Chronique de la quinzaine - 31 août 1906

Chronique n° 1785
31 août 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août.


L’Encyclique Gravissimo officii a été déjà l’objet de commentaires si nombreux et si divers que la clarté n’en a pas été augmentée. Mais chez les catholiques il n’y a eu et il ne pouvait y avoir à son égard qu’un sentiment et qu’un mouvement : tous, sans exception, ont déclaré qu’ils s’inclinaient et se soumettaient, sans hésitation ni réticence, sans arrière-pensée ni restriction. Au milieu des épreuves que l’Église traverse, une du moins lui sera donc épargnée. Ceux qui avaient cru, espéré peut-être, qu’une division se produirait parmi les catholiques se sont trompés. Autorité en haut, obéissance en bas, c’est l’essence même du catholicisme, qui n’est pas seulement un Credo, mais encore un gouvernement fondé sur une hiérarchie. Les opinions restent libres jusqu’au moment où l’autorité suprême s’est prononcée : alors, elles ne sont plus ; la cause est entendue, la controverse n’appartient plus qu’à l’histoire, et il ne reste, entre ceux qui discutaient la veille, que le devoir de charité mutuelle que l’Encyclique leur rappelle en ces termes : « Quels qu’aient été jusqu’à présent, durant la discussion, les avis des uns ou des autres, que nul ne se permette, nous les en conjurons tous, de blesser qui que ce soit sous prétexte que sa manière de voir était la meilleure. » Il est à désirer que cette parole d’apaisement soit entendue et respectée, car la situation demeure très grave : peut-être même ne l’a-t-elle jamais été davantage. Il s’en faut de beaucoup que les difficultés en aient disparu. L’épiscopat français a une grande tâche à accomplir. L’Encyclique lui en impose formellement « le fardeau, » et, certes ! ce fardeau est lourd. Nos évêques doivent se réunir le 4 septembre pour rechercher le meilleur moyen, dans la situation qui leur est faite, d’ « organiser le culte religieux. » Nous ne pouvons désormais qu’attendre l’effet de leurs délibérations.

Nous voudrions toutefois indiquer, en termes aussi précis que possible, avec respect mais avec liberté, quelles sont les difficultés avec lesquelles l’épiscopat français va se trouver aux prises. Le Saint-Père, dans sa première Encyclique, promettait de donner par la suite des instructions pratiques qu’on ne trouve que partiellement dans la seconde. Elle dit bien ce qu’il ne faut pas faire, mais non pas ce qu’il faut faire, et laisse à l’épiscopat le soin de se diriger lui-même dans la voie étroite où il se trouve engagé. La nouvelle Encyclique, en effet, renouvelle les condamnations déjà portées, non seulement contre la loi de séparation en général, mais spécialement contre les associations cultuelles qui en sont une des parties maîtresses. On ne conçoit même pas, au premier abord, comment la loi pourrait être appliquée dans quelques-unes de ses dispositions essentielles sans les associations qu’elle a prévues, ou d’autres qui s’en rapprocheraient : et disons en passant que les dispositions dont il s’agit ne sont pas parmi les moins favorables à l’Église. Mais nous n’avons pas à plaider ici la cause des associations cultuelles. L’Encyclique les a condamnées sans retour ; s’il s’en forme, elles seront schismatiques ; et la question est précisément de savoir ce qu’on peut faire en dehors d’elles pour assurer « l’exercice du culte. »

Cette question nous ramène à la réunion que les évéques de France ont tenue au palais archiépiscopal de Paris le 30 et le 31 mai dernier. Nous vivons dans un temps de publicité à outrance. Le secret de leurs délibérations ne pouvait pas être et n’a jamais été bien gardé : il est aujourd’hui complètement connu, ou peu s’en faut. À la fin de mai, le Saint-Père ne regardait pas comme insoluble le problème qui consiste à créer, même dans le système de la loi, des associations irréprochables aux yeux de l’Église, puisqu’il le posait aux évêques, et ceux-ci non plus ne le regardaient pas comme insoluble, puisqu’ils croyaient bien l’avoir résolu. Le vénérable archevêque de Paris, après avoir donné, dit-on, une double lecture d’une lettre du Pape, exhorta ses frères à répondre aux questions qui leur étaient posées, « uniquement au point de vue du bien supérieur des âmes et de l’intérêt de leur patrie. » On ne pouvait mieux dire, et, en effet, ce serait une redoutable épreuve pour les catholiques d’être mis en demeure de choisir entre leur reUgion et leur patrie. S’il était permis de le faire, ce serait seulement en cas de nécessité inéluctable, et après avoir tout essayé pour conciher ces intérêts sacrés. Le cardinal archevêque de Paris l’a compris. Hâtons-nous de dire que le Saint-Père l’a compris également lorsqu’il a eu soin de dire dans son Encyclique, comme pour en atténuer certaines conséquences possibles, que les catholiques, s’ils veulent vraiment lui témoigner leur soumission, devront lutter pour l’Égiise « avec persévérance et énergie, sans agir toutefois d’une façon séditieuse et violente. » Puisse cette prescription n’être jamais oubliée. L’assemblée des évêques, s’inspirant des sentimens qu’on lui recommandait, et à une majorité considérable, — on assure qu’elle a été de 22 voix, — a donc approuvé la création d’associations qu’elle estimait à la fois canoniques et légales. Elles étaient canoniques, puisqu’elles étaient étroitement soumises à l’autorité de la hiérarcliie ecclésiastique, et l’État pouvait les considérer comme légales, puisque les prescriptions matérielles de la loi y avaient été observées. L’esprit seul avait été changé. L’article 4 ayant stipulé que les associations devraient être organisées « conformément aux règles générales du culte dont elles se proposaient d’assurer l’exercice, » l’épiscopat seul devait fixer ces règles ; l’État n’avait rien à y voir. Telle est la transaction à laquelle nos évêques se sont arrêtés à ce moment, et qu’ils ont respectueusement soumise à l’adhésion du Pape.

À cette transaction le Pape n’a pas cru pouvoir adhérer… mais il faut ici dissiper une confusion que la lecture de l’Encyclique a fait naître dans quelques esprits, et dont les ennemis du Saint-Siège cherchent brutalement à tirer avantage contre lui. L’Encyclique semble donner à croire que le Saint-Père a confirmé purement et simplement de son autorité apostolique « la délibération presque unanime » de notre épiscopat. Le malentendu tient, s’il est permis de le dire, d’une rédaction un peu enchevêtrée. L’assemblée des évêques avait commencé par condamner avec le Pape la loi de séparation et les associations cultuelles qu’elle avait organisées, mais celles-là seulement et non pas toutes les autres qu’on pouvait concevoir. L’Encyclique confirme cette première partie de la délibération des évêques. Après l’avoir fait, elle prend en quelque sorte un temps qui aurait gagné à être plus accentué, et elle continue ainsi : « Mettant donc de côté ces associations, que la conscience de notre devoir nous interdit d’approuver, il pourrait paraître opportun d’examiner s’il est licite d’essayer, à leur place, quelque autre genre d’association à la fois légal et canonique, et préserver ainsi les catholiques de France des graves complications qui les menacent. À coup sûr, rien ne nous préoccupe, rien ne nous tient dans l’angoisse autant que ces éventualités ; et plût au ciel que nous eussions quelque faible espérance de pouvoir, sans heurter les droits de Dieu, faire cet essai et délivrer ainsi nos fils bien-aimés de la crainte de tant et si grandes épreuves ! Mais comme cet espoir nous fait défaut, la loi restant telle quelle, nous déclarons qu’il n’est point permis d’essayer cet autre genre d’association tant qu’il ne constera pas, d’une façon certaine et légale, que la divine constitution de l’Église, les droits immuables du pontife romain et des évêques, comme leur autorité sur les biens nécessaires à l’Église, particulièrement sur les édifices sacrés, seront irrévocablement, dans lesdites associations, en pleine sécurité. » Ce passage de l’Encyclique n’en est pas seulement le plus important, il est l’Encyclique tout entière. Le Pape n’approuve décidément pas, — tant que la loi restera ce qu’elle est, — les associations sur lesquelles il avait appelé lui-même l’attention des évêques et qui avaient paru acceptables dès maintenant à la grande majorité d’entre eux. Il n’a donc pas pu avoir l’intention de dire, et il n’a pas dit que, sur ce second point comme sur le premier, il se bornait à confirmer leur délibération. La vérité est tout l’opposé : le Pape condamne les associations qui lui ont été proposées ; et c’est de là justement que viennent les difficultés présentes. Elles sont telles que nous avouons ne pas savoir comment l’épiscopat pourra y pourvoir, ni, au surplus, comment le gouvernement pourra s’en tirer.

Parlons d’abord de l’épiscopat. Son angoisse n’est pas moins poignante que celle du Saint-Père à la pensée des épreuves qui attendent l’Église de France. Il en connaît mieux encore peut-être la gravité. Ce n’est pas la persécution matérielle, directe et violente, que l’Église doit craindre en ce moment, mais bien une difficulté de vivre qui était déjà grande avec la loi, et qui le sera davantage sans elle ou contre elle. Nos évêques s’en rendent compte. Ils savent que la foi n’est pas en progrès dans l’ensemble du pays ; qu’elle y est plutôt en recul, et que Lamennais a été un peu prophète en dénonçant l’indifférence comme le mal qui menaçait chez nous l’idée religieuse. Ce qui est à redouter pour l’Église, c’est le détachement des masses, qui feront le vide autour d’elle si on leur demande un effort dont elles ne sont pas actuellement capables. L’Église ne périra pas pour cela, mais son action s’exercera dans un cercle de plus en plus restreint, où de jour en jour elle sentira diminuer cette influence étendue et profonde qui a fait autrefois sa force, et son prestige. Les évêques ont vu le danger. Peut-être n’y ont-ils pas trouvé encore le remède approprié, puisque le Pape n’a pas accepté celui qu’ils proposaient. Il les invite toutefois à continuer leurs recherches ; il ne désespère donc pas de les voir aboutir. Dès lors nous ne devons pas en désespérer nous non plus, et nous attendons avec confiance la nouvelle délibération des évéques. Quelques catholiques leur ont reproché de n’avoir pas fait preuve d’une initiative suffisante dans ces derniers temps. Assurément ils ne sauraient en déployer une trop active, puisque le Saint-Père lui-même les y encourage ; mais les publications récentes sur leurs travaux antérieurs montrent qu’ils ont fait, à la fin de mai, à peu près tout ce qu’ils pouvaient faire. Ils n’ont qu’à persévérer, sans abattement ni faiblesse. A coup sûr, leur rôle est difficile. Le Saint-Père semble croire qu’il pourra par la suite obtenir des pouvoirs publics la modification de la loi. Nous sommes convaincu avec lui que la loi sera modifiée un jour ou l’autre, car il n’y en a pas de perpétuelle ; l’histoire n’en fournit pas d’exemple ; mais l’attente pourra être longue, et qui sait même s’il ne faut pas désirer qu’elle le soit ? La loi, en effet, si elle était modifiée aujourd’hui ou demain, ne serait pas améliorée ; elle serait aggravée.

Que faut-il donc faire ? L’embarras des évéques sera grand. Le Pape ne leur donne aucune direction : il se borne à leur interdire celle que la loi leur ouvrait, et celle qu’ils avaient cru pouvoir ouvrir eux-mêmes. La seule phrase de l’Encyclique où ils puissent trouver une indication d’ailleurs assez vague est celle-ci : « Il vous reste à vous, vénérables frères, de vous mettre à l’œuvre et de prendre tous les moyens que le droit reconnaît à tous les citoyens, pour disposer et organiser le culte religieux. » N’est-ce pas, hélas ! devant une porte fermée et difficile à ouvrir que l’Encyclique place l’épiscopat français ? En parlant du droit commun, elle ne peut viser que le droit écrit : or, en ce qui concerne l’organisation du culte, le droit écrit est tout entier dans la loi de séparation de décembre 1905. Il n’y en a pas d’autre que celui-là. On a dit que l’Encyclique était obscure ; elle l’est, en effet, par endroits, et particulièrement ici ; mais cette obscurité ne vient-elle pas encore de quelque confusion ? Le Saint-Père paraît croire que la loi générale sur les associations, la loi du 1er juillet 1901, pourrait à la rigueur servir à l’organisation du culte. Rien n’est plus douteux : mais à supposer qu’il y ait là une issue, où conduirait-elle ? La loi de 1901 donne moins d’avantages encore, et surtout moins de garanties à l’Église que celle de 1905. Elle ne contient pas d’article 4 qui ne reconnaisse d’autres associations légitimes que celles qui seront conformes aux règles du culte. Elle ne contient pas non plus tant d’autres dispositions qui, en affranchissant l’Église de France de liens séculaires, lui laissent une liberté qu’elle n’a encore jamais eue. Car enfin il faut être juste, même pour la loi de 1905, dans la sévérité qu’elle mérite et que nous lui avons nous-même témoignée. On ne veut voir aujourd’hui que ses défauts : n’a-t-elle pas aussi quelques qualités ? N’est-ce pas, à certains égards, une loi de délivrance dont on ne retrouverait pas au même degré les caractères dans celle de 1901 ? Si nous poussions plus loin le parallèle, on verrait que la plus favorable n’est pas la première en date. Mais à quoi bon ? Contentons-nous de répéter que la seule loi applicable à l’organisation du culte semble bien être la seconde. Si donc des organismes quelconques, — nous ne les appellerons pas des associations, — s’offrent à l’État et sont reconnus par lui au mois de décembre prochain, c’est à la condition qu’en n’y regardant pas de trop près, et en y mettant de la bonne volonté, il puisse croire que, vus du dehors, ils ressemblent assez à ceux de la loi de 1905 pour qu’il ait le droit de s’y tromper. Alors on vivra plus ou moins longtemps dans une équivoque acceptée de part et d’autre, mais que, de part et d’autre aussi, on pourra dissiper quand on voudra. Ce ne sera pas pour l’Église une situation forte ; nous en aurions préféré une autre. Mais il y a des circonstances où, sans sacrifier pourtant aucun de ses devoirs, il faut songer à vivre. N’en est-ce pas un aussi ?

Le moment n’est pas venu de supputer les chances plus ou moins prochaines ou lointaines d’un rapprochement entre la République française et le Saint-Siège. L’Encyclique, on le sait, contient, dans quelques-uns de ses passages, de véritables invites à ce rapprochement. L’opinion française, toujours un peu simpliste, n’y a rien vu de semblable au premier abord : au contraire, les journaux avancés ont crié tout de suite que le Pape nous déclarait la guerre. Mais la presque unanimité de la presse italienne en a jugé autrement, et les Italiens sont plus habitués que nous à lire entre les lignes des documens pontificaux. Nous n’hésitons d’ailleurs pas à croire et nous avons déjà dit que ce rapprochement s’opérerait tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre. S’opérera-t-il précisément dans les conditions indiquées par l’Encyclique ? C’est peu probable ; mais la question regarde l’avenir et non pas le présent. Qu’on se reporte au passage du document pontifical que nous avons cité plus haut. Le Saint-Père y revendique ses droits immuables, ainsi que ceux des évêques, comme leur autorité sur les biens nécessaires à l’Église, particulièrement sur les édifices sacrés ; il exige que ces biens et ces édifices soient irrévocablement, dans les futures associations, en pleine sécurité. Si l’heure de l’entente était sur le point de sonner, quelques explications seraient ici nécessaires. Nous nous garderons bien de les demander prématurément. Les esprits sont encore trop échauffés pour qu’il soit utile de discuter tous ces points, dont quelques-uns sont fort délicats. Il n’en résulterait qu’un surcroît d’irritation. Attendons des temps plus calmes. Nous n’avons voulu pour aujourd’hui qu’exprimer des réserves sur ce qu’on aperçoit un peu confusément dans l’Encyclique, et trop clairement dans les commentaires qu’on en a quelquefois tirés.

Si d’ailleurs nous voulions justifier autrement que par l’inéluctable nécessité des choses l’espoir d’une entente future entre l’Église et l’État, nous invoquerions l’espèce de désarroi dont le clan politique auquel le gouvernement se rattache et le gouvernement lui-même ont donné le spectacle après la publication de l’Encyclique. Malgré les bruits qui couraient depuis quelques jours, on ne s’attendait pas à la décision à laquelle s’est arrêté le Saint-Père. Sûrement on ne l’avait pas prévue lorsqu’on a fait la loi de séparation ; et, à supposer que quelques craintes aient subsisté à ce sujet, la délibération de l’épiscopat les avait dissipées. On ne croyait pas que le Saint-Père, après avoir consulté les évêques, passerait outre aux propositions qu’ils avaient énoncées. Sans doute, on le savait bien, il restait libre de ses résolutions finales, et, quelles qu’elles fussent, on savait bien aussi que les catholiques s’y conformeraient. Qui donc oserait, en pleine bataille, discuter les ordres du chef ? On s’y soumet, on les exécute quels qu’ils soient ; et on suit en cela un sentiment qui n’est pas moins juste au point de vue humain qu’au point de vue chrétien. Quels que puissent être, en effet, les inconvéniens de l’obéissance passive, ceux de l’indiscipline seraient encore pires. Au surplus, il y avait là pour les catholiques un de ces devoirs de conscience avec lesquels on ne délibère même pas. Le gouvernement et ses amis ne l’ignoraient point ; mais ils pensaient que le Pape céderait. Ils mettaient même quelque affectation dans leur sécurité : toutefois elle était sincère, et lorsqu’ils disaient très haut qu’ils appliqueraient la loi sans y changer un point ni une virgule, ils espéraient bien que, du côté du clergé, on leur en fournirait bénévolement le moyen. L’invraisemblable peut arriver ; il ne faut pas lui jeter de défi. L’Encyclique a été pour le monde officiel une terrible déconvenue en même temps qu’une surprise. C’est au point qu’au prender abord M. Briand n’a pas pu en croire ses yeux. Pris à l’improviste dans une gare de chemin de fer par un reporter, qui lui demandait si c’était bien la résistance que le Pape préconisait : « Heu ! a-t-il répondu, la résistance, le mot est bien gros. Je vois, en effet, dans ce document que le Pape blâme la loi, — ce qui n’est pas nouveau, — et qu’il réprouve les associations cultuelles. Mais finalement il accepte que les catholiques en forment, à la condition qu’elles soient canoniques et légales. » M. Briand se trompait ; il retardait ; il continuait de vivre sur ses espérances. S’il avait mieux lu l’Encyclique, il y aurait vu que le Pape réprouvait toutes les associations qui se proposeraient, en organisant l’exercice du culte catholique, de s’accorder avec le texte de la loi de 1905. Il s’en est aperçu, ou on le lui a montré dès son arrivée à Paris : alors le cas lui a paru grave. Il a convoqué autour de lui le seul pouvoir qui soit toujours en permanence, même pendant les vacances des autres, c’est-à-dire la presse représentée par ses reporters, et il a fait à ceux-ci des confidences qui, tout en ayant pour objet d’intimider la Cour romaine, ne laissaient pas de témoigner de l’embarras où il se trouvait lui-même. Que fera le gouvernement ? Il appliquera la loi, c’est entendu ; mais il sera obligé pour cela de sortir de son programme, et même de son caractère. Au lieu de faire des réformes sociales, il sera acculé à faire de la persécution religieuse ; et c’est ce qu’il n’avait ni prévu, ni voulu. Nous croyons pouvoir lui rendre, en effet, cette justice qu’il ne l’avait pas voulu. Rien n’était, en ce moment du moins, plus éloigné de ses intentions. Mais quoi ! la loi est là, et c’est un tyran domestique impérieux qu’une loi qu’on a introduite chez soi par mégarde. On n’est plus libre, il faut obéir. L’application de la loi peut faire sans doute beaucoup de mal à l’Église : le malheur est qu’elle en fera aussi quelque peu au gouvernement. M. Briand dissimule mal ses perplexités. On les aperçoit sous l’énergie d’ailleurs intermittente et hésitante de ses paroles. Ah ! qu’il voudrait que tout cela s’arrangeât !

Mais comment ? Cette fois, nous ne parlons plus de M. Briand. D’autres que lui ont songé à une solution qui consisterait à modifier la loi. Dans quel sens, c’est ce que nous laissons à penser. M. Clemenceau, qui était à Carlsbad quand a paru l’Encyclique, n’a pas fait de difficulté à s’en expliquer avec un journaliste américain. Sa première impression a été plus nette que celle de M. Briand. « C’est une déclaration de guerre, » a-t-il dit tout de suite avec l’exagération tranchante qu’il met souvent dans sa parole. Cette prétendue déclaration de guerre, M. Clemenceau est d’avis de la relever. « Il est évident, d’après lui, qu’en principe, une nouvelle situation demande de nouvelles lois. » M. Maujan, de son côté, a proposé de reviser l’article 4. M. Guieysse, lui aussi, a annoncé l’intention de demander à la Chambre la suppression de la phrase incidente qui, dans cet article, oblige les associations cultuelles à se conformer aux règles générales du culte. Il suffirait que des catholiques quelconques, ou soi-disant tels, s’associassent d’une manière quelconque, pour obtenir que les biens de l’Église leur fussent dévolus. Il n’y a qu’une difficulté, c’est que des associations de ce genre seraient, comme nous l’avons dit, formellement schismatiques, que les catholiques qui les formeraient cesseraient de l’être ipso facto, et que, par conséquent, ce n’est pas le culte catholique qu’ils organiseraient. Mais, en quittant la maison, ils en emporteraient les meubles : c’est le mot de M. Briand au cours de la discussion de la loi.

Nous ne discuterons par tous ces amendemens, propositions et suggestions diverses, probablement destinés à rester en route. Contentons-nous de dire que, s’ils aboutissaient, ce serait, en un sens, pour le Pape un triomphe éclatant : il en résulterait, en effet, avec évidence que son veto aurait suffi pour empêcher l’application de la loi telle qu’elle est. Et peu importe, à ce point de vue, qu’on l’aggravât ou qu’on l’adoucît ! Si on la changeait en quoi que ce fût, comme on ne l’aurait fait qu’à l’intention du Pape, il deviendrait difficile de soutenir plus longtemps qu’il est inexistant aux yeux de l’État, qu’on ne le connaît pas et qu’on ne se soucie en aucune façon de ce qu’il pense, de ce qu’il dit et de ce qu’il fait. On pourrait ici se donner quelque amusement en songeant à cette exorbitante prétention de ne pas connaître le Pape, non plus que la religion dont il est le chef. Nous avons toujours dit qu’on ne la soutiendrait pas longtemps : avions-nous tort ? Le Pape a parlé, et voilà tout notre monde politique en ébullition ! Il a écrit une encylique, et nos ministres n’en reviennent pas ! A supposer que la loi de séparation puisse être appliquée malgré lui, il est clair et certain dès à présent qu’elle ne sera plus la même. Pour un homme qui n’existe pas, il faut convenir que le Pape a en main des moyens d’action qui ne laissent pas de surprendre. Le gouvernement de la République en est tout troublé. Il se demande ce qu’il fera, et ne le sait pas encore : il ne le saura peut-être que lorsque l’obligation de prendre un parti s’imposera à lui d’une manière immédiate et pressante. Et alors quel parti prendra-t-il ?

Fermera-t-il les églises ? Sur ce point, M. Clemenceau a une opinion très ferme, c’est qu’à aucun prix, dans aucun cas, on ne doit les fermer. Ce serait, dit-il, donner aux catholiques l’occasion de se poser en « martyrs ! » Qu’on laisse donc les églises ouvertes et que chacun y entre et en sorte en liberté ! Si, faute d’associations cultuelles pour les recueillir, la propriété en est abandonnée aux communes, ce ne devra pas être sans une prescription ou une réserve spéciale quant à l’usage qu’elles seront tenues d’en faire. On comprend fort bien le plan de M. Clemenceau. Il résout la question des églises comme il a résolu celle des inventaires, avec plus de respect pour le sens commun que pour la loi. Ce n’est d’ailleurs pas nous qui nous en plaindrons. Sa seule crainte est que des émeutes ne se produisent autour des églises qu’on voudrait fermer, que le sang ne coule, qu’il n’y ait peut-être mort d’homme, toutes choses qui sentent terriblement la persécution. Il se contente donc de faire main basse sur les biens de l’Église, sur ceux qu’on peut prendre et attribuer à des œuvres laïques par l’accomplissement de simples formalités administratives, sans qu’il y ait rien d’apparent, ni heurt possible entre la foule catholique et la troupe. Le plan est ingénieux. On enlève 200 millions aux catholiques sans que personne puisse s’y opposer ; on leur laisse, au contraire, les églises ouvertes parce que la solution contraire n’irait pas sans tapage. Soit ; mais tout cela est-il la loi ? Nous voilà ramenés à la même conclusion, à savoir que la loi ne peut, sans l’adhésion du Pape, être exécutée dans l’esprit où elle a été faite et où le gouvernement s’efforçait de la maintenir. Comment le nier ? Ce serait nier l’évidence.

Sent-on aujourd’hui la faute qu’on a commise, et dans laquelle on persévère par amour-propre, en voulant régler, résoudre, trancher des questions mi-partie politiques et mi-partie religieuses, sans aucune entente avec Rome ? S’il y a des formalités pour le mariage, il y en a aussi pour le divorce : il y en a pour toutes les situations où des intérêts communs sont liés ou déliés. Nous ne parlons pas de la haute inconvenance d’une rupture unilatérale qu’on n’a même pas notifiée au Pape, et dont on espère pourtant qu’il ne manquera pas de tenir compte pour la plus grande tranquillité de la République. On a agi ainsi envers lui parce qu’il est matériellement faible ; on se serait bien gardé de le faire s’il avait été fort. Mais quoi ! est-ce qu’il existait ? Il vient de révéler au gouvernement son existence dans des conditions qui ne lui permettent plus d’en douter. Le gouvernement comprendra-t-il cette leçon ? Comprendra-t-il, même s’il ne l’avoue pas encore, l’obligation pour lui de reprendre contact avec un pouvoir spirituel qui, dans sa faiblesse apparente, continue de remuer tant de choses à travers le monde et dispose chez nous de la paix ou de la guerre des esprits et des consciences ? Si l’État est un fait, l’Église en est un autre, et le Pape lui aussi en est un dont il n’est pas permis à des hommes politiques, qui se disent réalistes et positivistes, de faire abstraction dans leurs calculs. Il faut s’entendre, même pour vivre dans la séparation. Et on y arrivera ! S’il est possible d’admettre qu’en philosophie transcendante, du point de vue de Sirius, « il n’y ait rien de plus méprisable qu’un fait, » en histoire, dans la réalité de la vie quotidienne, de celle des nations comme de celle des individus, les faits seuls comptent. Ils font plus que compter, ils s’imposent ! Ils s’imposeront à M. Briand et à M. Clemenceau, comme ils se sont imposés à de plus forts et à de plus grands. Si ce n’est pas à eux qu’ils s’imposeront, ce sera à leurs successeurs. Et c’est pourquoi nous ne doutons point que, si la République française et le catholicisme ne se réconcilient pas, — bien qu’ils n’aient rien d’incompatible, — ils n’en viennent du moins à un accord, qui se fera, si l’on veut, sur le pied de la paix armée ou de la défiance réciproque, mais qui n’en sera pas moins un accord. L’histoire universelle est pleine d’accords de ce genre ! Il faudrait, pour qu’il en fût autrement, supposer chez nous la destruction radicale du catholicisme, comme la poursuivent brutalement certains sectaires et insidieusement certains autres. Mais le gouvernement ne prendrait pas tant de mesures ni de précautions s’il croyait cette ruine immJnente : il la laisserait tout doucement s’accomplir.

Nous ne chercherons pas à prévoir les résolutions finales du gouvernement, ni celles de l’épiscopat. Les événemens ont plus d’une fois déjà déjoué nos prévisions : le mieux est d’attendre, sans renoncer à notre tour de parole, que l’épiscopat et le gouvernement aient parlé les premiers, ou plutôt qu’ils aient agi. Sans sortir de la loi de 1905, le gouvernement peut l’appliquer avec plus ou moins de modération. On a fait remarquer que la lettre de cette loi l’oblige seulement à mettre sous séquestre les biens ecclésiastiques, et nullement à en faire, dès le 11 décembre prochain, une attribution immédiate et définitive. La temporisation lui est encore plus facile pour les églises, conformément au sage désir, au conseil prudent de M. Clemenceau, puisqu’il n’est, en somme, obligé d’en faire l’attribution à personne et que, s’il la fait, il peut y mettre à la fois du temps et des conditions. Mais que décidera-t-il ? En admettant même qu’il n’apporte aucune hâte à prendre un parti lorsque la loi ne l’y contraint pas, il est à craindre, au contraire, qu’il n’use de tous les moyens qu’il trouvera dans l’arsenal de nos codes pour empêcher l’organisation du culte sous le régime du « droit commun, » tel que l’Encyclique parait le croire possible, et là même est le nœud de la difficulté. Comment les évêques de France le dénoueront-ils ? Comment assureront-ils l’exercice public du culte ? De quelles ressources disposeront-ils pour cela ? A eux de le dire, puisque le Pape leur en a laissé le soin. Nous souhaitons de tout notre cœur qu’ils trouvent la solution qu’ils cherchent, et pourquoi n’y réussiraient-ils pas ? S’il est vrai que l’État et l’Église constituent des forces également indestructibles, il faudra bien qu’elles s’arrangent pour vivre côte à côte. La seule chose qu’elles ne puissent pas faire, c’est de s’ignorer : elles ne le pourraient du moins que dans un régime de liberté si éloigné de nos mœurs qu’il reste chimérique. En pareil cas, les forces mêmes de la nature travaillent à une conciliation nécessaire. Nous lisions dernièrement ces lignes d’un vieil auteur ; elles sont datées du temps des troubles de la Ligue : « La société des hommes se tient et se coud, à quelque prix que ce soit ; en quelque assiette qu’on les couche, ils s’empilent et se rangent, en se remuant et s’entassant, comme des corps mal unis, qu’on emporte sans ordre trouvent eux-mêmes la façon de se joindre, et de se placer les uns parmi les autres, souvent mieux que l’art ne les eût su disposer. » Cette observation part d’une sagesse tout humaine, un peu méprisante et trop optimiste peut-être : elle nous aide pourtant à espérer.

Il est une sagesse plus haute sur laquelle nous voulons aussi fonder notre espérance. Les uns attaquent l’Encyclique du Saint-Père, les autres la défendent : nous la prenons, elle aussi, comme un fait qui oblige les catholiques et avec lequel tout le monde est obligé de compter dorénavant. Elle est ce qu’elle est, une loi impérative pour ceux à qui elle s’adresse, pour les autres un acte politique d’une exceptionnelle gravité. La soumission qui lui est due et qu’elle rencontre partout ne pourrait que fortifier son auteur dans le sentiment de sa responsabilité, si un pontife tel que Pie X ne la sentait pas déjà tout entière. Dans le conflit dont nous cherchons l’apaisement, les fautes initiales, les fautes lourdes et impardonnables, ont été jusqu’ici du cûté du gouvernement de la République. Si nous avions un vœu à exprimer, ce serait qu’on se montrât aussi sage et conciliant à Rome qu’on l’a été peu à Paris, du moins au début, et qu’on profitât aujourd’hui des dispositions adoucies de gouvernement. Alors le monde entier établirait un parallèle dont le pouvoir pontifical n’aurait qu’à bénéficier. Est-ce là encore une simple espérance, une illusion peut-être ? Il y a dans l’institution religieuse comme dans l’institution sociale une puissance de renouvellement et de vie que ceuxlà seuls méconnaissent dont le regard myope ne s’est jamais étendu au delà des frontières de leur temps. Nos pères ont connu de plus mauvais jours que nous. La guerre que se font depuis tant d’années, avec de courts intervalles de paix, l’État et l’Église ne se terminera ni par l’extermination de celle-ci, ni par l’anéantissement de celui-là. Et assurément, comme nous sommes des êtres bornés qui durons moins que nos institutions, nous ne serions pas fâchés de vivre dans les intervalles de paix ! Nous aimerions aussi que notre avenir, l’avenir des nôtres, celui de la patrie, s’éclairât à nos yeux d’une lumière précise et certaine. Mais si la Providence ne l’a pas permis, ce n’est pas un motif de se décourager. L’Église invoque pour elle les promesses d’éternité qu’elle tient de son fondateur : quand même elle ne les aurait pas et en restant placés au point de vue humain, nos raisons de croire à la perpétuité de ce qu’elle représente se tireraient encore des leçons de l’histoire, du besoin que nous avons de l’idée religieuse pour vivre et de notre confiance dans l’avenir de l’humanité.


Nous ne voulons pas abandonner la plume sans exprimer toute l’indignation que nous cause l’effroyable tentative d’assassinat dont M. Stolypine a failli être victime, et qui en a fait un si grand nombre autour de lui, jusque parmi les êtres qui lui étaient le plus chers. Il n’y a pas d’excuses pour un tel crime : rien ne saurait en atténuer l’horreur. On est surpris que les nihilistes et les révolutionnaires russes puissent encore, après tant d’expériences qui en ont démontré l’inefficacité, croire que d’aussi odieux moyens puissent servir leur cause. Mais quand bien même ils la serviraient autant qu’ils la compromettent, il faudrait encore les condamner et flétrir ceux qui y ont recours. Cette « pitié humaine » dont un écrivain russe a voulu faire une religion nouvelle, et qui est d’ailleurs vieille comme le monde, se soulève avec un mélange de réprobation et de douleur en présence de tant de barbarie. Il est à craindre que le progrès de la Liberté, loin d’en être hâté en Russie, n’en soit retardé, peut-être pour longtemps ; et, s’il en était ainsi, ce que nous sommes bien loin de souhaiter, le gouvernement impérial ne serait pas sans excusas. M. Stolypine a pu commettre des fautes, mais c’est un homme de bonne volonté. Il avait déjà l’estime, il a maintenant la sympathie émue et profonde de l’univers civilisé. C’est tout le résultat qu’ont atteint les auteurs de ce monstrueux attentat.

Francis Charmes.


Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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