, ce serait déjà beaucoup : mais nous en espérons davantage. Ce discours a donné à son auteur une situation hors de pair dans le gouvernement, et le parti avancé ne s’y est pas trompé : il a senti qu’il devait porter tout son effort de ce côté pour détruire autant que possible l’effet produit, que nous jugeons bon et qu’il trouve mauvais. M. Camille Pelletan s’est chargé de la besogne et s’en est acquitté en orateur insidieux, mais en manœuvrier maladroit. Il fallait donner une conclusion au débat qui venait d’avoir lieu. Deux ordres du jour étaient en présence : ils se ressemblaient beaucoup par la rédaction, mais on leur a attribué des sens différens. L’un et l’autre témoignaient de la confiance de la Chambre dans le gouvernement pour lui apporter un projet d’impôt progressif sur le revenu : seulement l’un sous-entendait que cet impôt devrait remplacer d’un seul coup les quatre contributions directes, tandis que l’autre laissait au gouvernement la liberté de procéder graduellement et de n’apporter, au mois d’octobre prochain, qu’une réforme partielle. L’impôt des portes et fenêtres, déjà supprimé en principe, disparaîtrait en fait ; il en serait de même de l’impôt personnel mobilier, et M. le ministre des Finances exprimait l’espoir, sans toutefois prendre l’engagement formel de le faire, qu’il pourrait étendre la suppression à l’impôt foncier sur les propriétés non bâties, soit en totalité, soit en partie. Dans sa pensée, la réforme s’appliquera par la suite aux quatre contributions directes ; elles disparaîtront toutes pour faire place aux cédules dont nous avons parlé plus haut. Mais il s’agit d’un milliard d’impôts dont un peu plus de la moitié revient à l’Etat et le reste, sous forme de centimes additionnels, aux départemens et aux communes : les supprimer d’un trait de plume, pour les remplacer par d’autres taxes dont quelques-unes n’ont pas été encore suffisamment étudiées, serait une aventure voisine de la folie. Aussitôt qu’on s’est expliqué, le désaccord est apparu. Il faut rendre à M. Pelletan la justice qu’il n’a rien fait pour le déguiser, au contraire. M. Poincaré n’a pas été moins net : il a déclaré qu’il n’accepterait pas de faire courir au budget les risques d’une opération globale faite d’un seul coup.— Vous aurez au mois d’octobre, a-t-il, dit, la suppression de deux contributions directes certainement, de deux et demie probablement, mais pas davantage : le reste viendra plus tard. — La question étant ainsi posée, on est allé au vote : le gouvernement a obtenu une majorité de 389 voix contre 147, majorité qui a encore augmenté, comme il arrive toujours, dans les scrutins ultérieurs et qui s’est finalement élevée à 410 voix contre 42. C’est trop beau ! On se demande si cela durera.

En tout cas, ce ne sera pas la faute de la Commission du budget. A peine la Chambre est-elle entrée en vacances que la Commission s’est mise à tailler des croupières à M. le ministre des Finances, que quelques-uns de ses membres sont d’ailleurs tout prêts à remplacer : dès qu’on s’adressera à leur dévouement, l’appel sera entendu. Dans ce milieu particulier où chacun se croit un spécialiste, mais qui ne paraît guère représenter l’esprit de la Chambre, la malveillance est évidente à l’égard des projets du gouvernement. Celui-ci a compris dans le budget de 1907 la révision des évaluations du revenu des propriétés, foncières non bâties : la Commission s’est empressée d’en opérer la disjonction, ce qui est une manière de renvoyer la révision à un temps indéterminé. Il semble que la Commission se soit proposé par là de rendre impossible au mois d’octobre la partie de la réforme fiscale que M. Poincaré avait exprimé l’espoir d’appliquer à la propriété non bâtie : elle l’accusera ensuite de n’avoir rien fait, ou presque rien. Et puis M. Pelletan a des idées personnelles sur l’impôt foncier. Quelle conséquence faut-il tirer de l’attitude de combat résolument prise par la Commission contre le ministre ? C’est que la Commission ne tient aucun compte du vote de la Chambre et de l’approbation d’ensemble qu’il a donnée aux projets du gouvernement. La Commission en a d’autres ; Elle commence aies faire connaître, et la Chambre, qui a cru avoir choisi avant les vacances, devra choisir encore après. Qui aura le dernier mot ? Qui devra se soumettre ou se démettre ? Le gouvernement a annoncé très résolument qu’il ne se soumettrait pas.

Le courage lui a réussi jusqu’à ce jour : il n’a donc qu’à continuer. La Chambre n’est pas aussi engagée qu’on l’avait cru au premier abord dans les voies du radicalisme conduisant au socialisme. Le socialisme, quand elle l’aperçoit face à face, pur et sans mélange, opère sur elle comme un repoussoir. Combien doit-on remercier M. Jaurès d’avoir exposé tout de suite à cette Chambre, fraîchement issue du suffrage universel, les scrupules de conscience ou les embarras de casuistique qu’il éprouvait au sujet de la propriété individuelle : il ne savait pas si on devrait s’en emparer avec ou sans indemnité ! M. Poincaré a été couvert d’applaudissemens lorsqu’il a dit à propos des monopoles : « La question est moins douteuse pour moi : je considérerais l’expropriation sans indemnité comme un vol caractérisé. Nous ne rendons pas les financiers de la commission du budget solidaires des opinions de M. Jaurès sur la reprise sociale ; ce serait sans doute injuste ; mais enfin M. Jaurès d’un côté et le gouvernement de l’autre ont opéré dans la Chambre nouvelle comme deux pôles contraires d’attraction, et on a vu se dessiner d’une manière déjà distincte les groupemens de la majorité et de la minorité futures. La minorité entend reformer le bloc avec les socialistes : la majorité obéit à d’autres préoccupations. Il n’y a là quelque chose d’imprévu que pour ceux qui ne se sont pas suffisamment rendu compte des conditions particulières, c’est-à-dire provisoires, dans lesquelles l’ancien bloc s’est constitué et a pu longtemps se maintenir. La force de M. Combes, aussi bien que l’étroitesse de ses vues et la brutalité de ses procédés, est venue de ce qu’il a enfermé sa politique dans la question religieuse. Pour lui, il n’y a eu rien en deçà, ni surtout au delà. Sur cette question les socialistes et les radicaux ont été facilement d’accord. Leurs clientèles électorales, à quelques variétés sociales qu’elles appartinssent, étaient violemment anti-cléricales et même anti-religieuses. L’entente entre eux a donc été parfaite ; mais si on a cru qu’elle s’appliquerait à tout, et qu’une fois faite sur le terrain religieux elle pourrait être transportée sur un autre, voire sur tous les autres, sans s’altérer et se briser, on s’est trompé. La clientèle des radicaux est en grande partie composée de petits propriétaires qui tiennent passionnément à leur propriété, de petits industriels, de petits commerçans, qui ne tiennent pas avec une moindre énergie à leur industrie et à leur commerce, enfin de gens pratiques, laborieux, économes, qui n’ont peut-être pas d’idées bien hautes, mais qui en ont de très solides, soutenues d’ailleurs par des sentimens très âpres. Pour eux, la justice sociale consiste à alléger sur leurs épaules les charges fiscales et à en rejeter le poids sur celles d’autrui ; mais pourquoi ? Pour qu’ils puissent encore augmenter leurs propriétés. Le jour où elles seront menacées, ils se révolteront comme un seul homme. Aussi longtemps que M. Jaurès les a invités à pourchasser des religieux, des religieuses, ou même des curés, ils ont dit de lui : Quel grand homme ! Dès qu’il leur a parlé d’expropriation, même avec indemnité, ils en ont dit : Quel rêveur dangereux ! Et leurs représentans à la Chambre le savent fort bien. Voilà pourquoi, quand ils ont vu M. Clémenceau prendre parti contre M. Jaurès, ils ont été du côté de M. Clémenceau ; et, quand ils ont entendu M. Poincaré réprouver les théories collectivistes et promettre une réforme de l’impôt qui respecterait les propriétés privées, petites ou grandes, ils ont été du côté de M. Poincaré.

Ce sont là des symptômes à relever : ils témoignent d’un état d’esprit qui n’a rien de socialiste. On le retrouvera sans doute toujours dans cette Chambre lorsqu’on y parlera de socialisme, — surtout lorsque les socialistes eux-mêmes voudront bien se charger de le faire.


Nous cherchons un peu partout les manifestations du courage de nos ministres : descendons du point où nous sommes pour en trouver ailleurs des exemples plus modestes. On nous assure que M. Briand a montré du courage en ajournant la réforme de l’orthographe. Nous ne demandons pas mieux de lui en donner le témoignage. Il est certain que M. le ministre de l’instruction publique a dû se soustraire à des suggestions très nombreuses et très actives pour prendre le parti qu’il a pris, au moins provisoirement : si sa résolution avait été définitive, son courage se serait élevé jusqu’à l’héroïsme et nous n’en demandons pas tant. L’Académie française s’est prononcée sur la réforme de l’orthographe, et il n’y a certainement pas lieu d’opposer à sa compétence, la première de toutes en pareille matière, celle du Conseil supérieur de l’Instruction publique. Tel a été l’avis de M. Briand. Ce grand révolutionnaire, qui s’est déjà arrêté devant un certain nombre d’autorités sociales, s’arrête maintenant, avec un respect de bon goût, devant celle de notre vieille grammaire et de notre vieux dictionnaire. L’esprit conservateur souffle où il veut, quelquefois où l’on s’y attendait le moins. Les électeurs de M. Briand ne lui en voudront certainement pas d’avoir cru et d’avoir dit que, parmi tant d’autres, la réforme de l’orthographe n’était pas mûre et qu’elle pouvait attendre ; ce n’est pas à leurs yeux la plus urgente ; et quant aux autres citoyens, beaucoup d’entre eux, qui aiment la figure même de notre langue et la reconnaîtraient mal sous une autre, lui sauront gré de sa décision. M. Briand n’a pas encore d’idée arrêtée sur la réforme de l’orthographe. Il veut s’en faire une avant de soumettre la question au Conseil supérieur : c’est son droit, c’est son devoir. Mais nous avons vu tant de ministres suivre docilement le courant sans se préoccuper de savoir où il les conduisait, que lorsque nous en voyons un qui se propose de le diriger au lieu de s’y abandonner aveuglément, nous ne pouvons pas nous retenir de l’en féliciter. C’est notre cas avec M. Briand.


Le très grave événement qui a eu lieu en Russie est encore trop récent pour qu’on en puisse prévoir toutes les conséquences ; mais il provoque dès maintenant de vives inquiétudes. La Douma a été dissoute, avec promesse d’en faire élire une autre au mois de mars prochain conformément à une loi électorale encore inconnue. Nous sommes convaincu que cette promesse est sincère ; mais ce qui vient de se passer montre que la sincérité initiale ne suffit pas à un gouvernement faible, et que les meilleures intentions servent à peu de chose si elles ne sont pas soutenues par la prévoyance et par la volonté. Or le gouvernement actuel n’avait rien prévu, ni par conséquent rien préparé, et, quand les premières difficultés se sont produites, il a perdu son sang-froid. Comment ne pas regretter que l’entreprise généreuse dont l’empereur Nicolas avait pris l’initiative ait abouti, ne fût-ce que provisoirement, à ce lamentable avortement ?

Nous ne sommes pas de ceux qui parlent de la politique intérieure d’un pays étranger avec la même liberté que de la leur : nous mettons alors plus de réserve et de discrétion dans nos jugemens, surtout lorsqu’ils s’appliquent à une nation et à un gouvernement amis. Il nous semble toutefois que la Douma russe n’avait pas mérité le sort qui vient de lui être infligé, et nous doutons fort, puisqu’on doit en élire une autre, qu’elle soit de beaucoup supérieure à celle-ci. Puisse-t-elle du moins avoir en face d’elle un gouvernement capable de lui parler ! Cette condition élémentaire d’une collaboration effective et efficace entre un ministère et une assemblée a fait complètement défaut dans la phase historique qui vient de se clore. La Douma et le ministère ne semblaient pas parler la même langue, et ils n’ont pas tardé à s’ignorer complètement. Dès lors, le gouvernement ne pouvait faire que de l’arbitraire comme autrefois, et la Douma que des manifestations stériles. Ils n’y ont manqué ni l’un ni l’autre. A mesure que la Douma sentait son impuissance, qui était le résultat de son isolement, ses manifestations ont dû s’accentuer davantage et elles ont failli prendre, au dernier moment, un caractère révolutionnaire. La Douma n’a pourtant pas commis cette faute : si elle l’avait commise, le fait, quelque condamnable qu’il eût été, n’aurait pas manqué de quelque excuse. Du côté du gouvernement et de la Cour, la Douma ne sentait à son égard qu’éloignement et défiance : il fallait donc bien qu’elle cherchât un point d’appui ailleurs. Si la Cour lui avait témoigné d’autres sentimens, et si le gouvernement avait su les lui exprimer, les choses auraient sans doute pris une autre allure. Mais, soit maladresse, soit calcul, on a tout fait pour pousser l’assemblée dans les extrêmes, et pour déconsidérer le parti modéré, qui a compromis et perdu sa popularité en l’empêchant de s’y jeter. Nous qui sommes de vieux parlementaires et qui savons de quels sacrifices personnels se compose le rôle difficile des partis intermédiaires, nous plaignons de tout notre cœur les constitutionnels-démocrates, les cadets, comme on les appelle en Russie. Un gouvernement intelligent aurait essayé de faire quelque chose avec eux. On a cru un moment que le gouvernement impérial tenterait l’expérience ; mais il n’en a rien fait, et il a brisé du coup l’instrument qui lui aurait permis de gouverner avec la Douma, ou du moins de l’essayer loyalement. Alors les événemens se sont précipités ; la Douma a été dissoute ; le parti des transactions est tombé dans le discrédit, et il n’existe plus pour le moment en Russie que le gouvernement autocrate d’un côté et la Révolution de l’autre. On fait affluer les troupes à Saint-Pétersbourg, et on a raison sans doute ; mais il en faudra partout, et il est à craindre que l’ordre ne puisse être maintenu qu’au prix d’une terrible répression.

Le manifeste impérial qui explique les motifs pour lesquels la Douma a été dissoute est naturellement un acte d’accusation, et ne pouvait guère être autre chose. Il reproche à l’Assemblée d’être dès le premier jour sortie de ses attributions, et d’avoir empiété sur celles du pouvoir exécutif en ordonnant des enquêtes qui n’étaient pas de sa compétence. L’Assemblée a voulu savoir, en effet, comment certains massacres s’étaient produits, préoccupation qui était de sa part assez légitime après les terribles révélations que le prince Ouroussoff avait portées à la tribune, et qui n’avaient pas été contredites. Notons, en passant, que le prince Ouroussoff avait dégagé, dans toutes ces affaires, la responsabilité personnelle de M. Stolypine, ministre de l’Intérieur, aujourd’hui président du Conseil. Si l’Empereur avait voulu faire purement et simplement de la réaction et de la dictature, ce n’est pas à M. Stolypine qu’il se serait adressé pour cela. Mais en admettant que tous les faits relevés à la charge de la Douma aient chacun pour sa part motivé sa disgrâce, celui de tous qui a été le plus décisif, la goutte d’eau qui a provoqué le débordement du vase, est l’attitude de l’Assemblée dans la question agraire. Le ministère proposait l’aliénation au profit des paysans des domaines de la Couronne : la Douma estimait que ce n’était pas assez et réclamait de larges expropriations opérées sur la propriété privée.

Elle a paru vouloir saisir directement le pays de cette question, la plus propre de toutes à l’agiter jusque dans ses couches les plus profondes. Aussi l’inquiétude du gouvernement s’explique-t-elle fort bien ; mais on peut se demander si la cause en a été dissipée avec la Douma elle-même. Jusqu’ici, le paysan russe avait mis toute son espérance dans l’Empereur pour obtenir de lui des distributions de terres : ne la mettra-t-il pas désormais ailleurs après l’immense déception qu’il vient d’éprouver, et quels ravages ce changement ne fera-t-il pas dans sa mentalité très simple ? Pour retenir les esprits qui risquent de s’échapper hors des voies du loyalisme, ou pour les y ramener, le gouvernement a beaucoup à faire. Il a des initiatives hardies à prendre et à exécuter rapidement. Des actes comme celui qu’il vient d’accomplir ne se justifient que par les suites qu’on sait en tirer. Catherine de Médicis aurait dit que c’est bien coupé, mais qu’il faut coudre.

Le fait une fois accompli, la faute une fois commise, le mieux est de s’appliquer à en atténuer les conséquences au lieu de les aggraver. La bonne foi de l’Empereur est hors de cause. Lorsqu’il affirme qu’il reste partisan d’un gouvernement appuyé sur une assemblée, il mérite d’être cru, et ceux mêmes qui n’auraient pas une confiance entière dans la fermeté de sa résolution n’ont pourtant rien de plus sage à faire que de le prendre au mot. La majorité de l’assemblée dissoute a probablement commis une faute en se rendant à Viborg, en Finlande, et en y adressant à la nation ‘un appel qui se termine par une sorte d’interdit lancé contre le gouvernement. Les citoyens sont invités à lui refuser l’impôt et le service militaire. Ce refus est l’ultima ratio, le dernier recours d’un peuple contre lequel toutes les lois ont été violées. On n’en est pas là en Russie. La dissolution de la Douma est un acte violent, mais strictement légal. Si nous cherchons dans notre histoire un fait qui présente quelque analogie avec la situation actuelle de la Russie, le souvenir du 16 mai 1877 se présente à la mémoire. Est-ce que l’Assemblée dissoute à cette époque a eu l’idée de recourir tout de suite à des procédés révolutionnaires ? Non, elle a dit ou on a dit pour elle : — Nous sommes 363, nous reviendrons 400 ! Les membres de la Douma feraient mieux d’imiter ce précédent. Leur réélection serait leur meilleure revanche, et la plus sûre garantie de leur force future.

Attendons la suite des événemens. Notre souhait le plus vif est que la Russie sorte avec le moindre dommage et le plus de rapidité possible de la crise où elle vient d’entrer. Nous nous garderons bien d’ailleurs d’imiter les journaux qui ont prodigué des encouragemens à tel parti contre tel autre et ont annoncé, par exemple, avec fracas, le triomphe prochain et certain de la révolution. Il est douteux qu’ils aient servi utilement les intérêts qu’ils avaient à cœur.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.