Chronique de la quinzaine - 14 août 1906

Chronique n° 1784
14 août 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août.


Les nouvelles de Russie nous étant parvenues, il y a quinze jours, au moment même où nous écrivions notre chronique, nous nous sommes contentés de donner, en termes sommaires, l’impression générale qui s’en dégageait. Il nous semblait qu’au bout de deux ou trois semaines, les événemens auraient pris une direction mieux déterminée, que les choses se seraient en quelque sorte tassées, et qu’on commencerait à y voir plus clair. Ces espérances ont été en partie trompées, et il reste encore très difficile d’émettre un jugement et surtout une prévision quelconque sur ce qu’on est convenu d’appeler la révolution russe.

Révolution est-il le mot juste ? La France ayant été, pendant assez longtemps, le pays classique des révolutions, nous avons pu mieux que personne en observer les caractères : nous ne les retrouvons pas dans les événemens russes, et, plus nous allons, plus les analogies qu’on se fait un jeu d’établir entre des manières de procéder et d’évoluer aussi opposées nous apparaissent arbitraires. Il y a eu chez nous, dans certaines périodes de notre histoire, un élan général vers un même but, correspondant à une pensée et à des sentimens communs. La poussée qui se formait aUtrs était une et irrésistible. En Russie, rien de pareil. Il est impossible de moins se ressembler que les Russes et nous. Notre esprit latin est net, précis, logique, naturellement porté à l’organisation et à la cohésion ; le leur est vague, indéterminé, flottant, dispersé, et, s’il faut dire le mot, volontiers porté à l’anarchie. L’anarchie a sans doute sa place dans toutes les révolutions, puisqu’il faut détruire avant de remplacer. Parmi nos historiens, Taine est celui qui a le mieux décrit, au début de la nôtre, ce phénomène d’ « anarchie spontanée, » dont il a réuni tant de traits épars sur toute la surface du territoire. Mais, sous cette décomposition de surface, une recomposition se formait, spontanément aussi, et, bien avant qu’on ait pu dire que déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, les linéamens d’un gouvernement nouveau, extrêmement concentré et vigoureux, apparaissaient aux yeux les moins perspicaces. L’esprit du jacobinisme était, à coup sûr, un esprit de gouvernement. Tout tendait à une organisation puissante, et il y a eu changement plutôt qu’interruption de souveraineté. Telle a été la physionomie de notre révolution. Celle de la révolution russe est tout autre : on y relève bien les phénomènes d’anarchie constatés ailleurs ; ils ont même quelque chose de plus accentué et surtout de plus général, car ils s’étendent au gouvernement et à l’administration jusque dans leurs œuvres vives : quant aux symptômes révélateurs d’un ordre de choses nouveau et prochain, on ne les aperçoit nulle part. Et c’est là ce qui est inquiétant.

Nous reconnaissons volontiers que la Douma n’a pas tenu les espérances qu’on avait mises en elle : mais serait-il juste de lui en attribuer toute la faute ? Non, certes : ce serait, au contraire, une grande injustice. Il est si naturel que la Douma ait montré de l’inexpérience, qu’on ne saurait lui en faire un grief. En revanche, elle était pleine de bonne volonté, et un gouvernement qui aurait voulu se donner la peine d’entrer en collaboration loyale avec elle, pour l’éclairer et la diriger, aurait certainement obtenu quelques résultats de son entreprise. Par quelle aberration inconcevable, au moment même où on a fait sortir de la boîte magique un personnage aussi naturellement débordant, encombrant et, tranchons le mot, menaçant, qu’une grande assemblée politique, et cela dans un pays où l’expérience était tentée pour la première fois, a-t-on amoindri le gouvernement au point d’en présenter le minimum et de le faire tomber dans la nullité ? Cette faute initiale a tout compromis. Il est incroyable et pourtant vrai que, pendant plusieurs semaines, le ministère Gorémykine n’a saisi l’assemblée d’aucune proposition législative, et, lors- qu’il s’est enfin décidé à sortir de cette inertie, les quelques projets qu’il a déposés d’abord ont été d’une insignifiance et d’une puérilité telles qu’on aurait pu croire à une intention d’ironie. Le télégraphe n’a-t-il pas annoncé un jour au monde étonné que le ministère venait de soumettre à la Douma une demande de crédit en vue de la réparation d’un lavoir dans un établissement scolaire ? Les circonstances exigeaient autre chose, à savoir un ministère doué de prestige, d’autorité et surtout d’activité. On a été loin de compte ! Les événemens auraient pris un autre cours si, dès le lendemain même de son ouverture, la Douma avait été mise en présence d’un programme longuement médité, habilement préparé, énergiquement soutenu. Au lieu de ne lui donner rien à faire, il aurait fallu tout de suite l’accabler de besogne, et se mettre à sa disposition pour l’aider à s’en acquitter. On a fait l’opposé. Mais c’est là le passé : à quoi bon y revenir ? Si nous le faisons, c’est pour montrer l’anarchie dans le gouvernement lui-même, puisque anarchie veut dire défaut d’autorité, de direction et de commandement, et que jamais ce défaut n’a été plus manifeste. Il n’est que trop vrai que la Douma a vécu d’une vie démonstrative, déclamatoire et vide ; mais, à côté d’elle, le gouvernement a été inerte et comme inexistant. L’ignorance des conditions dans lesquelles peuvent fonctionner l’un relativement à l’autre et collaborer un ministère et une assemblée a été pour quelque chose dans le lamentable échec d’une expérience dont on attendait mieux. Nous voudrions croire qu’il n’y a pas eu autre chose, car l’ignorance se dissipe et l’expérience s’acquiert ; mais peut-être y existe-t-il aussi une certaine inaptitude congénitale à se comprendre, à se tolérer et à vivre d’une vie commune, qui se dissipe plus difficilement et qui, pendant qu’elle dure, frappe l’expérience elle-même de stérilité.

Cette incapacité réciproque existe-t-elle vraiment chez le gouvernement et chez la Douma ? Nous le saurons par la suite, puisque l’épreuve doit être reprise, si elle l’est toutefois dans d’autres conditions. En attendant, il est permis de ne pas accepter pour la Douma dissoute un autre reproche qu’on lui a fait. On a mis à sa charge tous les troubles, agraires et autres, qui ont éclaté pendant sa courte session, comme si elle les avait provoqués et si elle en était seule coupable. Il semble, à lire le manifeste impérial écrit en vue de justifier sa dissolution, que l’Assemblée soit intervenue comme un trouble-fête dans un pays calme, heureux, bien ordonné, où son imprudence a déchaîné la tempête. La vérité est, hélas ! toute contraire. Personne, en Russie, n’aurait eu l’idée de convoquer la Douma si le gouvernement autocratique n’avait pas fait la plus lamentable faillite. La Douma n’a pas été une panacée, soit ; elle n’a pas guéri les maux dont le pays soutirait cruellement, nous le voulons bien ; mais ces maux lui sont antérieurs, ce n’est pas elle qui les a créés. Qu’on dise tout le mal qu’on voudra du parlementarisme ; peut-être peut-on en dire beaucoup on voyant comment il se comporte dans quelques autres pays : en Russie, il est, qu’on nous passe le mot, innocent comme l’enfant qui vient de naître et qui d’ailleurs est mort en naissant. C’est en dehors de lui qu’il faut chercher et qu’on trouvera la cause de l’état actuel de misère où se débat ce grand et noble pays. Et, cette fois encore, il est fâcheux qu’il en soit ainsi, car, si la Douma était seule coupable, on pourrait espérer que sa disparition arrangera tout. Mais y a-t-il un homme, en Russie ou ailleurs, qui ait une pareille illusion ? Il s’en faut de beaucoup que la situation soit améliorée par la dissolution de l’Assemblée. Ce que les plus optimistes peuvent en dire de mieux est qu’elle reste la même. Les motifs qui ont amené le gouvernement autocrate à s’associer les représentans de la nation dans une œuvre qui ne saurait être seulement législative, et qui doit s’étendre peu à peu à d’autres manifestations de la vie politique, ces motifs persistent tous ; ils ne sont nullement affaiblis ; on serait même tenté de croire qu’ils ont pris plus de force depuis les derniers incidens. Voilà pourquoi la Douma reviendra. On s’apercevra que, si la vie est difficile avec elle, elle l’est encore plus sans elle. Souhaitons toutefois que les anciens députés, rentrés dans leurs foyers et livrés à leurs réflexions solitaires, reconnaissent au fond de l’âme qu’ils ont plus d’une fois dépassé la mesure ; qu’ils ne sont pas les seuls représentans du peuple ; qu’il y a, dans la plupart des pays d’Europe, d’autres pouvoirs que les pouvoirs élus, et de non moins légitimes ; qu’aucune révolution n’est assez puissante pour supprimer d’un seul coup l’héritage historique d’une vieille nation ; enfin que le progrès n’est durable que s’il est l’œuvre du temps.

Nous avons déjà dit que les membres de la Douma ont quelque peu perdu la tête le lendemain de la dissolution. Prendre Viborg pour une sorte de Mont Sinaï d’où l’on pouvait lancer sur le pays la foudre et les éclairs a été une erreur, une faute, et, pourquoi ne pas le dire ? une sottise. Il est regrettable que les cadets n’aient pas cru pouvoir faire autrement que de s’associer à cette manifestation impuissante, et heureusement-impuissante, car elle aurait été malfaisante si elle avait réussi. Comment prendre au sérieux cette Convention de Viborg, qui ne se composait même pas de la majorité de la Douma, et qui a dû délibérer et voter à la hâte, la police l’ayant avisée qu’elle ne lui accorderait que quelques heures de répit ? Le manifeste sorti de ce tronçon d’assemblée s’est perdu dans le vide, bien qu’on ait fait et qu’on fasse encore les plus grands efforts pour le répandre à foison dans toute la Russie : on n’en a pas senti l’influence dans les événemens ultérieurs. Ces événemens sont trop connus pour que nous les racontions en détail : tous les journaux l’ont fait. Il y a eu, on le sait, sur plusieurs points du golfe de Finlande des insurrections militaires qui ont menacé Saint-Pétersbourg, et même Peterhof. Quand la nouvelle s’en est répandue dans l’Europe occidentale, l’inquiétude a été d’abord assez vive. Il était impossible de se rendre compte à distance de la gravité que pouvait avoir cette explosion soudaine de mécontentement militaire ; on ne savait pas dans quelle mesure le reste de l’armée resterait fidèle ; on se demandait enfin ce qui allait arriver. Le bruit courait que la révolte avait été préparée de longue main par le parti révolutionnaire ; qu’elle avait des ramifications puissantes ; que ce n’était pas sans dessein qu’elle éclatait à proximité du siège du gouvernement et de la demeure impériale, et qu’elle gagnerait bientôt de proche en proche le pays tout entier. Nous en avons douté. Si le gouvernement sait mal s’organiser en Russie, l’opposition révolutionnaire n’est pas plus habile : elle s’enlize également dans l’anarchie. Un ne l’a pas encore vue dessiner un grand mouvement d’ensemble, ni donner un mot d’ordre universellement suivi. La grève générale devait suivre ou accompagner la révolte militaire. La révolte militaire, mal combinée et mal exécutée, n’a pas tardé à échouer. Quant à la grève générale, on en a vaguement entendu parler, mais elle n’a même pas eu un commencement d’exécution. L’échec a été complet, et les amis éclairés de la Russie s’en sont réjouis, car ce n’est pas de la révolution violente et brutale qu’ils attendent sa régénération.

Chez nous, la plus grande partie de la presse a partagé à cet égard les mêmes impressions et les a exprimées avec mesure ; seuls, quelques journaux socialistes ont formé des vœux bruyans pour le succès des insurrections militaires dans lesquelles ils affectaient de voir des tentatives d’émancipation politique. Il est difficile de pousser plus loin l’aveuglement I La bonne fortune de la Russie, — ce qui lui en reste, — a voulu que jusqu’ici aucun officier d’un grade élevé ne se soit mis à la tête d’un mouvement insurrectionnel quelconque. Tous ceux qui, dans l’armée, exercent un commandement sont restés disciplinés et fidèles, et quelques-uns d’entre eux ont payé cette fidélité de leur vie avec un héroïsme parfois très touchant. Les soldats seuls se sont révoltés, et cela pour des motifs qui tenaient aux conditions de leur existence matérielle : ils en demandaient impérieusement l’amélioration. La liberté politique leur est aussi indifférente qu’aux paysans dont toute la pensée est enfermée dans les limites de la question agraire. Les paysans demandent de la terre, en quoi ils ont d’ailleurs raison ; les soldats demandent un meilleur ordinaire, et peut-être n’ont-ils pas tort dans le fond : ils l’ont eu seulement dans la forme. Ce qui est surprenant, c’est que nos socialistes aient vu en tout cela des symptômes de généreuses aspirations politiques. Il n’y en a nullement dans l’armée et rien n’est plus heureux. Quoi de pire, en effet, dans toute l’histoire du monde que les révolutions faites par l’armée, qu’elles viennent, en bas, de la soldatesque, ou, un peu plus haut, des états-majors ? La politique de caserne est la plus dépourvue de mobiles désintéressés. A quelque point de vue qu’on se place, le succès des insurrections militaires aurait été pour la Russie le plus déplorable en même temps que le plus humiliant des désastres.

L’impuissance dont le parti révolutionnaire a fait preuve devrait encourager les modérés, les libéraux, les cadets, à se séparer de lui très nettement. Le feront-ils ? Nous n’oserions le dire. Les cadets étaient le groupe le plus nombreux de la Douma, mais ils ne représentaient pas la majorité du pays. Si le gouvernement s’était appuyé sur eux et les avait appuyés eux-mêmes, ils auraient pris de la consistance et rendu des services. Mais on s’est appliqué à les déconsidérer. La conséquence est que, pour le moment, les partis extrêmes sont seuls en présence en Russie : le parti intermédiaire, affaibli, est naturellement amené à chercher des alliances et il risque fort de ne trouver que des compromissions. Quant au gouvernement, comment sortira-t-il de l’impasse ? Nous n’en savons rien : sans doute il ne le sait pas lui-même, car toute sa conduite est marquée au coin de la plus parfaite imprévoyance. Après avoir réuni la Douma sans avoir arrêté un programme à lui soumettre, il l’a dissoute sans avoir davantage rien arrêté de ce qu’il ferait le lendemain. Il a prévu, à la vérité, que des troubles pourraient éclater à Saint-Pétersbourg, à Moscou, et sur d’autres points du territoire où il a accumulé des troupes. C’était bien, ce n’était pas assez. La sécurité matérielle n’était pas la seule qu’on dût assurer ; il fallait encore donner une certaine direction et certaines satisfactions aux esprits. L’a-t-on fait ? Non, et comment aurait-on pu le faire ? Il aurait fallu avoir un gouvernement et il n’y en a pas. Il n’y a qu’un ministre, M. Stolypine, dont on dit beaucoup de bien, mais qui cherche des collègues et n’en a pas encore trouvé en dehors de la bureaucratie. Quand la Douma a été dissoute, tout le monde a cru qu’il y avait dans la coulisse, prêt à en sortir, un gouvernement qui donnerait aux affaires une allure ferme et hardie. On l’attend toujours. Le manifeste impérial a fait le procès de la Douma défunte. Soit : il fallait bien justifier l’acte accompli. Mais il aurait fallu aussi frapper les imaginations par l’annonce d’autre chose. On aurait compris un gouvernement qui aurait dit : — La Douma n’a pas réalisé vos espérances, nous le ferons à sa place ; nous donnerons sous une autre, forme des libertés au pays ; nous résoudrons la question agraire ; enfin, si nous avons pris une grande responsabilité, nous serons à la hauteur des obligations quelle nous impose ; nos actes en feront foi. — Mais le gouvernement n’a rien dit, ni rien fait. M. Stolypine s’est contenté de se prêter à l’interview avec une bonne grâce parfaite. La presse lui en a su gré. Toutefois, l’interview n’est qu’un mode de publicité et non pas une méthode de gouvernement. On est forcé de constater que beaucoup de temps a été perdu, qui aurait pu et aurait dû être mieux employé. Saura-t-on le rattraper ?

Nous le souhaitons plus que nous ne l’espérons. Aussi longtemps que la machine autocratique a fonctionné bien ou mal, mais normalement, les choses ont pu rester en l’état. Il y avait dans le pays de grandes souffrances dont on connaissait mal les causes : peut-être ne voulait-on pas, ou n’osait-on pas soulever le voile qui les cachait. Mais le jour est venu où l’autocratie elle-même a fait un aveu qui a eu, comme il devait l’avoir, un retentissement immense. Elle a reconnu qu’elle avait commis des fautes et qu’elle devait s’associer, pour gouverner, quelques élémens nouveaux. L’essai a été fait. Alors on s’est aperçu qu’il y avait moins d’esprit révolutionnaire qu’on ne l’avait cru, mais aussi moins d’esprit gouvernemental. Les pouvoirs anciens et nouveaux se sont mis à fonctionner les uns à côté des autres avec gaucherie et maladresse. Il a été bientôt évident que, dans ces conditions, la machine ne pouvait pas aller : elle faisait beaucoup de bruit et ne produisait rien. L’épreuve est à recommencer, et c’est bien ainsi que l’entend l’empereur Nicolas. Seulement, si on veut qu’elle réussisse, il importe de se rendre compte des motifs qui l’ont fait échouer une première fois, et nous avons apporté modestement notre contribution à cette recherche. Les révolutionnaires ont demandé au pouvoir autocrate, c’est-à-dire à l’Empereur, d’abdiquer au profit de la Douma, ce qui est purement insensé, d’abord parce qu’un pouvoir n’abdique jamais, ensuite parce que, dans le cas actuel, l’abdication pure et simple du tsarisme serait la plus folle des aventures. Le gouvernement d’une assemblée unique et souveraine est un des pires qui aient jamais existé, et vouloir l’introduire par improvisation dans un pays comme la Russie témoigne d’une inintelligence politique absolue. Si on veut que la révolution russe se fasse sans amener des réactions violentes, il faut opérer lentement et par des transactions réciproques. Ni l’ancienne Douma, ni l’ancien gouvernement, ne s’en sont rendu compte : c’est une leçon pour le gouvernement et pour la Douma de demain.

Car, encore une fois, nous y croyons, et nous dirons volontiers avec sir Henry Campbell Bannerman : « La Douma est morte, vive la Douma ! » On sait dans quelles circonstances le premier ministre anglais a prononcé ces paroles d’abord mal comprises, puisqu’on y avait vu un blâme, qui aurait été assurément très déplacé dans sa bouche, d’un acte de politique intérieure accompli par un gouvernement étranger. Sir Henry n’avait aucune pensée de ce genre et il avait pris soin de le dire. Le gouvernement impérial ayant annoncé lui-même l’intention de convoquer une autre Douma, il était naturel, légitime, convenable, que le représentant d’un grand pays libre la saluât au passage. Les assemblées ont leurs défauts, mais on n’a encore trouvé rien de mieux pour assurer un contrôle indispensable sur les actes d’un gouvernement et pour y associer le pays. La Douma n’est pas morte : une Douma seulement a été dissoute, ce qui n’est pas la même chose. Les promesses de l’Empereur et ses rescrits restent : il ne faut pas douter que les premières seront tenues et les seconds exécutés.


Ce discours de sir Henry Campbell Bannerman a été prononcé à la première séance de la Conférence interparlementaire récemment réunie à Londres. Il a fait grand bruit, non seulement à cause du passage relatif à la Douma, mais à cause de sa contexture générale. Singulière évocation que cette conférence inter parlementaire ! Elle se composait de représentans de tous les parlemens du monde : peut-être en avait-on oublié quelques-uns, mais il y en avait une vingtaine de représentés, ce qui rendait l’assemblée suffisamment imposante. Toutefois ces représentans s’étaient désignés eux-mêmes, circonstance qui diminuait un peu leur autorité. La Conférence s’étant ouverte le jour même où l’on a appris la dissolution de la Douma, les membres de celle-ci s’en sont retirés très dignement, et leur départ a provoqué une émotion vive et profonde dont sir Henry Campbell Bannerman s’est fait l’interprète éloquent. La Conférence n’avait, on le voit, rien d’officiel : néanmoins sir Henry y est venu et y a parlé en qualité de chef du gouvernement, ce qui a donné à ses déclarations sinon plus d’intérêt, au moins plus de poids. L’assemblée était une réunion de « pacifistes, » le mot est devenu à la mode ; sir Henry s’y est montré le plus pacifiste de tous. Il s’agissait de préparer la nouvelle réunion de la Conférence de La Haye qui doit avoir lieu, paraît-il, l’année prochaine. L’arbitrage, la paix, la diminution des armemens devaient dès lors faire les principaux frais de l’éloquence qui a coulé à pleins bords. Le sujet y prête ; les orateurs sont toujours dispos ; il y en a eu de très abondans.

Malgré tout, les réunions et les harangues de ce genre ont un caractère habituel de banalité dont la Conférence interparlementaire de Londres n’aurait pas été exempte, en dépit de la présence et de l’intervention du premier ministre britannique, si on s’en était tenu là. Le discours de sir Henry ne se distinguait pas sensiblement de tant d’autres qu’on a entendus sur la même matière ; mais, en même temps qu’il le prononçait, le gouvernement dont il est le chef déposait et défendait devant le parlement un projet de réduction des dépenses navales, ce qui donnait ou semblait donner plus de valeur pratique à ses paroles. Il ne s’agissait plus seulement d’un discours, mais d’un acte, et cet acte venait du gouvernement qui, sur toute la surface du monde, fait les dépenses militaires les plus considérables. Comment les « pacifistes » n’auraient-ils pas été heureux d’une adhésion en apparence aussi formelle donnée à leurs idées ? Les simples pacifiques, qu’il ne faut pas confondre avec les pacifistes, en ont été eux-mêmes au premier moment très frappés. Les pacifiques sont gens qui aiment la paix, mais croient qu’il faut toujours être prêt à faire la guerre ; les pacifistes, moins convaincus de cette nécessité, estiment que le meilleur moyen d’assurer le maintien de la paix est de désarmer, ou d’armer moins. Ils entendent toutefois, ou du moins ceux d’entre eux qui ont conservé quelque prudence, entendent que le désarmement, partiel ou complet, doit être réciproque et simultané. Il semble qu’on pourrait se mettre d’accord sur cette base ; mais les pacifistes ont une tendance un peu trop naïve à croire à la réalisation facile et prochaine de leur désir, et ils comptent aussi un peu trop, pour la hâter, sur les progrès de l’arbitrage international. Toute cette idylle serait assez inoffensive si la propagande des pacifistes n’habituait pas le peuple à croire que la guerre est une barbarie pure et simple, qu’elle appartient à un monde destiné à disparaître, qu’elle disparaîtra en conséquence elle-même et bientôt, que l’arbitrage réglera désormais tous les différends entre les nations, enfin qu’il est devenu inutile d’entretenir des armées coûteuses et de fournir à la patrie un service militaire dont elle n’a plus besoin. Ces idées et ces sentimens conduisent vite à la décadence ceux qui s’en inspirent : ils font moins de mal à ceux qui se contentent d’en parler.

Dans quelle catégorie faut-il ranger les hommes d’État qui composent aujourd’hui le gouvernement britannique ? Dieu nous garde de mettre en doute la parfaite sincérité de sir Henry Campbell Bannerman ! Il est le chef d’un parti dont les tendances humanitaires sont bien connues : ces tendances sont les siennes, et il s’y abandonne volontiers toutes les fois qu’il juge que son pays n’aura pas à en souffrir. Il pense que, même quand on cède à des obligations matérielles impérieuses, il est bon de prononcer certaines paroles, d’entretenir certaines espérances, de réchauffer dans les cœurs certains sentimens dont l’avenir, à défaut du présent, fera peut-être son profit. L’homme le plus réaliste a dans l’esprit un coin réservé au rêve, où il aime à revenir quelquefois : il en est de même des partis qui sont une collection d’hommes. Rien n’est plus conforme au caractère anglais, et aussi au caractère allemand où la raison pure et la raison pratique font si bon ménage ensemble. Notre esprit, à nous, a moins de compartimens et plus de simplicité : nous allons droit aux conclusions logiques, elles deviennent finalement maîtresses de toute notre pensée. C’est pourquoi le discours de sir Henry Campbell Bannerman était moins dangereux pour ses compatriotes que pour quelques autres de ses auditeurs. — Mais, dira-t-on, vous oubliez les projets de loi du gouvernement dont vous avez vous-même parlé plus haut. — Précisément : il faut se reporter à ces projets, et surtout à la discussion à laquelle ils ont donné lieu, pour bien comprendre la portée, c’est-à-dire les limites, des pensées généreuses que sir Henry a fait applaudir à la Conférence interparlementaire.

Les projets en question ont été, comme il arrive toujours, attaqués par l’opposition. Ils ont été défendus par le gouvernement et par sir Henry Campbell Bannerman lui-même : il y a eu là pour nos pacifistes un grand enseignement, s’ils l’ont compris. Le gouvernement s’est appliqué à rassurer l’opposition : quoi que celle-ci ne l’ait pas avoué, nous croyons bien qu’il y a réussi. La situation est telle aujourd’hui que, conformément à une règle passée à l’état de tradition en Angleterre, la flotte britannique peut faire face aux deux plus fortes flottes du continent, et encore, a déclaré lord Brassey dans une lettre qu’il a écrite au Times, et encore « il y a de la marge. » M. Robertson, secrétaire de l’Amirauté, a confirmé cette déclaration : il a ajouté que les deux principales flottes du continent appartiennent à deux pays entre lesquels une coalition paraît actuellement peu probable : en effet, ce sont la France et l’Allemagne. La sécurité de l’Angleterre est donc absolue en Europe. Quant à l’Extrême-Orient, si des complications venaient par hasard à s’y produire, la puissance navale de l’Angleterre, qui y est hors de pair avec celle de toutes les autres puissances européennes réunies, serait encore accrue de celle du Japon. L’Angleterre peut sonder tous les horizons, les plus prochains ou les plus lointains sans y découvrir aucun sujet de crainte : elle se sent à même de faire face à toutes les éventualités. Cela étant, n’est-il pas naturel qu’elle dise aux autres : — Si nous en restions là ? N’est-ce pas folie d’augmenter sans cesse nos armemens : ne finirons-nous pas par nous épuiser à ce jeu ? — Et tel est, en effet, le langage qu’a tenu sir Henry Campbell Bannerman aux pacifistes ravis : ils le sont à bon compte ! Mais on répète que le ministère anglais a proposé, dès maintenant, la diminution des crédits affectés aux constructions navales, et on nous dit qu’il faut que nous fermions obstinément les yeux à la lumière pour ne pas reconnaître ses bonnes intentions. Nous les reconnaissons fort bien, mais à la manière dont il les explique. Il y a souvent, et même presque annuellement, des diminutions de crédits sur les constructions navales en Angleterre. Il y en a eu, ou il y en aura cette année comme à l’ordinaire. Pourquoi ? Parce que le plan de construction a été fait pour maintenir la supériorité proportionnelle de l’Angleterre sur d’autres nations qui en avaient fait de leur côté, et que, à l’observation, l’Amirauté britannique a remarqué que les constructions des autres ne marchaient pas aussi vite qu’elle s’y était attendue. Elle en a conclu qu’elle pouvait sans inconvéniens ralentir les siennes. Enfin le gouvernement ne désespère pas de voir décider l’année prochaine, à La Haye, qu’on s’arrêtera dans la voie des armemens : les pacifistes sont si persuasifs ! Dans ce cas, il aurait tout avantage à faire l’économie de constructions inutiles. Voilà ce que M. Roberston et ce que sir Henry Campbell Bannerman ont exposé au parlement avec une grande lucidité. Est-ce tout ? Non : ils ont dit encore que si les autres puissances mettaient tout d’un coup à la rapidité de leurs constructions une accélération peu vraisemblable, mais possible, l’Angleterre disposait d’un outillage qui lui permettait de tenir le record de la vitesse et de dépasser facilement les plus favorisés à cet égard. Donc, elle n’avait rien à redouter, et elle pouvait, sans courir le moindre risque, faire quelques économies sur le plan primitif de ses constructions.

Le parlement a été convaincu : il a voté ces économies. On serait heureux de pouvoir en faire de pareilles ; on les voterait des deux mains ! Mais qui n’a entendu que le discours de sir Henry Campbell Bannerman à la Conférence înterparlementaire n’a eu que la moitié de sa pensée : pour l’avoir tout entière, il aurait fallu que nos pacifistes le suivissent à la Chambre des communes et qu’ils écoutassent le ministre dans le grave exercice de ses fonctions, après s’être laissé charmer par le doctrinaire idéaliste, le philosophe, on serait tenté de dire le poète. Nous ne demandons pas mieux, nous aussi, qu’on procède à la limitation des arméniens, pourvu qu’on le fasse partout en même temps ; mais nous n’espérons guère qu’on aille loin dans cette voie, même à La Haye. L’Angleterre voudra toujours conserver sa supériorité sur deux, peut-être trois flottes réunies : après cela, si les autres consentent à diminuer leurs constructions futures, elle diminuera volontiers les siennes dans la même proportion ; ce sera autant d’économisé. L’Allemagne voudra toujours conserver, proportionnellement à d’autres groupemens européens, la force que lui assurent son armée et celles de ses alliés. Si les autres diminuent la leur, diminuera-t-elle la sienne ? C’est moins sûr que pour l’Angleterre : cependant la chose est possible. Nous espérons, en tout cas, que la France ne consentira jamais à se réduire à un état d’infériorité notoire dans ce nouveau concert européen.

Ces considérations nous entraîneraient trop loin. Nous avons voulu seulement, par la juxtaposition des deux discours de sir Henry Campbell Bannerman, montrer à quelles déceptions et bientôt à quelles déchéances on se condamnerait si on prenait certaines paroles au pied de la lettre, en les isolant des actes qui les éclairent et en précisent le sens. La vérité est que le monde est peu changé. L’arbitrage ne sert à régler que les questions au sujet desquelles on estime qu’il ne vaut pas la peine de se battre et on est résolu à ne pas le faire. Dans cette mesure, c’est un instrument fort utile. Pour le reste, les puissances qui se sentent extrêmement fortes veulent bien ne pas faire l’effort de le devenir davantage, pourvu que les autres consentent à ne pas diminuer la distance entre elles. Celles qui sont au premier rang sont satisfaites de leur sort : si celles qui sont au second, ou au troisième, ou au quatrième, le sont également, tout pourra s’arranger à la plus grande gloire des pacifistes. Mais qu’on ne s’y trompe pas, car Tl’rreur serait mortelle : c’est là tout le progrès qu’ils ont encore fait faire à l’humanité.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.