Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1906

Chronique n° 1786
14 septembre 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre.


La seconde réunion de l’épiscopat français a eu lieu le 4 septembre, à l’archevêché de Paris. Que s’y est-il passé ? On ne le sait pas encore. Le seul document livré jusqu’ici à la publicité est l’adresse télégraphique qui a été envoyée au Saint-Père. L’encyclique Gravissimo y est qualifiée de « lumineuse » dans les directions qu’elle donne aux évêques, et ceux-ci y expriment l’espoir que leur union et leurs « leur permettront de trouver les solutions opportunes pour la paix publique et le salut de l’Église de France. » Lorsque l’assemblée a eu pris fin, une cérémonie imposante a eu lieu à Notre-Dame. Elle a attiré un concours considérable, non pas seulement de fidèles peut-être, et nous n’oserions pas dire de curieux, mais enfin de personnes impatientes de connaître les résolutions qui avaient été prises à l’archevêché. On a écouté avec une attention profonde le discours prononcé par Mgr  de Cabrières, évêque de Montpellier, qui appartient à la fraction la plus ardente de l’épiscopat. Le discours a été parlait de mesure et de discrétion. Il a édifié l’auditoire, mais ne l’a pas éclairé sur le point qui le préoccupait. Nous n’en avons été d’ailleurs nullement surpris, car de deux choses l’une : ou nos évêques n’avaient encore pris aucune décision, et alors l’orateur qui parlait en leur nom ne pouvait rien dire ; ou, s’ils en avaient pris une, ils ne pouvaient pas la faire connaître avant que le Pape l’eût approuvée. On dit maintenant qu’ils préparent une importante Lettre pastorale. On dit encore qu’ils se réuniront de nouveau dans un mois. Nous reproduisons tous ces bruits sans en garantir l’exactitude. La seule chose qui paraisse à peu près sûre est que les évêques n’ont rien fait le 4 septembre, sans doute parce qu’ils n’ont trouvé rien à faire

L’encyclique Gravissimo contient deux parties. La première condamne les associations cultuelles de la loi de 1905, et aussi toutes celles qu’on pourrait essayer de former en dehors de garanties « certaines et légales » que le Pape énumère et qu’il déclare indispensables. La seconde s’en remet néanmoins à l’épiscopat du soin de « prendre tous les moyens que le droit reconnaît à tous les citoyens pour disposer et organiser le culte religieux. » De ces deux parties, les évêques se sont tenus à la première. Ils n’ont tiré aucun parti de la seconde. Ils ne paraissent même pas l’avoir tenté. La majorité considérable qui, au mois de mai, s’était ralliée à l’idée d’essayer quelque chose, a comme fondu sous le souffle du nouveau document pontifical. Elle n’a plus été qu’une minorité infime ; et c’est un bel exemple de soumission ou de résignation que l’épiscopat français a donné. Évidemment, les évêques se sont sentis découragés d’avance. La tâche qu’on leur avait imposée leur a paru impossible, et nous reconnaissons volontiers qu’elle était pour le moins bien difficile à remplir. Dans le doute plein d’angoisse où ils étaient plongés, ils se sont abstenus. Ils ont pris le parti de laisser aller les choses comme elles pourraient, comme semblait le vouloir le Pape, comme il plairait à Dieu. Peut-être ne pouvaient-ils pas faire autrement ; mais c’est de quoi nous gémissons. Les circonstances sont si graves qu’il fallait plus que jamais dans l’Église catholique une autorité très ferme et une obéissance très docile. L’obéissance s’est produite, et, quoi qu’il puisse advenir par la suite, elle méritera toujours d’être approuvée, car la moindre division aurait été plus funeste que tout. Mais l’autorité, si elle a été revendiquée très haut, n’a pas encore été exercée dans toute sa plénitude. Elle n’a pas tenu tout ce qu’elle avait annoncé.

La logique voudrait, semble-t-il, en présence du renoncement de l’épiscopat français, que le Saint-Père en revint à sa première pensée, et qu’il donnât lui-même les instructions pratiques qu’il avait promises. La fermeté véhémente de son langage avait fait croire que ses idées étaient dès lors bien arrêtées, et qu’il n’éprouverait aucun embarras à dire, quand l’heure en aurait sonné : Voici ce qu’il faut faire ; prenez vos mesures en conséquence ! Mais il n’en a rien été. Le Pape a commencé par consulter les évêques, qui ont été d’avis de former des associations « canoniques et légales, » ou « fabriciennes. » Peu importe le nom : il s’agissait toujours d’associations formées pour assurer l’exercice du culte. On se serait contenté de ne pas en emprunter trop exactement le type à la loi de 1905. Le Pape a réfléchi longtemps, puis il a opposé son veto à la suggestion de l’épiscopat français, en le chargeant de chercher autre chose dans le droit commun. Quoiqu’il n’ait pas prononcé le mot, c’est bien au droit commun qu’il a fait allusion lorsqu’il a parlé des « moyens que le droit reconnaît à tous les citoyens. » Seulement, l’indication est bien vague, et on comprend que les évêques aient trouvé quelque difficulté à y donner suite. Ils ne connaissent que le droit commun français, c’est-à-dire l’ensemble de nos lois écrites, et ils n’y ont rien trouvé de plus favorable, ni même d’aussi favorable à l’exercice du culte que la loi de 1905. Le Pape, chef d’une institution internationale, entend sans doute le droit commun d’une manière très large. Il en connaît de très différens : qui sait s’il ne les réunit pas tous dans une synthèse supérieure, où sa pensée se plaît à trouver des facilités et des libertés plus grandes, et s’il ne confond pas avec le nôtre le droit commun des États-Unis, du Mexique, du Brésil, de l’Angleterre même où il faut toutefois, sur ce point, distinguer le droit écrit du droit coutumier ? N’y a-t-il pas, là encore, une nouvelle difficulté de s’entendre ? Le Pape défend beaucoup de choses, mais il n’en prescrit aucune. De leur côté, les évêques déclarent se soumettre, mais leur soumission n’est suivie d’aucune initiative. C’est un accord tout négatif. Le Pape demande aux évêques de trouver une solution : les évêques répondent qu’ils veulent ce que veut le Pape. Comment sortir de ce cercle qui, jusqu’ici du moins, semble sans issue ? Ne conviendrait-il donc pas que le Pape s’expliquât à nouveau ? Et, s’il consent à le faire, nous est-il permis de souhaiter respectueusement que ce soit avec une précision qui ne se contente pas de dire ce qu’il ne faut pas faire, mais encore ce qu’il veut qu’on fasse.

Les incertitudes au milieu desquelles nous nous débattons ne viennent pas seulement du côté de l’Église : elles ne sont pas moindres du côté de l’État. Ici et là, on parle fièrement, comme pour donner l’impression qu’on a un plan arrêté d’avance et que, quoi qu’il arrive, on n’en déviera pas d’une ligne. En réalité, on s’observe mutuellement avec anxiété ; chacun attend que la partie adverse ait fait un mouvement pour en faire un autre en conséquence ; mais personne ne bouge, et c’est ce qui rend si difficile de prévoir comment les choses sont destinées à évoluer. Cette immobilité est, du moins pour le moment, plus facile au gouvernement qu’à l’Église. Il n’a, lui, rien à faire jusqu’au 11 décembre : il peut attendre, en déclarant sur un ton péremptoire qu’il a prévu toutes les hypothèses et que ses dispositions sont prises à tout événement. N’a-t-il pas la loi en main, et la loi n’a-t-elle pas dit ce qu’on devrait faire dans le cas où il n’y aurait pas d’associations cultuelles ? M. le ministre des Cultes affecte donc une tranquillité d’esprit, que nous croirions, toutefois, plus sincère s’il parlait un peu moins. Il semble par momens vouloir s’étourdir du bruit de ses paroles, tant il les multiplie. Peut-être aussi veut-il en étourdir les autres. Quoi qu’il en soit, les journaux ont été remplis de ses conversations avec une abondance telle, qu’on ne peut pas l’attribuer seulement à l’empressement curieux que les journalistes ont mis à l’interroger, quelque grand qu’il ait pu être, et qu’il faut bien y reconnaître aussi chez le ministre le désir très vif de s’expliquer publiquement. M. Briand est d’‘ailleurs plein d’optimisme. Rien, dans tout ce qui vient de se passer, n’a ébranlé sa confiance dans une heureuse solution. Il est convaincu qu’on s’entendra. Aucun évêque, à la vérité, n’est encore venu lui rendre visite, mais il leur fait savoir par toutes les voix de la presse qu’il les attend dans son cabinet, prêt à causer avec eux et à leur fournir toutes les explications dont ils auraient besoin. Pour les tenter davantage, il fait de loin luire et miroiter à leurs yeux ces « biens de l’Église » dont il ne demande qu’à les faire bénéficier. Il en grossit même la valeur, en capital et en intérêts. On admettait généralement qu’elle s’élevait à 200 millions. C’est 300, d’après M. Briand, c’est-à-dire, toujours d’après lui, 12 millions de revenus ! Que ce soit un peu plus ou un peu moins, il s’agit certainement d’une somme considérable. « Je ne vois pas le clergé français s’en priver, » déclare ironiquement le ministre. Nous ne sommes pas aussi affirmatif que lui. Le clergé français a tout l’air, — et nous le déplorons, — de faire le sacrifice de ces biens des fabriques qui devraient légitimement lui revenir et qu’on est évidemment désireux de lui donner. Mais on veut les lui donner d’une certaine façon, et il ne veut les recevoir que d’une autre.

Tout s’arrangera, répète M. le ministre des Cultes. Mais comment ? C’est ici que M. Briand nous semble se faire des illusions. Il faut toujours en revenir aux associations cultuelles puisque, dans le système de la loi, s’il n’y en a pas, le 11 décembre, les biens des fabriques devront être mis immédiatement sous séquestre et désaffectés dans un délai assez bref. — Il n’y en aura pas, disent le Pape et les évêques ! — Il y en aura ! dit M. Briand, — M. Briand a, en effet, expliqué dans la plus importante des interviews auxquelles il s’est abandonné que, si les encycliques pontificales ont interdit aux évêques et aux curés de former des associations, les fidèles restent libres d’en prendre l’initiative. Nous avouons ne pas comprendre comment les interdictions pontificales s’adresseraient au clergé et non pas aux fidèles. On nous a d’ailleurs dit et répété à l’excès, depuis quelque temps, qu’il serait le plus souvent très difficile et quelquefois même impossible de trouver en nombre suffisant dans les paroisses les membres des futures associations : et voilà que la difficulté disparaît comme par enchantement. Pourquoi ? Est-ce parce que les associations, au lieu d’être faites par les curés et par les évêques, le seraient par les maires et par les sous-préfets ? Donnera-t-on par hasard aux fonctionnaires l’ordre d’y entrer ? Mais alors ces associations seront-elles formées conformément aux règles d’organisation générale du culte qu’elles se proposeront d’organiser ? Cette prescription de l’article 4, — qui aurait dû, à notre sens, assurer le salut de la loi, — sera-t-elle respectée dans le système de M. le ministre des Cultes ? Quelle sera enfin, si on se reporte aux deux Encycliques, l’altitude des curés, des évêques et du Pape à l’égard de ces associations de contrebande ? M. Briand ne s’en embarrasse pas ! Il va droit au fait matériel, et déclare que ces associations seront légales jusqu’à ce que, la preuve aura été faite, devant la juridiction compétente, qu’il leur est impossible de réaliser leur objet. Nous craignons que cette preuve ne ressorte des faits eux-mêmes avec évidence et qu’elle ne soit très facile à faire. Mais, en attendant, les fabriques devront remettre aux nouvelles associations les biens qu’elles administrent. Le feront-elles ? Il est possible qu’on ait sur leurs membres des moyens d’intimidation qui seront quelquefois efficaces : en aura-t-on d’équivalens sur les évêques, et obtiendra-t-on d’eux qu’ils opèrent de bon gré la dévolution de leurs menses ? Non, certainement ! Il faudra des procès, des condamnations, des saisies, toutes choses qui auront déjà l’apparence d’un commencement de persécution. Mais enfin, soit ! voilà qui est fait, et les associations de M. Briand ont les mains pleines des dépouilles de l’Église ! Leurs membres vont trouver le curé, dépourvu d’église et de ressources, et ils lui disent : « Vous n’avez pas les moyens matériels d’assurer l’exercice du culte dans la paroisse ; vous allez être obligé de vous adresser à nous individuellement pour vous procurer ces moyens. Eh bien, collectivement, nous vous les fournissons. Voici l’église, voici les objets du culte, voici les sommes nécessaires à l’exercice de la religion ! » Tel est le langage textuel que M. Briand prête aux membres de l’association formée en dehors du curé et de l’évêque. Il le juge très séduisant : il n’y résisterait sûrement pas pour son compte, et il demande ce que le curé pourrait y répondre. Est-il bien nécessaire de le dire et M. Briand ne s’en doute-t-il pas ? De pareilles associations, s’il s’en forme, seront, schismatiques au premier chef ; elles seront précisément les associations laïques repoussées d’abord par l’Église ; elles ne présenteront même pas les garanties jugées insuffisantes de l’article 4. Et alors comment partager la confiance de M. Briand ? Quelles que soient les intentions qui ont pu inspirer de pareils projets, et nous voulons croire qu’elles sont de sa part bienveillantes, l’exécution conduirait tout droit à une tentative de schisme : à moins, — mais c’est une hypothèse que M. Briand repousse avec une résolution sans appel, — à moins de commencer par ouvrir une conversation avec Rome. Ce serait une « capitulation ! » dit M. le ministre des Cultes. Il ne veut causer qu’avec les évêques ; il les invite à venir le voir ; il les attend très obligeamment dans son cabinet. Nous craignons que cette attente ne soit longue, et, en vérité, que pourraient se dire les évêques et M. Briand ?

Nous nous sommes déjà expliqué sur les conséquences, pour l’Église, de l’attitude que le Saint-Père a adoptée. La perte probable de 200 ou de 300 millions serait la plus immédiate, mais non pas la plus grave. L’organisation du culte deviendrait de plus en plus difficile dans nos paroisses rurales, et le recrutement du clergé de moins en moins assuré. Nous ne reviendrons pas aujourd’hui sur ce sujet. Mais si, de son côté, le gouvernement croit, comme il se plaît à le dire, que l’application de la loi pourra se faire, malgré la force d’inertie que paraît vouloir lui opposer le clergé, sans qu’il soit obligé de recourir lui-même à quelque violence, c’est en quoi il se trompe. Sans doute, quand certains évêques ou curés parlent de monter sur l’échafaud, ils se trompent de siècle ; ils ne sont pas menacés de ces. extrémités ; mais ils auront à subir beaucoup de vexations, et le gouvernement sera obligé de les leur infliger bon gré mal gré. Les poursuites et les condamnations pleuvront sur eux. C’est du moins ce qu’il faut conclure des avertissemens que M. Briand leur prodigue par l’intermédiaire de la presse. En veut-on un exemple ? La question des églises le fournira.

Nous disions, il y a quinze jours, que le gouvernement ne serait pas assez maladroit pour les fermer. M. Clemenceau s’était déjà prononcé sur ce point avec une grande force ; il y est revenu depuis, et toujours dans le même sens ; il est même allé jusqu’à dire qu’aussi longtemps qu’il resterait ministre, on ne fermerait pas une seule église sur toute la surface du territoire. Voilà qui est bien ; mais dans ces églises laissées largement ouvertes, les curés pourront-ils dire la messe et les fidèles l’entendre ? Ah ! c’est une autre affaire. Si nous ne savons pas ce qu’en pense M. Clemenceau, nous savons du moins ce qu’en a dit M. Briand. Fermer les églises, non, jamais ! Il a expliqué à un journaliste qu’il y avait deux élémens dans la constitution de l’Église catholique : les prêtres et les fidèles, et, oubliant que ce sont ceux-ci aussi bien que ceux-là qui doivent former des associations cultuelles : « Pourquoi voulez-vous, a-t-il demandé, que nous punissions les fidèles d’une faute commise par les prêtres ? Car il y aura délit, quand un prêtre, sans association cultuelle, exercera le culte dans une église quelconque. Nous connaissons le ministre du culte, nous ignorons les fidèles. » Singulière distinction ! Survivance partielle, si l’on veut, mais tenace de l’esprit concordataire ! Pourquoi le gouvernement, dans le système de la séparation, continue-t-il de connaître les prêtres quand il ignore les fidèles ? Connait-il seulement ceux-ci lorsqu’ils commettent un délit ? Mais les fidèles peuvent en commettre également, et si c’en est un de dire la messe, c’en est un autre d’y assister : c’est un cas de complicité. S’il y a délit, il y aura poursuite, au moins contre l’auteur principal. Nous serons curieux, pour la beauté du fait, comme dit Alceste, de voir un prêtre poursuivi pour avoir dit la messe dans une église ouverte ; et comme le cas se renouvellera tous les jours, pour tous les prêtres, dans toutes les églises, on voit on le gouvernement sera conduit par cette accumulation de récidives. M. Briand dira peut-être qu’il est sûr d’avoir des associations cultuelles ; si le clergé ne les connaît pas, le gouvernement, lui, les connaîtra ; elles opéreront in partibus infidelium, mais n’en protégeront pas moins de leur égide le clergé qui les ignorera. Tout cela est d’une subtilité bizarre : nous doutons que l’esprit français s’en accommode. Au surplus, est-ce vraiment un délit de dire ou d’entendre la messe dans une église sans association cultuelle, et, à supposer que c’en soit un, de quelle peine est-il frappé ? Nous avons cherché dans la loi de 1905, sans y rien trouver à l’appui des consultations juridiques de M. Briand. Tout au plus y aurait-il contravention relevant des tribunaux de simple police : et encore la loi ne le dit pas. Il est vrai que M. Combes, qui lui aussi fait des confidences aux journalistes, a déclaré que, si les lois pénales étaient insuffisantes, on en ferait d’autres. Eh bien ! qu’on les fasse. Cela prouvera une fois de plus que celle de 1905 a été mal faite et que, telle qu’elle est, on ne peut pas l’appliquer.

Que conclure ? Seulement ce que nous avons dit plus haut, qu’en dépit des apparences dont ils se couvrent, ni l’Église, ni l’État ne savent encore aujourd’hui quelles seront les suites de leur rupture. L’Église s’appuie sur les encycliques et l’État sur la loi de séparation. La loi, assurément, donne une base légale plus solide à toutes les hypothèses qu’on peut dès maintenant former et aux solutions qu’on peut essayer d’y apporter : cependant, que d’incertitudes encore et que d’obscurités ! Du côté de l’Église, l’incertitude et l’obscurité restent grandes. La première réunion des évêques avait fait une ouverture par laquelle un peu de lumière avait pénétré : l’ouverture a été brusquement fermée, et la nuit est devenue plus noire. Du côté de l’État, c’est tantôt un optimisme de commande que rien ne justifie, tantôt des menaces, dont quelques-unes au moins peuvent être suivies d’effet et le seront certainement. De là l’anxiété que tout le monde n’avoue pas, mais que tout le monde éprouve, du moins parmi ceux qui observent, réfléchissent et prévoient. Ils ne peuvent ressentir qu’une infinie tristesse, en songeant à tant de bonnes volontés qui se découragent et dont quelques-unes risquent de s’égarer. Il est encore temps, mais il n’est que temps de prendre un parti. Ce n’en est pas un de ne rien faire, ou, si c’en est un, c’est le pire de tous.


Les nouvelles de Russie continuent de présenter sous un jour très sombre la situation de ce malheureux pays. Les assassinats et les désordres se renouvellent partout, et, quelle que soit l’énergie du gouvernement, on ne voit pas comment il parviendra à refréner l’audace de révolutionnaires qui, ne craignant rien, ne reculent devant rien. Dans le programme politique qu’il vient de publier et dont nous aurons à parler, M. Stolypine dit en termes très nobles : « On peut tuer telle ou telle personne, mais il est impossible de tuer l’idée dont le gouvernement s’est inspiré. » Malheureusement, les révolutionnaires aussi tiennent le même langage en parlant d’eux-mêmes, et ils ne se contentent pas de parler, ils agissent. S’ils ont le plus profond mépris pour la vie des autres, ils n’en ont pas un moindre pour la leur. Ils en ont fait d’avance le sacrifice ; ils la jettent en défi au gouvernement et à la société ; et, soit qu’ils périssent dans l’exécution de leurs attentats, soit qu’ils meurent fusillés ou pendus, ils vont à la mort avec une parfaite insouciance. C’est là une maladie particulière qui s’est emparée de presque toute une génération humaine et qui passera sans doute avec elle : mais, en attendant, que de crimes n’avons-nous pas déjà et n’aurons-nous pas encore à déplorer !

L’attentat contre M. Stolypine a été plus retentissant que les autres : il n’en diffère, toutefois, que par le nombre des victimes et par l’intérêt plus touchant qui s’attache aux enfans du premier ministre, odieusement mutilés. Il n’a d’ailleurs rien de particulier, et a été accompli avec une présence d’esprit, un sang-froid, un courage qui, pour être atroces, n’en sont que plus extraordinaires. Le programme du gouvernement contient l’énumération des principaux personnages assassinés dans l’été de 1906 ; elle est longue et effrayante ; mais combien d’autres, plus humbles et moins en vue que les généraux et les hauts fonctionnaires, ont succombé sur un point ou sur un autre d’un territoire immense ! « La police subit quotidiennement des pertes énormes, » dit le programme-manifeste. Et il faudrait parler encore des propriétaires qui succombent obscurément au fond des campagnes, sous la violence de la crise agraire. Que de sang répandu ! Que de vies humaines perdues ! Le gouvernement regarde comme le premier de ses devoirs de réprimer ces folies criminelles. Il opposera, dit-il, la force à la violence, et il aura bien raison de le faire. Parmi toutes les libertés qu’il se propose d’assurer à la Russie, figure la « liberté de vivre. » Il semble que ce soit la première du toutes ; mais c’est aussi la plus difficile à garantir à un pays où est poussée si loin l’indifférence à mourir. Ni le gouvernement ni la révolution ne peuvent grand’chose l’un contre l’autre par ces moyens implacables ; et le gouvernement le sait bien puisqu’il dit dans son programme : « Ce serait une grande faute de considérer la répression des attentats criminels comme but unique et d’oublier les causes qui ont engendré les troubles. » Il faut effectivement s’en prendre à ces causes elles-mêmes. Le gouvernement ne se fait d’ailleurs pas non plus l’illusion de croire qu’il suffira de réformes libérales pour arrêter la révolution, car « les révolutionnaires ne luttent pas, dit-il, pour les réformes dont l’introduction est considérée comme nécessaire par le gouvernement lui-même, mais pour l’introduction dans l’État d’un régime socialiste. » Les révolutionnaires veulent tout renverser, et d’abord le gouvernement. Celui-ci se défend, ce qui est son droit. La question est de savoir s’il s’y prend toujours pour le mieux.

Nous sommes bien obligé de constater que le programme politique de M. Stolypine n’a pas produit, en Russie, une impression aussi favorable que nous l’aurions désiré. Il témoigne cependant d’une bonne volonté sincère, et, s’il était entièrement réalisé, l’état intérieur du pays en éprouverait une transformation heureuse. Qu’il y ait des insuffisances et des lacunes dans ce programme, nous le voulons bien ; mais, puisqu’il est impossible de tout faire, doit-on tout promettre à la fois ? La Douma l’a fait, et nous ne sommes pas de ceux qui le lui ont le plus amèrement reproché, parce qu’une assemblée est en quelque sorte condamnée à un certain nombre de manifestations. Mais les obligations d’un gouvernement, qui a en main le pouvoir exécutif, ne sont pas les mêmes : elles sont plus étroites et plus précises. Le programme de M. Stolypine en remplit quelques-unes parmi les principales. Pourquoi donc a-t-il été accueilli avec scepticisme, et même avec un peu d’impatience et d’irritation ? Ne serait-ce point parce que la Russie ne croit déjà plus aux programmes et aux promesses qu’ils contiennent, et qu’elle voit dans la bureaucratie, à l’image de laquelle le gouvernement est fait, un obstacle insurmontable à leur réalisation ?

Nous avons signalé, avec tout le monde d’ailleurs, la faute qu’on a commise en mettant en face de la Douma un ministère de bureaucrates, et même de bureaucrates de second ordre. La dissolution de l’assemblée a été une seconde défaite. Après l’avoir commise, on aurait peut-être pu en atténuer les conséquences immédiates en composant un ministère qui aurait été formé, dans une proportion appréciable, d’élémens représentatifs. On sait que telle a été la première intention de M. Stolypine ; mais, finalement, il n’y a pas donné suite, soit qu’il ait dû céder à des influences qui l’en ont détourné, soit, ce qui est plus probable, qu’il ait trouvé, chez les parlementaires de la veille, les octobristes dont il sollicitait le concours, des exigences qu’il a jugées excessives et inacceptables. L’étaient-elles ? Nous l’ignorons. En tout cas, l’isolement, l’abandon où est tombé M. Stolypine, la nécessité qu’il a subie de se contenter une fois de plus des ressources et des lumières de la bureaucratie, l’éloignement du pouvoir où ont été maintenus les anciens représentans du pays dans la Douma ou même dans les assemblées locales, toutes ces causes diverses agissant de concert ont amoindri les effets qu’on pouvait raisonnablement attendre de la bonne volonté du premier ministre, et de sa probité morale et politique à laquelle on rend généralement hommage. Quel qu’en soit le résultat, il restera de son entreprise un souvenir honorable pour lui ; mais il est à craindre que les causes que nous venons d’indiquer, et auxquelles il aurait été sans doute possible d’échapper en partie, ne permettent pas à un effort aussi considérable que le sien d’avoir toute l’efficacité qu’il aurait méritée.

Il n’en faut pas moins désirer que le ministère actuel dure assez pour atteindre au moins quelques-uns des résultats qu’il poursuit. M. Stolypine, nous le disons à son honneur, ne s’est pas laissé détourner de son droit chemin par l’effroyable attentat dont il a failli être victime. Le programma qu’il a publié le lendemain est certainement celui qu’il avait préparé et rédigé la veille ; c’est à peine s’il y a ajouté quelques touches où la tristesse reste unie à la fermeté. L’œuvre garde un caractère impersonnel et objectif très remarquable en pareille circonstance. Il y a de la sérénité dans l’attitude de M, Stolypine. Mais ce que nous louons surtout en lui, c’est le calme avec lequel il prépare le programme des travaux de la future Douma, car la Douma est toujours l’objet de ses préoccupations : elle y demeure en quelque sorte invisible et présente. D’où on peut conclure, d’abord que la promesse de réunir une assemblée nouvelle a été faite et sera loyalement tenue ; ensuite que le gouvernement, reconnaissant la faute capitale qu’il a commise avec la première Douma ne la renouvellera pas avec la seconde. Cette faute a été de ne donner à l’assemblée rien à faire : comment s’étonner dès lors qu’elle se soit livrée à des écarts parfois inconsidérés ? Il aurait fallu, au contraire, la mettre tout de suite aux prises avec des faits concrets, avec un programme, avec des projets de loi politiques, sociaux, agraires, et lui montrer un peu de considération et de la confiance dans l’accomplissement d’une tâche qui devait être commune. Mais laissons le passé. Pour l’avenir, M. Stolypine prépare, en vue de la Douma, un nombre considérable de projets de loi, portant sur toutes les questions dont l’opinion s’occupe et pour lesquelles elle se passionne. Il s’agit d’assurer la liberté religieuse, l’inviolabilité des personnes, l’égalité civique, l’amélioration de la propriété foncière des paysans, l’amélioration de la santé des ouvriers, d’organiser l’assurance de l’État, de réformer des gouvernemens locaux, de créer des zemstvos là où il n’y en a pas, de transformer la justice locale, de réformer l’école, et même d’établir l’impôt sur le revenu, car il n’y a plus aujourd’hui de programme où l’on croie pouvoir se dispenser de parler de cet impôt. Voilà bien des choses ! La première de toutes est la réforme agraire ; mais c’est aussi la plus difficile et la plus délicate. Comment satisfaire les paysans ? Et comment se dispenser de le faire ? « Le gouvernement, dit M. Stolypine, assurera à des Commissions locales le moyen de travailler à l’amélioration du sort des paysans dans les régions où l’on a souffert de la pénurie des terres. L’œuvre ainsi accomplie dans ces localités fournira les matériaux à la Douma pour résoudre cette question extrêmement complexe. » M. Stolypine indique une méthode de travail dont il est difficile de dire par avance quel sera le rendement utile ; mais il reconnaît à la Douma le droit de traiter la question et de la résoudre. C’est lui assigner en même temps une immense et une très lourde tâche. Nous souhaitons qu’elle s’en acquitte, non pas par des proclamations de principes et par des démonstrations oratoires, mais par une réforme laborieusement étudiée et pratiquement réalisée. Le gouvernement et l’assemblée qui lui auraient rendu ce service auraient grandement mérité de la patrie.

On ne peut qu’encourager M. Stolypine dans l’œuvre qu’il a entreprise, et exprimer le désir qu’il y soit mieux soutenu qu’il ne l’a été jusqu’ici. Quoi qu’il fasse, il aura beaucoup de peine à vaincre la défiance dont il est, et dont tout autre serait l’objet à sa place, car c’est le gouvernement même qui est suspect. Il est question d’un congrès que les constitutionnels-démocrates, les cadets, demandent, sans l’avoir encore obtenue, l’autorisation de tenir. S’ils l’obtiennent, ils feront bien d’en profiter pour se dégager nettement de certaines solidarités que, au milieu de la confusion des événemens, on a essayé d’établir entre eux et des partis plus avancés, et qui ne peuvent que les compromettre. Si l’entente n’a pas pu se faire entre le gouvernement et les cadets après la dissolution de la Douma, faut-il désespérer qu’elle se fasse jamais ? Il semble que le spectacle que donne la Russie, — une anarchie sans précédens, des crimes monstrueux, la nécessité évidente d’un gouvernement libéral, mais résolu et vigoureux contre le désordre, — soit de nature à rapprocher les bons citoyens les uns des autres, et, s’il y en a dans l’opposition d’hier, il y en a aussi dans le gouvernement d’aujourd’hui. Ils se reconnaîtraient les uns les autres, s’ils n’étaient pas séparés par tant de préventions : c’est donc à dissiper ces préventions qu’il faudrait d’abord s’appliquer. Le dernier souhait que nous formions est que le gouvernement se transforme lui-même, et qu’il ne se présente pas à la Douma future sans s’être fortifié de quelques élémens nouveaux.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.